Fantasmagorie du dernier jour.
Il était une fois un royaume planté de 365 arbres. Chaque année, le premier qui réussit à trouver le chemin pour sortir sans jamais repasser deux fois devant le même est sacré roi du bois ; un itinéraire par jour, ce qui le mène à l’orée en fin de période, là où, dit-on, il se réalise un miracle : celui de l’arbre qui cache la forêt ! Alors qu’il suffirait d’inverser question et réponse pour voir que le meilleur endroit pour cacher un arbre, c’est la forêt elle-même !
Sylvestre est arrivé à la lisière en longeant la sente des quênes et se laissant guider par les bois pânis, ces branches pourries tombées à terre, devenues tant sèches et depuis si longtemps qu’elles projettent une lueur phosphorescente dans l’obscurité. Il faut dire qu’arrivé au dernier arbre, les jours sont devenus bien courts, et il se peut, si l’on n’use de ruse, qu’on ne retrouve point l’issue. Aussi, Sylvestre est fieffé, il s’est bien gardé de ramasser les précieux indices lors de ses promenades antérieures, devinant que les brindilles abandonnées feraient, pour lui, feu de tout bois.
Ici, ni boquelière, ni boquillon pour indiquer la voie à suivre et traverser sans dommage ce parcours semé d’embûches. Il arrive même que le brouillard entoure les arbres, les figeant plus encore qu’ils ne le sont, doublement enracinés au sol - leur seule obligation végétale - et capitonnés d’un manchon de brume.
Sylvestre touche au but, mais il ne le sait pas, il a cessé de compter depuis longtemps et cette fois, il fait bien nuit. Une chouette sur une branche basse et silencieuse, fixant l’obscurité profonde, reproduit, hiératique, l’image immobile de son ombre. Puis, après un long temps de réflexion salutaire, s’envole. Le grand mât violet se met à vibrer doucement. A tourner comme toupie au vent, lançant de petites dents de peigne à ce point qu’il fallut se mettre au cau de ces vastes bâtisses dont personne jamais ne fera de fagots. Sylvestre se souvient qu’il y a, des broussailles à la brosserie, un même chemin d’épingles.
Il a passé tous les arbres de la forêt, tous les obstacles avec une permission d’oubli. Une permission de minuit pour rassembler fournilles et gaulis, souffler les cornidies recouvrant les lichens, aller vers la clairière. Sortir de la sylve, de la cathédrale des 365 tuyaux d’orgue dont certains chantent faux par temps de pluie, éclatent au ralenti. Flamme et flèche dit le Poète font les flammèches danser par devant le soleil, il ne suffit que de faire frissonner les mots.
Le 365ème jour enfin, Sylvestre devint Roi en sortant du bois.
Il avait abattu tous les fûts, broyé les noix, loché les branches, évité les souils ; sa joie immense lui est une brûlure, un incendie. A l’imparfait des temps passés, il va maintenant ramicher les petits bonheurs, faire rapiamus de tout. Il promet que dorénavant et jusqu’à tout-à- l’heure, ut fur, il s’en ira dormir aux temps des grands sommeils, dans le creux aménagé d’un upsilon majuscule sous la ramée.
Υ
[avec les complicités minuscules et inattendues de Ponge et autres clins d’œil barbaresques et décontractés pour une légende de la Saint-Sylvestre tout inventée]
Pince-sans-rire… et sans le faire exprès*
Le doux Racine, a-t-il tenté d’empoisonner la Champmeslé comme on le dit ? Question sans la moindre pertinence, absurde, et rapprochement parfaitement criminel que celui du talent et de la vertu, du génie et de l’honnêteté morale. Ainsi parlait Gabriel de Lautrec, en 1923, le cousin d’Henri, le peintre. Gabriel fréquente assidûment Le Chat Noir1, Alphonse Allais et les cigares. Frasques et canulars. Ça rime. Aussi, jeter des chaises dans les bassins du Bois de Boulogne pour que les poissons puissent s’asseoir, est menu fretin dans la besace des bambocheurs2. Dont voici quelques autres noms, histoire de saliver un peu, certains passant plus ou moins par hasard, d’autres fidèles abonnés, sans oublier le crayon de Caran d’Ache, au trait si fin et tranchant. Ainsi, pour les plus connus, pressés dans le même asoret, j’appelle : Georges Fourest3, Francis Jammes, Willy, Germain Nouveau, Albert Samain, Charles Cros, Jean Lorrain, Robert Salis — le fondateur du noir félin —, Aristide Bruant, Eric Satie, un certain Paul Verlaine… entourés d’une cohorte bruyamment joyeuse et franchement arrosée, d’autres moins connus de nous, Achille Mélandri, Léon Riotor, Léon Xanrof, juste pour dire.
Traducteur de Marc Twain, Gabriel de Lautrec affiche en exergue du texte court — L’Éléphant —, paru dans la revue Le Chat noir, le 7 janvier 1893, cette délicieuse formule de l’écrivain américain : L’éléphant est un animal qui mange avec sa queue. Des lignes parfaitement noires comme l’humour semé, récolté et cultivé, rue de Laval, puis Boulevard de Clichy. Tout le monde sait, en effet et par exemple, qu’en cas de nostalgie pachydermique fréquemment causée par une paralysie des cheveux, il ne faut pas hésiter à prendre la peau de l’animal pour en faire de menus objets, porte-monnaie, porte-carte en peau de crocodile. J’entends qu’on se récrie ! Inutile, c’est délibérément loufoque et gratuit, pour réchauffer les pisse-froid.
