Se mettre au cau.
Il y a des matins où l’envie vous prend d’auchéner la vie. L’agiter comme on le fait d’un clou qu’on veut ou qu’on doit arracher du mur ; on sent que ça vient juste par l’agacement que l’on prend à convenir que ça ne vient pas. Ou pas assez. Ou pas encore. On n’en est pas à houiner, ni à chemicher, mais si l’on pouvait ramicher sa mise, on ne serait pas mécontent. Intrus, ne passez pas trop près, il se pourrait que je vous rababouine, un de ces petits gestes fort désagréables, sans dégât apparent, qu’on ne sait pourquoi certains parents infligent à leurs enfants avec un plaisir sadique, leur frotter la figure à contre-sens !
D’un chêne que l’on étête, que l’on éhoupe, que l’on écime, chaque an avec application pour qu’il ne donne pas son ombre, on dit qu’il est ronsse. Il ne peut ainsi devenir bois pâni, et s’il y a quênée, elle n’est alors qu’assemblement de quênots — qui n’est pas le masculin de quenottes, même si par la magie des assonances tintinnabule un brin d’enfance — des chênes que l’on empêche de croître et de s’épaissir pour ne point assombrir ce qu’ils touchent. Ce n’est pas sans rapport avec ce qui précède, dans l’écho que l’on oit d’auchéner l’arbre vaincu du roseau qui plie sous la pluie, autrement nommé yeuse ou rouvre, dont le rassemblement fait la rouvraie — il n’y a pas de yeuseraie à notre connaissance. Yeuseraie, il est vrai, obligerait à y regarder de près.
Aussi le rapport. Il est d’ombre ou d’ombrée, cernes gris que chacun avec soi emporte et déploie à l’envi autour de ce qu’il touche, qui le touche ou vient le toucher. On peut se prendre à guigner le chêne auquel quelques mouvements de tronçonneuse appliqués donnent le coup d’arrêt fatal à tout ombrage possible — autre image fantomatique de lui-même, sombreur en demi-jour, simulacre plutôt que reflet — par taille de ses frondaisons. Il est des jours pourtant, ou parfois des matins, où deux désirs contraires nous rendent aussi boulant que des sables mouvants : que nos semblables —dont nous sommes si différents — ne portent pas leurs ombres sur nous, nous en serions tout estompés et momentanément chagrins ; mais que la nôtre s’étende suffisamment loin pour ne plus les atteindre, nous garantissant une caponnière dont nous serions seuls à disposer du mot de passe de sortie — et son usage quand il nous duit — celui qui fait passer, avant de trépasser, du monde de soi à l’ombre des autres. Sans avoir ce sentiment étrange de marcher de biau, ayant mis ses chaussures au mauvais pied. Et tenir en main, toujours, l’indispensable albute, branchette de sureau dont les enfants se servent pour jeter de l’eau au nez des passants. Chacun fait ce qu’il peut pour se protéger des êtres malévoles, depuis qu’est proscrite la dossée, quand elle signifie une volée de coup de bâton sur le dos, encore réservée aux bouris.
Il y a des matins et des jours et des soirs, où se mettre au cau, reste la seule proposition raisonnable à vouloir pour soi-même. Et pour ceux qu’on aime.
Nouvelle lettre à l'édile.*
A Monsieur Émile Marot
Maire de N. 22 Février 2020 /1921
Monsieur le Maire,
Je vous écrivais, il y a environ 99 ans, c’était le 25 Octobre 1921 ! Cela fait longtemps et je crains que vous ne me croyiez point. Souffrez cependant que j’éclaire un peu ce tour de magie qui me fait reprendre la plume à une époque où vous et moi serons oubliés de tous, surtout moi, et vous conte comment il se peut que ma lettre traverse la durée d’un bail emphytéotique.
Il m’est venu cette idée d’une saugrenuité accomplie d’envisager vous décrire ce que pourrait être notre bonne ville de N. si d’aventure, la plupart des maux dont je vous entretenais le 25 Octobre 1921 et sur lesquels vous tîntes silence, perduraient pendant les décennies à venir. Ainsi je me suis transporté par imagination prospective à une époque que ni vous ni moi ne connaîtrons, mais nos descendants, si. J’ai même trouvé pour cette proposition mentale usitée par certains écrivains, un mot que votre connaissance du grec décryptera sans peine : la téléportation. Et je me permets d’user de cet artifice toujours aux mêmes fins, celles d’une réponse à mon épistole précédente, n’ayant aucun goût pour la brutalité mais beaucoup pour l’élégance, en usant cette fois d’un autre moyen, parfaitement honnête mais inattendu.
Supposons que dans 99 ans, je me promène dans ce que notre ville pourrait être devenue, et même que j’y passe quelques jours de villégiature. Mes arrières-arrière-petits-neveux y vivraient encore. Ils occuperaient peut-être la maison de famille au cœur de la ville, à deux pas des Halles dont nous espérons tous deux qu’en ces temps futurs elles seront toujours en place, bien entretenues et même grouillant d’une importante chalandise qui viendrait y faire ses courses du matin jusqu’au soir ou un peu moins tard, les nombreux et variés commerces de bouche dans les rues voisines proposant les meilleurs comestibles de la région, viandes, poissons, fromages et laiteries, jusqu’à des heures tardives, chaque jour. Mais foin d’anticipations abstraites, je me rends en ville… sur le champ !
Quelles surprises ! Quels étonnements ! Et même quels saisissements ! Certes, n’étant ni naïf ni candide ni benêt, je m’attendais à trouver des changements. Mais il me faut avouer de suite que je me suis mépris sur tout. Ça commence dès mon arrivée, quand nous voilà mes arrière-arrière-petits-neveux et moi-même, en grande difficulté de célébrer comme il se doit ma présence pour le moins irréelle, en partageant ce qui fut et demeure encore une passion de la famille, les huîtres ! A une encablure d’Oléron, cela allait de soi. Las ! On m’expliqua la conjonction de deux difficultés à mes yeux irrémissibles, mais dont on me dit que depuis des décennies dorénavant, il fallait se débrouiller : je suis arrivé un mardi après-midi. Et alors ? L’après-midi à N. et tout autre jour que le samedi et le dimanche, exclusivement sous les Halles, les ostréiculteurs sont absents. Et tous les après-midi les autres jours, on ne peut trouver, au pays des chèvres, de bons fromages de la ferme. Ni… Je coupe la parole au plus volubile de la tribu, qui n’en continuait pas moins à me faire la litanie de ce qu’on ne peut plus acheter en ville, parce qu’il n’y a plus de négoce ad hoc, qui va des tissus, de la laine et autres articles de mercerie, aux objets ménagers du quotidien, aux pièces de rechange pour les bicyclettes —tandis que j’en voyais un nombre assez conséquent rouler dans tous les sens et à grande vitesse au milieu des piétons ; l’évitement des uns et des autres relevant d'une esquive d’escrimeur de haute tenue.
