inactualités et acribies

inactualité nostalgique

31 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

     Voici la transcription exacte, à la virgule près, d’une dissertation dite « de français » retrouvée avec d’autres et une certaine émotion, en bousculant des documents de ces années-là. J’ai 16 ans, je suis en Terminale. Les travaux écrits se faisaient exclusivement « sur place », et non « chez soi », en temps limité et sans aucun document. (aucune correction orthographique, il n’y avait pas de faute).

 

 

Sujet : Est-il possible de comparer la poésie, comme le fait Gide, à cet objet « tantôt poisson, tantôt oiseau (…) qui se réfugie enfin dans l’insaisissable grain de grenade que voudrait picorer le coq » ?

 

 

         La définition que donne Gide de la poésie ne laisse pas de nous surprendre, ni de s’entourer d’un halo flottant, incertain, lui ôtant ainsi tout caractère abusivement péremptoire. Notre surprise est due certainement à cette reprise qu’effectue Gide au sein même de son affirmation, rapprochant sans vouloir les opposer l’aspect vivant de l’aspect inerte (ou du moins chosifié) de la poésie. Définition séduisante à bien des égards mais qui ne manque pas assurément de susciter en nous de nombreuses réflexions. André Gide lui-même n’a-t-il pas senti qu’un choix de poèmes, une « Anthologie » serait le discours le plus éloquent [Remarque du professeur en marge : et le plus sot] qu’on puisse tenir sur un tel sujet ?

        Mais une précision s’impose avant même d’examiner le pourquoi d’une telle comparaison de la part de Gide et les limites qu’on pourrait lui donner. Tout discours sur la poésie ne doit pas être oublieux que celle-ci est à la fois, l’activité créatrice du poète et l’ouvrage qui, selon le mot de Duhamel, doit nous mettre « en possession de (notre) bien » à nous qui ne sommes pas poètes…

 

 

         Le terme de poésie recouvre bien des significations mais Gide semble vouloir les introduire toutes dans sa définition, faire de chacune, et peut-être même de chaque poème en particulier, un « insaisissable grain de grenade ». Gide insiste sur ce caractère quasiment ineffable, cet aspect surnaturel de la poésie, et donc la difficulté qu’aura le poète à s’exprimer. Il « voudrait » saisir ce quelque chose qu’il sent devant lui et en lui, et sa tentative échoue. De Ronsard à Boris Vian, de du Bellay à Robert Desnos, tous les poètes se sont alors heurtés à cette pierre d’achoppement, aucun n’a donc réellement compris et saisi, et donc chacun l’un après l’autre a vainement tenté une entreprise orgueilleuse et au-dessus de ses moyens. De plus, la poésie gardera toujours pour celui qui la goûte un caractère fuyant, et semblera lui glisser entre les doigts ; ou bien alors sa tentative de s’élever jusqu’à son degré lui sera fatale. De toute façon il est indéniable pour Gide que la poésie quelle qu’elle soit, est en fin de compte proprement insatisfaisante.

         Nous voici loin du « diamant » de Vigny, de la lumière qui, pour Victor Hugo, doit guider la marche de l’humanité. Mais ne convient-il pas, à juste titre, de rappeler que la poésie — tout en ayant conscience de son universalité — a, depuis les temps obscurs de l’Iliade et de l’Odyssée jusqu’à nos jours, répondu à diverses significations, rempli différentes missions, jusqu’à celle de n’en point remplir du tout. [Remarque du professeur en marge : Bien]

 

 

         Certainement les poètes sont conscients, et eux beaucoup plus que quiconque, de la difficulté de s’exprimer totalement. Mais jamais aucun d’eux n’a renoncé à cette tentative, tout en sachant qu’elle demeurerait tentative. Il ne faut pas y voir non plus un échec. L’échec serait de ne pas essayer. La poésie est ce reflet du soleil qui nous éblouit dans une flaque d’eau. Mais qu’on ne prétende pas le découvrir en ignorant la flaque ! Si la comparaison que nous propose Gide semble être en accord avec l’œuvre de certains poètes, et la conception de beaucoup, nous voyons assez mal comment elle peut s’appliquer à celle d’un Clément Marot quand il réclame à son roi le versement d’une pension… Nous nous demandons aussi comment l’œuvre de Baudelaire demeure insaisissable… l’insaisissable se trouve en Baudelaire lui-même plutôt qu’en ses poèmes. [Remarque du professeur en marge : la distinction entre l’homme et le poète est, dans ce cas, incertaine]

         Le poète qui écrit n’a certainement pas l’impression de chercher à atteindre un but qui s’éloignerait sans cesse, ne gardant en lui que la nostalgie d’une plage d’où la mer se retire. La poésie n’est pas une recherche de l’insatisfaisant [en marge : m.d], un désir de rester sur sa faim. Ce serait une vision beaucoup trop négative. Certes, le poète est conscient que ce qu’il n’a pas dit prévaudra toujours sur ce qu’il a dit [en marge : mais ce qu’il a dit c’est ce qui, jadis et toujours, est du domaine du non-dit ou de l’indicible], mais ne fallait-il pas qu’il dise au moins cela ?

 

 

         André Gide, qui ne peut se résigner à choisir entre Villon et Heredia, se rend compte que ce qui fait qu’un poème est un poème, ce n’est pas dans sa forme qu’il faut le trouver. Bien longtemps poésie n’a été synonyme que de versification. Il n’est qu’à en appeler simplement aux Poèmes en prose de Baudelaire ou à Une Saison en Enfer de Rimbaud pour se rendre compte que cette conception est largement dépassée.

         Que ce soit du point de vue du poète ou du point de vue du lecteur, le langage poétique aura toujours cette résonnance de nous-mêmes qu’il fait si bon retrouver parfois. Le comparer à cet « insaisissable grain de grenade » est vrai et possible pour une part, mais incomplet et à son tour insatisfaisant. Nous saisissons moins la poésie qu’elle ne nous saisit nous-mêmes, n’en faire que quelque chose de passif c’est ignorer qu’elle travaille à notre joie.

 

*

 

Annotation générale : Bon travail. A compléter par les références précises aux poètes que vous semblez bien connaître, afin de montrer que la réflexion de Gide est une tentative de saisir par le discours rationnel, un langage intraduisible qui nous impose le silence, c’est-à-dire la parole impossible. Noté : 13/20.

Précision finale : cette copie retrouvée est datée. La bienséance me fait cacher l’année. Je dirai que nous sommes au XXème siècle, dans sa 2ème partie très largement entamée, après l’année où fleurit un mois de Mai sous les barricades, pas avant. (ce qui a beaucoup changé : l’écriture manuscrite, qui se cherche encore un peu… car si l’élève a 16 ans, son écriture en a, à la louche, au maximum 10 !)

