A la recherche de mots perdus (2)
Un chien avise bien un évêque dit-on à Domfront, où décidément le calva est bien bon. Personne ne criera au bisieutre, les paroles glisseraient le long des douces pentes et vertes ; il faut des arêtes vives, sèches, hautes, pour que les mots tombant réverbèrent au sol. Rien de semblable, ici. Aucun boulevari dans le paysage, haies et bocages alignent les saisons, les pluies, les vents. Seule leur couleur passe. Du vert tendre aux verts vifs, aux bruns foncés, aux gris maudits. Selon qu’on les bordille ou qu’on les voit de loin. Toujours, souvent, parfois dorénavant, une boucane arrête un peu le regard. Entendrait-on quelqu’un saccouter si l’on s’approchait encore ? A l’été, sairanges et sérées distendent les heures de nuit à s’yvrer sans cesser. Les hommes bus, comme on dit dans le coin, y trouvent à s’accagnardir jusqu’à l’éternité. Si de beaux Messieurs passaient par là, ils n’y entendraient goutte à ces mots mâchés en bouche au jus des pommes. Peut-être ils devineraient s’accagnarder, qui survivra après qu’il sera couché dans leur grand dictionnaire. Monsieur de la Fresnaye — qui vivait bien avant eux en ces lieux où l’on parle bas, sauf quand il faut rentrer les bêtes — Monsieur Vauquelin de la Fresnaye en disait peut-être beaucoup, et même il en écrivait un peu de ces mots-là en son temps.
Quand Brantôme voulait dire d’une femme qu’elle se conduisait de façon reprochable, il la disait endémenée. Le sieur Villon aussi. Ils écrivaient ce mot tout rempli de son sens, qui se dit à peine aujourd’hui, entre deux prairies, deux clochers, deux pommiers. Qui ne subsistera plus longtemps, peut-être même a-t-il déjà chu. L’encrouette — la petite encrouée — des mots d’avant, des mots d’antan, s’envase, tant le vent annonçant l’orage souffle et l’arase. S’il s’arrête, semblant s’enchevêtrer dans les arbres, il devient sourd, on dit alors et ici qu’il est encarcauché ou encarcauchi, ça dépend des campagnes, ça dépend des villages, ça dépend des accents et des pommes qu’on y mêle encore, si l’on s’en est mis jusqu’au nœud Gabriel, si l’on s’est agosé, qui fleure bon son Rabelais, duquel on se souvient ou croit se souvenir, qu’à défaut d’être passé un jour ou l’autre à Domfront, il aurait écrit que « le diable, montrant au fils de Dieu tous les royaumes du monde, s'était réservé pour domaine Châtellerault, Chinon, Domfront, et surtout Loudun... ».
La joie du contre-courant,
m’est un doux honneur et une fierté, auxquels ici je fais écho par ces brefs paralipomènes garrulants. Car je prends pour un compliment ce que le plus grand nombre nomme, juge et condamne comme un défaut, le contre-courant. Regardons-y de près, et soyons acharnés à en montrer les mérites et le tenir pour une qualité.
Confondu dans la même sanction commune, le contretemps fait avec le contre-courant offense à l’opinion : il ne saurait y avoir de salut qu’en avançant devant soi. Pléonasme volontairement assumé mais aussitôt démenti : on peut, en avançant, se diriger dans le vide, dans le mur, chuter dans un puits, s’enfoncer dans des lises… il n’y a pas de rapport de causalité, ergo de nécessité, entre pro/gresser et progresser. Le premier, qui fait aller en avant, n’a aucune pro/pension à garantir que l’esprit, l’intelligence, l’intellect, la vertu, suivront. Il y a, en revanche, un certain mérite voire une fortitude certaine, à dénoncer cette contre-vérité. Car en suivant le cours, on peut s’y laisser entraîner et traîner avec soi, détritus, faluns et autres effondrilles qui, in fine, s’amassent tout autour. Et nager en eaux troubles.
Le contre-courant n’a pas l’heur de seoir au plus grand nombre : il contrevient à ce poncif affligeant pour lequel « tout ce qui n’avance pas recule ! ». Cette plaie, cette scie et même cette sciotte, ne dit jamais où, vers quoi, ni quand, ni comment, ne voit pas que ce canard marche sans tête, et que le contretemps, le contre-pied sont à la danse, la musique et l’escrime, ce que le contre-courant est à la vulgate, la chance de sa respiration, ses inattendus et bienvenus aérage et ventilation tout ensemble, un rythme syncopé contrariant la mesure, l’enjambement du temps fort.
Brefs paralipomènes, annoncé-je. Aussi brisons-là les prolongations. Le contrapunctique contre-courant, ou l’assurance de retrouver son chemin en remontant les cours, les fils et les parcours ; de n’être pas emporté par la foule ; de savoir où l’on met les pieds ; de retrouver l’émerveillement des sources. Aussi, je prends ce contre-courant avec fierté :
avancer à contre-courant avec Certain est une grâce.