Aussi, revenons aux propos de Gabriel de Lautrec pour lequel il n’y a aucun rapport entre l’art et la morale, dans cet article4 étonnant où il se pique de parler d’un rapprochement plus injustifié encore, celui de la Philosophie et des Mathématiques ! On lève le sourcil, on s’alarme, on s’inquiète. Certes, Gabriel a enseigné le latin et le grec, ce qui est un gage de sérieux, même pour un humoriste, et même surtout pour un humoriste, mais de là à l’adouber double maître ès réflexion épistémologico-ontologique, faut peut-être voir. Nous n’avons pas hésité. L’animal est malin, aussi, quelques assertions pourraient passer pour valides, comme la différence des deux démarches : a priori pour les mathématiques, dont on peut lui accorder qu’il connait la signification fine et précise de ce mot, inductive pour la philosophie, et là, rien n’est moins sûr… comme la suite le confirme ; où Platon est qualifié de poète — lui qui voulait les jeter hors-les-murs de la Cité, pour être trop soumis à la puissance d’une inspiration immaîtrisable. Ou les insaisissables assertions de Malebranche et Leibniz — insaisissables par excès de généralités — placées au-dessous du ridicule. Bien sûr, tout cela avance sans la moindre preuve textuelle, preuve à son tour que ce Lautrec, qui n’est pas un imbécile, a l’intention de se moquer de nous. Car si trois pommes n’égalent pas trois poulets, il n’y a justement aucune raison de comparer le fruit du pommier et le gallinacé sinon sous le seul rapport du chiffre trois, qui n’a jamais présupposé l’égalité de ce qu’il décompte. Sans la moindre hésitation, si l’on peut dire, le doute méthodique de Descartes, est une simple plaisanterie. Ce qui le fait écrire n’importe quoi… ou presque ! Subtilement, Gabriel de Lautrec avance des pions, et suggère, par une métaphore mobilière qui nous ravit5 que le raisonnement cartésien n’est probablement pas simpliste, bien que lui-même le poursuive en accusation d’infantilisme, et affiche, avec un culot assumé (car enfin, cet article a vocation à être lu) le contre-sens de tout débutant livré à lui-même à propos du Cogito. Doublé de la confusion la plus répandue entre vérité et réalité… doublée de celle entre intelligence et entendement… doublée d’un contre-sens sur le terme de sensibilité. Le diable ne se cache pas dans les détails, mais dans la grossièreté des arguments. Aussi tout aussi grossièrement, l’humoriste nous lâche tout à coup, passant à Pascal, dont il loue la poésie, mais surtout comprend la souffrance d’être trop intelligent, il eût mieux valu, pour lui, avoir la mentalité de la dame des chaises ou du bedeau.
Bout d’oreille mathématique qui pointe sous la cagoule. Jolie formule d’un manieur de mots qui a fait de la gouaillerie son credo quotidien et préfère un effet d’accroche à un développement éclairé et sérieux, qui est pris à son propre jeu et le reporte sur des systèmes de pensée qu’il fait tenir en une phrase, pas plus. S’il est aisé de jongler avec ces mots — ce qu’il reproche à ceux dont il parle — il est plus aisé encore d’inverser la charge de la désapprobation. Pourtant, et jusqu’au bout de ce petit texte, les phrases sont trop sérieuses pour être sincères, et dans cette apparence aussi polie qu’un miroir déformant, il est bien difficile de penser une seule seconde que Gabriel de Lautrec voulut donner là une leçon. Sinon de persiflage. Qu’il suffise de retourner au sous-titre de l’article : Considérations d’un humoriste.
*titre librement adapté d’une phrase d’Eric Satie : D’aspect très sérieux, si je ris, c’est sans le faire exprès.
1 Célèbre cabaret montmartrois (1881-1897), fondé par Rodolphe Salis.
2 Lire l’excellente Préface d’André Velter au volume Les Poètes du Chat Noir, 1985, Poésie, Gallimard.
3 Ibid. archives, 23 septembre 2018.
4 Mercure de France, 1923 : « Mathématique et Philosophie. Considérations d’un humoriste ».
5 « Ce déménagement provisoire » duquel « le moindre meuble » ne peut s’égarer
BRINS
Mais comment ose-t-on enfermer l’infini
∞
Si nulle voix n’enclot jamais les mots
Que tient la main du poète ?
*
Pour le plaisir de le bafouiller
entre plume et doigt,
le chiffonner en bouche,
le machicoulis n’a pas disparu.
*
Le son peut bien être violet si ta peau sent la framboise
*
Le roc est un mot solide
*
La Terre pèse des tonnes d’eau
*
D’une vie montueuse il faudra bien descendre
En toute bonne foi :
Je m’étonne toujours, mais c’est une deuxième nature, la première étant de m’étonner souvent, que l’on puisse dater certains évènements fort anciens au jour près. Ainsi, je lis à l’instant, vraiment à l’instant, au point qu’il me vient une démangeaison de clavier, que le dieu perse Mithra est né un 25 décembre. L’indicatif et le présent font autorité, l’auteur de la note a mis le conditionnel en détention provisoire. Ou définitive, avec pour co-détenus un certain nombre de mots qui aromatisent toute phrase française de prudence et de discernement, épices devenues rares et chères il est vrai de nos jours.
La datation du quantième du mois – étonnamment pas de l’année ! – d’un évènement qui se serait produit au IIème millénaire avant notre ère, qui en a déjà intégralement accompli deux autres, relève de la magie ou de l’égarement. Il faut, si le hasard électronique vous a porté à cette sorte d’âneries informatiques, fuir sans demander votre reste. Aussi revenons à une affaire bien plus récente, parfaitement attestée, dont je vais donner la date, le jour et le mois, pas l’année à l’instar de notre rigolo, juste le temps que chacun s’interroge sur le millénaire, le siècle, la décennie et l’an qui vit s’accomplir une telle chose. Que ceux qui la connaissent ne soufflent mot ! Il ne faudra attendre que quelques lignes pour en révéler le tout.