J’interrogeai mes arrière-arrière-petits-neveux dans un étourdissement égaré : et tous ces véhicules —les arrières-arrières descendants en quelque sorte des automobiles Barré de mon époque — d’une laideur totale, que font-ils à sembler avancer au petit bonheur, au milieu de chaussées refaites récemment, me dit-on, mais dont les pavés et autres revêtements sont dans un état de crasse pitoyable et dangereux ? Que vous parlai-je, en Octobre 1921, des bottines crottées de mon épouse ! En parcourant quelques rues et ruelles du cœur battant au ralenti de la ville, il fallut se rendre à l’évidence : aucun des moyens de la « modernité » dont mes arrières-arrières-petits-neveux m’ont pourtant vanté les avantages, tant en termes de technique que d’organisation, n’auraient pu venir à bout des immondices, déjections, ordures et saletés de la voirie de cette ville à l’architecture et aux rénovations intéressantes ? J’interrogeai la parentèle : mais, ne vous êtes-vous plaint ? n’avez-vous alerté ? Sans cesser, sans cesser, me dirent-ils avec un ton dépité. Mes arrières-arrières-petits-neveux ont beau être « de leur époque », ils n’entendent pas —contribuant financièrement à l’organisation de la municipe —qu’on n’entendent pas leurs voix !
Incroyablement ils me parlent d’un progrès notable que fut ce terme totalement barbare à mes oreilles de « piétonisation » ; j’eus bien du mal à comprendre car tandis qu’ils parlaient, j’assistai à l’occupation et la traversée de voies pourtant interdites aux véhicules à moteur par une réglementation que personne ne respecte. Et en matière de réglementation, la « modernité » ne lésine pas. Sens de circulation et horaires de livraisons, stationnements, dépôts d’ordures, vitesse. Tout est policé, organisé. Tout est prévu, tout est sanctionnable rien n’est sanctionné. La maréchaussée —on me dit gentiment que mon vocabulaire date un peu —a-t-elle disparu ? Non point, non point ! Elle circule pédestrement à une allure de sénateur dans les grand ’rues, la bavarderie en bandoulière ; sans aller jamais quérir un peu plus haut les contrevenants qui s’en donnent à cœur joie.
Cessons-là ! leur dis-je, pensant que leur ardeur politique les émoustillait un peu ; j’étais pourtant un tantinet tourneboulé. On me dit aussi que le premier magistrat de la ville, élu sur choix libre à scrutin secret et, dit-on, sans rire, universel, est un homme affable ; qui n’hésite pas à se joindre aux badauds les jours de marché. On s’interroge cependant pour savoir s’il est à poigne ou s’il laisse faire. Mais au moins, ajouté-je, vous devez, plus qu’en mon temps, avoir quelques divertissements ? En 1921, il ne fallait compter que sur les terrasses, le théâtre, les concerts, le bal. Et là, j’obtins, avant toute réponse, un éclat de rire magistral ! — Et bien, rien n’a changé ! Sinon la forme et le contenu—Qu’est-ce à dire ? —Le bruit, le bruit, le bruit… de quelques-uns, au-delà du supportable, au-delà de ce que des oreilles ordinaires sont capables d’entendre, au-delà de ce qu’un citoyen normal est tenu d’accepter ; et nous ne parlons plus du quotidien ; nous parlons des « animations » — encore un mot inattendu ! — régulières et réglées que les autorités municipales se croient en devoir d’offrir à peu, quels que soient les gênes et préjudices causés pour tous les autres infiniment plus nombreux. Sans qu’il soit même envisagé une trêve, une périodicité. —Une quoi ? —Une période où de telles agitations feraient la pause, ou seraient déplacées pour ne pas gêner toujours les mêmes —Je vois.
Non, je ne voyais pas vraiment. Mais la lassitude me prit de regretter une ville que je connais, pourtant dépourvue de bien des facilités ; où les proximités des notables avec les élus décident des choix de vie pour la population ; où les soutiens invisibles mais puissants des politiques parisiens influent sur les politiques locaux ; où la séparation des pouvoirs n’existe que dans la tête de doux rêveurs d’opposition et avec elle le refus de l’accumulation de plusieurs mandats ; je me pris à croire qu’elle pût être plus agréable à vivre. Tout simplement.
Aussi, j’entrevoyais très sérieusement une téléportation de retour, que je précipitais au grand dam des mes arrières-arrières-petits-neveux, qui, en présence d’une oreille si attentive, se sentaient, d’un coup pousser des ailes, aussi, avant de repartir, nous passâmes visiter des connaissances, qui à deux portes de distance dans la même rue, s’apprêtaient à affronter, chacun à sa manière le scrutin municipal. Ah ! j’omis de vous dire, Cher Monsieur Marot, que j’arrivai, 99 ans plus tard, en pleine période d’élection. Je l’ignorais, vous pouvez me croire. Les deux impétrants y allèrent de leur refrain. Connu, le refrain ; il reprenait pour l’essentiel ce que j’entendais depuis trois jours. Mais, il me faut vous dire, Monsieur le Maire, que si la vie est étrangement incohérente dans cette ville que vous-même dirigez en 1921, cela est peut-être dû à la succession des édiles qui, chacun leur tour, et chacun à leur manière, n’ont jamais considéré leurs concitoyens à hauteur de leur vie quotidienne mais à hauteur de leur pérennité dans la place. Ce qui met en grand danger leur probité. Vous me direz — et sûrement dans 99 ans on fera de même— qu’il n’est jamais tenu compte des réalisations positives. C’est oublier qu’elles ne doivent pas passer pour des conquêtes héroïques mais pour des obligations d’élus.