A la recherche de mots perdus
Ce pourrait être une petite chronique de l’été. Un peu tardive, certes, mais le temps, cet an-ci, nous joue des tours en détournant le cours des heures et contournant le coin des mots. Au moins, tentons de ralentir tout à trac les deux aspirations contraires de ces jours alanguis de torpide chaleur (ces sept -7- derniers mots s’allongeant mollement en une alexandrine involontaire posture) : l’appétence pour le silence autant que la garrulité.
Les ornithologues, les curieux ou les amateurs, savent que le geai garrule. Mais cela ne fait pas texte, encore moins littérature, ni juste joliesse pour le choix d’un mot, laquelle éclot sous l’effet d’un écart volontaire entre un terme et sa signification stricte. Ainsi, si le geai garrule, il ne bavarde pas, puisque son garrulement n’est que caquetage inélaboré. Ils n’ont créé — geai et garrulement tout ensemble — ni dictionnaire, ni grammaire, ni écriture, ni œuvre, œuvrette, ni bluette pour conter fleurette. D’ailleurs bluette nommant parfois la pintade, loin s’en faut que le geai pare sa plume de reflets bleus, serait-elle blanchoyée.
Mais la garrulité. N’est pas le garrulement — ni le cri strident de l’oiseau-trompette — cette précision juste pour entendre le doux son de l’agami en contredire la stridulation. Mot tombé dans l’oubli selon l’expression paresseuse des lexicographes, dont les jugements — vieilli, désuet, rare — ne laissent aucune chance aux conformistes-qui-se-prennent-pour-des-champions-de-la-modernité de s’enhardir, alors qu’ils émoustillent les aventuriers du vocabulaire. Personne n’a songé, évidemment, à inventer une modulation gazouillante pour dire en joli français que l’on peut s’efforcer d’écrire en quelques mots (140 ou 280) une pensée profonde et ramassée.
La garrulité, maladie contagieuse entre proches prédisposés, se propage par voie orale ou fréquentation régulière et imprudente de certains supports qui la transmettent très rapidement. Il semblerait que les écrans favorisent les foyers épidémiques. Les spécialistes craignent la pandémie et les imbéciles la pandémie mondiale ! Une forme discrète réside et résiste depuis toujours dans des niches où elle prolifère entre indigènes sans qu’il soit attesté de contamination exogène, fort heureusement pour sa préservation. Cette garrulité-là, fragile, se nourrit de racines, de feuilles, d’encre, de papier et de graphite. Signalée comme une envie irrésistible de bavarder dans ses formes communes les plus répandues, elle devient, dans ses manifestations isolées, murmures, bruissements, frémissements, volettement de quelques mots dansés dans l’infini.
Je viens de lire quelque chose de remarquable
Omaggio a Clémence, con la mia affettuosa ammirazione,
L’italien, c’est pour le clin d’œil. Clémence parle et écrit en français, (même s’il lui arrive de rédiger en anglais par obligation) mais elle a cette délicate attention, connaissant l’amour que je porte à cette parlure* et à l’Italie tout entière, de s’adresser à moi, par les courriers électroniques, dans la langue de Pirandello. Qu’elle pratique à la perfection.
Avec la philosophie et l’économie, figurez-vous. L’association est inattendue. Déjà que, séparément, chacune en fait frémir plus d’un, alors pensez donc, les accoquiner, il fallait oser ! Il fallait surtout en connaître un rayon, et même deux. Et avoir cette audace intellectuelle à laquelle on reconnaît les véritables penseurs. Sapere aude ! Depuis Horace, la formule a traversé les siècles, Gassendi s’en saisit pour devise, Kant l’épingle au fronton de ce que le siècle – le 18ème – pouvait avoir de rationalité pour mesure. Grâce à la libido sciendi et de l’aveu des plus grands – d’Augustin, Père de l’Église, à Freud, découvreur sans concession de nos mondes enfouis – l’énergie dépensée au service de la réflexion et des savoirs est un gain pour tous. Mais tous ne le savent pas. Sans exagérer on dira même très peu le savent, nonobstant l’aristotélicienne affirmation générale selon laquelle tous les hommes ont un désir naturel de savoir, première phrase du Livre A de la Métaphysique. Ces précisions pour rappeler d’où nous partons et où nous allons. Mieux, d’où Clémence nous fait partir, où elle nous fait arriver. Tout vient de et tout va à la philosophie, sa formation, y compris l’économie son autre formation, dont elle espère bien convaincre son lecteur attentif que la seconde sans la première n’est rien, alors qu’elle se joue de tout. Alors qu’elle s’en joue, et même alors qu’elle s’en fout ! – cette familiarité et turbulence sémantique réservée à la science économique, est de mon seul fait.