Un 24 décembre au soir, en un diocèse de France, on pendit puis brûla un vieil homme en public, sur le parvis d’une cathédrale. Les enfants étaient en nombre, 250 paraît-il, auxquels le spectacle était prioritairement dévolu, ayant été pensé – oui, oui – organisé et réalisé par le clergé local. Qui ne fit pas dans la dentelle sacerdotale, laquelle reposait dans les meubles vernissés de la sacristie, en attendant les cérémonies religieuses à venir en ce jour de naissance divinement glorieuse. La raison d’une telle folie tient en peu de mots, comme toujours dans les affaires qui ne souffrent ni mesure, ni réflexion, ni tact. Il fallait porter au bûcher un symbole devenu envahissant de la déchristianisation en cours. L’affaire remplit quelques colonnes de presse, et fut commentée mollement par des officiels nationaux déjà soumis à une langue de bois de sapin, et trouva une réplique immédiate ourdie par les laïcards municipaux qui ressuscitèrent le vieillard barbu et calciné dès le lendemain devant l’Hôtel de Ville, même Dieu le Père mit trois jours pour ranimer son Fils, c’était il y longtemps il est vrai. Personne ne fit remarquer ce que cette ressuscitation contenait d’irrationalité toute religieuse, pour ne pas dire de foi du charbonnier. Et que l’inversion des croyances faisait l’affaire des deux camps pourtant irréconciliables sur l’autel du catéchisme des uns et de la ferveur constitutionnelle des autres. On assista à quelques heures d’écart, au martyre perpétré par les curés, d’un personnage irréligieux mais inoffensif à tous les enfants du monde, et à la remise sur pied devant un édifice public de l’image universelle de l’évènement religieux dont il est le signe profane. Beau mélange des genres et des sottises par des incultes des deux bords. Il faut dire que le chanoine Kir encore de ce monde à cette époque (et là je viens de griller deux indices) député-maire de la bonne ville de Dijon, celle même de la moutarde, ce qui ne manque pas de piquant, aurait, paraît-il joué les invisibles muets pendant toute la querelle… A moins qu’il ne se fût consacré à la finition de son apéritif célèbre, en quelque recoin de la Cure.
Non, le Père Noël N’est Pas une ordure, mais ceux qui l’ont supplicié*
un 24 décembre 1951 !
*dans le titre de l’article de Lévi-Strauss, in Les Temps Modernes, 1952, dont je recopie ici les dernières lignes : Grâce à l’autodafé de Dijon, voici donc le héros reconstitué avec tous ses caractères, et ce n’est pas le moindre paradoxe de cette singulière affaire qu’en voulant mettre fin au Père Noël, les ecclésiastiques dijonnais n’aient fait que restaurer dans sa plénitude, après une éclipse de quelques millénaires, une figure rituelle dont ils se sont ainsi chargés, sous prétexte de la détruire, de prouver eux-mêmes la pérennité. La messe est dite !
L'Italie d'Henri
n’est point fainéante, il ne faut pas lire trop vite. A commencer par le titre, qui nous induit en erreur – premier clin d’œil – car, bien sûr, tout ici est délibéré. Second clin d’œil, plus incertain, mais il convient de le signaler puisqu’il se signale lui-même : à la paresseuse, l’expression appartient (aussi) au lexique argotique de l’érotisme, qu’il est inutile de traduire.
L’Italie à la paresseuse d’Henri Calet s’autorise sa première et double facétie dès la 1ère de couverture censée nous préparer, séparément ou simultanément, à une escapade nonchalante et câline. Henri Calet, le parisien absolu, a plus d’un tour dans son sac. Son sac de voyage, bien sûr. Une valise pour tout dire, nous sommes en 1949, la « bagagerie » est encore dans les limbes. Il convient d'écarter contre-sens et lieux communs : il y aurait, par exemple, une leçon (de vie) et une occasion (de réfléchir) en quittant son chez-soi, bien qu’on ne quitte, pourtant, rien de soi ! Voilà le plus succinctement et grossièrement possible, un poncif usé comme un vieux passeport qu’on a parfois servi, facilité et mécompréhension conjointes, à l’annonce de la réédition en 2009*, de ce récit publié pour la première fois en 1950. On oubliera aussi ceux qui ont cru bon de rappeler que le voyage en Italie est un topos de la littérature de tous les temps. Certes ! Mais ce Calet-là n’a rien, mais rien à voir avec cela. Il y a même tromperie sur le contenu si l’on croit acquérir une sorte de « Journal de voyage »**, alors qu’on va tourner les pages d’une petite chronique typiquement calettienne : écriture de l’infra-ordinaire, comme dit Perec, exercée au cordeau, millimétrée par une hyper attention à l’insignifiance des objets, des gestes, des lieux surtout s’ils sont mondialement connus et célébrés : à Venise, Henri Calet ne s’assoit pas dans un café qui doit être le Florian. On ne peut même pas dire qu’il y a double acte manqué ; non-geste et non-désignation sont intentionnels. La succession parfaitement cocasse de ces ratages volontaires est impayable, d’autant qu’il y est aussi beaucoup question d’argent, celui qu’il va manquer de gagner au cynodrome, celui qu’il va dépenser dans l’achat d’un complet italien de chez les frères Zingone...
