inactualités et acribies

une petite philosophie imparfaite et illusoire du poireau

31 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

(et pour Gauvain)

 

       Il fallait faire un peu le planton. Attendre est dans la nature du poireau, qui se fait verbe et se conjugue à tous les temps inattendus de l’impatience. L’allium porrum, son nom savant, son appellation botanique, de celles qui autorisent les acoquinements malins pour briller entre la poire et le fromage (de Brie, forcément, c’est un clin d’œil) ; encore faut-il pouvoir placer dans une conversation ordinaire être porrophage, pari à tenir au risque de raconter des salades, les porrophages assumés ne sont pas si nombreux. Pourtant, dès le IXème siècle — la documentation dit même l’an 812 — la consommation du poireau est chaudement recommandée par le Capitulaire de Villis*, même si, dans certains cas, c’est-à-dire s’il est jeune, il se peut consommer cru, donc froid, à la croque au sel. On passera très vite sur le champion de la porrophagie, quasi seul nommé dans les références à bas clics — Néron — qui en avalait tout son soûl, pour se clarifier la voix, qu’il voulait puissante, tonitruante mais chantante… on connait la suite et la fin qui résonne déjà comme une morale provisoire : il ne suffit pas de parler le plus fort pour avoir raison, et que l’on peut moduler ainsi : les vertus dormitives des chansons ne durent qu’un temps, surtout à la fin.

         Dans le Capitulaire susnommé, la recommandation officielle et légumière pour les jardins, (Volumus quod in horto omnes herbas habeant,) place le poireau entre les appétits** et les raves, au milieu des aulx, des pois, de la sarriette, choux, échalotes, ciboules, sans oublier le fenugrec, la badiane ou la joubarbe, à laquelle une phrase entière est réservée pour en recommander la plantation sur les toits. Bien qu’elle réponde au joli nom de famille des Succulentes, elle ne se consomme pas. On la dit frugale et résistante, ce qui — si la joubarbe fleurie était notre sujet — pourrait valoir une nouvelle maxime de morale provisoire : les contraires ne s’annulent pas toujours. Rappelons que Descartes les limitant à trois, dans le Discours de la Méthode, nous n’en grillerons pas une avec la joubarbe, adonc, nous occupons de nos oignons, qui sont ici des poireaux.

         D’aucuns ont peut-être visité le Musée de l’Asperge, à Argenteuil, ou ici même, *** et se souviennent que le luxueux légume, chose très étonnante, s’y faisait rare, pour ne pas dire plus. Que n’a-t-on édifié un Musée du Poireau, autrement nommé asperge du pauvre, qui aurait vu ses collections admirées par d’authentiques porrophiles, et fréquentées ses salles entièrement dédiées à ce légume charitable, celui de la soupe des internats, des monastères, des prisons, des hôpitaux, des indigents, toujours accompagnée de la pomme de terre terne, pâteuse et collante, fréquentées donc par d’incontestables nostalgiques de la dureté des temps. Il n’y a que Francis Ponge pour trouver que Peler une pomme de terre bouillie (…) est un plaisir de choix. Encore que, pour l’affirmer, il fallut faire disparaître qu’elle dût être de bonne qualité ! N’empêche, j’ai beau chercher : aucun porrum près de ce tubercule chez le poète, dont le texte (in Pièces) s’achève par ces mots : Reste ce bloc friable et savoureux, — qui prête moins qu’à d’abord vivre, ensuite à philosopher. Pas l’ombre d’une barbichette de poireau non plus, dans le Plat de poissons frits ou L’Assiette, (ibidem) encore que le premier s’accompagne très judicieusement d’un petit phare de vin doré qui n’aurait pas fait tache ni faute de goût avec notre légume ci-devant louangé. On notera enfin, car pour être porrophage on n’en est pas moins rigoureux, qu’il reste au fond de L’Assiette pongienne d’identiques paroles : Voilà tout ce qu’on peut dire d’un objet qui prête à vivre plus qu’il n’offre à réfléchir.

         Reprenons cependant le doux usage de la scrutation fine qui fait aller où l’on sait que l’on va trouver, et non où on l’ignore. Plutôt creuser son sillon qu’effleurer les surfaces. Et pour les plaisirs légumiers et gourmands des mots, pour en exsuder tous les sucs, en brasser les parfums, en décrire les incessantes et minuscules métamorphoses animistes, en colorer des phrases irisées de mots sauvages, voluptueux, câlins, onctueux, dorés, miellés, rocailleux, rigoureux, précis, exacts, salés, sucrés, des mots tout bossués d’obstination appliquée, inépuisablement et insolemment justes et parfaits, pour tous les plaisirs vagabonds, ingénus, savants, inventés, méticuleux, instinctifs dans la brûlure et la fièvre d’écrire, ce glaçon enrobé de cendres chaudes, je n’ai jamais, jamais trouvé une exaltation semblable à celle des textes de Colette. Ici, je crois bien que tout le monde le sait. Rien ne résiste à sa plume, rien. Le poireau ni les châtaignes. Balzac****. La vie, l’amour, la mort. Tous les bruits du monde déprisés puis éteints sous la puissance harmonique de sa phrase, la scansion mesurée à l’équilibre cosmique de son écriture. Comment mieux dire qu’en autant de mots que les doigts d’une seule main : tu écoutes les figues pleuvoir. (in Lettres à M.Moreno) !