AZUR NOIR*

27 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

  

   

Ce livre ** est plein de qualités, ou comment être Rimbaud dans l’invisibilité. Quels fils de quelle cécité féconde passent de Léo, jeune rimbaldien d’aujourd’hui, à Arthur et l’inverse, les liant et déliant sans cesse. C’est juste parfaitement réussi. D’une grande maîtrise. Mieux qu’un fondu enchaîné où l’on n’y voit rien. Et pourtant la cécité l’emporte, le lecteur comprendra. Osmose par l’écriture d’une élégance totale, qui tisse la toile qui enferme puis étouffe Léo. Peut-on dire d’un livre qu’il colle à la peau de son personnage ?

   Livre rimbaldien d’intérieur, de l’intérieur et des intérieurs, où pourtant cet Arthur des espaces confinés -y compris dans la rue- ne vient pas heurter celui des images officielles, l’Orient, l’Afrique, les déserts. Ni contredire, ni offusquer. Une autre de ses qualités. Et puis celle-ci : nulle thèse, nul « message », nulle proposition, cela est rare, heureux, courtois, ne s’interpose entre Léo et Arthur, Alain Blottière et son lecteur, Léo et le lecteur. Pourtant, il fallait bien être Arthur pour dire Léo, et non l’inverse. Cela, seul un connaisseur du détail, de l’intérieur, pouvait le faire. La finesse, la ténuité même d’une écriture au plus près des objets, des situations, des personnages, palimpsestes d’eux-mêmes - ah ! l’intériorisation si rimbaldienne des couleurs, omniprésentes dans tous les décors - la distinction et le tact dans le choix des mots, seraient-ils pour dire l’obscène, la crasse, le laid, l’inconvenant, laissent un sentiment, une sensation de contentement, au sens  précis de l’adhésion immédiate dans, par, grâce à la souveraine intelligence de qui sait et domine ce qu’il sait avec distinction.

   Il ne faudrait pas lire ce roman seulement au ras de ses mots, le nez dans la phrase, la tête dans les pages, mais se laisser aller à ces mille questions/qui se ramifienta à l’été dramatiqueb ; devenir un insoucieuxc  Léo soi-même, débraillé comme un étudiantd ; se laisser prendre en rimbaldie. Aussi, saluons le raffinement lumineux et accompli de l’inclusion -au sens d’une joaillerie, un enchâssement d’orfèvre- invisiblement annoncée, d’une lettre du professeur Alain Borer. Authentique missive infiltrée - de vrais remerciements en témoignent à la fin. Remarquable de complicité aboutie par une gradation très finement maîtrisée. Alain Borer joue ici son propre rôle. Procédé rarissime en littérature ! Bien sûr c’est du grand art, c’est surtout bien plus et bien mieux qu’une référence, un hommage.

 

*Rimbaud : Ainsi, toujours, vers l’azur noir… (Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs)

** Alain Blottière, Azur noir, Gallimard, Janvier 2020

 

a)Rimbaud, L’âge d’or ; b) Bannières de Mai ; c) Le bateau ivre ; d) A la musique

Le riz : spécialité normande.

23 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

   Quelques-uns -et même quelqu’une- ont déjà tout compris ! Ils savent ce que ce titre doit à la vérité historique et l’ethnologie culinaire tout ensemble. Avec la cannelle. Le riz et la cannelle. Vous avez bien lu, vous qui n’allâtes jamais dans vos pérégrinations touristiques jusques aux confins de la Basse-Normandie, mais acceptâtes d’entrer dans des aéroplanes bondés pour aller au bout du monde et en groupe. Organisé, le groupe. Vous avez bien lu, riz et cannelle en majesté en Normandie.

   A ce moment encore très peu approfondi de notre affaire, il manque le sucre et le lait, ce dernier, seul produit authentiquement pur normand. Encore faut-il l’aller prendre au pis de la vache. Pour le sucre, il y a discussion : aujourd’hui issu essentiellement de la betterave (beta vulgaris !) cultivée dans les zones nordiques de la France, il y eut un temps où le nord était un peu à l’ouest ; disons qu’on peut disposer d’un nuage de sucre quasi bas-normand* si les cultures n’ont pas été attaquées par la teigne ou la cercosporiose, bien sûr. Ni par la rouille, un risque certain en pays de pluies et de crachins ! Ni remplacées par de la beta destinée à nourrir les bêtes — mais ce n’est pas la raison de son nom latin.

   Avançons sans pédaler dans la s’moule — l’apostrophe qui fait du dégagisme de voyelle ou de consonne est d’usage courant de ce côté nord-ouest de la Loire, pas la semoule. Mais il y a le riz. Ajoutez du lait, de la cannelle et du sucre dans les proportions que votre grand’mère ou tante vous ont transmises, le tout dans une (grande) jatte à bec et en terre fabriquée à Noron-la-Poterie si possible, car en nommant ce village d’environ trois cents âmes, ça dépend des saisons, commencent les joutes savantes — les joutes des jattes — sur l’origine du monde. C’est-à-dire l’origine de la Teurgoule. Prononcez bien teur en appuyant comme dans du beurre, bien que de beurre, ici, point n’y en a. Quant à la goule qui achève le mot de manière fort élégante, on y vient. Mais sachez que tout autre appellation est hérétique. La teurgoule canal historique, bien que tenue dans une terrine noronnaise ou d’ailleurs, d’ailleurs, n’a pas vraiment contrôlé ses origines et nourrit ainsi et aussi de tempétueux débats.

   D’aucuns préfèrent afficher leur ignorance, celle de leur fidélité à la teurgoule de leur enfance, parce que ça rime, et assènent qu’il ne saurait y avoir d’autre teurgoule que celle d’un boulanger de la petite-moyenne ville de l’Orne qui les porta sur les fonts baptismaux avec les brochettes de tripes et les usines de godasses. ** J’en suis. D’autres, nous avons vérifié, attestent, preuves historiques inconsistantes en main, que son lieu de naissance est Honfleur, consentant à ce qu’elle ait essaimé jusques à Caen et ses environs. Enfin, la feue Basse-Normandie comptant trois départements, il se devait que la Manche eût un avisé avis et garantît que c’est bien en Cotentin qu’il faut la loger ; les deux autres crient au scandale géographique et biffent la proposition sans hésiter. Disons pour ramener le calme, qu’on peut, bien sûr, trouver la teurgoule dans la Manche — non, point de mauvais jeu de mots, les Manchots en ont marre ! — mais que ce n’est pas là qu’elle advint.

