Rêveries mélancoliques d’un instant
La Maison de Sicile, je ne l’ai jamais oubliée, elle n’était pas un rêve. Je l’avais bien vue, le long d’une route, au nord de l’île. Les photographies anciennes, très imparfaites, mal prises, en disent long.
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Sachant que c’était impossible, je croyais pourtant être arrivée à Donnafugata. Mon illusion fut brève, ou mon désir. Certes, ses pièces grandes et vides avaient quelque chose de la magnificence aristocratique mais désaffectée de la demeure des Salina. Mais quel palazzo à l’abandon en Sicile, ne l’a pas ?
Il Gattopardo, le livre – dont l’édition fut posthume parce que refusé par les plus grandes maisons – passe pour faire l’éloge de l’immobilisme et du conservatisme, qui plus est dans un style vecchiotto1 : il cultiverait le regret des privilèges d’une époque dépassée. Leonardo Sciascia lui-même s’y laissa prendre. Aujourd’hui encore, le terme gattopardismo dit cela en cinq syllabes en italien.
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Or, depuis ma première lecture du roman de Tomasi di Lampedusa, je n’ai toujours retenu que la chaleur poisseuse, poussiéreuse, accablante de l’été sicilien ; les routes cahotiques de la campagne, les villages ocre, les champs d’oliviers ; Palerme et ses palazzi d’ombres et d’autorité sombre. A moins que, depuis, les images du film vinssent recouvrir les pages et avec elles, mes propres souvenirs. A moins que mes propres souvenirs vinssent recouvrir la mémoire que je croyais vive encore d’une maison désertée, oubliée, isolée, vide.
Il me faut relire Il Gattopardo autant de fois que de trames y ont été tissées par Tomasi di Lampedusa – elles sont vraiment nombreuses – négligées par les motifs dominants, écrasants même, pour moi, de la Sicile, de Palerme et des paysages de l’intérieur. Car enfin, de ce livre aurais-je tout manqué ? fors le climat, la lumière – comme un noyau primordial2 – ce que Gaetano Savatteri, dans son livre non traduit (sauf erreur) I Siciliani appelle une « lumière de cendre » et « un paysage sans rachat ». Irredimibile.
Peut-être aussi qu’Une enfance sicilienne,
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écrit par Edmonde Charles-Roux à partir des souvenirs de Fulco di Verdura, brouille mes impressions réminiscentes : La maison est encore là, Dieu soit loué, avec ses balcons et l’avancée de ses deux terrasses, la chère vieille maison de toujours, cuite au soleil et un peu lasse, c’est la première phrase. Mon édition de poche est toute jaunie, cuite au soleil et bien lasse elle aussi. Elle date de 1986.
Il y a des heures, il y a des jours, il y a des nuits, il y a des brumes et des pluies, des automnes et des ciels, où dans les silences, je n’arrive pas à dimenticare Palermo, je n’arrive pas à Oublier Palerme3. Lampedusa, dans ses Racconti, ses nouvelles, parle du paysage beau et tremendamente triste de la Sicile Occidentale.
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Je cueille, de ligne en ligne des mots qui se disent mieux en italien, entendrait-on un français mélodieux par-delà : une rue devenue montuosa ; un paysage calcinato ; une place ombreggiata. Dans le texte, intitulé, Infanzia, T. di Lampedusa raconte les lieux de son enfance, le palais palermitain de 1 600 mètres carrés, le domaine de Santa Margherita qui comptait 300 pièces. Détruits par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, ces deux domaines en souvenirs mêlés, ont, à n’en pas douter, construit les palazzi du Guépard, du livre. Car pour le film, c’est en partie le palais Gangi, propriété privée de riches aristocrates palermitains qui lui servit de cadre. Personne n’a oublié la salle de bal avec sa mosaïque léonine4, car pièce et demeure sont invisitables à quiconque. C’est certainement bien mieux ainsi.
- Selon l’expression même d’Elio Vittorini dans sa lettre de refus du manuscrit.
- In le Professeur et la Sirène, une nouvelle de T. di Lampedusa qui n’est pas que l’auteur du Guépard.
- Titre d’un roman d’Edmonde Charles-Roux, Grasset, 1966. Prix Goncourt.
- Dans le film (totalement oubliable, lui, nous parlons d'Oublier Palerme bien sûr) de Francesco Rosi, « adapté » du roman ci-dessus nommé, une scène fut tournée dans la même salle de bal, comme en clin d’œil.