         Dans cette maîtrise inégalée de l’écrire au service des fragrances, des senteurs, des sons et des silences, de l’équivalence absolue entre l’odeur de terre labourée et les parfums troubles brassés dans des jardins méditerranéens tout en roses, menthe, jasmins, daturas, chèvrefeuilles, mélisses… l’allium porrum n’est pas le mieux servi, disons-le tout en corrigeant sur le champ, c’est le mot. Ce n’est pas que Colette — panthéiste increvable et grande prêtresse païenne de toute célébration sensuelle des mots, des êtres, des objets, de la nature, des sentiments et du monde — en fasse litière, elle ne manque, ne néglige et n’omet rien de ce qui existe hors et en elle, où la bourguignonne l’emporte sur tout. L’allium porrum n’est tout simplement pas le plus présent, en quantité, si l’on peut dire, car quand il passe près de son encrier, il a, comme toute chose, droit à un traitement colettien, celui qui lui fait écrire à Proust : « Monsieur, vous divaguez, je n’ai l’âme pleine que de haricots rouges et de petits lardons fumés. »

         Aimant de passion le bouillon de légumes, on ne peut envisager que Colette n’eût pas un adjectif pour le porrum dont il est le personnage principal. Elle broute le radis noir, le concombre, l’artichaut et surtout (mon) bien-aimé l’oignon. J’en sais qui se/me demandent, et les cornichons ? L’enquête commence. Je me concentre sur l’allium, pour l’instant. Colette, dévoreuse jardinière, ogresse de tous les plaisirs de table, Colette était-elle porrophage ? Ainsi passe-t-on d’une question à un questionnement, puisque la réponse n’est pas accessible d’emblée ; ainsi, une petite philosophie porréiste pourrait bien se constituer, par son goût inconditionnel des nourritures terrestres. Aussi, tournant, retournant, lisant, relisant, revenant, repartant, recommençant encore et encore, posant et déposant les pages noires de notes de mes lectures colettiennes, je débusque enfin, au milieu d’une longue phrase tout à l’honneur de la soupe de lait sucrée-salée-poivrée et ses radeaux de pain rôti jetés au dernier moment dans la soupière (entendez-vous et les voyez-vous ces « radeaux de pain rôti » ? quel talent !), je débusque donc cette déclaration d’amour étique et clairsemée tel un rang au jardin après le ramassage, et j’aurai toujours mon mot d’éloge sur la tarte aux poireaux.

         Ce que Colette dirait de l’allium porrum si elle l’aimait autant, c’est-à-dire à la folie, que la châtaigne, les huîtres ou le cidre, est hypothèse hasardeuse. Car enfin, on a beau traverser son œuvre tout entière de toutes les façons, on la sait inépuisable et même multipliable comme le pain et le vin de la fable évangélique, et forcément le carré des poireaux est un carré magique. Il faut le retourner pour le faire triompher, la leçon cette fois est bien de La Fontaine, légèrement vrillée pour l’occasion. Par ailleurs on nous dit — ciel ! dans quel aplatissement de l’usage des mots — que l’espèce manchote du poireau (de Carentan dans la Manche, le meilleur sable pour les carottes aussi) se nomme le Monstrueux, qu’il fut connu des Egyptiens anciens, et pourquoi parlant des Egyptiens omet-on anciens pour ceux qui vivaient vers le 3ème millénaire (à la louche…) avant notre ère ? On affirme que ses feuilles gainantes, peuvent être vert bleu ou bleu franc ; qu’Apicius, c’est du moins ce qu’affirme l’inévitable Pline, se prend le chou pour cuire le poireau qu’il recouvre de ses larges feuilles avant de le cuire sous la cendre (c’est dans L’Art culinaire, bien sûr) ; que les Romains raffolaient du minutal, une sorte de hachis dont le poireau était le roi. Mais j’avoue que la plus délectable information, je la dois à la bonne fortune d’une errance aveugle : le poireau contient des atomes de soufre ! Affirmation redoutable qui nous ramène aux temps bénits de Démocrite et Leucippe pour qui tout, absolument tout, tout vous dis-je, est réductible à de si petites particules de matière qu’elles tournoient à l’infini dans l’univers, s’agrégeant et se désagrégeant tour à tour, s’accrochant et se décrochant les unes les autres. Aussi et donc, le soufre. Nous le savions : l’allium porrum, et conséquemment tous les porrophages et porrophiles de l’univers, passés, présents et à venir, sont, pour toujours d’infernales créatures.