   Accordons une mention spéciale à la légende politico-historique mélangeant mémoire populaire et documents, comme le riz et le lait dans la jatte, qui naît avec la recette et dont on ne trouve aucune trace avant le milieu du XVIIIème siècle. Aucune des deux, la légende et la recette, ne précède l’autre ; un cas unique passé totalement inaperçu dans l’histoire de l’Occident ! Tentons d’en donner une idée digeste, même si la frustration l’emporte. Car la teurgoule serait la solution innovante (s’empresserait-on de dire de nos jours) à une situation désespérée. Traduisons et informons : au mitan de ce siècle qu’on s’obstine à qualifier de lumineux, le XVIIIème, un certain Intendant Général de sa Majesté Louis XV, François-Jean Orceau de Fontette régnant en la bonne ville de Caen, fit livrer aux habitants alentour soumis à une terrible disette, les pleines cargaisons de bateaux chargés de riz, réquisitionnés par ses soins vigoureux. Ce souci de charité officielle n’a pas, toujours selon les documents, débarqué aux mêmes lieux. Ceux qui disent Honfleur font valoir que lesdits bateaux auraient été capturés aux Anglais, remplis, les bateaux, jusqu’à la gueule de denrées ramenées d’Amérique, et auraient accosté dans le petit port susnommé point encore rempli à l’époque, et lui-aussi jusqu’à la gueule, de touristes ahuris. Mais on peut subodorer qu’en qualité de fils de son père, trésorier général des galères, François-Jean eut quelque facilité pour accéder aux soutes revenant des Antilles, chargées on sait de quoi et jusqu’où…

   Famine et insurrection populaire étant synonymes, Fontette fit déverser dans le pays d’Auge des sacs de riz qu’il ne restait plus qu’à recouvrir de lait. A l’époque point de reporter pour immortaliser l’instant, cela viendra plus tard ; ne doutons pas que Fontette, qui n’a pas laissé que de bons souvenirs dans le coin, aurait été au centre de la photographie ! En ravitaillant le pays d’Auge, le titre d’Intendant Général du Roi ne fut point usurpé. François-Jean Orceau assura l’intendance en effet et sa propre légende, au milieu de contingences historico-économiques réelles. On envisage que la cannelle voyageât dans les mêmes cales, venue des mêmes Amériques. Et qu’un audacieux risque-tout, ou un accident de débarcadère — ces deux propositions non recensées dans les documents — la fît se répandre, ramasser et serrer dans un réflexe conservateur bien normand ; qu’un brasse-bouillon téméraire osât, à moins que ce ne fut par malignité, verser les bâtons et/ou la poudre dans la terreine, la fameuse jatte pleine de lait cru et sans réputation à l’époque. Le mélange fut détonnant. Surtout allongé de sucre et après qu’un casse-cou chanceux alla l’oublier à l’entrée du four à bois du boulanger pendant plusieurs heures, six et même jusqu’à sept paraît-il. Il faut avoir bien conscience, à ce moment de l’enquête, que le résultat eût pu être catastrophique. Ce fut un miracle ! de douceur, d’onctuosité, de moelleux, de saveurs, cela après quelques ajustements, il fut bienvenu d’être têtu ; sur le moment, il suffit à improviser sans conteste de quoi caler la panse des affamés.

   Dans le très sérieux fonds de l’Intendance conservées aux Archives départementales du Calvados, on retint de la gouvernance de Fontette, son sale caractère, son autoritarisme, sa muflerie et autres défauts majeurs avec lesquels il entra immédiatement en conflit et s’y maintint, avec les édiles de la bonne ville de Caen. De cette gestion calamiteuse du point de vue des ressources humaines, euh… des relations de bonne intelligence, on lui garde cependant crédit d’un certain nombre de bonnes actions, au nombre desquels on peut retenir de belles réfections urbaines et travaux de voiries en Ville ; c’est à ce titre, probablement, qu’aujourd’hui encore la Place qui ouvre la trouée de la somptueuse place Saint-Sauveur à Caen, porte son nom. Mais point de teurgoule, de riz ni de cannelle, dans ces dossiers-là.

   Alors faisons un détour, et allons consulter à La Coulonche, lieu-dit La Blanchardière, près Saint-Michel-des Andaines, dans l’Orne, une des mémoires vives des coutumes et parlers locaux. Où l’on me rappela, car de cela je me souviens, qu’être de la goule et avoir une grande goule pour n’être pas incompatibles ne signifient pas la même chose : la première fait l’éloge de la gourmandise ou tout simplement du plaisir de manger, la seconde fait reproche de trop parler. Chacun aura constaté que la question ontologique de la distinction entre être et avoir s’y est infiltrée, et que pour un Normand qui normandise, le rapport à la nourriture est de l’ordre de l’Essence, celui de la parole de l’Existence. Le premier est de la Nécessité de l’Etre, le second de la contingence de l’Apparaître. Si vous grichez ou vous tordez la goule lisant cela, c’est que quelque chose ne vous agrée point, me dit-on encore, sûrement comme les premiers goûteurs de teurgoule -tor/goule- soit que le mélange riz-cannelle leur fut désagréable, soit qu’ils s’y brûlèrent en l’avalant trop vite et trop chaud. Soit les deux. Et on ajoute que ce n’est pas fini.

   En effet, une Teurgoule véritable, outre qu’elle doit être cuite dans le four à bois du boulanger pendant six ou sept heures, doit en ressortir couverte, recouverte, d’une peau qui s’apparente plus à celle du rhinocéros que du chamois, en ce qu’elle doit en avoir la couleur — brun, bringé, mordoré, couleur de pain brûlé — et l’aspect —lisse, brillant — mais céder souplement à l’introduction d’une cuiller gourmande ; laquelle vous fera entrer dans un océan crémeux, velouté, soyeux. Les grains ronds du riz ne sont plus ; engloutis, disparus, dans les abysses que la très lente cuisson creusa dans l’ensemble et referma en sa fin. Aussi, aucune teurgoule ne trouvera sa place dans un réfrigérateur moderne, qui va saisir sa somptuosité molle et l’assécher, il convient de ne la déguster pas en-dessous de tiède ; elle ne saurait non plus être servie, au Marché à l’ancienne de Cambremer par exemple, dans une barquette en plastique, de celles que l’on réserve de nos jours aux carottes-râpées-assaisonnées-prêtes-à-consommer.

[Petit message personnel : plus de place pour parler des longuets ni du bourdin, lequel, il faut insister, se fait avec des Calvi (ou Calville les deux sont acceptées, je parle de l’orthographie) non épluchées, c’est i-m-p-é-r-a-t-i-f !]

 

*ce qui s’appelle redoubler de précautions et de chauvinisme ! En réalité les usines sucrières françaises sont concentrées en 5 grands groupes champions d’Europe. ** on en parle là : Archives,  23 août 2018, un peu avant et après aussi.

Résister.

18 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

 

     Le constat décliniste et la présentation de la langue française comme un champ (chant ?) de ruines sont-ils choisis à dessein pour mettre chacun dans un sentiment compassionnel plutôt que militant ? Et la métaphore filée de l’être vivant, a-t-elle pour effet de conforter insidieusement la conviction d’une détérioration fatale, irréversible, létale ? Si la langue française doit être comparée à un organisme vivant [les rapprochements biologiques datent d’Aristote, ils sont banals et usés jusqu’à la corde et nous semblent pertinents parce qu’ils nous conviennent comme être vivants justement] cela se justifierait en regard de la spécificité de la notion de vie, distinguée de ce qui est inerte, par une naissance, l'évolution puis la mort ; ce qui donnerait raison aux ignorants qui estiment que le français comme langue vivante, doit se soumettre aux effets de son environnement pour le dire vite, qu’elle ne peut faire autrement, qu’elle évolue n’est-ce pas… Mais alors, il faudrait voir la preuve même de sa vitalité dans sa marche forcée vers son trépas ! Nous voyons bien ici la défaillance de telles remarques — auxquelles nous dénions le nom de raisonnement.