Monsieur le Maire, aujourd’hui 22/02/1921, je peux vous affirmer, et je sais que vous en serez absolument abasourdi, que le dernier endroit où je me rendis avant de revenir, aurait fait auprès de vous l’objet d’une récrimination en bonne et due forme si les constations eussent été dans l’époque. En effet, je passai dans deux rues du centre-ville, dont on me dit que la réfection datait de l’été précédent. Je n’en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. On ajouta, à voix basse, que personne ne vint inaugurer la fin du chantier, ni offrir le champagne aux commerçants dépités et affaiblis, dont certains mirent la clé sous la porte. Comment vous dire ? Outre l’état de saleté répugnant dû au non nettoiement quotidien et approfondi des trottoirs et chaussées très glissants par temps de pluie, à l’amoncellement de boites débordant d’ordures —qu’ils appellent « containers » —, aux diverses solutions insensées pour gêner la circulation qui, cependant, n’en tient pas compte, lesquelles sont de véritables pièges à piétons, les matériaux ont l’air d’avoir cent ans d’âge ! Noircis, verdis, cassés tout ensemble, après quelques mois.
Je décidai de retourner fissa en 1921, non que ce soit mieux, mais j’accepte l’excuse de l’époque et du manque de moyens, figurez-vous ! Je repartis donc, non sans avoir mis ma vie en grand danger, en tentant de faire reculer un de ces véhicules motorisés qui prétendait remonter une rue pourtant signalée en sens interdit par des petits panneaux dont absolument personne ne tient compte ! Voyez comment, Cher Monsieur Marot, on vivra dans un siècle environ, dans notre ville, où la réalité et le bon sens auront laissé place aux chiffres et à quelques incompétents de bureau. On me dit, par exemple et pour finir, qu’un concitoyen entêté, avait envoyé cinq missives, cinq, avant que l’on bougeât en Mairie, les doubles ont été conservés. Les problèmes jamais réglés.
Veuillez croire, Monsieur le Maire, en l’expression de ma sincère considération.
Armand Collet.
[*on peut trouver la première « Lettre à l’édile » dans Archives, 24 Septembre 2019.]
*La philosophie est un jeu d’enfant,
qu’il faut offrir à ses rejetons quand on est un parent-éducateur-responsable ; il y a des lieux et des heures pour cela, entre la danse et le tennis. Le recyclage de toute activité aux programmes conjoints de la facilité, de l’amusement et de la spontanéité proposera donc la fréquentation de Kant, Aristote, Spinoza, Hegel, Platon, Descartes dès l’âge de 6 ans… Non ? Comment non !? Ils sont pourtant, avec quelques autres, de première nécessité exégétique et herméneutique ? Avec Leibniz, Hume, Russel, Wittgenstein, qui ont élaboré des textes fondateurs ? Ce qui se passe d’ailleurs dans n’importe quelle acquisition intellectuelle exigeante : on demande, n’est-ce pas, à un enfant qui apprend à lire de le faire avec Rabelais dans le texte du XVIème siècle ; et à celui qui apprend à compter d’entrer directement dans la géométrie de Riemann, non ? Littérature classique et mathématique de haut vol seraient donc préservées de cette farce, cet impératif de la bêtise qui décide pour d’autres dans l’ignorance de ce qu’elle exige. Ces Sophistes des temps nouveaux – première leçon la philosophie joue la raison contre l’opinion elle est une anti-sophistique ! – ont réussi, en cela ils sont d’excellents sophistes, à faire admettre l’équivalence entre penser et raisonner, et l’urgence à envelopper cette synonymie de pacotille du terme de philosophie. On ne demandera qu’une chose, conscient qu’il ne faut pas attaquer la démagogie trop frontalement pour rester en vie : si vous croyez, et en cela vous avez raison, qu’il faut apprendre aux enfants à ne pas tomber dans les pièges (à s’ouvrir l’esprit et prendre du recul quels poncifs, pitié !) n’appelez pas cela Philosophie ! Et puis une autre chose : prétendre que l’apprentissage précoce de la Philosophie éloigne des rets de la pensée commune, tout en tombant les deux pieds dedans — tel Thalès dans le puits — c’est assez cocasse ! Enfin, l’initiation à la philosophie existe ; elle se pratique au Lycée, quand on a acquis la maîtrise parfaite de tout texte de toute époque – ben, quoi ? 10 à 12 ans de scolarité préalable – ; celle du raisonnement logique qui fait obstacle aux situations particulières ; et une appétence jamais assouvie pour la réflexion désintéressée, ce qui reprend sous d’autres mots la proposition précédente. Bien sûr, la maîtrise de toutes les subtilités de l’expression écrite.** On ajoutera l’obligation d’un vocabulaire et d’une sémantique d’autant mieux adaptés qu’ils s’adossent à un peu de grec et de latin, leurs lieux de naissance et de formation. Alors, on peut accéder et entrer, prudemment, dans l’étude de la Philosophie qui ne vous quittera plus.
Accessoirement : il y a bien d’autres disciplines scolaires, tout aussi fondamentales pour la formation des jeunes têtes et qui ne sont enseignées ni à l’âge de la trottinette (hum… mauvais exemple, la nécessité régressive de la trottinette à tout âge n’étant plus à prouver n’est-ce pas ?) ni même à celui de la conduite accompagnée : le Droit Pénal, la Psychologie, la Sociologie, l’Ecologie, l’Architecture, l’Ancien Français, la Physique quantique, les géométries non euclidiennes, la lecture suivie des partitions en clef d’Ut, le chant grégorien, l’Opéra… Il y a aussi, dans le cursus d’un écolier, puis d’un collégien, puis d’un lycéen, toutes les occasions (enseignements de la Langue française, des grande œuvres littéraires, de l’Histoire, de la Géographie, des Sciences, des Langues anciennes, des Langues vivantes, de l’histoire de l’art, des religions…) graduées et croissantes pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autruy, ainsi le disait Montaigne. Je rêve ? ah bon !