         Et puisque ça n’a rien à voir, je succombe, en ce dernier jour d’un mois qui ne fut pas toujours auguste, ni lui ni ceux qui l’ont précédé, je succombe à l’incommensurable beauté simple de cette phrase de Colette (dans une lettre à Hélène Picard) :

« Les criquets scient la chaleur en petites braises. »

 

 

*Par des ordonnances (dignes de Colbert bien avant l’heure) régissant l’élevage, les cultures, le jardinage, les fruits, les légumes, la vigne, la chasse, la pêche, l’entretien des animaux, des chasses, les règles du boire et du manger, Charlemagne entendait lutter contre la famine qui tourmentait gravement l’empire. Le Capitulaire s’occupait aussi bien du miel, que des céréales, des forêts, de la volaille et des poulaillers, des chevaux et des élevages, des troupeaux : tout, absolument tout ce qui permet de venir au secours des hommes, libres ou serfs, pauvres, vagabonds et mendiants, prescrivant à qui le peut de nourrir ceux qui n’y parviennent d’eux-mêmes. On y trouve, notamment, la liste des 90 espèces à planter obligatoirement, dans les jardins et cloîtres impériaux. **malgré un mien travail assidu de recherche, l’appétit, pourtant nommé dans le Capitulaire, n’a pas pu être identifié. *** cf. Archives, 2 Août 2020 : « Les petits musées d’Henri ». **** « Balzac ardu ? Lui, mon berceau ma forêt, mon voyage ? … »

N'ayez plus peur !

30 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

Chers lecteurs, abonnés, non abonnés, fidèles, infidèles, passants du soir ou du matin, tous aimés,

j’eus l’occasion, il y a peu, de constater — à partir d’un ordinateur qui n’est pas le mien — que le surgissement rugissant de publicités au milieu, autour, à côté, au-dessous, au-dessus des textes par moi postés sur Inactualités et acribies, en rendait la lecture totalement inconfortable. Pour ne pas dire plus. Aussi, je viens d’opérer la manœuvre qui devrait, en rémunérant Overblog, les supprimer totalement.

         Je ne peux le vérifier sur ma propre machine, qui a la malice de se suffire d’un bloqueur de publicités ordinaire. Aussi, quelques-uns pourraient-ils me signifier si l’invasion a réellement cessé. Cela me siérait grandement.

                   Pascale

 

BRINS

26 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

 

Invisibles là

et si blanches fleurs

que silencieux livres

et souvenus ici

sur l’eau de terre posée

lune enclose et ciel orbe

forclose la nuit.

*

 

Au flot blanc de la brume le bœuf blond,

les bondrées du soir au fil soyeux de l’air,

pastèque colorée, ses pépins picorés,

hellébores et mandragores ombrées,

le poète, matassin des mots.

 

*

Entends le temps qui passe

Etends l’espace

Allume les chandeliers de mes ressouvenances

             durée en équilibre durée

                                                                en équilibre

                                                                                            mes paroles

 

 

*

 

dans les reflets d’une lumière sucrée

effrangée l’ombre d’une écharpe,

l’infinie pâleur d’un demi-jour inachevé

au sol.

 

 

A la recherche de mots perdus (3)

22 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

 

  Amusoire, qu’on se rassure, bien qu’il fût usité chez Montaigne, était encore lisible au début du siècle précédent. Mais pas trop souvent. Ce mot joli parce qu’il rime avec écritoire, peut avoir, dans certaines circonstances, affiquet pour synonyme, que jamais plus on ne lit, lui. Est-ce parce qu’il n’est plus écrit, ou parce que là où il pourrait l’être — et l’est assurément — personne ne va plus ? On lui préfère colifichet, encore qu’on ne l’entende guère ; il sonne avec ficher, qui pourrait faire accroire qu’il se visse dans les têtes coiffées ou les vêtements ; ce qui n’est pas très agréable, convenons-en, même à la lecture. Usons donc de colifichet métaphoriquement et sobrement, pour désigner, par exemple, tout honneur, distinction ou faveur, de ceux qui n’ont pas plus d’importance qu’un petit nœud dans les cheveux. Ou un hochet pour calmer les enfants nerveux. Un affiquet, une breloque, une fanfreluche vestimentaire ; un brimborion, une bricole plus généralement. Avec amusoire pour remplaçant élu, si l’on ne sait pas trop ce que l’on veut en faire.

 Amusoire nous saisit par l’oreille un soir, quand des muses musardant, récréées, diverties, guéées au petit ru de lumière qui passait là, – bouche bée de joies simples, agréées d’un soupir, quand, d'une murmuration vibrée à peine, quand des muses musaient, chapechutant tout près. D’un mot, donc, amusoire, s’il vous plaît de jouer.

 

Mélanges, miscellanées, miettes -III-

18 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

 

 

Il y a peu, j’écrivais une contine - je veux dire que je traçais le mot contine -quand on me fit remarquer que cela s’écrivait comptine Je suis atterrée !

*

On ne demande pas à un amateur de vins s’il préfère le Bourgogne au Bordeaux, surtout s’il préfère le Bordeaux.

*

J’attends que quelqu'un ait la bonté d’éclairer ma lanterne : mais pourquoi donc faut-il éclairer une lanterne ?