On ne peut disposer de ce travail remarquablement accompli par cette très jeune chercheuse en philosophie, (si la féminisation grammaticale a une vertu ici, c’est par le rapprochement métaphorique avec l’expression tête chercheuse) : d’extraction universitaire, il est voué, contrairement aux pépites, à demeurer dans les saintes et obscures maisons de la cogitation désintéressée . Ce dernier mot n’a pas dit son dernier mot d’ailleurs, tant il est repris dans le développement de ce mémoire, nous y reviendrons. Ou pas. L’intitulé, seul, aux termes un tantinet abstrus, mérite d’être traduit pour le commun. ** : la question traitée est celle du jeu de dupe que la science économique entretient en permanence sans jamais avoir mis à la question justement, ses propres stéréotypes ou a priori. Sans s’être jamais inquiétée – au sens littéral – des présupposés qu’elle inflige, avançant, mine de rien et sans barguigner, dans un univers pré-établi, dont il faudrait lui accorder d’office la validité. Ça n’a peut-être l’air de rien, mais seuls une interrogation, un passage au crible, un tamis, – ceux de la philosophie – pourront dénouer ce malaise, très clairement exprimé dans l’Introduction. Pas question de reprendre, pour le paraphraser, un travail d’une telle densité – 164 notes de bas de page et 77 ouvrages cités en bibliographie – d’autant qu’il a déjà été applaudi et reconnu par ses pairs ; juste exprimer la difficulté posée en termes dialectiques (on devrait dire la « problématique » si le mot n’était à ce point corrompu qu’on n’ose plus s’en servir à bon escient !) ; et surtout, saluer la manière dont Clémence mène sa barque, avec prudence, sagesse, savoirs, fermeté. On a comme une furieuse envie de claquer les adeptes de certitudes universelles à 140 mots, eux-mêmes furieusement indigents de connaissances et grossiers à la fois, ce n’est pas contradictoire, c’est quasi synonyme.
Quelle est la question, quelle est l’interrogation, quel est l’étonnement de Clémence qui refuse d’accepter une proposition pour le monde entier, des schémas universalistes, sans que soient mis en difficulté les présupposés qui les soutiennent. Bâtirait-on une maison sans aller voir si le sol est meuble ou non, les fondations solides, ou se contenterait-on de poser un plancher, une dalle, une surface au sol, estimé ferme a priori c’est-à-dire sans la moindre vérification ? C’est pourtant ainsi que procède l’économie, du moins l’universitaire, la scientifique, autrement appelée théorique, terme dont la valeur, et ce n’est pas un moindre paradoxe, est indépendant des effets qu’elle engendre dans la vie réelle, la vie empirique, la vie des humains, alors même qu’elle déclare la nécessité de produire ses propres effets. Avec une subtilité doucement entêtée et richement instruite, Clémence ne désarme pas : si la garantie de toute scientificité suppose - pose sub, devant et avant – qu’elle s’adosse à une construction rationnellement établie, cela n’induit pas qu’elle doive être aveugle à elle-même, qu’elle ignore ses propres partis pris. Formulons encore une fois : l’implicite contenu dans les principes théoriques de l’économie comme science, n’a jamais été explicité, mis sur la table, par ceux-là même qui non seulement le tiennent pour allant de soi, mais l’imposent pour seule lecture du réel de nos jours. Or, cet implicite est de deux ordres qui loin de s’opposer se nourrissent l’un l’autre, le métaphysique et l’anthropologique.
Qu’est-ce à dire ?
Qu’elles soient radicales, ou seulement concernées par tel ou tel point de doctrine, les critiques portées à l’économie comme théorie, ne tiennent pas leurs promesses : jamais elles ne pointent ni n’attaquent ce double défaut par lequel la science économique ignore ce qu’est l’homme – l’homo œconomicus – dans son être (métaphysique) et dans sa spécificité à nulle autre pareille (anthropologie). Quelles qu’elles soient, les critiques portées n’envisagent qu’un seul type de société, celui qui, justement, peut les supporter puisqu’il les a engendrées, il les rend possibles ; il en serait presque la justification, un peu comme le raisonnement par récurrence en mathématiques, qui suppose vrai pour tout, ce qu’on a établi pour quelques-uns*** – tout va bien, tant que et puisque l’on peut porter le fer sans la moindre conséquence. Mais Clémence reste sur (sa) faim. Et inverse les choses : et si l’économie avait, depuis l’ère industrielle, fait erreur dans son analyse de notre rapport au monde ? Ou peut-être que, ne l’ayant justement pas analysé, elle se fourvoie en raison de cette analyse manquée, comme on dit un acte manqué. Cette façon, en ne faisant pas quelque chose, de ne pouvoir envisager que, le faisant, on se serait trompé.