Le silence des traces,
*
A l’approche de l’hiver,
la pointe du crayon
fait grise mine
*
Le dernier des oiseaux
chante encor au jardin
rosa la rose effeuillée en latin
*
Pivoines épelées
au matin dépliées
*
Frêles
les nuées
déferlent
des toits
immesurés
*
Refrains sans fin
engloutissent la mer
chagrinée la lune
*
L’automne rouille
le paysage
*
Glace entre deux gaufrettes glissées
depuis longtemps fondue
de plaisir.
*
Ce cloître est le carré magique
de mes pensées.
*
De l’antique théâtre
les vieilles pierres usées par mes regards
& ruinés les gradins.
*
Jamais je n’agraferai le soleil
derrière le rideau
des banians de Sicile
*
Laver les mots
dans le feu du volcan,
les pierres ponces, écume de la terre.
*
La Kalsa,
ce terrain vague
dont si bien je me souviens.
*
Le Baiser de Zeus
Il est des rencontres qui font des étincelles, du bruit, de la fureur et des orages, il en est d’autres bien plus calmes. Elles n’existent ni par volonté consciente, ni par décision rationnellement construite. Mais par accrochage insu de plusieurs éléments indépendants les uns des autres, en embuscade depuis des siècles. Et même avant.
On peut avoir un prénom qui résonne avec la musique des sphères : Ré-mi. Accompagnant, mais c’est plus rare, un nom descendu tout droit de l’Olympe, Jouve : quelques souvenirs de latin rappelleront à certains, que Jupiter se décline, Jovis au génitif – on s’épargnera les autres cas qui pourtant confirment l’hypothèse onomastique. Remy Jouve ne pouvait éviter le feu et l’harmonie. Jupiter redevenu Zeus – c’est le même, tous les enfants savent ça – n’a jamais lâché, jamais, l’éclair qu’il tient en sa main droite, signe de colère, de victoire, de pouvoir tout ensemble, ne les aurait-on croisés nulle part ailleurs qu’en sa mémoire collective et fragmentaire, ils se confondent dans une même image culturellement constituée depuis la nuit des temps.
La création, n’en déplaise aux croyances canoniques, ne vient jamais ex nihilo ; mais l’artiste n’est pas chargé de déployer ces chemins que la plupart du temps il ignore, tant ils sont recouverts d’itinéraires impénétrables. L’œuvre n’aurait jamais pu se créer elle-même, n’a pas surgi par génération spontanée, il se peut même que l’artiste lui trouve des explications et le public des significations. Des réminiscences avouées, des coïncidences devenues visibles. Ainsi, Rémy Jouve pétrit et poinçonne le caoutchouc de pneus mis au rebut, potier et orfèvre d’une matière et d’une manière inattendues, la première parce qu’elle sort des chaudrons de l’industrie moderne, la seconde parce qu’elle est engravée telle un mandala – ce qui signifie en tibétain à l’origine, cercle, sphère.
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Aussi, par le hasard bienvenu d’une exposition, quand un de ces disques burinés selon les rythmes réguliers et concentriques de motifs géométriques parfaitement équilibrés, quand il se distingue, frappé par la foudre, chacun prononce en soi le nom de Zeus, prêt à croire que le dieu fulgurant vient d’entrer et déchirer la noire rosace au mur pendue, dans un geste puissant mais invisible.
Il n’est pas innocent d’ailleurs – mais quelque chose l’est-il jamais ? – qu’à un moment de sa fabrication, le caoutchouc du pneu subit une cuisson à haute température appelée vulcanisation. Vulcain, dieu du feu, de la forge, des volcans et des forgerons, est fils de Jupiter en latin et en grec – Héphaïstos fils de Zeus. On dit qu’il établit son atelier sous l’Etna d’où il fabrique les traits de foudre pour son père. Même s’il arrive que les légendes se brouillent, les généalogies aussi, les origines encore plus et que l’imprécision l’emporte, Vulcain/Zeus/Héphaïstos/Jupiter demeurent, dans la mémoire collective, entourés d’éclairs aux bords nets et tranchants, aux angles acérés, défiant le Cosmos tout entier, devenu cercle brisé sous la main de l’artisan divin. Aucune autre interprétation que tellurique et ignée ne semblait possible.