*

De l’avantage de vivre dans sa tour d’ivoire : celui que l’on vient de sortir par la porte ne reviendra pas par la fenêtre.

*

" C’est par une brumeuse matinée d’hiver, le 7 Janvier 1892, qu’il nous fut ramené de Cannes où, dans un premier accès de délire, il avait tenté de se suicider. La face blême et déjà maigrie, l’œil hagard, il se laissa glisser hors de son vagon, comme hébété ; et (…) nous le vîmes s’acheminer, sans dire un mot, d’un pas raide d’ataxique, le corps enveloppé d’un plaid dont le collet dissimulé mal sa blessure, vers le fiacre qui l’attendait pour le conduire rue Berton, chez le docteur Blanche." (Emile Berr, 8 juillet 1893, article de journal, jour de l’inhumation de Maupassant, parce que les journalistes savaient écrire.)   

                             *                                              

Si les petits poissons rouges c’est parce qu’Alice a fait merveille.

*

Agacement d’Edmond de Goncourt : « Nous descendrions à parler le langage omnibus des faits divers ! »

*

Il y a quelque temps encore, on écrivait dixaine pour dizaine.

*

Le latin est si beau : « dum per mare magnum Italiam sequimur fugientem et uoluimur undis » ! Virgile, Énéide V, 628-629

  *

J’aime le mot sainfoin, il sent bon la campagne sèche.

  *

Écrire, faire tomber les mots restés sur le bout de la langue.

    *

Parlant des premiers temps de la chrétienté à Rome, Lucien Jerphagnon, mon Maître en Philosophie sine die, eut cette formule, comme toujours lumineusement espiègle : « et le ciel changea de propriétaire ! ».

      *

En moins de deux pages -de la main de Proust il est vrai- je trouve : de la marceline, de la batiste, guipure, étamine, mousseline, du basin ; des couvre-pieds, courtes-pointes et couvre-lits… une véritable mercerie à l’ancienne !

       *

Le même, de la lecture (en note) : cette jouissance à la fois ardente et rassise.

            *

Un viédaze -ou viédase- est soit quelqu’un d’idiot soit une aubergine. Mais enfin ! on ne devrait pas avoir à choisir !

            *

Qui suis-je ? on peut me manger en salade, dit-on, mais je sers, ou je servais, à polir les métaux précieux ; on me trouvait chez les luthiers aussi.

Réponse 

                                                                                                             

Je ne me souviens plus d’où j’ai repris sur un bout de feuille, perdu au milieu d’autres, saturés de mots, dans tous les sens, de phrases, de noms, qui me font un petit édredon de papier froissé sur le bureau, lequel a disparu, englouti dessous, ceci : De bonne foi il s’est cru mort. D’un livre de Giono, n’est-ce pas ? Et à côté : Ses lèvres minces fendent à peine le buis rasé de sa figure, à vous rendre jaloux, ou vous faire taire à jamais.

     *

Racan -Honorat de Beuil, marquis de Racan, Académicien bégayant mais point bafouillant- rapporte cette anecdote passée : le bon roi Henri s’inquiète auprès du grand Malherbe pour savoir si l’on écrit cuiller ou cuillère. Le Béarnais, venu du dessous de la Loire tenait pour cuillère, l’autre, né bien au-dessus, à Caen… pour l’autre. Un tantinet flatteur, il aurait ajouté : que le roi cependant n’a guère les moyens de faire dire cuillère au-dessus, sauf à peine de cent livres d’amende.

Balzac -Jean-Louis Guez de Balzac, contemporain exact de Descartes- dira de l’incomparable normand, qu’il était venu dégascogner la cour ! Il se pourrait bien que cela fût vrai.

 

                                  *                                     

Épandue de silence

Couverte rouge sang

Panthea d’Akragas

Souvent je pense à toi.

 

« Baille-moi de tes nouvelles, s’il te plaît. »

15 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

 

Samedi 15 Août 2020

 

   J’accède à ta demande si bellement formulée ; en quelques mots te narre un petit morceau de mon temps.

   Je voulais vérifier si la ville était fériée, les bruits du monde reclus, les humains forclos. Et pensais, un peu sottement, que je serais déçue de ne trouver pas ce que je craignais de voir – le principe de contradiction n’est pas le moins présent dans l’âme humaine – la brasserie ouverte à tous les passants, sa terrasse où je pourrais, nonobstant les conversations, les cris et les rires, me concentrer sur ma lecture, un verre de bière bien fraîche devant moi.

   Au moins ai-je fait une double expérience, on ne tombe pas dans les livres de philosophie un peu trop jeune pour tout à fait rien : d’abord qu’il faut une satanée, ou une sacrée – pour le second terme le latin permet de gommer l’oxymore – faculté de concentration pour résister aux rumeurs, et que non seulement j’en suis fort bien dotée, mais encore qu’elle semble se conforter avec les ans. Ensuite, qu’il n’est pas exactement vrai, tout en n’étant pas tout à fait faux – réitération du principe initial, la non-contradiction n’est intangible que pour Aristote et ses émules, pas pour moi hic et nunc – que les troubles sonores avec lesquels je m’accorde si mal, me parvinssent en me dérangeant. Avec un peu d’habitude – j’en ai un peu plus qu’un peu moins – on peut s’abstraire des incommodations et obstacles extérieurs. J’insiste, extérieurs. Ceux qui parviennent, malgré soi, à nos sens. Ici, l’ouïe, quoique la vue fût largement sollicitée. Je passe.