Mais pourquoi donc Henri Calet a-t-il passé les Alpes – en train de nuit, ce qui lui fait aussi manquer les paysages ; que voulez-vous dit-il, un brin fataliste, je dois être détraqué, je fonctionne à contretemps, j’ai les yeux dans ma poche – ; pourquoi y a-t-il séjourné huit jours, huit, ce qui est largement suffisant pour dire, n’est-ce pas, quel beau pays ! Ce dont personne n’est dupe quand on sait que Calet est tout sauf niaiseux. On aurait bien envie d’ajouter : il n’en rate pas une, mais ce serait un contre-pied, un pied de nez totalement stérile. Henri prend le tout et la partie à la venvole, ce qui lui arrive mais aussi ce qui ne lui arrive pas – la disparition de Marcel Cerdan – pendant son (court) séjour, tout, tout, paresse, rate, loupe, échoue dans une nonchalance fataliste, dont seul le crédule s’étonnera, quand ce n’est pas un choix volontairement délusoire. Et, me rappelant que j’étais à Venise, je me remettais à m’exalter. Impertinence à toutes les pages, par l’ultra performance d’une écriture vigilante, tant à lui-même qu’à ce qui l’entoure, capable de pointer dans le même mouvement l’endroit et l’envers d’une situation, maintenant dans un carcan volontaire la simplicité de phrases à l’efficacité assassine : La ville entière est soumise à une longue cuisson. Il s’agit de Rome, bien sûr. Dont il n’a vu ni la Sixtine, ni le Saint-Ange, ni le Forum, ni aucun musée, et seulement entrevu l’eau du Tibre en passant sur un pont, en rajoute une couche vers la fin – ni le Vatican, ni Saint-Pierre – mais dont il est parti, un soir, à l’heure des regrets. Venise, Florence, Padoue… même traitement. Mais, au fait, qu’allait-il donc faire en Italie ?
On a peine à y croire quand on lit, dans les premières pages, qu’il se fait inviter à un congrès du « gaz combustible », du méthane précisément, on l’apprendra un peu plus loin. Pour fortifier l’histoire, c’est-à-dire étayer le doute, Calet n’hésite pas, sans broncher, à s’inventer une chiromancie prémonitoire, forcément prémonitoire. Pensez-donc ! une proposition inattendue doublée d’une longue route ! On n’a pas relevé ce détail plein de délicatesse pour le lecteur comblé d’avance : L’Italie à la paresseuse commence par une histoire à dormir debout. Et chaque épisode, chapeauté par une citation en décalage explicite avec les attendus du (petit) monde des Lettres, des Arts et du Savoir, est occupé par une historiette sans rapport avec l’excuse congressiste ou l’alibi prétendument culturel italien. La vertèbre de Galilée en fait illustration, mais d’autres tout aussi loufoques. Cet inattendu et désopilant Henri-Calet-en-Italie-qui-n’en-verra-rien mais en dira tout à contre-courant, a contrario et à contrariétés, est à ranger en bonne place dans la bibliothèque de tout calettien opiniâtre et définitif. Loin devant des petites choses oubliées avec quelque raison, tout près de ses meilleurs titres*** ceux pour lesquels on donnerait tout ce qui s’édite en grand et se vend en nombre de nos jours…
Par les seuls moyens d’une langue précieuse en ce qu’elle est précise et follement suggestive, travaillant comme un diamantaire qui sait contenir la taille avant la brisure et le polissage pour mener à l’éclat, sans recours à l’artifice d’une intrigue, Henri Calet, en plongée et contre-plongée dans l’ordinaire des jours, seraient-ils italiens ici, réussit sans en avoir l’air, c’est son plus grand talent, à écrire simplement. Il faut être tout sauf paresseux pour cela, une endurance dont la plus grande qualité est de se montrer invisible, si l’on peut dire.
* aux éditions Le dilettante, A ce jour, épuisé. (On aimerait et savoir et comprendre pourquoi tout Calet n'est pas réédité. Avec une petite obstination et en contournant Amazone, on peut le trouver d'occasion.) **c’est pourtant le sous-titre ; ***ibidem Archives, 31 Juillet et 7 Août 2017
tomber dans des trous de mémoire et s'en souvenir
Elle avait oublié son parapluie. Elle y tenait beaucoup, acquis dans l’une des dernières boutiques-ateliers de France où ils se fabriquent encore un par un à la main. Toile de coton épais. Baleines résistant à tous les coups de vent. Poignée en bois précieux. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle hésite à le prendre quand il pleut. Alors s’en munir juste parce que le ciel menace, quelle drôle d’idée ! Elle devait penser à autre chose… Elle refit l’itinéraire qui n’était pas bien long, le retrouva de suite. Affable, le commerçant l’avait soigneusement mis de côté.
Quand le lendemain le coup de fil du coiffeur lui rappela fort gentiment qu’elle avait peut-être oublié le rendez-vous – ce n’était pas son genre – elle se dit qu’elle avait vraiment la tête ailleurs, qu’elle alla, dans l’instant, confier au figaro attentionné. Dans la précipitation, son portefeuille et son agenda restèrent sur la table. Il lui fallut, ce n’était pas bien loin, revenir un peu plus tard payer et noter le prochain rendez-vous.
Sur le clavier de l’ordinateur ses dix doigts courent vite. Depuis toujours elle sait « taper à la machine » ; ah ! l’Olivetti électrique, dont on changeait la marguerite pour en modifier les caractères ! Elle ne comprenait pas, aux premiers jours des ordinateurs domestiques et encombrants, qu’on puisse lui demander de s’en passer. Ce qu’elle fit pourtant, comme tout le monde. Depuis, ses phrases s’organisent miraculeusement, calculent toutes seules et en silence les espaces, les marges, les retours à la ligne. Mettent les majuscules sans qu’on y pense, les coefficients à la bonne place, et d’un effleurement, l’écran propose mille teintes, tailles, épaisseurs, styles d’écriture, y compris des illisibles. Il est donc parfaitement explicable que certains mots aient des lettres inversées ou des fautes d’orthographe, qu’elle corrige sur le champ. C’est tout.