Seul le recours à une réflexion philosophique solide permet cette rupture épistémologique. Dans le cas contraire, nous sommes dupes des théories économiques, bien sûr, mais surtout nous n’en prendrons pas conscience, puisqu’elles invitent à organiser le monde selon des postulats tout inventés pour coïncider avec ce qu’elles exposent. Une sorte de cercle vicieux, disons, un système qui se donne à lui-même les moyens de ses propres fins, lesquelles ne sont jamais interrogées, pas plus que ce sur quoi elles reposent. Ce que Clémence appelle – d’un terme qui tient à la philosophie quoiqu’on en croie – un substrat. La seule question qui vaille, la seule qui compte, la seule qui ait quelque légitimité à être posée, analysée, mise en pièce, est celle de la relation humaine au monde, qui va instruire le procès, remettre en cause le projet de la science économique comme lecture unique, ou uniquement possible, de ce monde pour lequel elle a inventé les axiomes qui n’ont aucune chance, aucun risque, de le mettre en échec. Ou alors en incriminant les humains, pas la théorie. Question ou difficulté dont la philosophie ne s’est pas saisie, ce qui ne veut pas dire, bien entendu et même au contraire, qu’elle serait incapable de le faire. Le pari est hic et nunc, ici, circonscrit, posé, exposé par Clémence. Arrimé à deux figures majeures de la philosophie du XXème siècle, celui-là même qui voit l’économie théorique faire main basse sur le monde dont elle serait le médecin, le malade, le remède et la maladie tout ensemble, sans jamais le comprendre, pour ne s’être jamais saisi d’elle-même comme objet. La démarche épistémologique est inconnue en économie théorique. Inexistante.
Je ne reprendrai pas l’exposé minutieux, savant, précis, de l’état des lieux de la science économique ni le magnifique développement intellectuel qui a permis sa mise en cause sous l’autorité de Heidegger et de Levinas (mais j’en dirai deux mots quand même), deux penseurs exigeants et complexes dont Clémence possède déjà une belle maîtrise, et dont on sent avec bonheur qu’elle les relira toujours, si toutefois ce verbe suffit pour désigner l’acte de philosopher. Ces lignes se veulent d’abord un hommage à son travail, à la perspicacité arborescente qui le guide, la preuve par l’exception que la valeur intellectuelle n’attend pas le nombre des années d’études supérieures, au contraire. Sans oublier la singularité inédite de sa recherche. Aussi, et pour ne pas terminer par d’apologétiques compliments à laquelle sa modestie sincère – je la connais un peu quand même – ne peut s’accorder, je reprends, pour finir, l’essentiel de son usage des deux philosophes élus, comme on a parlé par ailleurs d’un usage du monde. Le Dasein heideggérien, nécessaire ô combien ! pour prendre conscience de la duperie de l’entreprise économique comme théorie de l’humain, n’est cependant pas suffisant, bien qu’il permette de saisir que jamais le quantitatif – volume, maximisation, calcul – ne peut être un ob/jectif ou un pro/jet humain. La duperie apparaît quand on comprend que la science économique fait prendre la quantité comme une qualité propre et le recouvrement de la seconde par la première, le glissement de l’ontologie et sa disparition, dans la mathématisation de l’homme. Et cela, encore une fois, non dans les effets pervers de l’application des techniques économiques aux sociétés humaines, mais dans les propositions théoriques, universitaires, qui (s’auto)justifient autant qu’elles (s’auto)légitiment en amont. Juges et parties pour elles-mêmes. Levinas permettra de boucler le motif, donner à ce fil rouge jamais perdu au long de ces pages minutieuses, une luminosité convaincante, aux fins d’oublier que l’homme n’est pas seulement placé dans un monde d’ob/jets à partir desquels il se rencontre et il se comprend mais vont finalement lui rejouer la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave. Levinas congédie en l’homme le surusage de sa propre rationalité. Laquelle paradoxalement, l’écarte de lui-même. Le rapport de l’homme au monde (ex-tase) ne peut être d’exclusivité cognitive, a fortiori rationnelle, mais de jouissance première, pourrait-on dire principielle ? antérieure et irréductible. Et Levinas de montrer que cet homme heideggérien, qui fait l’impasse sur la jouissance d’être au monde, ne peut le satisfaire, parce que, selon lui, il se nourrit du monde et dépend de lui, ce qui lui rend impossible toute posture ou position de détachement nécessaire par et pour une rationalité indépendante, une autonomie. Aussi, l’homo œconomicus, s’il ne lui est pas inconnu, lui est incongru. Les raisonnements qui le théorisent sont une duperie. Levinas parachève Heidegger.