   Justement, le livre porté jusques en cette placette bruyante, resté à la page 97 quand je pris cette décision ahurissante d’affronter dans le même instant, et la chaleur accumulée du jour le long des pierres blanches et des noirs bitumes, et la cacophonie ambiante, justement, ce livre me servait Descartes, en version relue et réinterprétée par un universitaire de haut vol. J’étais bénie – et deux fois maudite, la chaudière extérieure et le tapage – devant moi la promesse d’une  approche difficile, crayon en main et cerveau en alerte. J’ai toujours les deux à disposition. J’ai eu beau regarder tout autour de moi, je ne vis personne d’autre avec un livre, ni, évidemment une pointe graphite… Je ne vis non plus personne d’autre, seul(e) à sa table : un samedi qui compte pour un dimanche, c’est enfants- parents-sans-oublier-les-chiens à tous les étages, en l’occurrence au rez de la chaussée suffocante.

   Juste te dire, pour finir, que je réussis à me concentrer, nonobstant les langages inscrutables qui m’entouraient, les mots qui n’entraient pas dans mes usages, les insondables sources d’intérêt dont je ne percevais rien de ce qu’elles contenaient, les cabalistiques échanges d’informations. Tandis que le rude soleil commençait d’envahir – lui-aussi – mon espace, je réussis à saisir quelques bribes d’explication sur la validité d’une hypothèse de lecture ontothéologique de Descartes, je me dis qu’il faudrait que j’y retourne – à ce Descartes-là, celui des Regulæ – que je recommence le temps long de la rumination des feuilles de papier imprimé. A l’abri du monde.

 

 Voici pour témoignage – mais je sais que tu me crois sur parole – un cliché de cette petite aventure du jour, de celles dont on dit qu’elles sont au bout de la rue. Une fois achevée  la lecture de ce livre passionnant, dru et ardu, je t’enverrai, comme tu sais, un petit laïus.

            Je t’embrasse

Pascale

 

 

De qui est cette lettre ?

12 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

 

Monsieur le ministre*,

 

C’est chez mon ami (…) **, à (…) **, que j’ai appris l’insertion au Journal officiel d’un décret qui me nomme chevalier de la Légion d’honneur. Ce décret, que mes opinions bien connues sur les récompenses artistiques et sur les titres nobiliaires auraient dû m’épargner, a été rendu sans mon consentement, et c’est vous, monsieur le ministre, qui avez cru devoir en prendre l’initiative.

Mes opinions de citoyen s’opposent à ce que j’accepte une distinction qui relève essentiellement de l’ordre monarchique. Cette décoration de la Légion d’honneur que vous avez stipulée en mon absence et pour moi, mes principes la repoussent. En aucun temps, en aucun cas, pour aucune raison, je ne l’eusse acceptée. Bien moins le ferai-je aujourd’hui, que les trahisons se multiplient de toutes parts, et que la conscience humaine s’attriste de tant de palinodies intéressées. L’honneur n’est ni dans un titre ni dans un ruban, il est dans les actes et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. Je m’honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie : si je les désertais, je quitterais l’honneur pour en prendre le signe.

Mon sentiment d’artiste ne s’oppose pas moins à ce que j’accepte une récompense qui m’est octroyée par la main de l’État. L’État est incompétent en matière d’art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe le goût public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l’artiste qu’elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l’art qu’elle enferme dans des convenances officielles et qu’elle condamne à la plus stérile médiocrité. La sagesse pour lui serait de s’abstenir. Le jour où il nous aura laissé libres, il aura rempli vis-à-vis de nous tous ses devoirs.

Souffrez donc, monsieur le ministre, que je décline l’honneur que vous avez cru me faire. J’ai cinquante ans et j’ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence, libre : quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi : Celui là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune Église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté.

Veuillez agréer, monsieur le ministre, avec l’expression des sentiments que je viens de vous faire connaître, ma considération la plus distinguée.

Paris, le 23 juin 1870.

 

*l’absence de certaines majuscules est de la volonté du signataire, bien sûr.

**ces indices volontairement tus, bien sûr

 

Une poire pour la soif.

7 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

De tous les fruits que la littérature ou la tradition écrite cueillit pour en faire symbole ou succès, la poire n’est pas la mieux placée. On ne s’attardera pas sur la prospérité infondée de la pomme édénique — probablement une figue — qui mit le monde sens dessus dessous avant même qu’il le sût. La pomme de reinette, celle d’api – joie des cruciverbistes débutants –, la pomme rousseauiste – dans ses Confessions, qu’il fallut mériter d’abord et expier ensuite – bien après Augustin – dans ses Confessions – lequel chaparde des poires qui nous sont occasion d’une leçon de latin élémentaire, aussi de traduction, d’herméneutique c’est sûr.