Au moment où elle redescend l’escalier, elle se souvient qu’elle a oublié quelque chose. Donc, se dit-elle, je ne l’ai finalement pas oublié, puisque je viens de m’apercevoir que je l’ai oublié… et remontant, elle ressasse sans être tout à fait sûre d’en saisir le sens, l’expression avoir l’esprit d’escalier. Et tandis qu’elle s’y emploie s’aperçoit qu’elle aurait mieux fait de se concentrer sur ce qu’elle croyait avoir oublié au moment où elle se souvenait qu’elle le croyait.
Mais elle ne sait pas du tout pourquoi elle raconte tout cela.
ce qui s'appelle la carrelure, en fin de conte.
Certains matins sont incanes tels une étoffe de gros drap, de laine rêche que la journée se chargera d’éclabousser et crotter de ses inélégances, de bader. Comme on le dit des mains dans certains pays bas-normands enclos en peu d’arpents d’herbe grasse quand elles sont engourdies par le froid, on sait à l’avance que l’esprit sera baude, sera potte ; que rien ne le réchauffera. Rien. L’envie vous prend de tout laisser dansparou. Si vous secouez un peu trop, la croulée va vous recouvrir.
Quelqu’un d’autre que vous en vous ouvre la porte du logis, vous jette dans le monde écrigné qui vous blesse, vous fait avancer coûte que coûte, vous ignorez pourquoi. Vous ne résistez pas. Mieux vaut se remplir d’inanité que de vide souffle la petite voix émeillée, tandis qu’une autre, mieux façonnée au canivet de vos silences, s’étouffe et s’éteint.
Alors, dans la pluie de décembre qui chîle votre visage avec obstination, au milieu des fanfreluches de la ville qui ignorent ce qu’elles doivent au copeau si léger que la varlope enlève, la ferluche, au milieu des clavettes obtuses qui bacouettent à des riens les prenant pour le tout, alors vous vous étonnez qu’on ne s’étonne point que le monde, chaque jour, mette des semelles neuves à ses vieux souliers.
La durée de vie d'un livre
est à peu près égale à celle d’un piéton sur l’autoroute. Là s’arrête l’analogie, car pour le second, les conditions de sa survie varient selon que le trafic est très dense ou très fluide, pas pour le premier. Éclairons la situation. Se saisissant du livre que l’on vient d’acheter -avec un plaisir d’enfant qui pousse à être dans l’immédiateté et ne pas reporter ce qu’on peut faire de suite- nous sommes nombreux à n’être jamais effleuré par le parcours qui le fait arriver entre nos mains émues. A moins d’en être l’écrivain ; ou l’éditeur. Même les lecteurs avisés, et les compulsionnels, font d’un livre un objet comme un autre eu égard aux bouquets des évidences qui entourent son ordinaire. Écrire, être édité et arriver dans notre maison… il n’y a pas de quoi en faire un fromage n’est-ce pas ? L’abondance (clin d’œil pour les connaisseurs) de l’offre -comme disent les commerciaux qui ne reculent devant aucun janotisme- en ferait même la démonstration. Sauf que les choses ne se passent pas du tout comme ça. Et la profusion ici est signe de misère.
D’abord écrire. Rien de plus facile n’est-ce pas ? il se peut. Eu égard à l’empilement des catastrophes stylistiques, narratives, fictionnelles proposées sur les étals des librairies comme de la viande fraîche, il se peut. La flatterie du goût prédéterminé par des techniques très rôdées d’attrape-client (il y a bien un nom en globish… c’est bizarre, il ne me vient pas !) n’est même plus du grand art, mais de la petite mécanique. Ledit livre cité à satiété et ponctué de « c’est super ! » ou leurs équivalents dont j’ai perdu la liste, ledit livre « l’un des meilleurs de l’année, de la rentrée, de la saison, de l’été, depuis longtemps, » est toujours un roman, parfaitement adapté à l’idée qu’on nous en a faite : des personnages, des lieux, des/une histoire, un début, une fin, des dialogues (ah ! oui, très important les dialogues), des/une intrigue (forcément) des descriptions (mais pas trop quand même, hein, c’est gonflant -je vous l’accorde si c’est mal fait), des rebondissements (indispensables), de la psychologie (euh… psychologisme plutôt) des situations (i.e des circonstances ou des évènements dans lesquels on se « projette » !). Pas de mots inconnus. Pas d’abstraction, surtout, pitié ! Ce qui est une manière un peu courte de signifier que la réflexion n’a pas sa place dans un bon roman. Tout en jurant par ailleurs que les livres sont faits pour s’ouvrir l’esprit !
Écrire donc. Ce méchant petit portrait ci-dessus, qui en énervera plus d’un -mais je suis moi-même de méchante humeur ce matin- et dans lequel personne ne se reconnaît, n’est pas, comme on dit, totalement représentatif. Certes, ces livres-là sont pléthoriques, ils envahissent, ils se reproduisent, ils font les fonds des commerces livresques que sont les maisons d’édition, les diffuseurs, les commerciaux, les librairies enfin, pas l’auteur* Mais que s’est-il passé pendant tout ce temps ? On ne dira rien de la galère de l’écrivain pour accéder à un éditeur -un éditeur-lecteur devenant une rareté à empailler. Une espèce nettement en voie de disparition. Les « grandes maisons » misent sur leurs produits-phares, les mêmes qui vont -à tour de rôle- recevoir un Prix -ce mot est… impayable- qui va conforter leur statut et leur banque. Je passe, je risquerais d’être outrancière. Reproche et refrain connu : « faut pas exagérer » ! Non, il faut juste gratter un peu.
