inactualités et acribies

La lecture à requoy *

27 Mai 2020 , Rédigé par pascale

 

 

      Un lieu d’où l’on n’entendrait que le chant des oiseaux, l’eau d’une fontaine proche, le vent dans les arbres, le pied feutré de quelque passant, pourrait être soit un cloître, soit une bibliothèque dont on aurait ouvert les fenêtres, une salle de lecture ou d’étude. Pas un bruit, pas un chat, un soupir à peine, des pages tournées délicatement, des sons ténus qui ne l’emportent pas sur le silence, étonnamment dense.

       On pourrait même penser, à ce point est-on naïf ou ignorant, mais ces deux mots sont de même source, qu’une telle scène n’est pas de notre temps ; lui attribuer une existence lointaine, aux époques bénies où les agitations mécaniques et autres modernités n’avaient pas cours et dont aucun lecteur n’est dorénavant protégé, tant il ne reste plus aucun lieu habité par l’homme qui ne soit préservé des bruits, des rumeurs, des tumultes, des cris. Aussi, l’on pourrait en déduire que plus on se tourne vers les temps passés encore vides de toutes machines et outillages sophistiqués et en nombre, plus on se rapproche d’une époque insonore. Au moins pour quelques-uns. Quelques privilégiés. De ceux qui, parce qu’ils vivaient dans le retrait, vivaient aussi dans le silence.

     Certes, le silence faisait partie de la règle. Mais il n’a jamais signifié l’absence totale de bruits, l’aphonie généralisée, une apesanteur mutique. Le monachisme obligeait au calme le plus prégnant, il ne pouvait aller au-delà. Un lieu en particulier vrombissait sans aucune suspension des fredons, sauf à devenir désert, la salle de lecture, la bibliotheca, le scriptorium, les endroits pour lire et étudier, chacun y prononçant tout haut les mots qu’il avait sous les yeux. On a bien du mal à croire que les salles des « bibliothèques » des premiers siècles de notre ère furent bruyantes. Or, elles l’étaient.

      Il y avait à cela bien des raisons. Dont l’une ne s’impose pas à nos esprits paresseux pour lesquels un texte, tout texte, est immédiatement accessible, car nous parlons ici de l’écriture, des mots, des caractères, dans lesquels les textes grecs et latins étaient rédigés : sans majuscules, sans ponctuation, sans séparation entre les « mots » ni même les « phrases » ! Nous qui ouvrons qui nos manuels, qui nos écrans, qui nos documents, et trouvons des titres, des paragraphes, des notes, des alinéas, des tirets, des accents et autres signes diacritiques, des caractères différents pour signifier une intention, un changement de sens, un usage particulier, des symboles… ne pouvons réaliser un monde de l’écrit où rien de cela n’existait. Ainsi, il fallait lire à haute voix, pour que la saisie du sens, si dépendant du rythme, du phrasé, apparaisse.

    Depuis des siècles que penseurs, poètes, savants, philosophes, avaient déposé leurs travaux sur les papyrus, les tablettes de bois ou de buis, dans des volumen, ou sur du vélin… les lecteurs n’avaient pas surgi à proportion et l’accès aux savoirs écrits se faisait par la voix des orateurs, des rhéteurs, des sophistes, des prêcheurs, par des discours, des dialogues, des concours, des plaidoiries ou des sermons. Les peuples antiques de la méditerranée ne sont pas lecteurs, ils sont auditeurs, publics, assemblées, dans le monde ouvert des villes et des cités libres, auditeurs d’eux-mêmes dans le monde cloîtré et savant des premiers monastères chrétiens d’Orient et d’Occident.

     Le très beau Post-scriptum que Patrick Boucheron rédige après son brillant et passionnant travail La Trace et l’Aura** revient sur cet évènement intellectuel majeur — la lecture silencieuse — qui stupéfia tant Saint-Augustin qu’il le fixa dans ses Confessions et nous émeut encore aujourd’hui : Cum legebat, oculi ducebantur per paginas et cor intellectum rimabatur vox autem et lingua quiescebant.cor, signifie esprit ici, par contagion avec intellectum ; et le dernier verbe quiescebant, fait entendre même aux non latinistes, le repos, la quiétude, la tranquillité. Où l’on comprend qu’Augustin, venu à Milan pour enseigner la rhétorique est littéralement — l’adverbe n’est pas hors propos — fasciné en découvrant Ambroise, l’évêque chéri de la ville, qui lit muettement***.

     La lecture ambroisienne, ainsi appelle-t-on la lecture silencieuse, que nous pensons naturelle, allant de soi, fut, au IVème siècle de notre ère, une exception remarquable, une mutation culturelle dit Boucheron, qui gagna progressivement, mais lentement, l’ensemble du monde lettré, puis l’ensemble du monde, devenu tacite legens, lisant tout bas, sans bouger les lèvres. Dorénavant, « Le livre est un morceau de silence dans les mains du lecteur ». ****. La lecture sans la voix, plus exigeante parce qu’elle n’autorise aucune dissipation, devient pourtant la plus banale. Avec elle, l’homme décide d’entrer en lecture en renonçant au bruit, à l’agitation, à la dispersion. D’y aller à requoy, un joli mot oublié depuis longtemps, mais qui doit tant et même qui doit beaucoup à la forme latine restée dans quiète et encore un peu dans coi et coite. C’est encore Quignard qui (nous) le dit.

     Le recours au silence pour mieux s’entendre et entendre ce que dit un texte, requiert plusieurs conditions et opérations auxquelles nous ne prêtons pas attention, dont notre incroyable capacité à une double abstraction : celle du texte — fait de signes sans aucun rapport naturel avec ce qu’il « dit »***** — celle de son accès à du sens, à de la signification. Pour autant, et même grâce à ce qui précède, ou pour le dire avec révérence en un mot très augustinien, paradoxalement, la lecture ambroisienne, silencieuse ou à requoy, montre en creux ce que le recours à la lecture solitaire à haute voix permet : s’installer dans l’espace et le temps d’une écriture, ses rythmes, ses accents, ses vitesses, ses ruptures, ses sonorités, ses échos, ses harmonies, ses mélodies, ses musiques. Elle fait voir tout autant qu’entendre ; elle seule permet un rapport articulé, quasi anatomique avec un texte. Toujours elle devrait doubler, reprendre même, toute lecture silencieuse qui nous tient par l’oreille. Il faudrait dire : c’est pourquoi tout grand texte est d’abord une écriture, un style, une poétique qu’il faut à haute voix lire. A l’inverse, la médiocrité, la platitude, l’ordinaire, non seulement peuvent être interrompus n’importe quand, n’importe comment et pour n’importe quoi, mais, n’étant d’aucune exigence, n’ont à subir l’épreuve de la lecture solitaire à haute voix qu'à en recevoir instantanément le prix : un ennui et un dégoût profonds.

 

*Pascal Quignard, Petits traités II- (xxvii traité- Augustinus) maintenant chez Gallimard-Folio ** sous-titré : vies posthumes d’Ambroise de Milan ; Seuil, 2019 *** Pascal Quignard ibid. **** idem et ibidem, cité par Boucheron in La Trace et l’Aura. ***** saluer sans réserve la fécondité des travaux des linguistes du XXème siècle.

Le poids du scrupule

22 Mai 2020 , Rédigé par pascale

     

    1,296 gramme pour éviter la goujaterie, l’inélégance, l’indélicatesse, le cynisme dans leurs usages les plus banals qui sont aussi, qui sont surtout, les plus assassins. Avec un gramme et un peu moins de trois cents milligrammes de scrupulum, tout peut changer de l’usage du monde. Ce n’est pas même une once, c’est infiniment moins. Un tout petit caillou que l’on se retient de lancer, une gêne, une larme, un rien, qui pèsent lourd. Qui peuvent tuer s’ils sont de trop dans la potion apothicaire, la préparation remédiable, le breuvage réparable. La pincée qu’il ne fallait pas ajouter.

     Mais certains aiment les graviers dans leurs souliers, marcher pesamment et non le pied léger, et oublier, peut-être même ignorer, que le soupçon, autre nom du scrupule, est l’imperceptible qui change tout et le porte à son point d’achèvement glorieux, le rend, sans aucun doute différent, meilleur, inimitable. C’est le tact, le toucher, le doigté de l’intelligence et du cœur ; ce qui fait offense au grossier, au lourdaud et reste sans concession tant à l’égard de la mièvrerie que de la vulgarité, éloigne le goût de vinaigre, le petit trop d’acidité, l’arrière-goût d’acerbité. Le scrupule — unité de mesure naturelle de l’amitié — tout droit venu d’un usage métronomique latin-romain et civique d’autrui, devrait au moins régler nos rapports de quotidienneté au nom de l’intérêt bien compris, toujours réciproque.

     On aurait aimé que la progression des savoirs — dont l’usage commun mieux maîtrisé des mots et de leur sens devrait être un des signes — ait eu pour conséquence le rabotage des aspérités dans les échanges verbaux, et qu’à la pesée des commerces humains, les fléaux tendissent à s’équilibrer par des contrepoids scrupuleux. Las ! au scrupulum comme symbole de mesure minutieuse antique s’est substitué le non calibré, l’approximatif, l’imprécis, qui l’emportent dans les convenances langagières, qu’elles soient écrites ou parlées.

     Tout mot et tout arrangement de mots ignorés, inconnus, rares, inattendus, mais pourtant exacts et précis, sont désormais non seulement fortement dédaignés, mais moqués et disgraciés, avec eux les impertinents qui s'en servent. Il ne fait pas bon de nos jours fréquenter l’apex d’une langue, ses sommets et ses pointes, y trouver plaisir, joie et bonheur.

Verba mihi desunt (les mots me manquent)

18 Mai 2020 , Rédigé par pascale

 

Le terme

ce qui dit

son propre achèvement.

*

Sous le nom de la neige

perce la fleur.

*

Le crayon crisse à écrire

l’essieu grince

et le sens à consentouïr.

*

La huppe happe

des lambeaux de lune

hachés menus

pointillés

à la hune

parfilée d’étoiles.

*

Dans la forêt des fûts,

tel un point,

l’orgue perché.

*

Florilégères

sont les campagnes de printemps

sous les blanches nigelles et les ancolies bleues

 

 

*

*

 

Si

je ne pleure plus,

le bruit de la pluie

s’éteint

au fond du puits,

Ploc.

 

Et

de l’ample silence

qu’il me plait d’éployer

ma plume

tombe de haut,

Splash.

 

Vu

que le seul nom d’une chose

la fait disparaître

— sans fin—

     pfft…

 

 

 

 

"On ne fait pas comme ça ! "

14 Mai 2020 , Rédigé par pascale

     Rengaine désespérante et un brin morale : on ne photographie plus avec un appareil argentique ! On ne se donne plus d’obligations ! On ne fait plus dans le minimalisme ou avec très peu ! On ne travaille plus à l’économie de moyens ! On n’éclaire pas avec des lampes de poche, ni ne fait ses montages dans un petit cabanon au fond de son jardin !  On n’est pas photographe de nos jours, sans avoir fait au moins le tour du monde ! En deux mots comme en six : « on-ne-fait-pas-comme-ça » et même « on-ne-fait-plus-comme-ça » qui vous cloue au double pilori de l’amateurisme démodé. Double faute, double peine : vous ne savez pas faire et vous le faites mal !

      C’est le reproche multiple, explicite et implicite, que Gibert Garcin essuya lorsqu’il proposa ses ingénuités photographiques pour quelques expositions locales du côté de Marseille : des défauts, des fautes, des inconduites, des erreurs ! Il ne venait pourtant pas de rien, bien qu’il ne vînt de nulle part. Nul ne voyait le chemin, pas même lui car c’est en l’empruntant qu’il le découvrit. Ainsi font tous les gamins, sauf que Gilbert avait l’âge d’être grand-père. Et la candeur des innocents, dont on dit, n’est-ce pas, qu’ils ont les mains pleines, pleines de talent, d’idées, d’invention, de création, d’humour, de tendresse. Oui, Gilbert voit avec ses mains qui pensent avec ce qu’elles ont… sous la main. Bouts de ficelle ou shiritori qui s’ignore, chapeau de paille, chapeau de paille, paille, paille…

      Celui qui parle le mieux de Gilbert Garcin, c’est Gilbert Garcin. Qui contredit avec une certaine malice ce que les zofficiels ou autres responsables zartistiques disent de lui, dans la platitude la plus absolue : il dépasse les clivages ! Il fait passer un message — et là, vous ajoutez les adjectifs les plus éculés, au hasard… universel !  Son œuvre est une véritable vision du monde ! Sans blague ! * Ce à quoi il répond avec l’œil qui frise : que tout cela n’est pas très sérieux, qu’il fait des petits trucs loin de toute considération philosophique. Et on le croit aussi quand il affirme en souriant qu’il se sent plus près du roman-photo par la technique du plan par plan, que de n’importe quel autre travail photographique, ou, par exemple, que la couleur n’ajoute pas de sens. Le sens, voilà ce qui compte, la signification qu’il donne à voir, le surcroît de réalité qui nous attrape par le sentiment de la dérision du dérisoire que d’aucuns — par une tendance insupportable à se placer devant l’œuvre et à parler à la place de l’homme — n’hésitent pas à nommer, à tort, métaphysique ; à quoi Gilbert Garcin répond, même si on ne lui demande pas ce qu’il en pense, qu’il est bien loin de tout cela.

    Et voilà pourquoi. Après une vie professionnelle dans une entreprise de luminaires, et un petit stage sans arrière-pensée où il découvre le photomontage et le noir et blanc indissociés depuis dans tout son travail, il se prend au jeu pourrait-on dire, et, comme d’autres retraités passent leurs journées dans la cabane du jardinage ou leur garage, Gilbert organise son petit fouillis de récup’ ordinaire dans sa cahute. Ficelles, on l’a dit, fils électriques, bouts de carton, feuilles de papier, cailloux, galets et sable récoltés sur la plage. Et des boîtes de photographies remplies sans ordre, de lui, de lui, de lui, de son épouse.

Dans lesquelles il plonge les mains à l’aveugle, en attrape au hasard et au p’tit bonheur pour les découper en figurines, les substituer les unes aux autres, les inclure dans un « paysage » constitué des brics et des brocs qui lui tombent… sous la main, et réaliser ainsi des tableaux qu’on pourrait croire de cinéma, des plans- séquences uniques, qu’il prend en photo, à l’ancienne, sur un coin de ce qui n’est ni une table vraiment, ni vraiment un établi, les étagères au-dessus menaçant de s’effondrer, le sol jonché des restes, rebuts et rogatons de ses découpages, débitages et arrangements divers qui, d’un caillou vont faire une montagne, d’un fil une liane, de trois grains de sable une dune.

     Le petit-fils de celui qui tint l’Eden Théâtre à La Ciotat, où les Frères Lumière en personne firent projeter leurs premiers films, dit n’avoir compris le poids de cet héritage que tardivement ; le fil devint visible qui se tirait et tissait depuis longtemps, silencieux, diffus, fuligineux peut-être aussi. Mais il devient lumineux pour qui saisit le sens — la direction, l’itinéraire — qui de La Ciotat à La Ciotat, commence par les films photographiques de la fin du XIXème siècle, passe à l’entreprise de luminaires, pour s’arrêter au bout du jardin, pour toujours sous forme de commencement. Tout s’éclaire en effet et joyeusement, quelques lampes de poche plus tard. Gilbert Garcin aura cette formule saisissante de densité concise : les bienfaits de l’ignorance. Il ne feint pas d’ignorer, en revanche, et même il avoue bien volontiers avoir choisi, une fois pour toutes, d’habiller son image photographique du pardessus de Monsieur-tout-le-monde qui ressemble à Monsieur-Hulot-Jacques-Tati et sa valise en carton, qui tiendrait la main de Hitchcock regardant d’en haut un petit monde dont il sourit de le voir à la fois si cruel et si ridicule, un Hitchcock qui aurait appris de Magritte l’art de tout dire en seulement quelques mots,

regardez La fuite du temps, condensé d’esprit tragique et de sens comique. Une certaine perception de l’absurde ? Les toujours mêmes insupportables zexperts vous feront croire qu’il leur revient d’avoir fait ces rapprochements. Ceci est faux. Gilbert Garcin ni ne les renie, ni ne les refuse, il les a choisis, tout comme, passant devant L’homme qui marche de Giacometti lors d’une exposition, il murmure à son épouse, l’air heureux : on dirait moi ! Justement, si tout le monde répète à l’envi ces paraphrases et lieux communs du commentaire, sauf à me tromper, je n’ai ni vu ni lu cet autre rapprochement fortuit et furtif, entre les deux époux Garcin qu’on pourrait dire hors d’âge et le couple du Général et tante Yvonne, à certains moments seulement, quand le premier marche en regardant le bout de ses chaussures et la seconde —le mot est juste — le suit, trotte-menu. Jusqu’au bout.

 

Le 17 Avril de cette maudite année — 2020 —

Gilbert Garcin a fermé pour toujours sur cette terre, ses yeux malicieux. **

 

*

*il faut bien rattraper l’incroyable succès qu’ils n’avaient pas vu venir, tout zexperts qu’ils zétaient !

**il avait 90 ans.

Obscurus

10 Mai 2020 , Rédigé par pascale

   

      Macérant dans les flaques boueuses de l’après-nuit, il habitait la vie de guingois et au compte-gouttes, n’avait de joie que le néant. Tel le meurtrier délicat de toutes délices il griffait le jour et déchirait la poussière dont il ne voyait pas la danse dessiner une ligne dorée autour du soleil.

     Ce fil fluet venait des lointains, sauvages et muets, des magmas de l’outre-monde, entre deux grains de silence bleu nuit ; dans ses ténèbres encloses et noires, toujours il fera jour plus tard, longue plainte que la pluie d’un geste vif arrête, tranchant les rêves, couvrant les champs, ouvrant la terre creusée à coup de mots, de saisons et de fleurs muettes.

   Des fièvres rampaient, serpents de ténèbres éclaboussés de l’eau rougie-ocrée des hivers et des oublis, laissaient des cicatrices dans les cerveaux empuantis d’opprobre.

        L’ivresse de l’échec prenait goût de joie vide ondulant sous la houle ; contre toutes les aspérités du monde, l’écho s’épuisait à se reprendre ou les endroits se remettre à l’envers, ils roulaient jusqu’au pied de la ményanthe, petite et blanche et féée. Tandis qu’un lubin farceur taillait le bois de vergne d’où un sang rouge-sang coulait vers la prairie brindilleuse.  

 

        Une ruiche glissa sous le ciel clarteux de tant de nonchaloir. Dans les myrtaies, sourdait le noir.

 

 

Mademoiselle de Zohiloff.

6 Mai 2020 , Rédigé par pascale

 

(pour Émilie et Pierre, avant tous les autres.)

 

     Elle glissait d’un salon l’autre, parlait à voix douce et basse, souriait parfois. Ce qui, au dire de ses admirateurs — et surtout d’un — rendait le silence impatientant. Le portrait qu’on en fit, délicat mais incomplet, la décrivait à peine, par un quelque chose d’asiatique avec un presque-rien de retenue enchanteresse, ce qu’il faut exactement pour être remarquée sans être véritablement remarquable. Car elle était aussi d’une droiture impassible, ce qui chez une jeune fille si douce étonnait, pour peu qu’on voulût bien franchir la délicate barrière de ses grands yeux bleus foncés. Pour le dire en deux mots, elle était d’une simplicité parfaite.

     Mademoiselle de Zohiloff ne savait pas toujours quand elle était amoureuse et quand elle ne l’était pas. Quand l’amitié l’emportait, quand l’intérêt, quand l’affection. Parfois elle se comportait comme une enfant, sautant de joie, et allant chercher son chapeau à l’idée de se promener jusqu’au Jardin des Plantes ; parfois elle s’entretenait avec ses bonnes parentes de questions domestiques ou religieuses. Il lui arrivait de s’asseoir devant le piano. Presque chaque jour, pourvu que le temps le permît, elle descendait au jardin. Chaque jour ou presque, dans la grande demeure ou en ses extérieurs, elle pouvait y croiser son cousin Octave.

     Contre ces deux-là tout s’acharna. À commencer par eux-mêmes qui évoluaient de délicieux bonheurs en orages inquiets. Chacun pour sa part, chacun à l’égard de l’autre. Et s’il s’était trouvé un écrivain assez subtil pour entrer dans les nuances infinies de deux cœurs si prochains qui passaient cependant pour étrangers l’un à l’autre, il aurait pu écrire leur histoire. Dont la première phrase n’eût pas été : À peine âgé de vingt ans, Octave venait de sortir de l’école polytechnique ; pas assez romanesque ou pas assez romantique. Comme si l’on s’apprêtait à lire quelques scènes d’un salon de Paris au début d’un siècle passé. Il eût fallu alors tourner bien des pages qui parleraient d’Octave ; aurait-il eu les grands yeux noirs les plus beaux du monde, il était souvent triste, parfois mélancolique, d’autres fois dans des passions extrêmes comme s’il eût connu les tourments de l’enfer.

     Un jour qu’Octave était assis sur l’un des divans du salon, Mademoiselle de Zohiloff face à lui sur une petite chaise se taisait. Elle se taisait depuis un bon moment, il venait juste de le remarquer et de remarquer par hasard, qu’un tel silence était signe d’une noblesse d’âme, tandis, on peut le parier, que les vieilles rombières la traitaient de petite sotte, supputant qu’elle ne pouvait qu’être rendue envieuse — et même intéressée — par le soudain et inattendu enrichissement de son cousin que toutes ces bassesses n’atteignaient pas : il n’était empli que du plaisir d’être malheureux, de l’horreur du monde, du désir d’en finir.

     La détestation de tout dans cette âme si désespérée qu’on pouvait la croire avilie à tout jamais, affaissée et désorganisée, cachait certainement un mystère, un secret. Octave ressentait à chaque instant avec acuité qu’il était un être à part, où qu’il aille, quoiqu’il fasse et pense. Ce qui le jetait dans des accès de désespoir infini. Il arrivait même que la violence le prît et le portât aux confins de la folie la plus furieuse. Un laquais, jeté brutalement par la fenêtre pour s’être trouvé sur son passage, en fut un jour le jouet malheureux. Octave donnait une image fort déplaisante de lui. Seules sa mère et sa cousine recevaient ses paroles qu’il avait abondantes, avec bienveillance. Mais avec cette dernière seulement il entrait en de longues conversations, on pouvait croire qu’elle supportait et sa misanthropie et ses étrangetés. Il faut dire que Mademoiselle de Zohiloff tenait avec constance la place qu’il convenait à une parente déclassée mais digne.

     Dans ces journées alanguies par l’oisiveté que l’on doit à son rang, la vie intérieure d’Octave ne pouvait qu’être aux prises des tourments les plus agités et des troubles les plus désordonnés. Il lui suffit d’avoir entendu distinctement mais involontairement ce que sa cousine dit de lui à sa meilleure amie, pour tomber dans un état d’exaltation incontrôlable. La délicate jeune fille n’avait-elle pas affirmé qu’elle croyait que son cousin avait une âme si belle ! Une formulation qui tient à la fois de l’attachement et de la déception ; une exclamation qui dit tout d’un cœur qu’il ignorait qu’il lui était favorable et dont il venait de perdre l’estime, mais qu’ il jouissait avec délices du bonheur de l’avoir perdue. Ainsi Octave ferait tout pour la regagner. Octave comprenait qu’il aimait sa cousine d’amour. Octave entrait alors dans un combat contre lui-même et contre son destin, dont il méconnaissait tout alors qu’il en prévoyait aussi les pires échéances. Ce qu’un écrivain, si nuancé et doué serait-il, renoncerait à développer s’il se doutait un seul instant des méandres psychologiques dans lesquels il serait entraîné par deux êtres aussi favorisés pour, d’un mot, faire chavirer les résolutions les plus fortes, ou d’une remarque, couler les déterminations les plus solides. Vous avez toute mon estime dit un jour Mademoiselle de Zohiloff à Octave, ce qui l’attira dans les abysses les plus profondes de la détestation et de la passion. Alors il se comporta comme un de ces héros romanesques aux prises avec leurs démons, leurs désirs, leur raison, qui, d’un moment d’hésitation pour tout amoureux ordinairement indécis, font un monument de la littérature. Octave n’avait-il pas parfois, mais sans le savoir non plus, quelque chose de ce Julien Sorel d’un livre à venir, pour toujours admirable héros d’une scène incomparable et immortelle : saisir ou ne pas saisir la main de l’aimée. Après une si longue attente, il avait donc pu livrer enfin cette bataille tant désirée, mais l’avait-il perdue ou gagnée ?

     Octave ni sa cousine n’ont leur pareil pour broder les motifs maîtrisés de haut vol — leurs boucles, leurs détours, leurs pièges — du secret, de l’ambiguïté, des aveux impossibles et des silences parlant. Car enfin, l’un et l’autre qui pourtant s’entretiennent tant, ne se disent rien, même quand ils avouent tout. L’un qu’il est un monstre, l’autre qu’elle est liée par un devoir qu’elle ne doit pourtant qu’à elle-même. Ils sont les seuls à détenir la clef de ce qu’ils se cachent. Ils échoueront, non sans avoir lutté séparément et ensemble. Une histoire d’impuissances et d’incapacités à être, ou de la puissance du paraître ? L’aventure de deux âmes errantes dans les préjugés de leur siècle et de leur condition, ou le récit des ravages de l’obsession amoureuse d’où qu’elle vienne, mais surtout où qu’elle mène ? Jusqu’au bout dans tous les cas.

Elle porte un si joli prénom, Armance.

*

     Codicille : Armance, roman maltraité de Stendhal, (1827) a-t-on dit, dont, pourvu qu’on s’y attarde un peu, on apprend le tout et le détail par l’écrivain lui-même, dans différentes correspondances — dont la célèbre lettre à Mérimée (du 23 décembre 1826) qui accompagne toutes les éditions modernes dorénavant, ce qui n’était pas le cas pour les lecteurs du XIXème siècle. — et aussi les notes et autres appareils critiques d’édition, nourries à des recherches universitaires passionnantes ; à ce point que, le lecteur ingénu qui entreprendrait la lecture de Armance sur la seule promesse de son titre, pourrait bien vouloir le re-lire à la lumière des révélations dont il apprend, après coup seulement, la teneur. Car le Babilanisme d’Octave est révélé par Stendhal et non par Octave lui-même, décidément impuissant définitif. Et le titre, rapporté au seul prénom de Mademoiselle de Zohiloff — Armance — fait lui aussi l’objet d’explications annexes et extérieures. Tout ici mérite une attention fine, aiguisée à la lame acérée de l’exactitude et de la duplicité, du dédoublement pour le moins, du jeu de dupes, du décryptage raté des secrets trop longtemps ballotés aux flux et aux reflux des passions débordantes mais muettes. Où l’on s’aperçoit que la maîtrise du non-dit plus encore que de l’indicible est conditionnée par celle de l’impeccabilité de l’écriture stendhalienne, de sa force quasi racinienne d’analyse de la passion sous toutes ses formes, mais bien sûr et aussi des mœurs et des sentiments de ses personnages ; ce qui ne nous retiendrait que mollement d’en recommencer la lecture si nous n’avions toutefois tant d’autres belles écritures qui nous appellent.

     Codicille du codicille : dans les raisons que l’on a d’ouvrir un livre, il ne faut pas minimiser la part et le rôle de motifs parfaitement individuels et singuliers. Armance — comprennent ceux qui savent — ne serait peut-être jamais passé entre mes mains, sans un très fort mobile de cet ordre.

Souventes fois je retiens une hurlade.

3 Mai 2020 , Rédigé par pascale

 

La neige de culture

                                  pousse en hiver, surtout s’il fait chaud. Il suffit de labourer, semer, envoyer de l’engrais, arroser, ramasser, transporter, payer, ou pratiquer la culture hors sol, intensive, sous serre. Mais dans quelles conditions de stockage ? Y a-t-il une date de péremption ? Les excédents sont-ils détruits ou offerts à des associations en manque de neige, par un geste solidaire bienvenu ? Questions légitimes d’un citoyen éclairé qui verrait d’un mauvais œil qu’une telle nouveauté — la neige de culture — ne profite qu’à une infime partie de la population au détriment des plus précaires. Les mal-enneigés feront-ils l’objet de toute l’attention des pouvoirs publics — régionaux et nationaux — comme les mal-logés et tous les mal-lotis, mal-nutris, mal-chauffés, pour lesquels on voit avec quelle promptitude les solutions innovantes trouvent des applications immédiates et responsables pour le bien de tous ?

 

*

Pourquoi complexifier quand on peut compliquer pour faire simple ?

Ben oui, pourquoi ? la complexion n’a rien à voir avec la complication, qui n’a rien à voir avec la complexité, mais l’usage est devenu courant du verbe complexifier pour montrer qu’une situation est un peu difficile à tenir ou à régler, à moins, on ne sait jamais, qu’il s’agisse de complexification. D’ailleurs l’ordinateur, devenu juge incontesté, accepte l’horrible mot, tout va bien. On ne va quand même pas s’antagoniser les uns contre les autres ?

*

 

« Une première pierre de ce plan, c’est la connaissance précise, dans chaque bassin de vie, de l’existant et des besoins ». Formule extraite d’un projet d’ouverture des bibliothèques à des horaires convenant mieux à la population. A cet effet, et plutôt que de proposer directement de s’adapter aux heures non travaillées de ladite population – tard le soir, dimanches et jours fériés – quitte à fermer à certaines heures de vide sidéral récurrent, il y eut d’authentiques réunions de conseillers-en-usage-de-bibliothèques-publiques pour suggérer ceci : « Quels que soient les usages des bibliothèques, il faut que leurs horaires d’ouverture concordent avec les temps réels de la cité. » (c’est moi qui souligne.). Autrement dit et quoi qu’on y fasse, une bibliothèque doit être ouverte quand tout le monde travaille, et fermée dans tous les autres cas ! Avec une certaine logique, le même projet envisage qu’on y puisse trouver une zone de restauration rapide, des services municipaux, des salles de repos et de somnolence, espaces dits conviviaux et/ou utilitaires, mieux encore des lieux du vivre ! Et s’il reste un peu d’espace, nous leur suggérons, des lieux du livre, et soyons fous, des mieux du livre !

 

*

On excusera mon incursion momentanée dans ces zones non inactuelles, mais il arrive que l’on s’agace !

Aussi, pour prendre du champ et lire de la belle ouvrage, de l’écrit non meurtri par l’air des mots paresseux et banals, c’est ici : http://lamechelente.over-blog.com/ .