Il y a peu, j’exprimai la satisfaction pleinière éprouvée au plaisir intellectuel du raisonnement philosophique parce qu’il est désintéressé. A l’opposé de friables bien-être – seraient-ils « culturels » – soumis aux temps mauvais des circonstances et au gros temps des usages qui rapportent à nos vies le curieux intérêt de leur avoir échappé momentanément. Quelle illusion ! Avec des textes de hautes volées au baromètre de la réflexion, on ne court aucun risque de dépendre des contingences ni même d’en inventer. On est à l’abri des perturbations mondaines et à couvert des interférences frivoles. Et l’on se dit, une fois les derniers mots lus déposés au cœur épais d’un silence intérieur gagné de haute lutte, qu’il fait si bon connaître ça. Grazie mille, Carissima Clémence.
*quelqu’un me dit tout bas que, vraiment, ce terme ne s’emploie plus ! Et pourquoi donc ? ** un terme qui n’a, évidemment, aucune, mais aucune dimension ni intention péjorative et désigne juste – de manière attestée depuis des siècles – ceux qui ne sont pas familiers d’une discipline. Donc, L’homo œconomicus dans le monde. Une analyse du substrat anthropologique de la théorie économique à la lumière de Heidegger et Levinas, est le titre, à savoir : montrer que les théoriciens de l’économie font reposer leurs axiomes sur une ou des visions de l’humanité qu’ils n’interrogent jamais, les philosophies d’Heidegger et de Levinas fournissant les outils de cette analyse. ***j’use d’une comparaison fort relâchée qui n’aura peut-être pas l’approbation de Clémence, (aussi) de formation scientifique au-dessus du lot !
Mélanges, miscellanées, miettes, 3
Dans le poème, seule la langue pense, sans s’abstraire de sa propre immanence.
*
Le monde, vaste paréidolie de nos rêves.
*
Du coulis de groseilles sur le fromage de chèvre ! On dirait un titre de Dominique Noguez. (Œufs de Pâques au poivre vert) ! N’empêche, c’est sacrément bon !
*
Nous vivons une période hectique, dont les fièvres sont persistantes et les symptômes varient. En un mot, tout est dans son contraire, la consomption dévorant ses propres excès.
*
Il y a des fautes d’orthographe (rarissimes) qu’on aime : embeaumeur
*
Dans Le verre d’eau, Ponge liquide son sujet : les déboires d’un vers ex nihil’eau
*
A-t-on bien remarqué que le micro, qui amplifie la voix, est étymologiquement « petit » ?
*
Rimbaud fait entendre et voir sa rime belle intérieure.
*
Avec son chapeau boer, il ne manque ni d’air – ni d’allure. (dédicace personnelle).
*
Pratiquer l’oligoépie devrait être la mission de tout écrivain ; la phrase, le paragraphe, le texte, ayant atteint son achèvement propre, réalisé non par encombrement mais par retrait, jusqu’atteindre une pauvreté langagière adossée à la possibilité du silence.
*
En 1648, André Mollet est engagé par Christine de Suède – un peu avant Descartes. Il publie à Stockholm en 1651 son Jardin de plaisir. Immense succès dans toute l’Europe que le philosophe, mort l’année précédente, n’aura pas lu. Mollet arrive en Angleterre en 1658. Saint-Evremond n’y est pas encore. Mais il admirera plus tard les plantations du jardinier français le plus célèbre de la cour d’Angleterre, à St James’s Park, où il aimait se promener. Mollet, comme Saint-Evremond mais quarante ans plus tard environ, meurt à Londres en 1665. L’Europe ne parlait pas français seulement au 18ème siècle… (on reconnaît le titre volontairement déformé du savant et bel ouvrage de Marc Fumaroli, disparu il y a peu.)
*
On naît toujours avant les mots et pourtant les mots sont toujours déjà-là.
*
Les lettres d’un mot enferment l’objet nommé dans l’infinité de ses possibles.
*
Mieux qu’une « réflexion critique » dont on ne retient toujours que le second terme le confondant avec une posture d’opposition, il devient urgent de se former à la réflexion pathétique voire la réflexion tragique. (deux expressions souvenues – aux références oubliées – d’une lecture d’Heidegger.)
*
« J’ai écrit parce que c’était la seule façon de parler en se taisant. » (P. Quignard : in Le nom sur le bout de la langue.) Rien à ajouter.
*
On ne peut retenir l’enfance que par les mots qui pendent de la mémoire.
*
Si écrire est toujours à portée de main, il y en a pour qui on ferait bien de cacher, et même de casser, tous les crayons. Il faut cependant être beau joueur et reconnaître un certain talent à quelques échotiers : « Le double meurtre d’un couple » ; « Deux individus volent un sexagénaire » ; « Le gouvernement va augmenter les enseignants du primaire » (face au risque d’excès de mon mauvais esprit avéré, je renonce à commenter, mais pas à en resservir d’autres.)