C’était sans compter sur une autre magie, pourtant si commune sous son nom savant, la paréidolie, cette tendance à distinguer des formes – visages, animaux, objets – là où il n’y en a pas, ou plutôt, là où aucune raison ni cause ne peut en faire venir, sinon les illusions d’optique qui nous les font percevoir et même reconnaître. Tout le monde, dans les nuages, voit des sorcières, des grincheux, des lapins qui courent, des arbres échevelés, des profils d’archanges… leurs ailes ou leurs violons.
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Une autre version de ces vraies-fausses visions mesure notre aptitude à distinguer entre deux ou plusieurs formes celle(s) que notre œil va privilégier : d’aucuns en formuleraient même des conclusions hâtives ou réconfortantes ; vérifier si l’on voit ici, un vase blanc sur fond noir ou deux profils noirs sur fond blanc, peut être plaisant voire impertinent.
Or, l’éclair brisant l’ordre du monde sorti des mains de Rémy Jouve, saisi selon ce principe paréidologique, fait aussi surgir deux visages silhouettés qu’un baiser vient de réunir ; ou tente de s’accomplir. Notre psychisme n’a-t-il pas alors privilégié l’une des représentations les plus courantes de toute l’histoire de la peinture, de la sculpture et de la photographie réunies ? A moins qu’au lieu d’exclure l’une ou l’autre image, ou l’élire pour premier plan, première intention, on se laisse gagner par la vérité des mots, seuls capables de désigner le tout et la partie, l’ensemble et le détail, le lointain et le proche, l’allégorie et le réel, le signifiant et le signifié. Seuls capables de porter des polysémies invisiblement présentes dans des formes matérielles. Il nous revient que Rémy Jouve travaille avec du pneu, du pneumatique et qu’on appelle sculptures les marques sur les bandes de roulage. Or, pneuma en grec ne veut pas seulement dire souffle, ce serait trop court – nous savons que les étymologies ne sont signifiantes que parce qu’elles sont vastes – dans ce souffle-là, il faut entendre tout principe de vie, d’âme, d’esprit – sans aucune considération religieuse – qui nous distingue des objets, des choses, et fait de nous de la matière animée.
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Zeus, fracassant le monde d’un coup de foudre, in-suffle en lui et en nous, le désordre favorable par lequel nous ne sommes pas des machines.
A la recherche de mots perdus (4)
On a déjà rattrapé zinzolin il y a quelque temps* par le bout d'un ruban. Zinzolin, retrouvé au fond d'un carton, chez Remy de Gourmont, dont on ne sait exactement quelle couleur le désigne, que l'on voudrait poudrée, rosée, bleutée - digne d'un portrait chapeauté de Madame Vigée Le Brun - mais chez l'écrivain normand, zinzolin hésite entre un violet fané et un rouge indistinct, il lui arrive parfois de frôler l'orangé. Toutefois, si l'on aime zinzolin, c'est aussi en raison de ce délicieux zézaiement de velours froissé dans un gant de satin, et la légère retenue infligée à sa rime intérieure. Zinzolin se murmure, zinzolin se susurre.
Mais il a une légère distraction : zinzolin qui nous plaît tant, ne ressemble pas à ce qu'il dit - sauf si zinzolin a trempé sa plume dans l'encre violette et qu'alors il devient autologique, terme moins doux à nos oreilles, mais autologique lui-même puisqu'il contient, ou représente, ce qu'il signifie. Le plus flagrant de tous les autologismes étant… mot, et doublement si l'on précise ici, français. On peut s'amuser, ad infinitum, à débusquer les autologismes - et à l'inverse les hétérologismes - dans ce que nous lisons, écrivons, entendons ; ce dernier terme est un hétérologisme tant que nous pratiquons la lecture ambroisienne, silencieuse, et redevient, si nous le prononçons, tout le monde l'a compris, autologique. Il dit ce qu'il est, il est ce qu'il dit.
Faut-il faire de zigzag, deux fois traversé par une ligne qui sinue, un autre exemple ? Notre oreille entend l'air déplacé par la proximité redoublée des consonnes ayant attrapé et glissé une voyelle au passage. Zigzag, zigzag, zigzag, essayez donc de les énumérer et de vous écouter bondir. Pour que le tour - si l'on peut dire - soit complet, il faudrait que zigzag ne suive point la ligne droite de l'écriture. Mais pour écrire zigzag, on ne peut pas aller dans tous les sens. Et puis ce mot, légèrement ivre, légèrement gai, légèrement zazien ou zaziste, c'est comme on veut, et même un peu zutique, manque la première condition accrochée au fronton de ce texte : à la recherche de mots perdus. Zinzolin la remplit, mais nous le connaissions, usant sans dévier, à deux reprises, de la dernière lettre de l'alphabet français, oubliée du latin, perdue en cours de route en revenant de Grèce. Si le mot zinzolin affichait les couleurs qu'il est censé présenter, il serait trois fois parfait.