Enfin, cela qu’il faudrait bien admettre : contrairement aux formulations ressassées à l’envi – ce qui pourtant ne fait pas vérité – il n’y a pas, en cette affaire comme en d’autres, une demande des parents ou de la société comme on dit, à laquelle d'ailleurs j’aimerais bien être présentée un jour ! Il y a une offre, dans les termes séducteurs de l’injonction douce, ce sont les pires, pour un besoin, une nécessité et même de l’indispensable présentés comme tels. C’est le principe élémentaire de toute approche de consommation : décider qu’est devenu primordial ce dont, pourtant, on pouvait se passer avant qu’on vous le propose. Et là, deux difficultés 1) ne pas faire de mauvais procès, ce n’est pas de la Philosophie dont on parle, mais de sa présentation sous cette forme, accessible-sans-peine au trébuchet de l’enfance ; 2) cette prescription consumériste, donc vaguement culpabilisante et dont il ne faut pas ignorer la composante invisiblement puissante et puissamment invisible, s’éteindrait d’elle-même, et avec les autres, si l’on ne s’y soumettait avec complaisance. Il suffirait de créditer sa contradiction pour l’anéantir : l’acquiescement sine qua non à une telle proposition a quelque chose à voir avec la pensée magique***, laquelle est en relation antinomique absolue avec la raison philosophique.
*lignes d’humeur ruminées depuis longtemps mais dont l’aubaine me vint récemment.
**le philosophe, et celui qui étudie la Philosophie, entretient un rapport consubstantiel et individuel avec l’écrit ; [même Socrate, qui n'écrivait pas lui-même a été écrit par Platon.]
*** celle qui gouverne, de nos jours, tous les procédés publicistes et d’affichages : succès garantis immédiats, sans efforts, magiques quoi ! comme une crème anti-ride !
Et puisque vous êtes là : tous les apprentissages scolaires sont autant de profits à mettre aux prolégomènes de la réflexion philosophique, qui ne fait pas réflexion toute seule, ex cathedra, mais qui est une façon particulière d’organiser le raisonnement et qui n’a rien à voir avec un plaisant habillage et babillage, dont les enfants et même les adultes peuvent être bénéficiaires, mais qui n’EST PAS de la Philosophie. Et puis, franchement, les chérubins, déjà présents à l’école autant d’heures par jour que certains adultes à leur boulot, n’auraient-ils pas un droit à souffler un peu aux heures de relâche ?
Clin d’œil pour une rage de dents.
(pour V.D)
Tout le monde aime Maupassant.
C’est rassurant d’avoir à disposition juste ce qu’il faut de grincement de dents pour se sentir en accord avec… juste ce qu’il faut de détestation commune supportable de ses semblables, il ne faudrait quand même pas qu’ils vous le rendent ! L’institution scolaire fait cela très bien — le faisait plutôt, au temps où elle était le lieu de fréquentation de la littérature classique et même le seul ; c’était sans dommage pour hisser des nains sur des épaules de géants, la formule est devenue rebattue, mais seulement la formule, pas sa nécessité. Maupassant est, comme on dit tout aussi couramment, une valeur sûre. Tout le monde a lu, n’est-ce pas, Une Vie, Bel Ami, Pierre et Jean, Boule de Suif, le Horla, n’est-ce pas ? bis repetita ! Tout le monde sait qu’il est normand de la haute. La Haute-Normandie. Que sa vie est enclose très exactement dans la seconde moitié du XIXème siècle, ce qui le fait contemporain de Flaubert, Zola, Bourget et de la très longue liste de tous ceux que les biographies express ou précises, c’est selon son appétit, s’attacheront à signaler ou détailler.
Jamais il ne croisa Schopenhauer vivant qui mourut lorsqu’il avait dix ans. Pourtant le pessimisme du philosophe irrigue ses textes. On ne le dit que trop, et l’on a raison. Encore qu’il faut aller y voir de près, lire l’un, lire l’autre, les relire tous les deux. S’en régaler. S’en délecter. Ils ne sont pas semblables bien qu’ils se ressemblent. Misanthrope contre anthropophobe. Lequel est qui ? Noirceur contre sombreur. L’un raisonne, dur et froid ; l’autre raconte épineux et rauque. Les deux ont de l’humaine condition une vision réaliste, sans concession. Si vous n’aimez pas qu’on vous mette sous le nez la vie-comme-elle-ne-va-pas et les humains-comme-ils-sont- et préférez la-vie-comme-vous-aimeriez-qu’elle-soit et les humains-comme-vous-ne-voulez-pas-les-voir, n’y touchez pas ! Vous pourriez vous faire de la peine et vos légèretés s’alourdir.
Il est pourtant un petit texte, une petite chose d’environ quatre pages, et même deux si l’on veut ; de celles qui se lisent d’un trait, d’une lampée, dont on ne sait s’il faut en sourire ou en grimacer, en rire ou en pleurer mais applaudir, cela est sûr, au talent qui conjugue brièveté, cruauté et style comme un stylet ; qui met Schopenhauer sous la plume de Maupassant scalpel devenue pour lui, l’autre étendu sans vie. La scène, inhospitalière s’il en est, s’accommoderait assez bien d’un bloc opératoire et d’une facétie, involontaire, de carabin. Auprès d’un mort* est une nouvelle en deux temps, dont le second, le plus fort, est de ceux pour qui le désespoir ou la solennité ne s’opposent pas à l’impertinence et peut-être même la réclament pour mieux les désamorcer, comme Cioran le fera à sa façon, aphoristique. Maupassant invente le surgissement de l’humour par invitation du réel ordinaire, donnant congé à tous les lyrismes. L’ironie d’une situation qui interdit que l’on s’apitoie ne vient pas de nos sentiments qui, s’entrechoquant nous laissent pantois et cois, mais du spectacle du monde, qui n’a, si l’on peut dire, besoin de personne pour se montrer tel qu’il est : noir, gris, gris-noir, sans recours gracieux. On a parlé du pessimisme littéraire de Maupassant. Cela est vrai, mais pas assez. Comme s’il y avait une option, une décision, au moment d’écrire : le choix du pire, du réel le moins lumineux, le moins édifiant, le plus familier peut-être, le moins exceptionnel certainement. Mais les premières lignes de Auprès d’un mort, vont bien au-delà. De (son) maître Schopenhauer, Maupassant — ou son personnage — dit qu’il est le plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur terre. Pas moins. Et pour lui faire écho, après un temps de purgatoire à cette date dépassé, les mots (célèbres) de Musset à Voltaire contre son hideux sourire et ses os décharnés, dont on saisit plus loin l’intention farcesque. Il fallait tirer la langue au Français pour mieux dire l’inoubliable rire, mordant et déchirant les idées et les croyances d’une seule parole, de l’Allemand.