     Mais aussi, il y a une responsabilité — involontaire, dissimulée ? — un danger, pour le moins, à ne porter qu’un seul message, la déploration, et n’user que d’un seul registre. Conséquemment, seuls les convaincus vont s’y retrouver. Et les croyants n’ont pas besoin d’être convertis. Aussi l’idée d’États généraux de la langue française — toujours en embuscade comme les invasives dans certains jardins — que quelques-uns proposent comme les E.G de l’alimentation, de la santé, de l’éducation… ce qui montre par là même qu’il y a et urgence et nécessité, (et impuissance…) — dit aussi que cette impérative urgence doit passer par une consultation populaire convoquée pour juge et arbitre des élégances, ce qui pose la question du dévoiement du politique en démagogie.

     Alors, il faut savoir : ou le constat, les regrets, mâtinés d’éloges de la grande disparue, sont réels, et ils le sont et c’est foutu ; ou il faut agir. C’est-à-dire résister. Et commencer par le haut et la critique résolue des mots de ceux qui nous gouvernent à tous les étages, incluses donc les injonctions commerciales, communicatives, publicitaires… Car c’est justement là, au cœur (sommet ?) des pouvoirs qu’il faut aller,  là où l’inconscience est totale de ce qui se joue, les puissances politiques, économiques, culturelles s’amusant à faire moderne, à faire jeune, à être dans le coup, en usant à l’envi de ce qui met la langue française à la torture (usage injustifié de l’anglais, perte du sens des mots, mésusage d’autres, approximations grammaticales, ignorance de la concordance des temps et des modes,  de l’accord des participes, absence de liaisons …) faisant croire — autre pouvoir invisible mais puissant — que la norme, le possible, l’autorisé, le légitime, viennent d’eux. Déjà les Sophistes historiques sont passés sous les fourches caudines de Socrate pour crime de lèse-pensée, de manipulation verbale, de mauvais usage des mots pour mieux soumettre les esprits.

     Aussi il faut — analogie pour analogie — dire que la langue française, est un chef d’œuvre ; c’est tellement plus juste ! Un chef d’œuvre n’a à se soumettre à rien autre chose qu’à lui. Il est à lui-même sa propre nécessité, et sa propre mesure. Il est son propre contemporain, id est, il n’est pas tenu aux aléas de la mode et du temps. Pour ne rien dire des tendances… Il leur résiste. Et s’il a été abimé, on peut le mettre entre des mains expertes pour lui rendre sa grandeur. Pourvu qu’il n’ait pas été détruit, qu’il n’ait pas définitivement disparu. La limite de cette (autre) comparaison — qui n’est pas raison entonne le chœur des anges ! —  est le risque d’envisager l’œuvre, la langue ici, juste bonne pour le musée… mais qui va le faire ? seuls les mêmes qui n’ont rien compris ! Aussi le combat est bien politique — au sens grec personne ne s’en étonnera — c’est aux politiques — à la Politique — à prendre des mesures d’éducation, d’enseignement, de pédagogie. Ne cesser jamais de rabâcher ce refrain qui fait la chanson tout entière, alors que nos élus avancent en marche arrière.

     Une trop grande propension à mettre la nostalgie au centre de la question est inutile, bien qu’elle soit inévitable ; que la langue ne soit que mémoire, qu’elle ne parle que d’enfance, de vieille France, d’histoire, et à la conjuguer ainsi et chaque fois, au passé, et même au plus-que-parfait, contribue à conforter les jugements de ringardise et autres gentillesses dont on affuble ses défenseurs. Chacun pour soi peut en appeler à des souvenirs où la nostalgie côtoie l’amertume. Mais l’exercice — praticable en cercle privé — ne doit pas devenir rengaine dans l’espace public. On ne défend pas la langue française à coup de regrets ou d’éloges funèbres. Aussi il faut de nécessaires et vigoureuses invitations à changer le regard. Nommer ce qui fait scandale. Dénoncer les fautes, les outrages. Répertorier les erreurs, montrer les horreurs. Accuser. Et entrer en résistance, c’est-à-dire en lutte. Combattre. Il ne peut, il ne doit y avoir de refus de se battre ici. Pied à pied. Mot à mot. Laisser passer c’est déserter. Alors, accepter de se faire honnir pour avoir modifié un mot, signalé un barbarisme, un défaut de sens, une faute d’orthographe, l’usage injustifié et snobinard du globish. Sans oublier d’être à soi-même son premier et pire ennemi…. Hélas — je sais que je suis faillible — !

     Mais la tentation de l’étrange — l’anglobal et l’anglobish entre autres, mais pas seulement, hélas ! — au prétexte d’une « émancipation » chimérique, exotique, d’une liberté d’usage confondue avec un trépignement puéril, est une insulte autant qu’une sottise.

pour un poète,

16 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

 

qui des mots sait le tout,

les bruits & les silences & les chants & les danses

 les blanches & les noires,

 longs soupirs en  la plaine étirée des nuages  ;

le Dit de Tu ;

l’imponctuation des rêves ;

& l’écriture qui se promène & s’aventure

jusqu’en brisure entre les mots ;

longtemps je suis restée tout au bord de la phrase,

sans m'y  noyer ni plonger dans ses gaves ;

rider les rimes,  grimer les dunes,

 arracher leurs cils & leurs ailes aux arbres sous le vent ;

enroulée déroulée dans ses vagues, la mer,

découpée par des vents pointus

& en cherchant mes mots ;

il fallait bien marcher longtemps, s’en aller loin,

 pour  retenir & lancer ce  fil

 de soie à soi.

                                                                                   

Dans la ritournelle d’une ville moyenne…

12 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

   Qu’est-ce qu’une ville libre, sinon éloignée de toute mainmise extérieure, prince ou potentat, pouvoir ou argent, ou pouvoir de l’argent. Celui qui passe en  serrant les mains, sourires et signatures. De combien de cités de France dit-on qu’elles se sont affirmées, qui dans la Réforme, qui dans la Laïcité, qui dans la République, qui dans la Résistance à l’occupant… Guerres, massacres, atrocités s’écrivent aussi dans la pierre.