Augustin écrivait en latin, comme chacun sait. Comme chacun l’a oublié, le neutre pluriel poma désigne tous les fruits en général, même à la fin du IVème  siècle, et non la pomme en particulier, exclusion qui arrivera bien plus tard. Voilà pourtant une explication simple pour qu’une édition apocryphe latine de la Bible ait gravé la pomme dans le marbre de la chute d’Adam ; et voilà pourquoi dans son autobiographie édifiante Augustin rapporte, à juste titre, un vol de poires, tandis que le texte dit bien poma. Mais sur une pirus (les arbres en latin ont un nom féminin en -us) poussent des fruits, or tous les fruits sont des poma, sans être nécessairement des pommes. Ici donc, des poires. Personne n’a encore vu des pommes sur un poirier. Quant à se souvenir que malum – en ligne direct du grec – signifie bien la pomme, le fruit du pommier, les italianophones y ont plus de facilité, mais c’est valable pour tous ; cela n’empêche pas de porter à cette pomme-là, malum donc, une charge maléfique depuis notre rupture avec le Jardin bienheureux adamique. Ou comment faire une salade de fruits à l’antique. Sans oublier les figues : Augustin, reprenant pour l’interpréter un passage du Nouveau Testament à propos de la condamnation christique d’un figuier à la stérilité, Augustin écrit sans la moindre faute de vocabulaire que in fici arbore il y a bien des poma (ou plutôt il n’y en aura plus désormais.)

Certain exégète a finement fait remarquer que les occurrences associées de la vigne et du figuier, sont nombreuses dans l’Ancien Testament – tandis qu’il n’y pousse aucun poirier. Dans les Confessions (II, 4), le poirier (pirus) d’Augustin voisine avec les vignes (in vicinia nostra vinea) ; il se pourrait bien que la salade de fruits devînt de la compote. Tous les goûts y sont, aucun fruit n’y est plus décelable seul. D’autant que, du fruit, fructus, directement venu de fruor – jouir, profiter – à furtum – vol, larcin – les trois premières lettres sont identiques à un petit désordre près. L’exégète devient malicieux, astucieux, taquin. Le fruit furtif est aussi le fruit d’un vol ou le vol d’un fruit. Pour Augustin c’est tout un, voler une poire est… le fruit d’une nature pêcheresse, s’en repentir c’est entrer en voie de rédemption pour tous ses péchés, pire ses crimes, (facinus). Plus surprenant, en revanche, est le mot condimentum dont il ne faut pas retenir l’envie qu’on a de le rapporter au français le plus proche – le condiment – ce qui donne du sel, de la saveur, du piquant. Des poires volées auraient un goût bien meilleur que n’importe quelle autre poire (ou fruit) ; le gain de goût est, à l’évidence, fructueux. Le chapardage fait la dégustation. Augustin ne disait-il pas, à l’entrée de ce récit, petit par la forme, immense par la signification, que, d’ordinaire, ces (fameuses) poires n’avaient pas un goût si fameux… Il fallait bien que le crime les rendît meilleures, ce qui signifie, sans changer les mots mais en changeant l’organisation de la phrase : est rendu meilleur ce qui fait l’objet d’un crime. Que la loi, la règle, l’ordre, soient bravés, que la faute soit accomplie, et le petit monde de la volupté individuelle en sera augmenté. Il y a tout dans le latin condimentum pour pousser cette interprétation sémantico-morale : il vient du verbe condire qui tient à soi seul toutes les opérations courantes et indispensables pour confire et conserver des fruits afin de les savourer mieux. Qu’on les mette dans du vinaigre, du vin ou des épices et/ou ce que nous appelons de nos jours, des aromates. Ce dont les Latins et les peuples antiques en général, ne se privaient pas.

Et l’on ose dire que les plus grands esprits ne s’intéressent pas aux choses de ce monde ? pfttt !

Les petits musées d'Henri.

2 Août 2020 , Rédigé par pascale

 

   Il vous a un petit côté Zazie qui aurait quand même vu le métro, finalement sans la moindre surprise. Ce qui, avouons-le, en fait un personnage épatant. Épatant, mot lui-même parfaitement épatant, auquel ne peut se substituer aucun de ses nombreux synonymes sans lui ôter ce petit air ficelle qui lui va comme un gant. Pas sûr qu’il en portât, tandis qu’un chapeau à la Fernand Raynaud, si. Un vieil imper — dans ce cas-là, les impers sont toujours vieux, froissés ou fripés, beiges ou fauve et sans âge — les jours de pluie. Il semble qu’Henri visitât son premier petit musée une journée d’été ou de printemps1, mais on n’en n’est pas sûr, il ne parle que de ses souliers, des mocassins qui lui rappellent l’Italie, il ne faudrait pas croire, il n’est pas sédentaire2 ! Il est même saisi, ce jour-là d’un grand besoin de voyage.3  

   Et nous voilà partis à l’assaut des petits musées, ceux dont la douce poussière le ravit et le parfum de poudre le vivifie. En deux expressions, l’ambiance et l’atmosphère sont données ; en quelques mots de plus, tout est dit ; une grappe de lignes plus loin, nous sommes conquis. Pour aller au premier — non pas le premier visité, mais le premier narré4 — Henri parcourt une petite quinzaine de kilomètres, en car. Bien décidé à voir le musée de l’Asperge ! Qu’il place bien au-dessus de celui des Travaux publics ; du musée Marmottan ; de celui des Phares et Balises promis à une visite prochaine ; du musée du Montparnasse… pourtant fort riche. Il y vit, en effet, de vieilles photographies de personnages démodés, et même de modèles, dont la célèbre Kiki récemment décédée. L’expression est nostalgico-chagrine, rattrapée au tournant d’une salle, d’une porte, d’un couloir, par un détail cocasse, hilarant, truculant, drôle. Picasso en caleçon de bain ou un poisson dans un encrier, dessiné par Desnos. D’une écriture calme il passe d’une vitrine à l’autre sans crier gare, sans effusion, sans s’étonner d’être là ou, plutôt, nous le faisant croire. Car enfin, combien de fois n’avais-je pas tournillé avoue Henri, avant de nous mener à des découvertes ordinaires, dont il dit sur le ton placide qu’il prit pour visiter l’Italie : c’est merveilleux.

   Argenteuil. Dont la célébrité ne commence ni ne s’arrête au Musée de l’Asperge, puisqu’on y trouve, excusez du peu, la tunique sans couture de Jésus-Christ… et là Henri s’amuse à se moquer de nous, rapportant, comme le ferait un prospectus, un récit hâtivement bâti par un sous-secrétaire à l’essai d’une section ignorée d’une annexe régionale d’un ministère poussiéreux. Ce n’est pas si facile, croyez-m’en, ni de passer à un faux sérieux désopilant, si m’en croyez : étymologie douteuse mais plausible, nombre d’habitants à un siècle d’écart, numéros de tous les bus empruntés et noms des arrêts, coups d’œil faussement intéressés aux paysages des agglomérations suburbaines, en un mot, aller à Argenteuil ressemble à une équipée, suivie d’une exploration. Qui confine à l’expédition. Tout cela chaussé de neuf. On oubliera à cause du passage trop rapide du 161, qu’il pût y avoir un dolmen à visiter. Même notre ami Henri n’y croit qu’à moitié. Il fallut descendre, après avoir remis ses souliers rouges qu’il avait ôtés pendant le voyage. Parce qu’avec Henri on sait tout, qu’il aligne — adaptation du mot — sans hiérarchie dans des phrases où l’important et le dérisoire se côtoient, ce qui revient à dire que le dérisoire est important (et l’inverse). Ainsi, le prix d’entrée (20 francs) coudoie une hésitation sur la pertinence de trois dates historiques ; les noms de rues sont repris en litanie et en clin d’œil, une rue Calée, la rue de Calais… chacun poursuivra. Si l’on se dit qu’il y a là fouillis, désordre, fatras, on se trompe lourdement. Ce bazar est écrit, voulu, décidé, cet air-de-rien est l’air de tout ce qui se présente. Si l’on nous demandait — mais personne ne nous le demande — de le qualifier d’un mot « philosophiquement » pertinent – horresco referens – ce serait une « phénoménologie » muséale.

   Mais où étaient les asperges ?  La question devient cuisante, au bout d’un moment. Comme notre ami Henri, nous finirions par perdre patience, ne voyant pas venir la raison de ce périple, détournés nous en sommes par tant de brimborions — pensez donc : une huile de Pavil ; une maquette des Halles de Paris ; Héloïse et Abélard réunis en une pièce dédiée ; des objets cultuels que la Révolution n’a pas révolus etc… — quand enfin, quatre asperges, quatre en tout, quatre asperges inoubliables, se présentent. Quatre asperges en chiffres et en lettres : dates de la cueillette, poids ; portraits du récoltant ; des circonstances « offerte par Mme Louët en souvenir de son mari ». Tandis que l’émerveillement d’Henri est rappelé aux plus justes proportions de ses pieds endoloris : Des pantoufles, voilà ce qu’il m’eût fallu, il s’agace que le conservateur (du musée) parlât plus de cathédrales, de portails, de tout autre chose que d’asperges, seul sujet sur lequel, au grand dam de notre visiteur, il n’avait rien à commenter. On me reprochera d’en dire trop. Que nenni ! J’en passe et des meilleures : la vérité sur le dolmen manqué pour cause de vitesse excessive du car 161 ; une jolie liste d’armes de guerres de tous les temps ; des portraits, qui du Général, qui d’un autre, et même d’un maréchal. Un petit musée pouvant être un musée des petites choses, Henri glisse entre deux, un morceau de pain datant du siège de Paris.