La mise en scène est parfaite, c’est-à-dire exacte. Précise. Réaliste. Le lieu, l’heure. Cela suffit pour veiller un mort. Serait-il Schopenhauer. Il est mort comme chaque mort dans cet état-là. Même si sa figure riait. Personne ne dira que le rire est toujours signe de joie, il faudrait être bête. Cadavre bien mort de corps et d’esprit, le philosophe ici était vraiment bien là : le premier dégageait une odeur difficile, le second semblait rôder tout autour. Ce en quoi Schopenhauer faisait un défunt très ordinaire. Nous dirons, pour ne pas déflorer… la chute, que l’ironie incisive de Maupassant trouve ici sa parfaite incarnation !
*in Contes et Nouvelles, Tome 1, Gallimard, Bibliothèque La Pléiade. P. 727 ; accessible cependant sur le net.
** retrouver Schopenhauer dans les Archives : 8 septembre 2019 « qu’est-ce que lire ? » ; 15 mars 2018 « de la parénèse ordinaire, cominus et eminus ».
Pétrus Borel, les dernières années algériennes
Cela le consolait de ses espérances mortes : il est des phrases belles parfaitement, qui déposent en trois mots une vie tout entière. Et des lieux et des objets pour l’achever en derniers signes d’humour noir du destin. A Mostaganem, ce jour-là, il ne porte pas le bousingot, comme il le faisait à Paris il y a longtemps, ni le moindre couvre-chef d’ailleurs ; ses apprentissages d’architecture de jeunesse, en revanche, lui facilitèrent les dessins et les plans de la maison mauresque qu’il fit bâtir au pays de la Bibésie et de la Siccitude, ainsi parle-t-il de l’Algérie dans une lettre à son frère André. La maison, il l’appelle le « Castel de Haute-Pensée » ; depuis le donjon de pierres rouges, il admire les collines alentour ; dans le jardin un figuier immense et un haut palmier ; des plants de cotonniers. 17 Juillet, la température est cruelle ; soleil ardent près de la commune nouvellement détachée de Mazagran ; des paysages qu’il connait parfaitement, la wilaya de Blad Touria, il en fut même le maire ! Lui, le frénétique, le lycanthrope, le révolutionnaire, l’hugolien, fera d’une énergie désespérée accostant aux rivages algériens, une dépense d’efficacité inattendue en diverses missions de l’administration coloniale, jusqu’aux excès de zèle, de zèle d’écritures en tout genre sauf celui qui convient aux hiérarchies elles-mêmes infatigables. Les deux obstinations n’allant pas souvent dans le même sens, le combat final s’achevait toujours favorablement pour les organisations d’État, les pouvoirs et services publics, auraient-ils vu passer à leur tête, parfois, mais parfois seulement, un responsable favorable au fonctionnaire-poète venu sans le savoir encore mourir ensépulturé dans les sables.1
Précédemment :
il parcourt la campagne algérienne devenue terre française d’accueil pour des Bretons, des Alsaciens, des Lorrains entre autres ; l’inspecteur inspecte ; des villages au bled, il veille, il surveille. Il rapporte dans des rapports, et finit par s’exempter des règles du rapportage administratif de papotage se faisant rapporteur inspiré et lyrique plus qu’il ne faut, puisqu’il ne le faut jamais en ces circonstances. Mais qu’un général s’acoquine avec un écrivain effervescent et désespéré et le résultat devient déconcertant. Bugeaud et Pétrus-Champavert en association de circonstance pour la cause française en terre algérienne, cela ne pouvait que mal finir pour le second. On n’écrit pas impunément des poèmes sur le papier à en-tête de l’Administration. On ne laisse pas sans sévir un inspecteur ne pas rendre ses papiers d’inspection à la hiérarchie ; ce que Pétrus faisait trop couramment pour être un honnête fonctionnaire. Alors qu’il était, de l’avis de tous, d’un engagement sans faille auprès des populations dont il avait charge.
Il faut dire qu’avec ses yeux d’Abencérage, ses grands yeux brillants et tristes, son teint olivâtre, Théophile Gautier décrivait-là non pas tant son ami du petit Cénacle qui braillait dans les rues de Paris, redingoté et scandaleux, que l’habitant prémonitoire du Castel de Haute-Pensée, celui-là même qui faisait dire à Champavert laissant ses clefs à son pipelet, qu’il s’en va plus loin que l’Espagne, plus loin, en Algérie. Sait-on jamais en écrivant, si les mots ne mangent pas plutôt la vie qu’ils ne dé-mangent le papier ? Au milieu de ce siècle-là en Algérie, les amandiers sont poudrés de fleurs, les bigaradiers, frangipane et l’eau d’orangers font autant de parfums répandus. Splendeurs du golfe d’Arzew et de Mostaganem depuis la maison où il s’épuise et s’éreinte à jardiner, charrier du sable, faire pousser des piments demi-doux (felfel lakdar). Il n’est plus Ruy Blas, avoue-t-il, puisque klephte redevenu, réminiscence cependant hugolienne, le klephte est pauvre, riche d’air et d’eau, disait le Maître en substance dans Les Orientales. Une des mémoires vives de Pétrus inendormies à jamais.
Les brouilles, malentendus, tensions et conflits s’amplifient entre Pétrus et l’Administration, qu’il prend un plaisir fort malin mais fort imprudent à enflammer ; ce qu’on appelle mettre de l’huile sur le feu, ainsi qu’il fit avec un zeste de provocation revenue de loin, quand il se permit de corriger le sous-préfet. Il faut dire que le représentant de l’État français, accusant l’Inspecteur Borel de n’avoir pas mis les ressources de sa propriété à la disposition de la population atteinte de choléra, se rendit coupable non seulement d’injustice mais de crime de lèse-vocabulaire : l’ignorant chef bureaucrate venait, en parlant d’élévation et non d’élevage de cochons, de blesser et l’honneur de Pétrus et la langue française !