   Qu’est-ce qu’une ville florissante et prospère ? Vins, sels, ors, cuirs, dont on fait commerce ; une rivière ou un fleuve qui le permet ; une population qui repousse les Barbares ; des petites communautés qui prospèrent ; des saints qui font des miracles ; des envahisseurs qu’on défait ; des rois et des reines qui, passant au large s’y arrêtent, des comtes qui font des comtés ; des abbayes, des fortifications, des incendies, des pillages ; des fortins qui tiennent bon ; aussi, parfois ; ou pas du tout ; des guerres ; des influences politiques et administratives qui l’emportent chacune à leur tour. Des écrivains natifs, dont on connaît plus le nom que l’œuvre ; des bâtiments dont on a vu les images mais qu’on n’a pas visités ; des célébrités d’antan dont on s’enorgueillit mais dont on est incapable de parler ; une réputation. Et les révolutions qui leur font une légende ; destructions de l’ordre ancien, remparts, édifices, bâtiments, restaurations des mêmes et signes de l’ordre nouveau. Cela s’appelle la modernisation. Ou le modernisme. Un mot toujours à remettre en jeu. Il s’agit d’embellir, de désenclaver, d’aménager, de planter ; d’implanter des administrations ou plutôt les bâtisses qui vont les abriter. Ce vocabulaire n’a point d’âge. Architectes résolument modernes ou vaillamment néoclassiques s’échinent. Palais de justice, hospices ou églises fin de siècle, sont déjà vieux avant même de servir. Il se peut que des Halles soient érigées… Ces villes moyennes-là sont un peu plus chanceuses. Les édiles, les uns après les autres s’en font une gloriole.

   Sans oublier, en leur temps, la nouvelle gare, ou plutôt la neuve puisque c’est la première, inaugurée en grande pompe ; l’eau, gaz et électricité dans toutes les maisons bourgeoises avant les maisons tout court ; et le téléphone bien sûr, au compte-goutte… Les Grands magasins comme à Paris ; le cinéma, cinématographe, aussi ; les fabriques, usines et autres manufactures qui ne se contentent pas de fournir la ville et ses environs, mais s’exportent ; élevages et autres productions nourricières qui donnent à manger à tous, ceux qui y travaillent et ceux qui les achètent. Transformation réussie ; implantation de lieux d’enseignement, de culture ; dynamisme toujours reconnu ; rayonnement jamais démenti ; population en augmentation ; patrons influents et actifs, employant — grâce leur soit rendue — des petites gens, qu’ils sortent ainsi de leur condition... Faut voir !

   Nous ne sommes plus, en principe, à l’époque où le pouvoir central choisit les Maires et le passage de l’Empereur ou l’un de ses sbires, assoit ainsi l’autorité officielle et la légitime. Les républicains s’agitent au vu et au su de tous. Les temps et les saisons politiques changent au gré des vents opportunistes ; un nouveau sauveur se présente et tout le monde l’acclame. Conservateurs et progressistes s’opposent. Inutile d’y mettre des dates : la grande roue de l’éternel retour ne cesse de tourner. Et si toute ville décline avec la cessation des activités de guerres — quand même 3 en moins de cent ans — il faut dire que les militaires font prospérer certaines activités, l’armement, les uniformes, l’entretien des soldats ; celle qui, à quelque titre, a une activité susceptible d’être maintenue à l’heure des combats, ou mieux de fructifier, va la voir péricliter une fois la paix revenue. Ce cycle-là fut inévitable aussi.

  Alors, supposons qu’une ville connaisse, par un vent de législation favorable à l’affranchissement plutôt qu’à la répression, la liberté d’association ; supposons que la campagne environnante ne soit pas sourde à cette petite musique et invente les coopératives agricoles ; ou que des « intellectuels » acquis aux idées socialistes passent des paroles aux actes et proposent des solutions d’entraide, ce qui s’appelle la solidarité ; supposons que des néo militants cherchent et trouvent des réponses pratiques et pérennes pour apporter secours, aides et protections mutuels aux travailleurs, ouvriers et petits fonctionnaires défavorisés ; supposons que par la loi, l’instruction devienne obligatoire et l’éducation publique laïque ; que des cheminots, des ouvriers, demandent des améliorations de leurs conditions de travail ; supposons que le peuple fasse front, que les grèves recouvrent le pays ; et que des accords soient signés sur le parvis de l’Hôtel de Matignon… Supposons qu’une guerre doive éclater bientôt, et que la ville moyenne voie arriver dans la plupart de ses structures politiques et administratives des élus ou des agents d’une gauche que l’on dira non-communiste, tandis qu’au loin, sans rigoler, chacun s’observe avec inquiétude, ce qui s’appelle la drôle de guerre. Après l’horreur et pendant des décennies, des batailles politiques occuperont alors les cœurs de ville ; de présidentielles en législatives en municipales, les villes moyennes font girouettes, tournant selon les parlotes des uns ou les lassitudes des autres ; selon l’économie ; selon l’air du temps, soit qu’on s’y soumette, soit qu’on s’y refuse… Essor industriel pour les unes, déclin pour les autres, cycles infernaux des réussites et des échecs. Déploiement inattendu et unique d’un secteur, disparition d’un autre.

   Et puisque tout revient toujours à l’identique sous d’autres formes, à l’échelle de la planète, du continent, du pays, de la région, ce qui compte au fond, c’est juste la rue où l’on habite, le quartier, le marché. Et de rappeler ce qui n’a pas été fait ici et maintenant au nom du plus tard, plus loin, plus coûteux. Une ville aux assises oolithiques, qui vit passer les Goths, les Wisigoths ; que les Romains, et même les Gallo-Romains approchèrent ; qui commerça avec les Grands-Bretons ; fut christianisée dans la douleur et contre l’hérésie ; se fit envahir par les Sarrasins, les Normands ; subit comme toutes les autres, la ruine des Carolingiens et l’éclatement du royaume de France ; les règnes bousculés de tant de rois et reines entremêlés, évêques et autres princes sans discontinuer ; faire et défaire les paix, les traités et les édits ; probablement repérable depuis l’âge de pierre… Que cette ville, en cela semblable à des dizaines d’autres dans la rengaine des temps qui passent, ne puisse être seulement... balayée, nettoyée, débarrassée de ses immondices, saletés ; que ses chaussées soient irrégulières ; les indications de ses voiries jamais respectées ; les nuisances sonores illimitées et réitérées sans vergogne, est un mystère complet, total, opaque et urticant. Quelle dose d’orgueil, d’aplomb et de témérité au fond, faut-il avoir en soi qui fait énergie disponible pour dédaigner avec obstination ce dont on prétend, les yeux dans les yeux, s’occuper — comme édile et autres mandatés ! La ritournelle d’une ville ordinaire et lambda… d’une ville moyenne devenue sale, grise, bruyante, dangereuse à ses piétons ; permissive aux excès de bruits, de vitesses, aux irrespects et inobservances de toutes sortes. Le quotidien d’une ville moyenne ripolinée aux menteries politiques et leurs rengaines fatigantes et sans fin.

Le caillou, l’horloge, l’oiseau et le philosophe.