*
Il ne suffit pas d’être le cousin d’un homme célèbre. Gabriel de Lautrec en sait quelque chose. (Pourtant, il aurait inventé la manière d’imperméabiliser le papier buvard.) Mais retenir certaines de ses petites et drolatiques chroniques dont L’anchois de marais est apocryphe et amphibie est une phrase extraite d’un texte minuscule paru dans un journal littéraire du début du 20ème siècle, époque où la presse s’em-pressait de (faire) rire.
*
« Oublié au fond d’un tiroir de commode aménagé sommairement en berceau, j’ai fait ma collection d’images ». Henri Calet, La Belle Lurette.
*
Double et aveuglante lucidité : « Quel ennui serait la vie sans chefs-d’œuvre. Seuls la plupart des hommes pourraient y vivre. (Charles Dantzig, À propos des chefs-d’œuvre) ». Et ces hommes-de-la-plupart (nous) seraient parfaitement… invivables.
*
Quand on dispose de : andrinople, nacarat, ponceau ou magenta, entre tant d’autres, comment peut-on encore peindre en rouge tous les fruits rouges, pour ne rien dire des fleurs et du reste du monde ?
*
On trouve chez André Berry, non pas un pharmacien, ni un apothicaire mais un potard ; une gaupe plutôt qu’une souillon et/ou une putain ; une sabretache pour un sac de hussard ; adonc pour dire à la fois alors et donc (réhabilitons d’urgence cette préposition !) ; et bien sûr un ribaud pour nommer un vaurien, un débauché. Le monde s’en trouve, ipso facto, plus étendu et riche.
*
Noter que l’on dit : cuisine à l’américaine, douche à l’italienne, cuisson à l’anglaise, wc à la turque, téléphone arabe et œil de Moscou… et que cela finit par faire images d’Epinal. Heureusement il existe dorénavant et authentiquement une nouvelle profession : conseiller en opinion (sans rire !) ; aussi, je mettrais bien à son actif cette crucherie lue dans la presse : « selon une étude de grande ampleur, augmenter simplement de 3% son apport en protéines végétales diminue le risque de mortalité. »
*
Relisant la 4ème Méditation métaphysique de Descartes, : je suis, une fois encore, saisie par la netteté du raisonnement qui conduit à affirmer qu’il y a pour la liberté deux limites ou deux extrêmes : l’un(e) serait la parfaite indifférence comme le plus bas degré de la liberté ; l’autre, la présence – pour notre entendement – d’une raison de choisir si certaine, si parfaite, qu’elle exclurait tout suspens – toute suspension – de la volonté et la porterait comme à son plus haut degré, ce qui ne serait pas loin de nous apparenter à Dieu, omniscient et omnipotent. (remarquablement construit et admiration toujours intacte !)
*
Au sens d’Aristote, le spoudaïos (σπóυδαῖος), c'est-à-dire en français un « homme de valeur », celui qui a des valeurs et qui (re)connaît la valeur des choses, cet homme-là a disparu, il a perdu ce sens de la mesure humaine, la médiété. Camus avait compris que ce mésotès (mesothz,) n’était plus, aussi il écrit en1948 ce verdict sans appel : « Il est indécent de proclamer que nous sommes les fils de la Grèce.»
*
Et le bonbon de la fin, pour aujourd’hui, extrait de cet hilarant, cruel, cynique et parfait petit livre de l’Académie Alphonse-Allais, Dictionnaire ouvert jusqu’à 22 heures. Angulaire : adj. Adjectif indiquant que Pierre est dans le coin.
Un inépuisable étonnement.
Parfois les heures sont plus douces à l’ombre de pages difficiles. On s’y sent être. Qui n’a rien à voir avec être bien ou bien être, deux états contingents et solubles dans les perturbations du monde. Heidegger dit mondaines, le mot juste en effet, pour qualifier, ou plutôt disqualifier, ce qui aurait pu nous détourner d’une telle densité intérieure si elle n’était intensément résistante. Et ce n’est pas un effort de concentration qui engendre cet état ; il ne serait pas tenable s’il procédait seulement d’une disposition volontaire et momentanée ; elle cèderait au premier signe d’agitation extérieure, quel que soit l’intérêt de ce qui nous en a détourné mais si vite nous en éloigne à nouveau. Que le monde claque du doigt et nous cessons-là toute lecture. L’intérêt que nous portons à un récit, par exemple, se fait en raison de ce double mouvement : désir d’isolement ou de calme, suffisamment ressenti pour lui céder quelques moments de notre attention, mais capacité de s’en départir à la demande. Ainsi se fait et se défait ce que nous croyons être un rapport privilégié aux livres. L’expression, devenue banale, dément ce qu’elle est censée dire, mais ce n’est pas le plus important. Elle signale, paradoxalement, une attitude de soumission, de passivité, qui nous saisit ou nous porte. Notre disposition au(x) livre(s) passe pour une disposition au recueillement ; elle n’est souvent que la caution inconsciente – bien que sincère à l’aune du principe de réalité mondain – à notre part d’élaboration de la civilisation, ce que Freud appelle sublimation, dont nous serions en quelque sorte le fidéjusseur permanent.