Le pire est toujours à venir. Car il y a éditeurs et… éditeurs. Même les fameuses grandes maisons sont injustes : alors qu’elles bénéficient de tout ce qu’il faut pour, se servant de leurs succès assurés, promouvoir des ouvrages plus ambitieux, des livres lumineux, intelligents, elles s’en désintéressent. La durée de leur vie, quelles que soient leurs immenses qualités d’écriture et de culture, leur durée de vie est celle d’un enfant mort-né. N’a pas eu le temps de voir le monde. Mais même les livres « à succès » ne dépassent pas la petite enfance, les librairies actuelles proposent pour l’essentiel des parutions de deux ans d’âge, maximum. On sait que passées six semaines, certains ouvrages retournent à l’expéditeur qui les balance à leur bourreau, le pilon. Alors, pensez donc ! pour les livres sans promotion. Heureusement, il y a quelques bonnes âmes qui pratiquent la charité, comme des dames-patronnesses en leur temps, s’en saisissent et les confient à des héros qui leur donnent une existence économique au sens détourné d’avantageux. Ils deviennent des livres d’occasion et d’occasion neuve aussi parfois ! Grâce soit cependant rendue à ces tâcherons de la manutention et des expositions à tous vents, pluies et soleils hurlants**.
Ne nous attardons pas aux usines, revenons à l’artisanat, que tout le monde connaît, le temps réduit d’en vanter les mérites et de passer à autre chose ; comment faire, en effet, pour, dans le même mouvement, regretter le cousu-main et acheter le prêt-à-porter ? Ceux que l’on appelle « les petits éditeurs » avec cette condescendance absolue contenue dorénavant dans tout ce qui est qualifié de « petit » qu’il faudrait entendre comme « gentil », « mignon » ou « niais ». On pourrait ne pas le croire, alors que l’heure devrait être à la résistance, l’éditeur en province, en région, a deux ennemis : ses semblables et ses indispensables. [Taisons ses semblables… juste dire qu’on n’en a même pas idée ! Triste ! Affligeant !] On appelle ses indispensables, la structure, la maison, l’organisme qui lui permettrait qu’une fois devenu livre, l’auteur qu’il a aimé, bichonné, respecté, soit lu par le plus grand nombre possible, serait-il toujours insuffisant. Bien sûr, nous n’aurons pas l’insolence de parler d’argent ! Il faut d’abord considérer que quelqu’un daigne se pencher sur le berceau -oubliant quand même un peu vite, que sans auteur, sans texte, sans éditeur, il n’y a plus de diffuseur. Là je crois que j’ai un raisonnement simpliste et perfectionniste -il y en a qui appelle cela le monde de Oui-Oui- qui considère que l’alpha et l’oméga restent ce moment d’intimité pure et irréductible à nul autre, où l’Écrivain pose un mot, une phrase, une majuscule sur une page, un geste qui ne procède que de lui et d’aucune autre considération. Pour tous les ouiouitistes de cette engeance, il faut rappeler que les autoroutes du livre (édition, diffusion, promotion) sont mortelles à ceux qui s’en approchent autrement qu’en tenue de robocop, ce qui est, convenons-en peu seyant pour les délicats. L’éradication des délicats, des élégants et des respectueux n’est pas encore achevée, mais elle est en forte progression.
Ce qui rassemble momentanément une « grande maison » d’une petite, en matière d’édition, c’est le peu de courage, d’énergie, de volonté, que ceux dont ce devrait être la mission engagent à la défense de livres exigeants. Il est vrai que les réseaux dis-sociaux suffisent pour dis-qualifier tout travail, tout effort, tout savoir d’un coup de griffe. Et que plutôt que garder pour soi ses discutables motifs d’écarter un ouvrage -lecture superficielle, désintérêt pour l’écriture, attrait pour la seule narration etc. - on se fait désormais un point d’honneur, d’honneur ! de jeter l’opprobre sans vergogne, au nom de rien. Alors que c’est d’une main tremblante qu’il faudrait s’incliner -osons l’image- devant l’abnégation, le travail, le talent, la vertu, la générosité… de l’écrivain véritable. Aussi, apprenant il y a quelques heures qu’un livre magnifique, différent, enthousiasmant, intelligent, pétillant, écrit dans l’eau et l’écume de mer, pourtant publié par une « grande » fut quasi passé inaperçu -pas promu, jamais installé dans les piles des libraires- je prends deux décisions : d’abord republier ci-dessous, ce que j’en disais il y a environ trois ans, que je trouve même insuffisant à la relecture, c’est dire ! Ensuite, de soumettre au même régime de la republication d’autres de mes enthousiasmes pour des livres qui ne méritent ni d’être boudés, ni d’être moqués, ni d’être invendus, ni de ne pas être soutenus, c’est selon.*** Et de terminer en disant qu’il ne suffit pas d’en trouver la défense pertinente, il faut les acquérir -quel que soit le trajet pour y parvenir- lire, offrir, cette dernière générosité est rhizomique et toujours plurielle .
*qui reçoit quelque chose comme 8% du prix H.T par livre, alors que c’est lui qui nourrit tous les autres. (0,80cts H.T tous les 10€…) ; **cf mon hommage, archives 2 septembre 2018, au Marché de N.*** et de commencer par les plus anciens...