8 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

 

   « Je suppose que le corps n’est autre chose qu’une statue ou machine de terre… » * est une hypothèse de travail qu’il ne faudrait pas croire destinée à l’humain seul mais à tout être vivant, et proposition fondatrice qui ramène tout organisme à ses organes, leurs activités, mouvements, leurs fins, et considère le bon fonctionnement de l’ensemble comme le résultat de celui de chacune de ses parties, et distingue un corps vivant d’un corps inerte : celui-ci a-mécanique, celui-là constitué par ses rapports internes et externes aux lois du mouvement. Cette subtilité, pourtant facilement concevable — nous ne sommes ni caillou, ni métal, ni matériau — en contient une autre, bien plus radicale. Les corps animés — disposant d’un principe qui les tient en vie — ne sauraient se confondre ; leur différence n’est ni contingente, ni accidentelle, elle est essentielle, et ce singulier grammatical a du sens. Il y a des distinctions, des dissemblances — nous ne sommes pas non plus oiseau, poisson, insecte — mais elles sont insuffisantes pour que seule la qualité physique d’absence d’inertie nous sépare. Aussi le modèle de l’horloge est l’un des meilleurs pour l’illustrer. Une horloge, une montre, est un objet inanimé et non vivant, comme tous les automates d’ailleurs, des fontaines artificielles, des moulins et autres semblables machines.** Il est donc malvenu de répéter que Descartes — puisqu’il faut l’appeler par son nom — compare l’homme à une machine, surtout si c’est pour lui reprocher aussitôt après, d’inclure l’animal dans cette comparaison ; et, conséquemment d’en faire un objet, comme un caillou, un métal, un matériau… s’érigeant au passage et par cet unique paralogisme, défenseur de la cause animalière à proportion exactement inverse d’être devenu détracteur du philosophe. Pour certains, il serait reprochable à Descartes d’avoir séparé l’animal de l’homme en faisant du premier une (simple) machine, mais point d’en rapprocher l’homme, faisant de lui (en retour) une mécanique, une mécanique vivante.

     Revenons (inlassablement) aux textes. D’eux seuls on comprendra ce que Descartes dit comme premier authentique cartésien, et non, ce qu’on aimerait lui faire dire, qui servirait à souhait un avis personnel, serait-il répandu en milliers de personnes. Par exemple : dans Principes de la Philosophie, 4ème partie, §203. La comparaison entre machines artificielles (fabriquées par les hommes) et naturelles (physiques, terme à rapporter à son sens premier, sous peine de confusion) est édifiante : elle y est réduite à rien ! Lisons : « je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose », sinon une différence de perception par l’homme, plus délicate et difficile pour les seconds que pour les premières. Une montre donne l’heure ; un arbre fruitier des fruits. Ces mécaniques (ces mouvements, qui les distinguent des objets inertes) ont de grandes analogies, même Hume, qui n’était point cartésien, avoue au siècle suivant : « Un corps humain est une machine extrêmement compliquée »*** et il n’est pas le seul, loin s’en faut ! C’est même la conception la plus commune que nous avons de nous-mêmes, oubliant un peu vite qu’une horloge, qui pourtant donne l’heure bien plus précisément que nous ne le faisons sans elle, ne sait pas qu’elle est une horloge ! Et ne ressent aucune douleur si elle se brise. La première affirmation, si simple qu’on se demande pourquoi elle ne nous effleure jamais, désigne aussi les animaux, des êtres vivants et sensibles, mais non dotés de conscience réfléchie : le chat ne se connaît pas comme chat. La seconde, en revanche, ne les concerne pas, ils sont comme organismes vivants, dotés de sensibilités****, ils éprouvent des sensations, ils ont des sens. La douleur, le bien-être, et tout ce qu’un corps vivant peut supporter (tout ce dont il peut pâtir, qu'il peut subir) leur est connaissable. Dans Méditations métaphysiques, VI en particulier, mais pas seulement, Descartes met en pièces cette question, au sens où l’on étale les morceaux d’un puzzle devant soi pour le reconstituer intégralement.

 

     On ne lit pas assez — euphémisme — le début de la cinquième partie du Discours de la Méthode. Peut-être en raison des trop longues descriptions anatomiques que fait Descartes, qui ont pourtant l’immense mérite de montrer que le corps humain, non seulement est une mécanique complexe, dont les rouages des horloges, des automates et autres machines mouvantes ne sont qu’une image affaiblie, mais qu’il est soumis aux lois de la causalité, lesquelles gouvernent aussi l’ensemble des phénomènes naturels. [On se souvient qu’au début du siècle, Harvey, médecin anglais, vient de découvrir et décrire par le menu la circulation sanguine.] En cela on ne voit pas ce qui distinguerait l’animal de l’homme, sinon qu’on ne considère jamais le nombre infini d’espèces animales, eu égard à la seule espèce humaine ; ni que c’est bien l’homme qu’on rapporte à l’animal plutôt que l’inverse. Reprocher à Descartes sa conception des « animaux-machines » qui suffirait à en faire de simples objets (naturels, certes, mais objets quand même) et le ranger du vilain côté des ennemis des bêtes est vraiment un très mauvais procès. Tout d’abord parce que son raisonnement concerne la nature humaine ; ensuite parce qu’il nous permet d’établir (il ne l’établit pas lui-même, puisque ce n’est pas son propos) le grand tort qu’on leur fait en les comparant sans cesse à l’homme pourtant totalement incapable de faire ce qu’ils font à la perfection. Perfection du perroquet comme perroquet, des mouches à miel comme abeilles, des oiseaux migrateurs comme tels (tous et bien d’autres nommés dans les textes) et… de l’automate comme automate, de l’horloge comme horloge.

     Comme nous, les animaux ont un corps, qui ressent de la douleur, qui a besoin de manger ou de boire. A l’inverse des corps matériels (physiques, naturels). Mais, à des degrés et nuances diverses et complexes — nous insistons — ; et la comparaison cesse là pour ne pas devenir totalement illégitime. Non parce que les animaux nous ressemblent, mais justement parce qu’ils ne nous ressemblent pas. Leurs incroyables capacités ne sont ni interchangeables, ni transmissibles d’une espèce à une autre, ni même à l’homme. Le vol des oiseaux est… inimitable. Les avions ne sont pas des oiseaux*****. Aussi, on leur rendrait le plus grand service et leur porterait plus de respect en cessant de les anthropomorphiser, ce qui mène chaque fois à des postures ridicules ; ni inférieurs, évidemment, ni supérieurs en quelque domaine comme on se plait à le dire, ce qui  fait (encore) de l’humain la mesure de l’animal ! Ah mais ! contradiction quand tu nous tiens…

 

        N.B : Amorce d’une réponse à une remarque sur la façon qu’aurait Descartes de ramener les animaux à des objets, ce qui ferait le défaut rédhibitoire d’une œuvre par ailleurs admirable ! Une telle « lecture » est totalement fautive. Ces quelques lignes en donnent un aperçu tout à fait insuffisant. La profondeur et la subtilité de la pensée cartésienne ne se saisit pas en quelques minutes… Une vie peut même n’y point suffire.

 

*Descartes le Traité de l’homme ; **ibid. *** in Enquête sur l’entendement Humain, section VIII ; **** on trouve fréquemment sous la plume de Descartes, le terme sentiment à propos des animaux. Ce serait un contresens absolu de l’entendre dans sa signification actuelle. Au 17ème siècle (et encore au 18ème) il entrait dans les nuances sémantiques de la sensation,  i.e tout ce qui relève des sens. ***** oui, oui, il m’arrive de sortir du XVIIème siècle !