On l’a dit, on le sait, même quand l’Administration a tort, elle a raison. Pétrus Borel en sera révoqué en 1855, le 27 Août. Désormais, depuis sa fenêtre dépourvue de vitre comme toutes celles du Castel, il se retrouve au bout d’une plume usée, mélancolique et triste, pour laquelle la lune est tantôt un fromage dont il manque cependant une moitié pour l’être tout à fait, tantôt un plat à barbe, tantôt un escargot qui bave sur la mer, qui pour tous ces titres de laideurs ne mérite pas sa considération. C’est lui qui le dit. Mais au moins a-t-il une tour, Théophile Gautier, ce roi plumigère, ne peut en dire autant !
On pourrait le croire reclus en ses pensées hautes dans son Castel, exilé involontaire chez lui, dans la posture romantique du grand fauve blessé. Il y était recru de fatigue, éreinté. Brouettant du sable, récoltant l’orge pour les galettes de gruau, courbé sur la terre. Définitivement klephte. Définitivement. Une existence domestiquée d’être devenue sédentaire, mais une configuration familiale hors du commun : Marie-Antoinette qui l’avait rejoint très tôt, avec sa fille, après son départ pour l’Algérie, Marie-Antoinette avec laquelle il eut un fils, Justus, sa quasi-épouse en quelque sorte, Marie-Antoinette devient sa belle-mère dès lors qu’il convole en (justes) noces avec Gabrielle — la fille d’icelle, sa belle-fille — en mairie d'Alger. C’est la devenue belle-mère qui achète le terrain sur lequel le Castel fut construit, l’offre à son ancien concubin devenu son gendre ; une lettre confondante de normalité assumée rend compte de cette vie effroyablement ordinaire, dans cette espèce de bordj, construit à grands frais, grâce aux deniers de la mère de sa jeune femme, qui fut aussi sa compagne. Pétrus écrit —à un général il vrai, ce qui exige un certain détachement, voire une neutralité — que Marie-Antoinette voulait une maison qui pût être transmise à ses enfants et devenir patrimoniale. La famille de Pétrus Borel, c’est le mot qu’il emploie, se compose désormais de (sa) jeune femme, de son jeune frère et de (notre) mère… Après le décès de Marie-Antoinette devenue folle, une configuration nouvelle se dessine, Pétrus et Gabrielle auront un fils, Aldéran.
Revenu du jardin, Pétrus écrit. Il tente d’écrire. Quelques temps avant son limogeage, il avait lancé ses derniers feux d’humeur contre la bêtise, rédigé une satire contre un candidat à la députation, lancé une provocation ultime en se déclarant officiellement candidat lui-même, dont on jugera de l’amertume : « Pétrus Borel, ancien homme de lettres, — auteur du Lycanthrope et de Mme Putiphar — et de plusieurs feuilletons, inspecteur de colonisation à Mostaganem. »2 ; il pouvait même affirmer sans mentir dans sa déclaration programmatique : « je suis pauvre et je veux rester pauvre » ; je suis aussi Jean-Jacques Rousseau aurait-il dû ajouter3 en ses temps derniers, qu’on pourrait sans exagération voire marqués du sceau de la persécution, même si la paranoïa guette quiconque s’attaque aux administrations et leurs hiérarchies. Pétrus Borel entame la dernière part de sa vie, la paysanne, la terrienne, dans ce qui ressemble fort à une petite exploitation, de laquelle il tire de quoi nourrir toute la maisonnée et entretenir une domesticité modeste de quasi colon. Certes, il a perdu le combat, mais il est honoré, écrit-il à André, d’avoir perdu contre un Voiou, un marlou, un arsouille, un grinche.4 On aime cette dernière énergie nimbée de nostalgie, il est, dit-il dans la même lettre, un « simple littérateur français in partibus… ». Là-bas en France que sont ses amis devenus ? Qu’est-il devenu lui-même ? Une jaserie maussade ici et maintenant, qui n’occulte même pas d’inconvenantes questions d’argent.
Dans une lettre feuilletonnesque —de mi-novembre à mi-décembre 1856 — Pétrus dit tout de sa vie ordinaire ; une épître de haute graisse venue depuis la maison de Haute-Pensée dont on mesure, ici, que le nom se voulait peut-être plus railleur qu’on ne le croit. Il faut y songer sérieusement. Ne parlait-il pas, dans Don Andréa Vésalius, d’un monsieur avec des gros souliers de philosophie, des pafs, ou pas de souliers du tout ? La lecture de Pétrus Borel nous apprend toujours qu’il faut oser approfondir ses pitreries verbales, elles se font écho les unes les autres. Des « sabots colossaux aux pieds » des miséreuses années 30 au Voyageur qui raccommode ses souliers5 de 1850, il y a toujours du Passereau dans Pétrus ; Passereau, cet excellent et pétillant jeune homme, faux désespéré qui s’en va le cœur léger, demander ardemment au bourreau d’être guillotiné à l’imparfait du subjonctif, qui peut passer, dans certaines circonstances, pour la marque absolue de l’ironie mordante, puisque « la vie est facultative » ajoute-t-il en guise de raison. De quelles pensées élevées les dernières années de la vie de Pétrus Borel l’Algérien se sont-elles nourries ? De regret, c’est certain, mais voilà qu’on s’y trompe, le regret n’est-il pas l’autre version du rêve ? Son bordj est une friperie neuve — on admire l’image — la demeure d’un contemplateur, d’un poète. A cette date6 il écrit « Mon âme a perdu ses ailes ». Il meurt un an plus tard, terrassé - élégance verbal du destin - dans son jardin. Sous le soleil algérien de plein été, point de bousingot.
Pétrus appartient à la liste qu’il faudra peut-être un jour développer, des penseurs et écrivains qui n’ont, sur cette terre, ni tombeau, ni caveau. Dont nulle cendre, nuls restes n’ont été rendus à la terre ou au ciel. Le cimetière de Mostaganem où il fut inhumé est dés-affecté depuis longtemps. C’est ainsi que l’on dit pour signifier que personne ne vient plus porter aux stèles, chapelles et monuments funéraires les soins nécessaires à leur conservation. La fosse commune recueille alors les restes des restes. Les disparus ont deux fois disparu.
- Dans une lettre à son frère André ; comme la plupart des termes cités isolément dans ces lignes, extraits de cette correspondance
- Cité par J.L Steinmetz (Pétrus Borel -vocation poète maudit- Fayard ; 2002. P.263)
- Il l’avait affirmé dans la présentation de Champavert.
- En la personne du sous-préfet.
- Cf note 7, les deux dernières dates.
- L’année 1856
- Pétrus Borel, in Archives : 01/07/2018 ; 03/07/2018 et 31/01/2019 ; 04/02/2019
Nostalgie inactuelle
Après Inactualité nostalgique, le 31 janvier ici-même, ci-dessous : I – la transcription stricte d’une copie intitulée « Devoir de Français » ; j’ai 16 ans, je suis en début de Terminale, et ça se sent ! II –celle d’une copie de l’année précédente, j’ai 15 ans, je suis en classe de Première. En rouge les remarques du professeur, le même dans les deux cas. On redit que les travaux se font "sur place" et non "chez soi", sans aucun document, et qu’internet n’est même pas un rêve !
I - Sujet : Madame de La Fayette écrit de Montaigne : « Il y a plaisir d’avoir un voisin comme lui. »
L’œuvre de Montaigne reçut de tout temps approbations ou reproches. Mais il est indéniable qu’elle imprima d’un sceau ineffaçable toute la littérature française, si l’on s’attarde quelque peu aux réflexions nombreuses et combien différentes qu’elle suscita partout. Mais il semble qu’au XVIIème siècle, l’œuvre de Montaigne marqua plus profondément encore toute cette société d’« honnêtes gens » qui s’entretenaient dans les Salons. Ainsi, Madame de La Fayette a pu écrire : « Il y a plaisir d’avoir un voisin comme lui ». On peut se demander avec elle si en effet, Montaigne est un agréable « voisin » ou s’il est un compagnon antipathique, et pourquoi. [remarque du professeur : c’est aller loin dans l’antithèse]
En ce même XVIIème siècle, Montaigne a paru profondément antipathique [remarque du professeur : erreur ! Pascal aurait apprécié Montaigne peut-être autant que le Chevalier de Méré]. Pascal dit à propos des Essais qu’il eût là un « sot projet ». Et l’on peut avec l’auteur des Pensées relever plusieurs points sur lesquels Montaigne ne ressemble en rien à un plaisant « voisin », mais bien au contraire où sa compagnie devient lassante, parfois fastidieuse.
Après avoir refermé les livres des Essais, on peut garder en soi l’image d’un Montaigne profondément égoïste, peu engagé et chrétien « du bout des lèvres ». C’est ce qu’en a retenu l’austère Pascal, lui pour qui « le moi est haïssable ». Ceux qui adhèrent au point de vue pascalien vont parfois plus loin encore et disent qu’il manque aux Essais la flamme de la jeunesse, que c’est là l’œuvre d’un vieillard qui a perdu plus d’une illusion, balançant sans cesse d’un système philosophique à l’autre, stoïcien par épicurisme car, cherchant à mieux souffrir, Montaigne chercha à moins souffrir.
Ce sont de durs jugements semble-t-il ; et certainement Montaigne a choqué en ce janséniste sévère qu’est Pascal, le classique [remarque du professeur, qui a souligné ce mot rageusement -trois gros traits- : attention ! P. l’est d’une façon très personnelle] et le chrétien. Mais ces critiques n’ont pas l’approbation unanime du XVIIème siècle. Et l’on en rencontre pour qui Montaigne est « aimable ».
C’est Madame de Sévigné qui loue l’« amabilité » de Montaigne (bien qu’elle ne voulût en aucune façon laisser les Essais entre les mains de sa fille.) Et Madame de La Fayette semble faire écho à cet enthousiasme. Il semble bien en effet que Montaigne soit un « honnête homme » à la mode XVIIème siècle : instruit, l’esprit fin, ouvert à tout, sans se piquer de rien. Et ces grandes dames [remarque : il était galant homme à l’occasion] ont certainement trouvé en lui un homme à la vie bien remplie, point passionné mais ayant pourtant liberté et vérité pour passions. Elles ont rencontré un homme s’insurgeant contre les principes de cruauté et les méthodes de colonisation [m.dit ; anachronique] du Nouveau Monde, citant les auteurs latins, élaborant un art de vivre et une pédagogie. Il y a bien en tout cela la trempe d’un plaisant compagnon et on comprend que le livre des Essais ait été pour la plupart leur seule lecture.
Mais il n’y a pas qu’au XVIIème siècle que Montaigne a été élu avec enthousiasme et approbation, et actuellement on peut encore voir en lui et en ses Essais une heureuse compagnie pour de nombreuses heures. On connaît la réplique que Voltaire adressa à la sévère critique de Pascal : « Le charmant projet que Montaigne a eu de se peindre », mais il ne faut peut-être voir là qu’une occasion supplémentaire pour Voltaire de prendre le contre-pied du janséniste ? Pourtant, dans une autre optique, on peut prendre à notre compte [stylo correcteur rageur : on… nous ! ; c’est, en effet, une grave faute que de les utiliser dans la même phrase] cette affirmation et louer cet homme de nous avoir livré ses réflexions, ses actions, sa vie intime. Il ne faut pas tant voir en Montaigne un orgueilleux bon vivant qu’un homme vrai, à la recherche de son être profond. « Je suis moi-même la matière de mon livre » nous a-t-il dit. Pourquoi donc être choqué d’y trouver ça et là les défauts, les hésitations de « l’humaine condition ». En aucune façon Montaigne n’a voulu s’imposer, pas plus qu’imposer son art de vivre, si foncièrement adapté à son tempérament. « Il y a mille contraires façons de vivre » nous dit-il. Les Essais ne sont que la proposition de la sienne, dans une touchante simplicité.
Il semble qu’on se range plus facilement à l’avis de Madame de La Fayette, à savoir que Montaigne est un « voisin » agréable, avec lequel on éprouve plaisir à passer un moment et, pourquoi pas à « limer sa cervelle » contre la sienne… Ce qui nous plaît dans Montaigne, c’est qu’il n’a pas eu la prétention de vouloir nous imposer quelque chose [plat ! signale le professeur intraitable], mais qu’il s’est montré un homme de son temps, tout en étant un écrivain toujours actuel, aimant l’amitié et la compagnie des autres hommes, haïssant la guerre. Comment ne pas trouver du plaisir à relire les Essais, retrouver cet homme si humain, si lucide et dont le message est : « Pour moi donc, j’aime la vie. » ?
Annotation générale (sévère et méritée) l’ensemble est largement insuffisant : ce sujet vous eût mieux inspirée si votre imagination avait pu s’exercer sur une lecture plus attentive de Montaigne. Non seulement l’extrait n° 17 (que vous avez eu à étudier) mais bien d’autres : il est facile de retrouver l’homme dans son livre – et puis de se le représenter comme voisin. Noté : 11/20
II – Sujet : Chateaubriand évoque ainsi dans les Mémoires… (la fin du libellé n’est pas recopiée, à la demande du professeur, les premiers mots lui suffisaient pour identifier le sujet choisi) ; on déduit de la lecture du travail qu’il s’agissait de prendre la plume à la place de Chateaubriand et d’écrire ses méditations et rêveries lors de la première journée de son voyage de retour d’Amérique vers l’Europe.
« Tout le jour une lourde grisaille a pesé sur la mer, et depuis que j’ai mis le pied sur ce bateau, aucun rayon de soleil n’a pu percer l’opaque barrière que forment les nuages. Dès le moment de l’embarcation, un vent humide a commencé de souffler pour ne plus cesser. Mon départ de cette terre d’Amérique fut salué de pluie et d’embrun, et la mer semblait mêler sa voix au chant monotone qui montait du rivage.
Ce ne fut pas la tristesse qui envahit mon cœur quand retentit la sirène — cette tristesse que nous cause la séparation — mais bien plutôt une mélancolie sans égale, à la dimension de l’Océan qui s’offrait à moi, sans borne, sans récif, sans rivage. J’ai laissé s’écouler les premières heures de cette traversée comme on laisse glisser un livre de la main lasse qui ne peut plus le soutenir, et bercé par le clapotement de l’eau sur les flancs du navire, j’ai abandonné mon cœur sans contrainte, à une rêveuse inconscience. Ce bateau qui, il y a plusieurs mois, m’avait éloigné de mon pays natal, ce même bateau me rendait à ma terre et pourtant je n’en éprouvais aucune joie.
Un désir incertain me poussa à aller regarder cette masse liquide qui serait ma seule compagnie pendant ces longs jours de voyage. Et devant cette mer étrangère, devant cette étendue hostile, j’ai longtemps fermé les yeux, essayant de retrouver cette présence qui m’accompagnait au cours de mes promenades à Saint-Malo. Mais le ciel semblait avoir conclu un accord tacite avec la mer, il semblait s’être rapproché d’elle pour lui faire cette confidence de ne me point répondre. Je ne pouvais plus penser alors que j’étais sur ce bateau pour revenir en France, je pensais seulement que j’y étais, misérable, infortuné, trahi par le ciel et par l’eau et rien ne me rappelait ni le ciel de Combourg, ni l’eau de Saint-Malo.
Le reste de la journée s’écoula ainsi, dans une rêverie que rien ne pouvait troubler, hormis l’agitation des autres voyageurs aux heures des repas. Puis, lentement, l’Océan se recouvrit d’une brume aérienne ; on voyait encore par moment la crête des vagues les plus fortes crever cette ouate grise. Déjà montait le pâle disque de la lune, traînant derrière lui un char de nuées noires qu’une main invisible viendrait poser une à une sur cette immensité. Mon cœur s’emplit d’un sentiment nouveau. J’eus peur soudain de me trouver au centre de l’Océan, impuissant face à cette obscurité grandissante. Et les ombres qui s’étendaient sur la mer, s’étendaient aussi sur mon cœur…
Le premier jour de mon voyage touche à sa fin. Il coule au fond de l’eau comme un radeau abandonné, il se perd au milieu des flots, il roule comme roule une bouteille sur le socle sableux ; déjà, il ne m’appartient plus.
Le silence de la nuit monte douloureusement des profondeurs, enveloppant le bateau comme une proie, et entonne un hymne aux accents inconnus. La faible lueur de ma lampe projette des ombres vacillantes tout autour, créant un monde mystérieux de fantômes ; l’eau répète inlassablement sa morne mélodie dans cette nuit privée d’étoiles, et l’homme répète inlassablement sa prière au Créateur ; il se souvient que sa vie comme l’eau s’écoule, qu’elle échappe à ce monde qui est pourtant sa condition. Mon cœur se met à l’unisson de ces voix qui s’élèvent de la mer et que le vent de l’Océan élève jusqu’à Dieu. »
Ici, aucune remarque en marge ou dans le corps de la copie (sans faute d'orthographe)
Annotation générale en haut : « vous avez enchaîné avec une certaine verve images et sensations. Mais une méditation comporte aussi des réflexions, des pensées. Il est tout-à-fait étrange que Ch. en pareille circonstance ne pense point à sa vie passée ni à la vie qui l’attend à son retour en France… » [Peut-on ajouter que c’était quand même beaucoup demander à 15 ans ?] Noté : 12/20 (classée 2ème !)
loin, proche
Enruinée dans ses murs petits
Son noir pas de pas-de-porte
Masure devenue belle
De n’être plus qu’un souffle à peine
Sous un trou de toiture et son ombre portée ;

Bel l’escabel
Jusques au ciel ennuagé
D’hamadryades ferveurs ;
Grisent la terre
Relèvent le défi
Debout dormant
(cette orangée arc-boutée tombée à terre, merci)
Les mortes feuilles nées d’ors
et d’impossessibles ombres
(Photographie A.B-Février 2020)