Première de mes re-diffusions. (Janvier 2017)
Au 8ème et dernier des chapitres de la première partie de ce Carnet de voyage, l’auteur* dit "Adieu à son lecteur" et le prie de bien vouloir le laisser là, las…. Pourtant, Il reste encore 227 pages, 227 pages devant soi. Et dans les 125 précédentes, Alain Borer décide de ne pas décider, “lire ou partir“ n’est pas une question, on ne voyage pas seulement à travers la planète mais à travers la bibliothèque. Belle est la compagnie de ceux avec qui nous embarquons, une liste serrée de plus de 7 pages, en fin de volume…. Décidément, Le ciel & la carte, ne sera pas de tout repos.
Que l’écriture soit un voyage, la métaphore est devenue lieu commun, mais Alain Borer est tout sauf commun, dans l’usage des mots, leur polissage, leur placement, leur déplacement, leur précision qui l’oblige, leur restauration qu’il exige. Une palingénésie ballottée, des phrases qui chavirent et houspillent la mémoire qui s’exécute et brave tous nos oublis. Les livres emportés sont ceux des lectures passées dans notre passé, toujours présentes, comme s’il allait de soi qu’on ne puisse s’y soustraire et Alain Borer ne voyage pas avec des œuvres qu’il invite ou convoque, c’est juste l’inverse, il en est définitivement l’habitant érémitique….
Mais il voyage. Exactement parlant, monté à bord de La Boudeuse, par circonstances et divers avènements d’évènements, Alain Borer prend une décision définitive, quoi qu’il se passera, il l’écrira. Que cela plaise ou non. “… tout livre honnête devrait prendre congé de son lecteur au premier tiers, et continuer seul comme un train dans la nuit…”. Nous décidons d’être passager clandestin, et poursuivons, bien sûr. Il en a trop dit, nous n’en avons pas assez. Commencent alors les Chapitres émétiques. Quel mot trouver, à notre tour, qui convienne à cette éblouissante démonstration que l’on peut tout écrire, pourvu qu’on sache écrire… entendez, faire des phrases ne suffit pas. Il faut les mots et les tournures pour faire du bruit, avoir la migraine, être en bordure de néant, sortir ses tripes, vaciller et vouloir mourir, il faut rendre corps, car pour l’âme, c’est déjà fait. Kénose et naupathie au-delà de tout et au seul fil des mots. Le bateau devenu son tyran d’eau. Les phrases perdent leur ligne d’horizon, on en voit qui roulent de droite à gauche de la page. Trois lettres suffisent, pourvu qu’elles soient scandées à vous battre le crâne sans répit… sans répit… sans répit…. Invitation en enfer. On y perd même l’obligation d’écrire noir sur blanc… Il (me) faut être elliptique, dé-voiler serait une faute, un crime, une atteinte coupable à ce livre à nul autre pareil.
…“ se sentir heureux par le corps, s’abandonner comme le cachalot gourmand dans un nuage de krill…” plus qu’heureux, riant aux éclats, éclatant de rire, ré-incarné, ressuscité, rafistolé, réparé, Alain Borer, descendu de sa Gerbeuse, nous livre aussi et enfin, une magistrale leçon de géopolitique, d’ethnologie amoureuse, d’usage du monde. La xénélasie, ou la dernière tentation du corps abandonné à la domination océane, n’est plus. Parce que le temps spécifique du voyage, c’est le présent intense. Les Chapitres mythiques, les derniers, le sont par l’alliance immémoriale de notre planète avec l’eau quand elle se fait lustrale après avoir été létale. J’inviterais bien Thalès de Milet au banquet, pour qui l’eau est au principe de tout.
J’aime particulièrement, pour qualifier l’ouvrage d’Alain Borer, l’expression hilaro-tragique, qu’en 4ème de couverture j’ai lue après-coup. On peut ne pas me croire. C’est pourtant, sans filet, ni bouée, ni flotteur que je me suis lancée. Le ciel & la carte est un livre où il faut plonger les yeux fermés… auquel on doit faire confiance, quoi qu’il dise et quoi qu’il en soit. Un livre qui décoiffe savamment. Qui vous prend en main, et ne vous lâche pas. En général, on dit plutôt l’inverse.
*Alain Borer, Le ciel & la carte, Carnet de voyage dans les mers du Sud à bord de La Boudeuse. Seuil. 2010
mais quand le regard nomme ce que ne peut le mot

Toucher l’air
Effleurer le noir épais de la nuit sans fond
& le peu que je sais
& le jour rose cendre
la neige, ce silence blanc qui tombe jusqu’à terre
& dans les plis de l’air retient les pensées
Éclats de soie dentelée de trous noirs
Il neige, & tendre le silence d’un mot à mot au canevas du monde
Il pleut pour effacer la matité du ciel
Brouiller les traces du soleil

Il pleut pour réchauffer un peu la neige
pour faire noires les nuits si bleues si blanches
Photographies Vincent Dutois
Itinéraire d’un objet dans le siècle
Cela demande du doigté. Jugez-en.
Il est des jours où la disposition d’un objet parfaitement inutile mais absolument nécessaire se fait impérieuse. Péremptoire. Dans l’instant, tandis que l’idée ne vous en était pas même venue en songe, il vous le faut. Vous confondez alors l’envie ou le désir avec le besoin. Seul ce dernier saurait être satisfait, et encore, à condition d’en ébarber l’urgence.
Le préalable étant admis qu’à tout objet désiré il faut un sujet désirant, reste à réduire jusqu’à l’étrangler le temps à vivre entre l’appétit – le juste mot selon son étymologie, mais il y a belle lurette qu’on n’y a plus recours – et la détention, le moment où l’on prend possession. Pour écourter l’insupportable attente, l’époque a tout prévu, qui a inventé l’objet dont le manque nous est douloureux, et insupportable l’absence pourtant imprévue quelques clics et même quelques claques plus tôt.