En épiçant un peu la difficulté, zinzolin est battu sur ses propres critères par zinzibérin. Mot perdu comme lui, deux fois zébré aussi. Zinzibérin - qui n'a rien à voir avec Zanzibar, mais on n'en est pas si sûr, l'archipel où le giroflier, de l'espèce Syzygium, est roi - zinzibérin se rapporte au gingembre, une plante rhizomique aux mille vertus. Pas moins. Mais, si joli, bienfaisant, rare et perdu qu'il soit, l'adjectif zinzibérin manque la troisième condition, subrepticement glissée là. Dans son cas, il faudrait qu'à l'écrire, un arôme doucement citronné, une saveur légèrement piquante, poivrée et pénétrante, s'exhalent devant soi. Loin de tout zozotement.
L'incitation au susseyement et autre zézayement n'est pas de mise, le délit de sigmatisme non plus. Nous sommes bien à la recherche d'un mot perdu -sauf pour les spécialistes - contenant deux z et montrant ce qu'il dit ou le faisant entendre. Foin de zinzolin et de zinzibérin qui nous mirent dans cette galère. Tandis que la fauvette, tandis que la mésange zinzinulent, et zinzibule avec elles le roitelet.
Elles pépient et babillent en zinzinulant, on les entend gazouiller dans un mot qu'on a laissé tomber, négligé, égaré, adiré. Autant de précisions, nuances, luxuriances, profusions, acribies, abandonnées. La langue française, d'une générosité à nulle autre pareille, ratatinée, rabougrie, desséchée par nos paresses, nos lâchetés, nos indifférences, nos abdications.
Aucun oiseau ne chante plus lors que la fauvette zinzinule.
*mais sans l’avoir voulu. Cf Archives, 2 décembre 2018
Éloge d'un oublié remarquable.
De Galilée on entend encore affirmer qu’il découvrit que la terre est ronde ! Enfer et damnation de l’ignorance quand elle se répand sans scrupule et s’enkyste dans ses propres méandres ; les mêmes – bien plus nombreux qu’on ne le croit – ignorent aussi, il est vrai, en quel siècle il vivait, où et comment. La rotondité de la terre est depuis longtemps attestée ; jamais personne ne pensa, dès la plus haute antiquité, qu’elle eût la forme d’un rectangle, d’un triangle, losange ou autre figure géométrique à pointes. Il suffisait, n’est-ce pas, de lever les yeux pour voir au ciel la lune ronde le soir et même le matin, et le soleil aussi. Ronds, ils sont ronds depuis toujours, parfois un peu moins, jamais un peu plus. Que quelque évènement céleste vînt en ronger les bords, ils n’en perdent pas pour autant leurs arrondis, certes parfois légèrement bosselés. Pour autant, rond ne signifie pas globuleux, même si avant Socrate, des physiciens – philosophes, penseurs, ainsi nommés pour faire de la nature, physis, leur objet de réflexion et d’étude – avaient affirmé le caractère sphérique de notre planète. Empédocle mon préféré. Il n’est pas le seul.
Bien qu’il y ait une différence notable entre un cercle plein comme une crêpe bretonne, posé sur un coussin d’eau – Thalès – et un ballon flottant dans l’espace plus ou moins infini, dans les deux cas, la Terre, dont pourtant on ne savait rien, dont on pensait que tout l’espace habité coïncidait avec les seules contrées conquises ou connues, la Terre n’était représentée ni en cube, pavé, parallélépipède, pyramide ou cornet de glace. Qu’on la pensât immobile est bien suffisant, erreur de débutant sans doute, il n’y a qu’à relire Descartes qui a tout dit sur la confusion de la réalité avec la vérité comme signe d’un esprit enfantin, déficitaire du point de vue du raisonnement, ce qui devient une faute si l’on persiste à l’âge adulte. Mais pour tout un chacun, enjambant le corps glorieux de Galilée, le soleil est toujours mobile, passant devant la fenêtre le matin, au-dessus de la maison à midi, éclairant la terrasse le soir, tout le monde, où qu’il se trouve, peut constater que le soleil nous tourne autour. il se lève et se couche, n’est-ce pas, ce qui montre bien qu’il tourne autour de nous ! Galilée ne doit pas bien profiter de son repos éternel.