L’illusion n’en est pas moins réelle et bénéfique, à condition de n’être pas contredite par la plongée dans un travail d’analyse, de réflexion et d’écriture tout ensemble, qui modifie ce rapport habituellement intéressé aux livres. Que le raisonnement, le vocabulaire, les références d’un auteur incontestablement difficile, vous soient proposés sans concession, sans démagogie, sans simplification ; que vous ayez, par la fréquentation tant de l’auteur que de son exégète, été saisi par la fascinante puissance d’une pensée désintéressée qui ne partage aucune des prescriptions intellectuelles d’usage, hors d’atteinte de la chambre d’écho d’une loquacité incessante et vacante ; loin de toute curiosité qui révèle tout et n’importe quoi – cette façon d’être hors de soi, à la fois partout et nulle part, attitude pourtant si prisée de nos jours – ; qu’on exige de vous un effort auquel vous consentez et même vous obligez, et oppose l’émerveillement véritable à cet appétit du nouveau qui vous dépossède et attire quand l’indétermination collective l’emporte. Ce qui fait dire que, parfois, oui, les heures sont plus douces à l’ombre de pages difficiles.
Le nom d’Heidegger, quand il est connu, n’est pas compté au nombre de ceux dont les livres encombrent une bibliothèque privée, sauf à être, par l’impénétrabilité des voies du destin, tombé dans la philosophie en couche-culotte ; dans cette hypothèse, il faut encore compter sur d’autres voies tout aussi inexplicables qui vous auraient mis sur le chemin – c’est le cas de le dire – de l’auteur de L’Être et le Temps, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Qu’appelle-t-on penser ? ou ses travaux sur Nietzsche, Héraclite, Hölderlin, Schelling, Kant… liste radicalement incomplète, d’autant que l’œuvre n’est pas, à ce jour, intégralement traduite en français. Il faut dire qu’elle donne du fil à retordre. Heidegger, incurable lecteur des présocratiques, inquisiteur étymologique impénitent et inventeur des mots dont il a besoin, fait le désespoir des traducteurs dit justement Georges Steiner*, qui sait de quoi il parle… en anglais, français, allemand, pétri de grec et de latin. Voilà du beau linge aurait dit ma grand-mère !
On ne peut pas présenter la philosophie de Heidegger. Ni aucune autre d’ailleurs en quelques lignes. Mais surtout Heidegger**. On peut en dire un peu, et grâce aux reformulations fidèles de Steiner, saisir le niveau de complexité d’une construction intellectuelle et conceptuelle hors du commun. Il ne s’agit pas, ni là ni ailleurs, mais surtout là, d’adopter la position externe de celui qui, malheureusement, aborde une pensée élaborée pour chercher avec quels points il pourrait s’accorder, sans avoir (re)fait le parcours dans ses itinéraires multiples, tortueux parfois, pour ne pas dire obscur, ainsi Héraclite était-il d’ailleurs surnommé, dès l’Antiquité. Héraclite à qui nous devons d’avoir posé la seule question qui vaille, mais qui, selon Heidegger, fut oubliée depuis : qu’est-ce qu’Être, ou plus intensément et précisément encore qu’est-ce que L’Être ? Qu’il y ait des choses, ou que des choses soient – un univers tout entier, animé et non animé – est une affirmation que n’épuise pas le seul constat de leur existence ; car être ce n’est pas exister. L’existence est inconstante, manifeste, elle est le fait, la facticité ; elle n’est pas tout, ni le tout. Que « de l’existence est », voilà dit Heidegger qui fit l’étonnement des Grecs, et eux d’abord, et eux seuls, mais fut négligé par la suite. La suite, elle commence avec Socrate et Platon, puis Aristote et les autres… qui tous engagent la métaphysique occidentale jusqu’à Nietzsche, sur les chemins banalisés et même balisés des pensées débitrices de la tradition rationnelle et – de toutes les manières, pendant des siècles – ne remontent ni ne retournent jamais à la seule question qui vaille, posée en grec, la seule langue qui pense en (se) disant. Aussi après Héraclite, les philosophes s’en sont tenus aux interrogations et raisonnements sur ce qui est, sans jamais s’émerveiller qu’il y ait de l’être.