L’histoire commence par dix doigts sur le clavier dont nous ne sommes virtuoses que par défaut de vigilance et de réflexion autant que par excès de goinfrerie, la convoitise s’imposant depuis l’extérieur, elle nous soumet. Elle nous démet. Voilà l’affaire engagée : clavier qui claviote, souris qui chicote, objet qui complote… et l’emporte. Vous êtes certain d’avoir décidé ou, confusion suprême de ladite époque, de vous être librement aliéné à l’éphémère douceur d’un caprice, à l’apologie du petit-rien-qui-fait-plaisir. Vous avez même des complices en vénération de fichaises, oualous et peaux de zébi. Ou de zébu, vous ne savez plus. Z’êtes juste h-e-u-r-e-u-x-s-e qu’on ait trouvé pour vous ce qui vous manquait, e-x-a-c-t-e-m-e-n-t, c’est incroyable ! La machine a pensé avant et pour vous ; aussi, emporté par le vertige de votre vide insoupçonné face à l’abondance qui passe sous vos doigts, vous entrez dans une transe de satisfaction à côté de laquelle les tournoiements des derviches s’apparentent à un aimable menuet. Et puisqu’on vous garantit l’arrivée du précieux colis au plus vite à vos pieds ébahis, vous croyez béatifier, vous ne faites que bétifier. Involontaire et bref lipogramme par disparition du a, mais personne ne le voit. Ebloui par le miracle de la modernité, vous acceptez les conditions, toutes les conditions que l’on vous présente telles les offrandes qu’un dieu omnipuissant consentirait à vous faire. Du jamais vu dans l’histoire, où depuis toujours les hommes vénèrent les dieux sans jamais être déifiés en retour ! Bref, vous n’entendez pas ces serpents qui sifflent sur vos têtes, ou si les entendez, pensez qu’ils ne sont pas pour vous, si bien êtes accordé à ce qu’on vous impose qu’il serait assassin ssssss de vous réveiller.
L’ordonnancement commence, il tient en peu de mots : la machine, qui se prend pour le père Noël – oh ! ce sourire de ravi de la crèche quand le paquet arrive ! – assigne à résidence pour les 10 heures à venir vous-même ou votre meilleur(e) ami(e), le jour élu n’étant pas négociable pour révoquer votre liberté. L’engin informatique envoie alors deux notifications semblablement différentes que vous transmettez pour confirmation à qui en l’amitié vous avez juré, par hypothèse, de l’aider à enterrer un cadavre au fond de son jardin sans poser de questions. Cela s’appelle à la vie à la mort. Nous y sommes ! Quelques heures plus tard, la machine signale qu’elle réduit l’espace de votre attente à 5 heures. Trop tard ! vous ou l’amitié avez pris vos dispositions pour que l’informatique dispose de vous, et que les notifications notifiées et retransmises sur tous vos écrans fassent deux fois le tour de la terre ou quasiment avant de s’y poser. Cela s’appelle des messages, et là j’ai une larme pour Marx quand il dénonçait la circumnavigation des marchandises du grand capital, il ne se doutait pas… passons. Avec l’avancement du camion-livreur dans la zone à desservir, l’horaire se réduit encore – vous exultez devant tant de précision – et assure la délivrance du paquet dans moins de soixante minutes, deux nouveaux messages retransmis dans l’instant le garantissent. Et dans le temps ligoté par la machine, un camion s’est arrêté devant la porte. Le gentil chauffeur et joliment barbu, oui, oui, en a extrait le paquet prodigieux, vous a demandé de signer du doigt – on est content on a 5 ans ! – sur un nouvel écran, qui enregistre l’heure à la minute près. – Monsieur, vous prendrez bien un café ou un verre d’eau, il fait chaud… ? mais le livreur ne comprend pas la langue que je parle… lui, il parle pression, et pas celle de la bière. D’ailleurs il est déjà reparti, il n’avait même pas coupé le moteur, comme on dit bizarrement. Vous n’avez toujours pas réalisé qu’il aurait suffi de distraire une heure seulement de votre journée…
L’affaire aurait dû s’arrêter là. Sauf que le contenu du colis n’était pas conforme. Aussi, une nouvelle brigade de nouveaux derviches et tourneurs sont revenus à vitesse supérieure. Et deux jours après, par messages, notifications, transmissions et retransmissions accomplis, le monde entier pivote autour de l’axe d’une histoire strictement identique, moins la barbe du chauffeur qui avait changé. Le chauffeur. Deux fois de suite, à la seconde près dans ce délai de dix heures exigé pour la réception du paquet : là, on frôle la routine, c’est même ainsi que commence un attachement. On dira que la vie moderne est formidable. Qu’il faut faire confiance à la technique. Et que c’est ça l’avenir. Propre, net et sans bavure. Comme les centres-villes vidés de leurs magasins ; les écrans d’ordinateur qui dégueulent de propositions d’achat, de rabais, de bonnes affaires ; les téléphones qui écrivent et reçoivent, envoient et renvoient des messages sans papier, contribuant à assainir notre Terre paraît-il, mais sans rien faire pour les forêts qui brûlent, je m’égare… et jettent sur les routes camions et livreurs, avec ou sans barbe, et font faire le tour du monde à des messages hors sol, ficelant la planète inextricablement dans des rets invisibles. La géniale inconséquence d’Homo Sapiens sapiens m’étonnera toujours, mais plus encore son incroyable aplomb à affirmer n’importe quoi… Tiens, m’en vais relire quelques pages de Rousseau, de celles qui fâchent l’homme moderne, qui n’aime pas Jean-Jacques dont il a subi deux paragraphes du Second Discours* un jour lycéen de malchance, son téléphone portable porté frauduleusement sur les genoux.
*originellement titré par JJR, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes..