inactualités et acribies

Or Ouez,

27 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

Va petit livre, picque, marche,

Double le pas, et loing t’estens,

Fay te veoir en chacune marche

Pour donner joye et passe-temps.

Si aucuns en sont mal-contens,

Passe outre et n'acoute à leur dire :

Car aujourd'hui tel est le temps :

L'un veut plourer, l'autre veut rire.

 

     Il fut une époque où plus on était moine, plus on était leste, grivois, coquin. Rabelaisien sans le savoir, aux mêmes temps que lui. L’âge était aussi aux anagrammes, — Alcofribas Nasier ou Séraphin Calobarsy ou aux pseudonymes. Notre homme du jour se nomme, à l’envi : sieur de Néri-en-Verbos ou Philippe le Picard, exactement parlant Philippe d’Alcripe, en son monastère normand, près Lyons-la-Forêt, l’une des plus belles hêtraies d’Europe. Justement, il s’en passe de belles dans la forêt fréquentée par les coquins et les coquines et tout le bestiaire sylvestre ; mais le champêtre aussi. Il s’en passe de drôles dans la petite ville, ses ruelles, sa forteresse, et son église bien sûr, hauts lieux d’un petit peuple rusé bien plutôt que méchant, une assemblée de touillautz (bons vivants en patois normand) que n’inquiète ni ne surprend un quotidien métissé de merveilleux, l’ordinaire mêlé de prodigieux, le comique arrosé d’une larme de poésie — par la grâce rêche mais veloutée d’une écriture absolument jouissive, tant elle est riche jusqu’à la redondance heureuse. Prudes et pudibonds passez votre chemin ; fripons, fripouilles et polissons, cet homme est le vôtre, ses historiettes troussées en quelques lignes parfois, les culs par-dessus têtes, les obscénités toujours émoussées par une morale finale, brève et en vers qui clôt des récits d’une obscénité achevée mais les rend inaccessibles au jugement d’abjection ou de dépravation. Parce que c’est drôle, ironique, sous-titré avec la plus belle assurance, Livre pour inciter les resveurs tristes & melancoliques à vivre de plaisir (1579)*, notre moine éjoui est un baume, une prescription, une ordonnance à renouveler sine die, pour tous ceux qui ne confondent pas crudité avec vulgarité d’approche et d'écriture triviales et ordurières.

     Voici trois récits — prélevés dans un ensemble de 99 — de ce livre que l’histoire littéraire officielle s’empressa d’oublier. L’un, que les lecteurs de la nouvelle de Gogol (Le Nez) trouveront fort à leur goût, non qu’elle lui ressemble absolument, mais il n’est pas si courant que l’appendice nasal soit un héros de littérature ; l’autre pour un aperçu — si l’on peut le dire ainsi — de cet équilibre réussi entre écriture fripouille et excès maîtrisé de langage ; le troisième pour la débauche de… vocabulaire ornithologique, vertigineuse.

     Enfin, c’est délibérément que ces textes sont proposés dans l’orthographe d’origine, à peine révisée par une édition du 19ème siècle. Quelques mots peuvent échapper, rien ne nuit à l’ensemble. On peut lire tout haut, c’est même conseillé, et lentement, la voix franchira mieux que les yeux les (petits) obstacles. Que votre lecture soit sémillante, espiègle, plaisante, légère, badine, folichonne, mutine aussi ; guillerette, joyeuse et leste. Que Philippe d’Alcripe, moine cistercien de son état, en soit béni pour toujours !

*et titré : La Nouvelle Fabrique des excellents traits de vérité (1579). (Droz, 1983).

*

 

Ce qui advint à une Poissonnière

 

On ne se peut garder de sa fortune, quoyque l’on s’en guette assez. Cecy je dy pour une pauvre poissonnière de Rouen, laquelle l’hyver dernier (vendant son poisson au vieux marché) pour la grande et excessive froideur qu’il faisoit, eut le pauvre nez gelé, si bien qu’elle ne le sentoit plus bransler, et se pensant moucher elle se l’arracha tout net du visage sans y penser, et le jetta contre terre avec la roupie qui pendoit au bout. Une boure* qui là estoit le print et l’avalla tout de gob. Toutesfois quand il est question de dire verité, je vous jure que ce fut grand pitié, car, arrivant en sa maison ses petits enfants la descongneurent, lesquels s’enfuirent de sa presence, brayants et criants de peur, et couroient comme chiens qui ont l’engin bruslé. Neantmoins leur père les rasseura petit à petit, jurant le diable que c’estoit leur mere ; mais la regardant ne se pouvoient contenir, tantost de rire et tantost de plourer.

La defformité du visage

N’abbat l’honneur du personnage.

*Boure : cane

*

Ce qui advint le vendredy des grands vents à deux garces* de Rouen.

I1 y a environ quarante-sept ans, le vendredy des grands vents , que deux pucelles de ord mestier, les principales et plus miesvres du cul du bordeau de Rouen, l'une nommée Janne-cul-jaulne, et l'autre Marion Bydon, ainsi qu'elles se pourmenoient par la ville (pour trouver chalans) arriverent en la rue d'Herbanne, pres le portail dela maistresse Eglise , où le vent (par son impetuosité) s'en tonna dans leurs habits, que voulsissent ou non , les enleva et emporta jusques à la seconde galerie dudit portail. Et ainsi qu'elles doubtoient la mort, crocherent (1) leurs bras aux carneaux (2) de ladite gallerie, et furent ainsi suspendues l'espace de deux heures, leurs habits renversez devant leur visage, monstrans leurs ygrégeois à qui les vouloit voir, et n'y avoit celle qui n'eust la raye du cul avallée. Plusieurs jeunes coustillauz (3) furent assez empeschez (4) à les descendre.

Ceux là sont en peril souvent

Qui sont en la merci du vent.

*garce : féminin de garçon. (1) Accrochèrent.  (2) Angles on corniches. (3) Coustillauz :  jeunes gens d'une profession quelconque, ouvriers. (4) Eurent ni assez de peine.

 

*

De la plume qu'amassa un tueur d'oyseaux.

Quand j'estois petit, je n'estois pas grand, et toutes fois il m'en souvient bien, c'est d'un nommé Fiacre du Coin, lequel fut un an entier si fort malade d'une meschante fievre quarte qu'il en perdit tout net l'apetit, de sorte que tout ce qu'il mangeoit ne lui sembloit que bren. Un sien frere le voyant ainsi desgouté, lui demanda quelle viande il mangeroit volontiers pour soy ragouter. Il lui respondit qu'il mangeroit bien, s'il en avoit, des petits oyseaux, comme merles, maulvis, grives, litornes, passereaux , cailles , tourterelles , berées , alloüettes, cochevis, ramerots, martinets, perdreaux, linotes, verdiers, pigeonneaux, pinsons, chardonnerets, rougegorges, soulcicles, faulverettes, mezengues, brunettes, estourneaux, bergeronnettes, pierrots, roytelets, coucous, rossignols, piverts, arondelles, siffleurs, grobecs, chaussepots, torcollits, loriots, quiercheres, cornillarts, cauvettes, et autres petits oyseaux qui hantent les bois et les champs ; je vous prie m'en recouvrer, s'il y a moyen.

Mon frere, respondit-il, je vous promets que vous en aurez en bref, car il n'y a garçon de ma sorte en la forest qui ait meilleur moyen d'en recouvrer que moy. Et à l'heure mesme print son arbalestre, et entra dans le bois, et le premier coup qu'il tira fut sur une compagnie de merles qui mangeoient des chenilles et en tua sept, et au second coup quatre (quatre tant grands que petits), puis trois : aucunes fois neuf, d'un seul coup onze, vingt trois en deux coups : somme il ne tira fois qu'il n'en abbatist en grand nombre et de toutes sortes.

 Conclusion, il continua tout le temps que son dit frere Fiacre fut malade, à tuer, machaçrer, meurdrir, esgorger, rompre, bizcazier, et abbattre oyseaux ; et tant en occit, que quasi l'enge (1) en faillit à nostre forest ; de la plume d'iceux furent emplis sept lits fournis d'espauliers, traversins et oreillers, si lourds et pesants qu'à grand peine deux grosses chambrieres les pouvoient-ils manier, sans bien enhanner et vessir.

Le vray amy est toujours prest,

D'ayder, donner, et faire prest.

(1)L'engeance.

Sur le pointu du jour. *

24 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

*Belle expression de Giono, dans Colline, dont les pages brasillantes sont à l’origine de ces lignes tout empruntées à sa facture, ses tournures, ses mots. On peut appeler cela un Exercice de Style.

 

      Depuis l’agachon, à l’espère des perdreaux, j’épiais le vol de la sauvagine. Les groussans avaient tant roulé au fond de ma besace de bourras que l’épais tissu en était tout humide, les deux gros oignons et le quignon de pain aussi. J’éparpillais le tout un peu plus loin, parmi les prèles ; le soleil en se levant vraiment irait bien les attiédir jusque-là.

   Au milieu de la gineste, l’eau fluait. Je la touillais nonchalamment par le bout d’un branchillon, puis l’autre ; j’avais longtemps déjà abandonné le guet. Les herbes, les avettes, le poids de l’air, le ciel d’acier, tout m’était espérances. L’entour et l’au-dedans pantelaient aux bouffettes que le jour accrochait aux nuages dans le grand respir du matin, passé depuis la nuit sans s’en apercevoir.

    Il faisait bon déparler dans sa tête : nulle autre compagnie que les orchis sauvages, les genévriers, les belles saladelles. Même un petit lézard d’or hésitait à fouler la terre, comme s’il allait déranger la colline rousse et pesante qui se levait enfin dans son mauvais visage.

   Quand son ombre soudaine et drue s’étendit, telle une méchantise arpentant la garrigue, je sus qu’il fallait me lever et partir ; abandonner la brume violette qui dansait sur les berges, le silence bruissant de lui-même, la terre devenue verte avec l’éveil des feuilles. Une colère sourde, épaisse, montait de loin. Je saisis les bridons de ma sacoche, rajustai ma taillole, abandonnai le bord oblique du monde. Un grand arbre craquait sous la menace, ses branches chuintaient pour s’efforcer de ne pas plier.

     Ce fut comme si l’air m’avait porté dans un chemin d’eau pour éviter la lande noire. Sur la table de la terrasse, restait depuis le soir d’avant un bocal mi-vide de griottes, une bouteille mi-pleine de semoustat traîtreux. Là, j’attendrai sentir la débéloire qu’on mettait à chauffer.

 

L’impénitence par les livres est un vice bienfaisant.

19 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

Une parole tenue ne l’est que si elle montre sa constance. En Décembre dernier, je me suis engagée à rediffuser — sine die — quelques billets d’hommages à des livres que les grands circuits ont malmenés, voire ignorés du mépris des puissants. Après Le ciel & la carte d’Alain Borer, Le Seuil* ; j’ai tenu parole en émettant une deuxième fois les lignes par moi consacrées à La déportation des morts, de Victor Fournel, La Mèche Lente* : petit livre épatant et courtois à la plume trempée doucement dans l’acide. Aujourd’hui est la troisième fois : consacrée à trois livres signés du même, ne soyons pas chiche, car il se peut que sans prévenir, la vie joue des tours à sa façon, bien que, n'est-ce pas, rien n’arrive jamais qui ne soit prévu, ou que le pire est toujours derrière ! Mais, supposons — il faut insister sur ce verbe plein de promesses — supposons qu’un mal qui répand la terreur, passe par là, le bon Jean de La Fontaine ne nous en voudra pas. Supposons même que nos meilleures librairies, que d’aucuns trahissent à tour de clics on se demande bien pourquoi, soient empêchées d’ouvrir, supposons même que les livres dont je serine ici qu’il faut les avoir lus plutôt que tant d’autres et préférentiellement à tous, entrent dans l’une de ces deux options : a) vous les aviez acquis ou on vous les avait offerts, vous allez donc les (re)-lire ; b) dans la liste qui s’annonce longue de vos envies reportées, vous les aviez notés tout en haut, et vous vous jurez, croix de bois-croix de fer, qu’ils seront vos premiers prochains achats non alimentaires, une fois les libres librairies réouvertes, vous les remontez encore plus haut que le haut de la liste ! Voilà pourquoi je réédite, avec le plus grand plaisir, et pour le vôtre, trois textes dont trois livres essentiels de Denis Montebello ont été l’occasion.

(* ibidem, Archives : 07/12/2019 et 03/01/2020)

 

 

I - Des biens bien peu immobiliers mais si bienfaisants

     Il y a vraiment des maisons où il fait bon vivre, seraient-elles de ruines ou de courants d’air, en bord de route ou dans un verger en friche, qu’elles soient de cassons, de petits bouts ou de débris constituées puisqu’elles sont de mots, de mémoires et de rêves. Et se nomment Maison de la Gaieté, Mont Carmel, Beau Désir, ou même cathédrale… et s’appellent l’une l’autre, s’attirent, s’entraînent et se déprennent dans le livre-promenoir de Denis Montebello*. Les mots sont sa demeure en laquelle il nous mène. Perambulation dans les allées, les sentes, par les routes et les chemins de Chérac à Epinal en passant par la Beauce et l’Italie, sans oublier saluer les anciens, Augustin au détour d’un vermiculatum comme un sucre d’orge qu’on aurait posé là. Pour la gourmandise.

     Et la mosaïque. Resséante et voyagère. Embarque notre regard qui ne peut s’en détacher, vers des lointains dionysiaques. Fleurs et fruits, feuilles, grappes et bouquets, avec les yeux de l’âme, le monde est bien trop petit. Invitation à s’en détourner pour suivre les contours de la jonchée, tenter, fixant les courbes et les volutes, d’éloigner de soi l’ivreté du passé qui revient comme une ombre. Douce, mais qui revient toujours, forcément. Et nous retient par les mots.

     Denis Montebello ne m’en voudra pas d’user de ce sujet pluriel, c’est un hommage, tant ce qu’il dit et comme il le dit est une Invitation au voyage, à la destination et l’itinéraire secrets, chacun pour soi. De joliesses en historiettes, de tableautins en récits, de patoiseries en étymologies, de portraitures en miniatures, répliques (Ah ! Monsieur le Maire et votre cabourne ! dans mes bras !), réparties et mots d’esprit, c’est l’intense silence qui s’installe avec les dernières phrases. Le voyage se termine là, mais il n’est pas fini. Reste l’étrange conviction qu’on en connait quelques-unes, de ces maisons-tessons, de leurs hallucinés ouvriers-architectes, quelques-uns de ces objets inspirés, peut-être dans une vie passée, ou dans une prochaine… restent ces pages comme un vestigium pedis impérissable.

*Denis Montebello, La maison de la Gaieté, éd. Le temps qu’il fait. Janvier 2017

 

II - Le dinosaure à plume*

     J’ai le plaisir de vous annoncer que Denis Montebello vient de commettre un nouveau forfait. En état de récidive verbale, livresque, drolatique et sérieuse, il nous condamne à la plus belle des peines, la plus intelligente et la plus astucieuse. Explications.

    Supposons, je dis bien supposons, qu’il soit désireux de gagner sa vie en écrivant des livres qui se vendent à la pelle. Supposons que pour appâter le chaland, il lui faille un titre racoleur. Supposons encore, qu’il s’y essaie, tirant la langue devant l’ouvrage. Et nous, accompagnant ses efforts appliqués, sommes au cœur d’une gestation qui aboutit de ne pas aboutir. Vous suivez ?

     Il faudrait pouvoir re-commencer par la fin, alors que les premières lignes sont titrées Et si tout commençait aujourd’hui ? Je ne vous dis rien de cette quête — car s’en est une — dont l’occasion est une phrase glanée au hasard du temps qui passe. Comme le train. Le lecteur comprendra. Une révélation mystique, une anagogie païenne, l’ordinaire dispensateur d’occasions magnifiques. L’insignifiant fait toujours sens pour celui qui écrit. L’œil et la plume acérés de notre écrivain font merveille dans l’autodérision, l’ironie du quotidien, toujours la nostalgie à fleur de mots.

     C’est, bien sûr, impossible à raconter. La recherche d’un titre d’où coulerait comme de source une histoire. Mais pas n’importe quelle histoire, pas n’importe quel livre. Celui qui viendrait sans peine, dans tous les sens du mot, se loger entre tous ceux de sa famille : la famille qui-vous-fait-du-bien. Tentaculaire tribu qui s’étale et prend ses aises sans vergogne sur les étagères des librairies. Du genre aguicheur, un peu à la manière qu’ont certains, de vous proposer leurs services — des élagueurs par exemple qui sonnent à votre porte — et qui ont terminé la tâche avant même que vous ayez soufflé mot. Du genre sans gêne, sympa. Un genre de monde auquel il faut appartenir coûte que coûte. Justement, ces livres aux titres annonciateurs de recettes du bonheur, c’est sûr rapportent gros. Rapporteraient, si seulement on voulait y consentir. Ce n’est pas donné à tout le monde de faire un livre qui-fait-du-bien. A nous. A vous. Au porte-monnaie. Mais on a beau essayer, toujours le naturel revient au galop. Ou à la vitesse d’un TGV qu’on a raté. Ou peut-être de la chute des branches à terre, évaltonnées d’être arrivées sur le gazon ce jour-là maudit.

    Maudite lucidité des lignes sous le titre Un roman d’une longueur raisonnable où le taille-haie — métaphorique instrument du carnage littéraire qu’est tout livre qui-nous-fait-du-bien — où l’outil nous a tués d’avoir été branché ! admirable ! Denis Montebello, qui ne roule ni en Fiat, ni en Ferrari, et nous dit pourquoi, me pardonnera — mais c’est quand même un peu de sa faute — d’ajouter à la liste Suicides ce titre authentiquement relevé dans la rubrique des faits divers : il se pend sur le bord de la route. Ce qui, reconnaissons-le est d’un contorsionniste achevé et non du commun des… mortels. Niveau blagues Carambar me direz-vous ? Justement ! C’est un autre titre proposé par notre facétieux auteur, qui se demande s’il peut écrire le livre-qui-fait-du-bien dont le héros serait le vieux qui rédige, moyennant rémunération, ces balourdises. De page en page, comme l’élagueur de branche en branche, nous sommes baladés et balladés. On nous trimbale et nous ferait entrer, pour un peu, dans une danse provoquant insomnie, céphalées et agitation, tout ce qu’un livre qui vous veut du bien, vous éviterait, dit-on. Objurgation du bonheur et injonction d’être heureux font la double nécessité du lecteur des temps qui courent. Et oublient de s’arrêter comme le TGV. Ou la cisaille qui peut vous coûter un bras.

    Mais voilà. Comment l’écrire ? Comment devenir ce qu’on n’est pas. Quand on sait, d’un savoir anhistorique et d’enfance tout ensemble, qu’aucun livre n’a jamais soulagé ni sauvé personne.

*ainsi D.M se nomme-t-il lui-même p79 in Comment écrire un livre qui fait du bien?  Editions Le temps qu'il fait.

 

III - Ce vide lui blesse la vue*.

     Le titre est superbe. Ni exactement sans temps ni sans lieu, mais un peu quand même, l’affaire est délicieusement facétieuse, sacrément culottée, quoique… espiègle et pleine de malice. D’informations, de savoirs et de sagesse aussi. De portraits.

     Mode d’emploi.

     Disposer de deux heures. Un fauteuil confortable. Un verre de vin, plutôt rond, le vin ; pour le verre vous voyez ainsi je fis tout à l’heure, sortant de la Librairie où ce livre incroyable et petit attendait que je le récupère après réservation. N’envisager rien. Ne rien présupposer. Accepter que le travail minutieux de l’enquête vous prenne par la main, le latin, le gaulois, l’histoire, la géographie, le rêve, l’internet et le calame, les temps devenus anachroniques, les jeux de mots, les entrées inattendues et les saillies aussi.

     Le travail, l’enquête, le rêve : terminologie freudienne assumée. Où l’on sait que l’inconscient ignore la chronologie et que le passé a même valeur que le présent puisqu’il lui donne signification ; que les mots valent autant par ce qu’ils disent que par ce qu’ils taisent ; et même et surtout, qu’une chose vaut son contraire et inversement ; qu’il faut décoder des messages parfaitement lisibles car ils recèlent une signification cryptée ; que les noms exigent traduction, exégèse, herméneutique, ils ont traversé la grande histoire et les petites anecdotes. Une affaire de mise au rebut qui se transforme en science des traces et réussit une transfiguration profane sans la moindre profanation.

     Qu’il est bon de n’avoir pas à dire ce qu’un livre raconte. Quelle histoire il narre. Tout ce que je refuse de faire, et rechigne à lire. Ici, seules les lignes matérielles du texte sont droites, tout le reste défie l’obligation de raison, en raison des hasards volontiers tordus par Denis Montebello, qu’il croit être objectifs, alors qu’il les fait parfaitement subjectifs. A quelle résolution joliment entêtée faut-il être soumis pour ne jamais lâcher son affaire, quel que soit le désir inverse de toujours s’écarter ?  S’arrimer aux bragues d’une détermination folâtre et fantasque dans la disposition –au sens de position– d’indices concordants comme dit la police.

     Mais de police, point. Sinon la sémantique, l’étymologie, l’histoire de l’histoire d’une rue de Poitiers. Et d’une brique mise au rancart pour éviter qu’elle ne devienne une tuile pour son inventeur. A ce jour anonyme. Faut dire que l’argile y a recueilli et gravé pour l’éternité et en termes on ne peut plus frappants, indiscutables et palpables, l’envoi qu’Ateuritus formula à Eutycha, prénom qui pour grec qu’il paraît, cache bien des mystères. En ce IIème siècle où la Gaule était aussi romaine et Poitiers Limonum, une brique se fit support de crudités verbales et croquées avec sel. Je traduis : en des termes parfaitement obscènes, Ateuritus déclare non point son désir, mais la satisfaction de son désir à Eutycha, gravée, la satisfaction et aujourd’hui brisée, la brique. Le message est sans voile, sans fard, Ateurius ne connaît ici ni la métaphore, ni l’euphémisme, ni l’abstraction. Ni la poésie. Ni l’émotion.

     Sur les traces des traces de sa brique, Denis Montebello a mis — car s’il est mené par le bout du nez dans cette affaire, il la mène aussi, n’en doutons point, à son gré —tout son attentionné talent. Il rit de qui se rit de lui et de nous. Il sème des petits cailloux qui font miracle sur des sentiers impratiqués de nos jours. Sauf par lui pour notre admiration intacte. Et joyeuse.

*Denis Montebello. Ce vide lui blesse la vue. Editions ‘la Mèche lente’ dont je me permets de saluer la très belle Note de l’éditeur, ce n’est pas si courant.

 

 

 

 

Cas dansés

17 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

Le jeu de mots

Le jeu de l’oie

Le pas de peu

Le peu de soi

Jamais ni rien

Jamais personne

Ne sait, ni moi

*

Mots enjoués

Jeu déjoué

Le peu de rien

La part de soi

Jamais demain

Toujours chagrin

Sera ou pas

*

Silence enroué

Du ciel d’hiver

Lumière avare

Au chemin noir

Des pas de peu

Des peu de rien

Soudain chagrins

*

S’anuiter

Les jours d’été

Tombés au sol

Trop tard le soir

Nous sommes las

D’avoir aimé

Des ciels gelés

*

 

Inconsolation.

13 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

 

Et fondre sur la page

Les flocons de mots 

S’écouler dans l’encrier du temps

Le sablier des heures 

Tant les poussières sucrées

Ont goût d’été poudré

Glissades des flots usés

entre les pierres disjointes

d’un coup de lames d’eaux.

Au goutte à goutte du temps pleurant.

 

Voyager un peu.

8 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

*

Un incident que l'on dit technique prive le passant et le lecteur, et même le passant-lecteur d’une partie de l'affichage, donc de l'accès aux Archives, y compris les articles de janvier-février-mars faussement chiffrés à droite et à la baisse. L'équipe dite technique prévient que rien n'est perdu ni supprimé... qu'il faut juste un peu de patience ! Je reformule pour le transmettre ici le message reçu il y a quelques jours, message cependant caché aux visiteurs. Alors que l'équipe "Overblog" nous remercie tous pour notre compréhension, je les remercie, moi, d'accélérer un peu le mouvement...

 

*

 

     Étirant l’espace vers l’Est, le départ étirait aussi le temps et ôterait à ma vie autant d’heures que de fuseaux horaires franchis ; le retour, par l’opération inverse la gratifierait d’autant de temps que l’avion grignotera l’étendue vers l’Ouest, devenue peau de chagrin à la surface plissée de la planète. Calme euphorie mais réellement fausse, ce départ en tension trouble, au goût de fuite, désertion, ou même folie, vers de mensongères promesses de réenchantement et d’illuminations.

     Commencer par la fin.

     Ceci est le texte que, revenue, j’écrirai peut-être depuis la table noire de mon bureau, notes illisibles, intouchées, dans le carnet emporté. Pour tout lien, ce crayon de bois acheté dans un magasin d’État de Canton. Fabriqué en République Populaire de Chine signifient sûrement les caractères dorés posés sur l’une de ses tranches. Le faisant alors rouler dans ma main, je lis : Made in China, Chung Hwa.

​​​​​​​*

     Tout voyage commence avec le détail des horaires et des déplacements probables et l’invisible mais nécessaire certitude qu’au moins un numéro de téléphone annulera la distance — pouvoir entendre quel qu’autre, alors que l’instant ne serait pas le même moment. La réalité vient rattraper l’impossible. Le dépaysement, en revanche, commence dès la salle d’embarquement. Où déjà l’on se prend à guetter un signe, sans savoir lequel ; l’inquiétude d’entrer dans un monde sans mot, seulement des caractères ; un pays où les idées se dessinent et calligraphient le réel ; où l’on est muet, sourd, aveugle malgré soi. Alors, dans l’avion, aucun désir de nuages et de ciels, de ceux qui attirent les visages devenus mouches contre les hublots, et partagent la cabine — gauche-droite, ouest-est — plus sûrement que toute autre séparation.

     L’avion décolle tandis que je saisis un des livres jetés dans mon sac, les Lettres de Chine de Victor Segalen : d’Avril 1909 à Février 1910, dix mois de pérégrinations, à pied, à cheval, en chariot, par tous les temps par tous les vents, commencées à Marseille sur le Paquebot Sydney continuées à Port-Saïd et en Mer Rouge, Ségalen déposé près d’Aden qu’il visite « tout plein de Rimbaud ». Alors que l’avion n’a pas encore franchi les limites de l’Europe, avec Segalen je suis déjà passée par Singapour, après escale à Saïgon, arrivée à Hong-Kong le 25 Mai 1909. J’avale les pages et l’avion les distances. Je suis à Pékin avant même d’être descendue à Vienne — pour une simple pause technique.

     Un court instant je pense à Nietzsche et Lou Salomé, non pas séparément, non pas abstraitement, non par les insaisissables ruses de la mémoire, mais ensemble, comme il se doit : il y a dans mon sac, il y a aussi le livre de leur Correspondance.

     Pour la première fois, je consens à regarder dehors la nuit sombre, gorgée de pluie, piquetée des petits points lumineux du bout des ailes des avions, rangés, immobiles, sages enfin. Les gros phares des véhicules qui gesticulent entre eux, et la brillance réfractée des lampadaires, font autant de trous noirs à côté. Il est 22h40 quand j’éprouve, pour la seconde fois, la sensation physique du décollage ; cette fois, l’avion qui reprendra souffle à Bangkok, m’emporte vraiment en Asie. Personne à côté de moi, cela me réjouit ; lire est activité solitaire et hors du temps, se laisser aller aux fragments, à tous les fragments demeurés en soi depuis les premières lectures illuminantes à leur insu et au nôtre, valant pour échos, traces, marques invisibles, qui nous traversent insensibles, en leur absence justement.

     Ma montre dit qu’il est huit heures du matin, elle ment. Il est quatorze heures, Bangkok est devant, en bas. L’avion doit traverser la brutalité bleue du ciel. Je suis projetée dans l’après-midi d’un jour dont je n’ai pas vécu le matin. Disparu, pire, sans existence. Les turbulences sont dans ma tête, silencieuses, à l’affût. J’entre et m’enferme alors dans la complicité de Lou Salomé. Séduisante, très séduisante. Cruelle aussi. Libre ou poussée par son destin ? Dès que j’aurai posé le pied à Hong Kong, dans deux heures environ, cette question aura disparu, je le sais.

     Les nuages tapissent la Mer de Chine inversée. Il y a pourtant encore du ciel au-dessus du ciel et au fond, loin devant ; bleu immobile d’abord, or métallique au-delà. Baudelaire, rappelé involontaire et inopportun depuis mes souvenirs. Je m’étonne qu’un vert foncé, vert sapin, vert-noir, discrètement et peu à peu colorie en l’envahissant tout l’espace au-dessous. Des méandres plus obscurs, ou des fils plus clairs, au contraire, tels des bouts de ficelle tombés là, dessinent un paysage, des collines, des vallonnements d’une beauté intrigante avant de découvrir le dernier lambeau de mer qui vient battre aux pieds de la ville.

     *Passé sous les nuages, l’avion en descente maintenant survole les immeubles de Hong Kong dressés contre les hauteurs, comme à la fondation de Thèbes des hommes en armes surgirent tout droit des sillons ensemencés par les dents du dragon. Il plane d’un côté l’autre, attaque les constructions en piqué. Jamais la comparaison pourtant si convenue entre avion et oiseau n’a semblé plus juste, pas seulement pour la forme, mais cet avion-là se comporte comme un aigle, il vise un point, s’y jette, s’y précipite, sans le moindre tremblement de plumes. Sûr de sa capture et de son trajet, il jaillit tête en bas, ignorant superbement les gratte-ciels qu’il effleure au passage, du moins le craint-on. A tout instant, on envisage qu’il puisse décapiter l’un ou l’autre, ou bien sûr les écraser tel un ballon qui, lancé de très loin, s’immobiliserait dans un parterre de fleurs, au beau milieu forcément.

 

*cet atterrissage appartient à l’époque révolue -mais authentiquement vécue- où l’aéroport international de Hong-Kong était, tout simplement, en pleine ville ! Depuis, il a été, lui aussi, délocalisé ; ce qui prive le voyageur ingénu de sensations et de terreurs aussi immenses qu’irrationnelles, puisqu’aucun avion ne s’écrasa jamais entre deux immeubles, trois rues, marchés et autres jardins publics hong-kongais.

Peut-on apprendre à penser ?

6 Mars 2020 , Rédigé par pascale

 

     On s’accorde à dire que penser est le propre de l’homme, quelles qu’en soient les modalités et les manifestations ; et que l’absence de pensée marque, ipso facto, l’absence d’humanité. A cet égard les animaux, même particulièrement intelligents, ne disposent pas d’une telle faculté. Mais bien que l’on croie savoir ce que penser veut dire, cela ne résiste pas longtemps à l’examen, et l’on se trouve devant la difficulté suivante : à supposer qu’on ne sache pas penser, il faudrait donc — on devrait pouvoir — l’apprendre. Mais qu’apprendre, qu’en apprenant à penser on ne sache déjà ? De qui, et à quel titre recevoir un tel enseignement ? Et aussi, ne faut-il pas être déjà pensant pour y être soumis ? Apprend-on à penser à un animal ? Alors qu’à certaines conditions, on peut lui apprendre à se comporter. A supposer qu’apprendre à penser soit possible, apprend-on des pensées à un être pensant, ou lui donne-t-on la pensée dont il serait dépourvu ? * Dans le premier cas, l’apprentissage passerait par un maître, et, tel l’usage d’une langue pour celui qui dispose de la faculté de parler, il y aurait une part non négligeable d’auto-éducation. On n’apprend pas, stricto sensu, à parler à un enfant, on lui apprend le vocabulaire et les règles de la langue dans laquelle il évolue.

     « Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous l’apercevons immédiatement par nous-mêmes et en avons une connaissance intérieure ; ainsi toutes les opérations de la volonté, de l’entendement, de l’imagination et des sens sont des pensées » dit Descartes dans les Réponses aux deuxièmes objections. Autant dire que, sans l’avoir appris, nous pensons et savons que nous pensons, mais pour autant savons-nous ce que nous pensons, et/ou comment nous le pensons ? Ce niveau d’ignorance concerne-t-il la pensée en elle-même, ou seulement ses contenus ?  Et cette obligation, si on peut l’établir, relève-t-elle de notre nature, notre essence, ce qui reprendrait l’étonnement initial : il nous faudrait acquérir ce qui nous est essentiel pour être. Nous venons de formuler une contradiction. A moins d’établir que penser soit une nécessité d’ordre empirique et moral : étant pensants, de fait, la vraie question serait alors : que devons-nous apprendre que la détention d’une pensée ne suppose pas et qui relève alors de l’usage — donc du bon usage— de nos pensées, et induit l’existence d’une méthode et avec elle la possibilité de la manquer ou de la pervertir.

     Si — comme on aurait pu le croire d’abord — la question « peut-on apprendre à penser » pouvait recouvrir celle de l’identité de l’éducateur, —puis-je m’apprendre à penser, ou quelqu’un peut-il m’apprendre à penser ? — on voit maintenant qu’elle est plutôt celle de savoir si la pensée est pensable ; ce que penser veut dire. L’indétermination de la nature de la pensée, rend indéterminée et insoluble la question même de son apprentissage, qui ne peut se diluer dans les exemples, les anecdotes, les comparaisons. Tandis qu’en remontant au principe même de la nécessité de l’être pensant et de sa pensée qui ne font qu’un, on peut proposer que penser et apprendre à bien penser participent de la même signification. On ne résout pas pour autant la difficulté mais on montre que l’exercice d’une pensée qui se prend elle-même pour objet d’étude, fait de l’homme un animal métaphysique ce qui rend possible tout le reste, y compris le refus de la métaphysique.

 

     Tous nous avons acquis, appris, des savoirs, des connaissances et leurs variétés, leurs complexités, leurs difficultés ont élaboré notre pensée, l’ont construite ; elle serait donc dépendante de savoirs antérieurs et extérieurs, sans avoir fait elle-même l’objet d’une acquisition préalable. Il y a là un présupposé théorique et pratique : il n’y aurait pas de pensée vide, pas de degré zéro de la pensée., comme Barthes parle du « degré zéro de l’écriture ». En conséquence, on n’apprendrait pas à penser, on mettrait dans sa pensée des connaissances pour la solliciter, de puissance elle devient acte, pour le dire en termes scolastiques ; cette condition a priori rend alors possible l’expérience de la/ma pensée, dont j’ai une connaissance et une conscience immédiates, intuitives et intérieures. Ce que dit Descartes quand il appelle « penser » toute opération de notre esprit : « Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? (…) une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. » Méditations métaphysiques, II. Cela ne présage pas d’ailleurs du coefficient de vérité de ces pensées si pouvoir imaginer ou songer (rêver, voir en songe) fait aussi partie de ma pensée, sentir et ressentir et produire des fictions. Tout cela s’appelle penser, que l’on n’apprend pas à proprement parler, mais qu’on expérimente, dans les songes, dans les rêveries, dans les erreurs mêmes, dans les jugements : je juge que ce sont de vrais hommes qui passent sous ma fenêtre, mais j’ai envisagé, ou pensé, qu’ils soient des spectres, dit toujours Descartes, dans le même texte. Ce qui ne se peut faire sans disposer d’un esprit, dont les animaux ne disposent pas, auraient-ils tant d’autres ingéniosités par ailleurs. A ce point de la réflexion, penser ne paraît plus pouvoir faire l’objet d’un apprentissage : c’est l’ensemble des opérations de l’esprit qui me donnent la disposition du monde extérieur, sa connaissance, même douteuse, même imparfaite, même fausse ou insensée ; il ne suffit pas que je voie un morceau de cire, encore faut-il que je sache que je le vois. Quant à savoir à quel degré d’illusion ou d’erreur cette pensée de la cire participe, c’est par une autre opération de l’esprit que cela se peut. Le tout est d’abord d’avoir un esprit, d’être pensant. Le passage de cet « avoir », cette disposition expérimentale, à un « être », qualité métaphysique n’étant ni posé ni résolu à ce point.

     Reprenons : si toute situation d’apprentissage suppose une ignorance préalable que remplace une connaissance ultérieure, je ne peux vraiment dire avoir appris à penser, puisque mes idées viennent soit du monde extérieur, soit elles seraient nées avec moi. Je nie, je rêve, je doute, j’affirme, je me trompe, je produis des chimères… donc je pense. Et rien ni personne ne m’a jamais donné ce savoir-là, qui est en moi par nature. Les idées se présentent à moi parce que je pense, parce que je sais penser, parce que je suis un être pensant. Je n’ai pas eu à l’apprendre.

     Aussi, l’expression « apprendre à penser » est —en ce sens — contradictoire tant avec l’expérience qu’avec l’analyse, puisque, ou si, notre esprit fonctionne par lui-même ; qu’il y a une spontanéité de nos pensées et que tout ce qui en nous passe par l’esprit, se présente per se. De mes pensées à moi-même, nul intermédiaire. Il suffit que je veuille penser pour que je pense, et vouloir est encore une opération de mon esprit, non de mon corps. Sans parler de ce que Leibniz appelle des « pensées volantes » qui n’en sont pas moins des pensées, absurdes, délirantes ou même inconscientes, et non, une fois encore, des productions corporelles. Aussi, la pensée semble nous appartenir de fait ; ne se manifester que par variations de degrés, de contenus, être commune à tous les humains ; être en un mot, universelle et condition de possibilité de tous les apprentissages ultérieurs. Pour apprendre il faut être pensant, alors que penser ne s’apprend pas.

***

     Cette affirmation cache néanmoins de grandes difficultés : si la pensée est le préalable indispensable à tous les apprentissages humains, si elle est universelle en ce sens, il y a pourtant des différences de pensée entre les êtres pensants, seraient-elles contingentes, mineures, accidentelles. Dans ce cas, on devrait pouvoir, à quelques rectifications près, ayant éliminé l’accessoire, délimiter et produire un objet commun de pensée, s’entendre sur son contenu, le même pour tous, universel lui aussi. Ce qui engendre de nouvelles difficultés : la vérité — ici posée comme le facteur commun de pensée accessible à tous, après que les pensées contingentes se sont éloignées — la vérité est elle-même universelle, et, une fois résolues les différences accessoires, ne serait-on pas, paradoxalement, en présence d’une humanité où tout échange, tout débat, toute contradiction, toute opinion serait exclue, c’est-à-dire au fond, toute condition d’exercice de la pensée.

     On le voit bien, il y a penser et… penser ! Et croire, savoir, imaginer, vouloir, douter, nier… qui signifient penser au sens commun du terme et supposent d’être pensant pour être, n’interdisent pas l’exercice, l’acquisition, la rectification, en un mot la soumission à des apprentissages, des règles, des méthodes. Cela ne résout pas la question, mais l’éclaire autrement.

     Si tout ce qui se passe en nous, hors du champ des sens et du corps, donc de manière mentale, cérébrale, s’apparente à la pensée — ce que dit bien Descartes dans un premier temps — ne peut-on envisager des usages de la pensée accessibles non par apprentissage au titre de l’ignorance, mais par méthode au titre du perfectionnement. Nous sommes alors dans une perspective différente qui fait de la pensée non plus un objet à acquérir, mais un objet à construire, à élaborer, dans une relation toute particulière au sujet dont elle émane. Avant de se projeter dans le monde extérieur ou dans sa propre intériorité, la pensée, dans un acte réflexif toujours volontaire, se prend alors elle-même pour objet de connaissance. Parce qu’elle est première, la démarche de Descartes — désigner l’existence de pensées en nous — est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. On peut la préciser par la comparaison bien connue de Hegel entre le travail du cordonnier et celui du philosophe. Possède-t-on, dit-il, l’art de la cordonnerie parce qu’on a des pieds et du cuir ? Evidemment non ! Restent encore à acquérir le savoir-faire, la technique, qui, dans n’importe quelle circonstance, et quelque soit le matériau utilisé ou le type de chaussure à fabriquer, montreront le vrai cordonnier, tandis qu’à l’inverse, on l’aura compris, le seul cuir, si précieux soit-il, n’est rien entre les doigts de qui n’a jamais appris à s’en servir. Être pensant ne suffit pas, il faut aussi savoir penser.

     Mais comment « apprendre à penser » si le sujet ignorant cherche par lui-même à rectifier ce qu’il ne sait pas, ou ce qu’il sait mal. Comment savoir, de toutes les pensées que je produis lesquelles sont de fausses pensées, des pensées qui engendrent d’autres inconnaissances ? Tel le mauvais cordonnier hégélien qui fabriquerait une chaussure importable, je suis susceptible de croire que je pense, alors que je ne produis qu’illusions, apparences de pensée, paralogismes que je prends pour d’authentiques raisonnements. Et sait-on si les erreurs, les faux-savoirs, se manifestent comme tels à qui interroge le maniement de sa pensée ? Ce que fait Descartes, qui n’hésite pas à se prendre lui-même pour objet d’étude et pour établir clairement et distinctement les raisons de savoir que telle connaissance est douteuse ou fausse — ce qui, formellement, revient au même. La méthode cartésienne consiste à interroger les effets dont ses pensées sont la cause et s’aviser s’ils sont fiables. A ce point de l’analyse, on comprend que Descartes est conscient qu’il y a bien de la différence entre penser à quelque chose et penser quelque chose. Que, dans le premier cas, tout objet d’expérience, qu’il s’agisse du monde extérieur ou de soi-même** n’est pas, absolument parlant, un objet pensé, si les renseignements que j’obtiens sur lui en croyant exercer ma pensée, sont contingents, incertains ou contradictoires ou temporaires. A l’inverse, l’usage de l’entendement qui, à partir de ces pensées falsifiées ou défaillantes, unifie l’objet dans un rapport indubitable de lui à moi, est le moyen de préserver dans l’exercice de la pensée sa part non aléatoire. La méthode est cette fois, infaillible. De plus, elle s’apprend, elle s’acquiert.

     Restent alors deux écueils. Le solipsisme et le bavardage. Éviter le premier, c’est dépasser l’exercice systématique du doute par l’affirmation du cogito, qui n’est pas une fin comme on pourrait le croire, fin d’un scepticisme stérile où la pensée ne se reconnaît pas elle-même comme pensante, mais un point de départ, la conscience de l’ego cogito coïncidant avec le ego sum cogitans. Le sujet pensant établit une pensée possible de l’objet au-delà de sa seule conscience empirique, immédiate et/ou fautive.

     Mais le bavardage. On peut toujours en effet récuser la nécessité du cogito et son efficace, sans réelle portée agonistique dans l’appréhension de l’altérité, voire l’étrangeté des consciences qui ne sont pas moi. Ne faudrait-il pas penser, non plus dans le rapport spéculaire de moi à moi-même, mais dans l’affrontement à la pensée de l’autre, mieux, à d’autres pensées ? Certes, ainsi formulée, la problématique, i.e, la difficulté du raisonnement, ne semble pas un enjeu ontologique, mais plutôt la seule et simple question des conditions de possibilités de l’affrontement à d’autres, pour mieux s’éprouver soi-même, tout comme il est nécessaire de confronter des savoirs à d’autres savoirs pour mieux les asseoir, les approfondir ou les rectifier. Elle peut même échouer dans ce qu’elle prétend dénoncer ou éviter, si dans cet élan elle s’abîme non pas dans la recherche de la pensée la plus juste, mais la plus efficace. L’apprentissage est déplacé de la pensée à sa forme dans le discours, la rhétorique l’emportant sur la réflexion, la sophistique sur la raison. Tel est le risque dit Socrate dans Protagoras, comparant les Sophistes à des boutiquiers qui vendent des nourritures dont on ne sait qu’après les avoir ingérées si elles sont saines ou malsaines — sauf à avoir préalablement appris à les distinguer. Ce qui ne se peut ni seul ni auprès d’un mauvais maître, entendez un sophiste. C’est toute la dimension pédagogique de la philosophie platonicienne, puisée aux sources même de la maïeutique, cet art de désapprendre à croire, pour apprendre à penser. On ne rend pas la vue à un aveugle, mais on peut diriger un regard qui ne va pas dans la bonne direction. République VII. Tout homme est, à cet égard, éducable, et penser se connaît à l’aune de cette nécessité. Philosopher et penser signifient la même chose. On acquiert l’usage de la pensée comme d’un principe à élever au-dessus et au-delà des opinions qui l’affectent sans pourtant l’anéantir. Progressivement, passant d’un point à un autre d’une ligne qui parcourt l’ensemble du pensable et du connaissable, l’homme découvre ce que penser veut dire, parachevant l’avancée dialectique par l’expérience illuminante d’une pensée seule, détachée de toute forme sensible [et dont la mathématique chez Platon est la dernière étape, exemplaire, parce que l’âme — l’esprit — y contemple des réalités formelles, avant de contempler les Formes pures (Théétète, 189 e ; Rép. VI et VII)]. La pensée c’est le dialogue de l’âme avec elle-même, dit Socrate en substance dans Phédon, où l’on comprend que si la pensée du sage est radicalement au-delà de toute expérience humaine de laquelle elle s’élève et se détache, l’apprentissage comme une tension vers cet idéal est obligé, pressant, précieux. Pour cette raison Merleau-Ponty fait de Socrate notre « patron » au sens couturier du terme. La vertu, le courage, la justice, la vérité, ne sont pas ce qu’on en pense au sens premier, mais ce par quoi ils se pensent eux-mêmes et en eux-mêmes, précisément, comme Concepts. On comprend mieux pourquoi le modèle mathématique, véritable exigence d’un raisonnement indépendant de toutes contingences et de toutes contradictions, reste sans équivalent pour illustrer le maniement d’une pensée rigoureuse, c’est-à-dire d’une pensée. Qu’elle soit réminiscente (Ménon) dans l’acception platonicienne la plus orthodoxe, qu’elle soit axiomatique au sens des développements les plus contemporains de la physique par exemple. Einstein, le plus mathématicien des physiciens, ne disait-il pas dans un bel hommage : « Je tiens pour vrai que la pensée pure est compétente pour comprendre le réel, ainsi que les Anciens l’avaient rêvé ». Sans prétendre atteindre à une sorte de perfection humaine — qui est une contradiction dans les termes — « apprendre à penser » doit recouvrir un désir inextinguible de rupture avec l’infondé du tout-venant, la fallacieuse force de l’addition des formes communes, ou communément répétées. Pour ne pas confondre croire et penser, ni même savoir et penser.

*Kant : « on n’apprend pas des pensées on apprend à penser. » **(je peux me tromper sur moi si je rêve par ex. ou me faire tromper si j’invente quelque Malin Génie à cet effet, les lecteurs de Descartes le savent par les textes, les autres le saisissent intuitivement.)

Rêver de Palerme.

2 Mars 2020 , Rédigé par pascale

   

     Le magicien tout-puissant de ma mémoire veille.

 

    A Palerme, la nuit, je ne dors pas. J’étends ma peau, c’est tout. Dans mon rêve, le vent est blanc. Il passe au-dessus de la place, se déroule et se soulève tel un drap de lin. Après avoir flotté léger et lisse, se tend brusquement et se fige. Alors je m’avance simple et tranquille, dans les ruines d’une ville abandonnée jusque dans sa poussière. Elle m’appelle, me jette dans ses rues, ses palais, ses marchés. Ville déserte où cependant je fais une rencontre étrange.

     On l’appelait la Moureuse. Chaque matin, elle s’occupait à lever le jour, et suspendre le ciel. C’est elle aussi qui décidait de la couleur du vent. Je passais tout le temps de mon rêve à la suivre et l’observer. Elle s’éleva lentement au-dessus de la ville. Déchira le grand drap blanc pendu au ciel. Gravit un escalier immense, surgi d’un terrain vague, majestueux. Somptueuse folie posée entre poussière et vent, se dérobe à chacun de ses pas mais ne s’écroule. Chaque jour elle vient franchir les marches d’ophite, me dit un vieil homme bien doux, et hurle le nom inconnu d’un jeune homme aux yeux verts. Cette lamentation traverse la ville de part en part. Pauvre chienne qui hurle à la mort.

     Dans ces rêves qui me brisent, jamais je ne rencontre le jeune homme aux yeux verts. Pourtant, il marche dans la ville, je le sais, je l’entends. De son pas solaire il traverse les terrains défoncés de la Kalsa, heurte les pierres. Devant lui, ruines et éboulis s’écartent. Il se dirige vers le port, vers la mer. Ils sont là pour ne pas se rencontrer ; et ce chien qui hurle toujours au milieu des gravats. Rebelle et solitaire, sauvage, dans l’impureté de ses pensées, il avance comme le péché. D’un instant fugace il fait un vertige. Une ivresse. Un délire. Palerme s’en va à la dérive. Il déserte la ville sacrilège, la cède à la poussière carnivore.

     Alors,  telle la Moureuse faillible, à son regard perdu je bois mon impiété. A sa peau brune et chaude je désaltère ma bouche iconoclaste. Gaspille avec avidité ses yeux voraces. Palerme en eux transpire. Epuisée, douloureuse, jetée en friche sur le terrain vague de la Kalsa. Seul un chien frémissant s’approche et pleure en silence. Palerme s’allonge. La ville immortelle que je pratique à vide de tout corps. Avide de tous mots.