 

 

Parole tenue

3 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

 

Je m’étais engagée, le 7 décembre de l’an passé*, à rediffuser, sine die et au plein gré de mon bon vouloir, quelques billets consacrés à des livres remarquables qui pourtant ne furent pas remarqués. J’insiste : remarquables par leur écriture, c’est parfaitement primordial, quel que soit le « sujet » entrepris, si c’est écrit avec les pieds, c’est illisible ; mais non remarqués par les prescripteurs officiels et de tous poils, à commencer par la simple disposition des piles en librairies, mais aussi, mais surtout par l’absence, l’invisibilité, de ces petits bijoux, sans existence dans la grande lessiveuse des-livres-qui-se-vendent. Aussi, redonner un épisode de ce feuilleton (ce qui a quelque chose à voir avec les feuilles que l'on tourne quand même !) paraît de salubrité publique ; non seulement le souvenir de ces recensions a pu disparaître, leur objet, leur sujet, mais surtout la question est pendante : ont-elles déclenché un déterminé désir d’aller y lire de près ? Et puis, on l’aura compris, mon côté cabochard en matière de littérature est à toute épreuve et déplacerait les montagnes. Aussi, voici, strictement identique à l’original du 19 Mai Les entreprises funèbres d’un affairé Préfet, c’est le titre de la page. Ou comment, une authentique affaire d’urbanisme qui mit aux prises le célèbre Hausmann et le journaliste Fournel, au mitan du XIXème siècle, devient un authentique (bis) plaisir de lecture, qu’il ne faut pas hésiter à se procurer… je dirais mieux, qu’il faut se procurer sans délai.

*La durée de vie d'un livre (1ère retransmission : Le ciel & la carte, Alain Borer.)

 

 

     Saviez-vous que le baron Haussmann, Préfet de la Seine et de l’Empereur, est une métonymie à lui tout seul parce qu’en l’apostrophant on fustige aussi le système ? Assimilation du particulier au général et inversement, qui autorise une liberté de ton contrôlée envers l’homme, pour se dispenser des circonvolutions administratives, et envers le représentant du pouvoir pour lui signifier sa responsabilité historique. Ainsi se présente dès les premières lignes, la défense des morts parisiens, passés, présents et à venir, en 1870 par Victor Fournel*. La cause, inattendue, méritait des arguments affûtés, la détermination des raisons adverses ne manquant ni de mauvaise foi, ni surtout de moyens. A commencer par la protection suprême, Haussmann se sent sûr de l’amitié de Jupiter !

   L’affaire devait paraître assez simple au fond, pour ce préfet colossal, sûr de ses motifs, de ses appuis, de ses soutiens et de la volonté de Napoléon III en personne, qui le charge de rectifier Paris. On peut le dire ainsi, car il s’agit d’ouvrir des voies, de trouer des perspectives, de mettre droit tout ce que Paris compte de sinueux, et d’élargir les étroitesses. De la place pour des places, des espaces, de l’air frais et sain ! Paris doit devenir une ville de boulevards, de cafés… et de magasins de luxe. Cela s’appelle dans les années 50-60 du XIXème siècle, faire œuvre démocratique, et repousser les ouvriers vers les banlieues pour rendre la ville aux millionnaires, aux boutiquiers et aux Anglais en voyage, et impropre aux factieux et révolutionnaires de tout poil.  Dans tous les cas, les travailleurs n’ont plus les moyens de se loger, les loyers, nous dit Victor Fournel, ont doublé voire triplé ! Étonnamment, des questions d’une telle acuité sociale et politique ne font pas l’objet de son analyse, ni d’une description, tandis que le sort des morts de la capitale va devenir sa cause plénière. Il faut dire que Monsieur le baron et préfet Haussmann entendait les déménager, les exproprier, les déporter, eux et leurs descendants, pour faire place nette et propre dans son entreprise d’hygiène capitale.

   Si ces presque quatre-vingts pages commandent d’être lues ce n’est pas absolument parlant pour leur intérêt historique. Celui-ci, parfaitement identifié, n’en reste pas moins recouvert par une ébouriffante détermination -ce qui pourrait faire oxymore- à ne pas lâcher un pouce de terrain aux arguties officielles. Notre bon monsieur Fournel, journaliste énervé et certainement énervant pour ses opposants, n’entendait pas que l’on pût lui opposer le moindre interstice de réplique et avec un air consommé de ne pas gesticuler ni s’exciter, il tricote, point par point, la nasse dans laquelle enfermer les gardiens du bien-être des habitants. C’est en effet au nom des vivants que l’on va déranger les morts sans l’avoir bien compris –ou l’avoir si bien compris qu’il faut détourner l’attention, technique rompue de toute menterie officielle, ou noyer le poisson. Aussi, mais nous en serons épargnés comme lecteurs, l’affaire ne manque pas de brochures, de rapporteurs officiels, au Sénat, aux Pompes funèbres, d’études sérieuses, forcément sérieuses, de débats, et même d’enquête publique. Diable ! si l’on ose dans un sujet aussi délicat que le déménagement des cimetières parisiens intra muros, au profit (terme adéquat !) d’une commune -et de son Maire- hors les murs et via la compagnie des chemins de fer.

   Le silence prudent qui accompagna cette affaire si diplomatiquement conduite, -tout est dit- ne résista pas à quelques amnésies plus ou moins bien venues selon le camp dans lequel on se range…. oubli d’une commission municipale par-ci, du Corps législatif par-là (on l’en avait grondé, dit irrésistiblement Fournel). Mais pour nous, la narration des faits l’emporte sur les faits eux-mêmes, le récit prospectif sur les projets officiels des opérations mobilières, y compris les achats en sous-main et les reventes avec le bénéfice honnête et légitime que comporte toute opération commerciale. Si Victor Fournel ne maniait pas cet art consommé du second degré, de la litote, de l’antiphrase, s’il ne savait transformer un implicite en morale de la fable, mais surtout, même le faisant, s’il ne savait donner la légèreté qui, contre toute attente, convient à cette affaire, la véritable histoire de La déportation des morts ne mériterait pas notre inconditionnel et attendri soutien.

   Monsieur le baron Hausmann, dont l’amour pour la ligne droite est bien connu, rappelle perfidement mais congrûment Fournel, nous fait bien marcher, et de travers. Monsieur le Préfet de la Seine nous mène en bateau. Et prétend que les morts comme leurs survivants auront tout à gagner à prendre le chemin de fer pour aller à bon port. Tout sera fait pour que le dernier voyage des uns et le premier mais non le seul des autres, tout sera organisé, donc, selon le principe bien rodé en matière de gestion publique : faire compliqué surtout si l’on peut faire simple.