   Il n’est pas si facile de faire du Henri Calet… Quel autre moyen en effet ? Écriture, sujets, points de vue (au sens photographique) tout échappe. Humour et dérision, précisions et volontaires généralisations, poncifs et lieux communs, c’est le grand chambardement travaillé à la pointe-sèche, sans gras, sans fioriture, sans jugement. Toujours à hauteur d’émotion fragile, de tremblement discret, d’équilibre instable. Tous les lecteurs attentifs d’Henri Calet savent cela. Aussi, et malgré que j’en aie, chaque fois je me fais avoir, chaque fois je ne résiste pas, chaque fois il me prend par le bout de la phrase, des mots, des expressions, d’un style qui ne dit pas ce qu’il est, chaque fois il me fait écrire à mon tour. Toute honte bue. Le rire festonne les larmes, l’émoi ourle le trouble, l’imperturbabilité frise le désarroi. Rien n’est jamais pour toujours à la place convenue. Convenable n’est pas, en effet, un mot qui le désigne, pourtant rien chez lui n’est scandaleux. Sauf la vie. Celle qu’il écrit, celle qui l’écrit.

   Aussi, au musée de la misère5, il a longtemps manqué d’entrer. Soit il fut fermé pour cause de travaux, soit d’un mot le facétieux Henri tricote les remarques dilatoires qui retardent le passage du seuil, tout en avouant qu’au petit monde des petits musées dont il voudrait faire le tour, celui de l’Assistance publique, lui tenait particulièrement à cœur. Est-ce parce qu’on a toutes les chances d’y cheminer presque toujours seul ? Le ton se fait doucement cafardeux, l’expression oxymorique : il espérait (y trouver) le Tour de l’abandon. Calet sait-il — les calettiens de tous horizons, eux, savent que oui — Calet sait-il quand il initie un alinéa quelques mots plus tard, par le syntagme Depuis mon enfance, qu’il vient de répondre à une question demeurée implicite, ce qui n’a jamais signifié inexistante, bien au contraire. Mais il vous dit cela sans en avoir l’air… c’est toujours chez lui, le grand art du comme-si-de-rien-n’était, on aimerait trouver une expression nouvelle ou moins usée. Le court souvenir rapporté alors d’une promenade avec son père, recouvre un double langage, comme il se doit quand on ne peut se défendre de chercher la signification de certaines de nos obstinations d’adulte. On a la tête pleine de fausse monnaie, dit-il joliment mais tristement. Ce qui le conduit, mais l’empêche aussi d’entrer dans son propre texte, à des souvenirs qu’il chasse d’un coup de Laissons tout cela qui n’est guère sérieux ! et qui ressemble, n’est-ce pas, à un très gros mensonge.

   Une fois entré, Henri reprend ce ton détaché qui lui va si bien, mais qui n’en dit pas moins, pour s’attacher aux objets par des remarques faussement (comme on pourrait le dire d’une voix de fausset) neutres, des descriptions trop haut placées sur le registre illusoire de l’indifférence. Une énumération qui fait amas de tous les ustensiles, pots, outils, instruments de médecine, de chirurgie, des listes. Henri nous donne l’impression — il la travaille dans l’écriture — qu’il ne sait quoi faire de ce fatras, comme de ces ossements contre la caisse desquels il vient de se cogner. Ils sont encore un peu en vrac. Et pourtant ils auraient bien 14 à 15 siècles, croit-on. Son émotion emperle ses phrases progressivement, il y est question d’abandon et d’objets petits et dérisoires qui permettraient de reconnaître les enfants déposés là par leurs mères miséreuses. Il ne fallait pas, cependant, qu’Henri exposât à son tour sa propre désespérance, il achève le paragraphe par un tour de passe-passe qui ne trompera personne, mais lui permet — miracle et thaumaturgie de la maîtrise d’écriture — de reprendre la main et la fin de sa visite. Mais quand on avoue la dissipation de ses pensées moroses, cela signifie très exactement, qu’elles nous habitent encore. Henri est trop fin et Calet trop adroit pour l’ignorer. Sa marche lente dans le jardin du bel édifice dû à Mansart ne trompe personne, ni sa rêverie le menant aux années médianes du 17ème siècle. Furtivement, une jeune miramione s’en vint passer par là.

 

 

1)l’article est écrit en 1953 ; 2) Henri Calet lui-même, dans « l'avertissement » plaisamment polémique de L'Italie à la paresseuse : « Pour qui me prend-on, à la fin ?[...] on se dit probablement que je suis un sédentaire, un personnage falot, pâlot et démodé, un velléitaire même... » ; 3) sauf indication contraire, les expressions en italiques sont extraites indifféremment de Acteur et Témoin (Mercure de France -1959 puis 2006) et De ma lucarne (Gallimard - L’imaginaire 2000) ; 4) dans Acteur et Témoin, 1953, repris et modifié depuis De ma Lucarne ) ; 5) In De ma lucarne, exclusivement, et les expressions en italique de ce paragraphe.

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Plaisir de signaler une nouvelle fois, ce lieu de belle écriture et rare :  http://lamechelente.over-blog.com/