Pourtant, contre les faits et pire encore, les dogmes papaux et la physique d’Aristote, Galilée, au risque de sa vie, de sa santé et de l’excommunication – dans le désordre – Galilée affirme que non seulement la terre tourne autour du soleil, mais aussi sur elle-même. Double rotation, double révolution, double trouble des croyances, des certitudes, double rupture épistémologique*, double blessure narcissique** pour l’homme, convaincu d’être le centre du monde, de l’univers et de lui-même. Sauf que Galilée n’a pas la paternité de l’affirmation héliocentriste, dont il a repris l’hypothèse à Copernic pour en établir la vérité, ce qui n’est pas rien, mais un tantinet injuste pour le moine polonais et astronome de 91 ans son aîné, ce qui fait beaucoup aux mitans des 15 et 16ème siècles. Il ne fallut qu’une dizaine d’années à Alexandre pour conquérir l’Asie, soit neuf fois moins, dix-huit cents ans plus tôt. Il ne faut jamais hésiter à croiser dates et évènements, surtout les plus éloignés dans le temps, l’espace et le genre, pour prendre la mesure, et surtout la démesure de ce que l’on affirme avec tant d’imprécisions. Mais Copernic, lui aussi, eut un précurseur, d’environ 150 ans plus jeune encore, dont les raisonnements physiques concernent, entre plusieurs, l’optique et le mouvement, et affirme que nos erreurs ne viennent pas de nos sens ou de nos perceptions, mais de notre intellect. Affirmation dont on aurait bien parié qu’elle était d’abord cartésienne. Elle l’était en effet, mais nettement plus tard, environ deux cents ans quand même ! c’est un peu comme si nous nous rétro-téléportions, aujourd’hui, dans les années 1820…
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Nicole Oresme, parfois prénommé Nicolas*** a vécu au 14ème siècle. Né et mort en Normandie. Fleury-sur-Orne, vers 1320 (Alemannia en latin et même Allemagne jusqu’au début du 20ème siècle, cela pour les Normands de passage) et Lisieux, 1382, deux villes aujourd’hui sises dans le département du Calvados. Oresme, inconnu de tous et des Normands eux-mêmes, a pourtant accompli une œuvre remarquable, qualité et quantité tout ensemble, il a écrit sur tout et à propos de tout, mathématiques, philosophie, théologie, monnaie, économie… Et si La vie d’Oresme fut celle d’un enfant du peuple, parvenu par son seul mérite à d’éminents emplois et à des hautes dignités comme le dit Octave Encoignard en 1902, dans un éloge prononcé à Lisieux, on retiendra, plus précisément, qu’il écrivit un Traité de la Sphère. Et qu’il émit le premier l’hypothèse qu’elle tourne dans les cieux et non les cieux autour d’elle. Il le dit dans Le Livre du Ciel.
Si l’on s’étonne d’apprendre qu’Alphonse Allais – Normand – connaissait sa réputation « dans le genre de Léonard de Vinci », et un peu moins que Daniel Huet – Normand – colossal érudit du 17ème siècle, saluait ses immenses connaissances et travaux, la consternation est totale, en revanche, de ne le trouver point dans des ouvrages de références sur Galilée. A commencer par ceux d’Alexandre Koyré : Du monde clos à l’univers infini et ses Études galiléennes, indispensables pour tout travail sérieux d’épistémologie ; feuilletant une dizaine de livres consacrés aux travaux majeurs de l’Italien contemporain de Descartes, je n’ai trouvé aucun développement ni présentation de celui qu’on dit pourtant être, comme son précurseur, le premier héliocentriste. [On a dû oublier Al-Biruni**** pour lequel en même temps que la Terre tourne autour du Soleil, elle tourne aussi autour de son axe propre. Al-Biruni, oublié de tous depuis 11 à 12 siècles environ]. Notre Oresme, galiléen d’avant Copernic, est passé à la trappe lui-aussi, alors qu’il fut un prolixe créateur de termes scientifiques, un traducteur d’Aristote – en désaccord avec sa thèse immobiliste et sa négation du vide – admiré du roi, Charles V, reconnu de lui et missionné pour que l’instruction ne soit pas réservée aux seuls clercs. Oresme n’hésita pas, pour ce faire, à abandonner le latin d’usage – seule langue écrite et orale de l’enseignement, à telle enseigne qu’il s’excuse, dans le Prologue de son Livre des Divinations, écrit en français, des fautes ou maladresses qu’il a pu commettre en raison de son manque d’habitude. Ciel (c’est le mot !) quelle époque !