   C’est un joli bois que la Garenne affirme l’irrésistible polémiste, pour entamer un morceau de choix sur l’acquisition frauduleuse du terrain par M. Haussmann qui, quelle aubaine ! aime fort les bois aussi. Impertinence quand tu nous tiens…  Aussi, on ne se retiendra pas de dire que Victor Fournel n’a point balancé à faire du baron Haussmann un préfet plein de morgue ! et qu’on aimerait savoir où reposent à ce jour les restes de ce visionnaire, protestant de religion mais pas de ses méfaits à l’endroit du peuple parisien des enterrements, qui n’en est pas moins et sans exception possible toujours le peuple. Aussi et en conséquence, Fournel, d’une plume exacte, précise, soigneuse et terriblement spirituelle, va déplier longuement et respectueusement le cortège probable des inhumations futures après que les défunts les plus anciens et même les sans âge auront été déménagés vers les nécropoles haussmanniennes de la planification de Paris. Pages touchantes et pleines d’une humanité simple, à laquelle il ne sacrifie jamais son sens aigu de la formule – (l’introduction du chemin de fer et de la vapeur dans les pompes funèbres) y compris quand les chiffres l’emportent sur l’émotion : après tout, ces gestionnaires des vivants et des morts aimant les comptes et les décomptes, il va leur en donner, et de produire les calculs qui montrent qu’on ne peut éloigner impunément les défunts et les de cujus de ceux qui les inhument un jour et les visitent toujours. Après de nombreuses années de lutte, la raison des morts l’emporta, Monsieur Haussmann, authentique Préfet mais possible falsifié baron renonça.

   Avec La Déportation des morts en ouverture de son catalogue, les éditions La Mèche Lente** ont tenu là un texte inaugural inaccoutumé, oserons-nous ex-centrique ? Il le faudrait, car au-delà de la superbe maîtrise de l’équilibre de sa phrase –quasiment toujours à valeur de période– Victor Fournel sort doublement vainqueur des sentiers battus du fait divers et de la polémique journalistique. Primo au sens strict :  la volonté capricieuse d’un impérial Préfet par lui relatée nous déloge de préoccupations livresques trop conformistes ; secundo, son écriture positivement dé-rangeante réussit avec justesse, sourire et émotion à dire la dignité perdue des uns par l’indignité de l’autre. Peut-on même avouer, in fine, que c’est un vrai bonheur ? oui, on le doit.

 

*Victor Fournel, La déportation des morts, édité par La Mèche Lente, en Juin 2017, la première livraison de cette jeune et sympathique maison, sise dans les Deux-Sèvres. ** je rappelle, obstinée, les belles parutions que sont Ce vide lui blesse la vue de D.Montebello et Diogène ou la tête entre les genoux de L.Dubost (aller dans Recherche, en haut à droite….)

 

Adam ou le temps suspendu

1 Janvier 2020 , Rédigé par pascale

 

   Il est jeune et talentueux, Adam. Il emplit de silence le rien du vide ; et de douceur même les colères ; il effleure le monde du bout des doigts ; me fait oublier qu’il faut respirer pour être, cette obligation du trop-plein ; installe des frissons au creux de ses deux mains. Étend le temps, étant le temps, apaise le passage des heures inhabitées.

   Comme s’il allait de soi que l’on tienne un pinceau, que l’on soit au piano, que l’on trace des mots, il se formule souvent, révérences, déférences et admirations pour un résultat que l’on salue, à juste titre. On regarde, on écoute, on lit. Et l’on est heureux. Mais comment il se fait que la variation d’une corde tendue, calculément tendue, le dessin d’une note, la redoutable technique d’un doigté accompli, comment peut-il se faire qu’il s’y fonde, s’y fusionne et provoque en soi et en retour tant d’émotions ?

   L’abandon de l’étonnement à cet égard est signe d’une certaine vulgarité* dans notre rapport au sublime. Considéré comme faisant partie du réel, au même titre que l’agréable, ou le plaisir, il n’y aurait qu’une différence de degré entre toutes choses enchanteresses. Encore faut-il admettre que, ne pas l’être -enchanteur- suffit pour être totalement disqualifié au jugement de goût. Las ! l’époque n’en est plus là, qui ne distingue pas le son du bruit, la sonorité du retentissement, l’intonation de la tonalité, qui ne sait ce qu’une vibration provoque, ou ce qu’une ligne mélodique doit au refus de toute laideur. Et qu’il n’y a aucun, aucun argument en faveur d’une subjectivité de mauvais aloi puisque toujours et inlassablement ramenée à la simple expression de ses… impressions. Contradiction qui n’alerte personne.

   Adam Laloum, c’est son nom, est pianiste. Il est insolemment jeune. Visage de dieu grec dans une peinture de la Renaissance. Quand il s’assoit au clavier** la grâce, χάρις, vient d’entrer en vous. Toute tentative pour l’atteindre dans le filet des mots est, par avance et par nature, inutile et vaine. Parce qu’on ne peut attraper l’esprit, l’intelligence, l’élégance. On n’est pas de taille. Le renoncement doit être joyeux, paisible, heureux. Abandonner pour mieux s’abandonner. Là, Intermezzo en mi bémol maj. n°1, de Brahms. Mais qu’un passage en mode mineur transfigure l’instant en béatitude triste, puis, que l’ut dièse, -la tonalité du vingtième Nocturne de Chopin, ou d’un Prélude, lento, de Rachmaninov- vienne se substituer au si bémol, et l’espace tout entier se répand en vous. Vous éprouvez la plénitude d’un néant heureux. Autant d’expressions délibérément contradictoires pour dire ce que seule la musique -portée à ce niveau d’excellence double, celle du compositeur et celle du pianiste- peut accomplir. Il ne s’agit pas seulement, ni d’abord, d’exploits techniques ; certes, il les faut, l’apprentissage long, difficile, sacrificiel, impose le respect, le silence ; on parle ici de l’ineffable atteinte que l’art*** fait à notre finitude.

   Il existe encore des êtres à la modestie solaire qui s’assoient devant un clavier de 88 touches, avec dix doigts, et les sept notes de la gamme diatonique -même l’alphabet latin contient 26 lettres- et font alors venir à la perfection le monde imparfait de ceux qui les écoutent. Tant pour ceux qui ont composé ces chefs-d’œuvre, que pour ceux qui leur donnent existence, l’abnégation totale qu’ils incarnent et leur désintéressement pour mode de vie, je refuserai toujours d’araser toute chose, d’accepter que tout se vaut, d’abandonner l’idée même de rareté et d’excellence.

Le 1er Janvier 2020

Adam Laloum, Pièces pour piano de Johannes Brahms.

Merci Françoise & Frédéric.

*pour les âmes sensibles : vulgarité n’est pas obscénité ni grossièreté, mais comme la trivialité dont elle est synonyme -revenir à l’étymologie- caractérise ce qui est commun. Banal.  **comme en concert - le 16 Juin 2019 - Melle.***bien sûr, bien sûr, nous n’appellerons pas art, ces agencements brouillonesques au plus fort des bruits les plus agressifs qui ignorent jusqu’à la variété des instruments que l’homme a créés, et l’apprentissage d’une écriture complexe, subtile et exigeante pour composer ce qui est en passe de devenir une mémoire oubliée et dénigrée de l’humanité.