Il faut bien comprendre – et ce n’est pas si facile – qu’Heidegger n’invite pas au questionnement de type mystique ou religieux. Ce serait sortir, de facto, de la philosophie. Il interroge inlassablement et obstinément la signification de ce verbe être en français, Sein en allemand, pas tout à fait ousia en grec, οὐσία, ces trois occurrences fondant et/ou confondant leurs rangs de verbe et de substantif, substantivant le verbe – on dit L’Être en français. Tandis que l’ex-istence fait tenir hommes et choses hors d’eux et que la philosophie s’intéresse à, s’interroge sur, ses diverses modalités et ses rapports avec la vérité – aléthéia***, ἀλήθεια – Heidegger reprend pour le remonter jusqu’à la source, le fil de la pensée occidentale, selon lui tout entière contenue dans la seule question irrésolue : qu’est-ce que l’Être, qu’est-ce qui est dans ce qui est ? Ce qu’on appelle l’ontologie. Cela et seulement cela.
On peut passer son chemin [la métaphore du chemin filée dans toute l’œuvre d’Heidegger] ; on peut convenir qu’il faut une formation certaine et une certaine appétence pour s’occuper de ces choses-là, et même que ça n’a aucun intérêt ! Le philosophe a le cuir épais, bien avant Socrate déjà, il le taillait à la mesure de sa détestation de la doxa, et le tannait et le boucanait en proportion du mépris qu’on lui opposait. Mais le mépris ni le dédain ne sont d’aucun effet sur la pertinence des questions qu’ils n’affaiblissent pas. C’est leur absence ou leur déni qui effraie et inquiète le philosophe. On n’annule pas une question parce qu’on l’écarte. Heidegger, interrogeant la distorsion de l’être et de l’existence (l’exister), dit aussi comment une langue façonne la pensée qu’elle formule pourtant, et le monde qu’elle habite après coup, croyons-nous. Si le français semble recouvrir assez mal, moins bien que l’allemand en tout cas, la puissance de certains termes grecs, n’est-ce pas toute notre manière de penser qui est ainsi touchée ? Steiner dit qu’Heidegger tord et comprime les nervures du vocabulaire et de la grammaire en des nœuds résistants et palpables. Il crée en effet des termes, au plus près du grec, au plus près de l’évidence primordiale que les philosophes ont pris grand soin de tenir à l’écart : que signifie venir à l’être ? étant bien compris qu’il ne s’agit pas d’une question réductible par les discours scientifiques (de l’ordre du « comment ») ni métaphysico-religieux (de l’ordre du « pourquoi »), mais de l’irréductible et impérieux être-là dans lequel nous sommes jetés, terme repris par Sartre ultérieurement mais en effaçant, il me semble, ce que cet « être-là » recèle de la présence complète et enveloppante qu’il contient chez Heidegger à qui il l’emprunte explicitement.
Ceci est un balayage, moins qu’un effleurement ou qu’un survol, à peine une évocation****. Ou peut-être un prétexte, juste un prétexte, pour s’essayer à dire, à l’occasion de la lecture enthousiaste – qui ne se dit pas béate – d’un essai difficile consacré à un philosophe parfois hermétique, ce qu’est une réflexion désintéressée. Sous le double aspect de celui qui l’exprime et le plaisir, désintéressé lui aussi, qu’elle engendre nécessairement. Sans qu’il soit même question d’en convaincre quiconque. Il se suffit à lui-même. Ce que Spinoza appelle la joie ?
*toutes les expressions précédemment en italiques sont de lui (in Heidegger, Flammarion, collection Champs, pour la traduction française, 1981) **on ne touchera mot des violentes polémiques desquels Heidegger est probablement pour toujours le sujet, comme citoyen et universitaire allemand sous le régime nazi. ***terme dont on oublie de voir le « a » privatif devant le nom du fleuve de l’oubli (Léthé), qui fait de la vérité un dévoilement bien plus qu’une certitude…****avec Heidegger sont abordées aussi, toujours soutenues par la question du langage, la quasi impossibilité de toute traduction ; notre rapport au temps ; à la mort ; ce qu’est la technique (une réflexion de très hauts intérêt et tenue)… et bien sûr la poésie !
roux-vents
Au bord de la falaise longée de lumière tendre,
les carrés bleus du lin et leurs brins blancs du soir
couchés sous les nuages
et courent dans la lande.
Le rouissage des tiges attendra,
il porte atteinte aux ombres,
au clapot des heures et de la terre
nacarat devenue
et aux herbes incanes.
Le monde va pieds nus.
Vêtus des velours sombres de mes pensées pendues
filoselles tissées,
ailes ajuponnées
brocatelles d’or et noirs diamants,
mes souvenirs brouissent mes larmes
puis ils s’éteignent.