De cela on ne dit rien, nulle part ou presque, sinon le bon abbé Anthiaume, très cité par Georges Dubosc (1854-1927), dans ses articles, conférences, communications et publications en pays de Lisieux. Disons qu’on n’a rien fait pour que ce nom, au moins ce nom, soit connu de tous au titre de ses géniales et anticipées propositions. Imprimé au XVIème siècle, son Traité de Cosmographie, fut très lu, mais il semble que ce fût dans une traduction non imprimée des livres Du ciel et du Monde d’Aristote, qu’il a formulé ses idées sur la double rotation de la terre. Deux copies manuscrites, avis aux amateurs, reposent et attendent leur heure de gloire à la Bibliothèque nationale. La question est donc pendante de savoir si Copernic le Polonais les avait lues, d’autres copies, aujourd’hui disparues, ont pu avoir circulé sous le manteau.
*Bachelard. Sans rupture épistémologique, il n’y a pas de progrès en science, il n’y a que des progressions. Ce n’est pas pareil. **Expression freudienne bien connue : avec Copernic, Darwin et Freud lui-même, l’humanité a subi une triple humiliation contre l’orgueil d’être au centre de l’univers, d’être supérieure aux animaux, d’être dominée par sa conscience réfléchie. Ces trois penseurs lui ont porté trois démentis flagrants.*** Nicole était prénom masculin à cette époque (tout comme Anne) ; **** ou de son nom entier, Afzal Muḥammad ibn Aḥmad Abū al-Reḥān.
La fête à la grenouille
Clins d’œil pour un brissettien majeur, en remerciement.
Ce n’est pas parce que les cordes le long desquelles les rainettes grimpent quand il-pleut-il-mouille sont de sortie depuis des heures, ni parce qu’il faut rentrer ses crapauds avant l’hiver – petits fagots de bois de chêne – avant que les mains soient pottes ou baudes, mais aujourd’hui, et pour un jour seulement, c’est jour de fête à la Sauvagère et la Ferté-Macé, hauts lieux de dévotion brissettienne. « Le Prince des Penseurs », Jean-Pierre Brisset, orné de gloire pataphysique et sanctifié dans le calendrier mêmement désigné, reçoit, depuis le meilleur petit Vallon de France un honneur à nul autre pareil. Coâ, coâ, vous dites-vous !
Catula ? répondit l’écho qui parlait brissettien sans le savoir, usant d’une agglutination très simplifiée, ignorant que, dans quelque campagne, le catula désigne le très sérieux commis aux barrières pour y fouiller les passants, leur demandant avec plus ou moins d’aménité : qu’as-tu-là ? Dans ce bocage-ci Jean-Pierre Brisset dut se faire l’oreille aux parlers onomatopéiques : le savetier y est un cuac, par imitation du cri du corbeau, qu’il poussait dans les rues pour qu’on lui portât les vieux souliers à raccommoder – occasion de rappeler l’immense Pétrus Borel, son gniaffe et ses imparfaits du subjonctif, qu’ils soient ici bénis !
La Municipalité fertoise se fendit, il y a peu, d’une impasse – quel destin ! – sobrement appelée « Pas sage Jean-Pierre Brisset » ce qui donne à busier quand même, car une ruelle est soit un cul-de-sac soit un passage. Mais ne peut être im/passe/passage tout ensemble : une venelle où l’on se cogne la tête (à force de busier donc, de penser, de réfléchir) sans pouvoir la franchir, quoi qu’on s’y engage pour aller de l’autre côté – passage – et devenir un peu fou, – pas sage. A trop lire Jean-Pierre Brisset l’on devient paraphrène. A trop calembourdonner on devient brissettien. Ne fait pas de l’odonymie sans peine qui veut.
Ainsi les grenouilles sous la pluie, desquelles très sérieusement nous descendons par le premier son émis porteur du sens le plus impérieux qu’il soit donné de poser – coâ/quoi ? – ainsi, les mots dansent à qui veut les laisser faire. Et fêter Jean-Pierre Brisset ce jour, jour de longues, froides et cinglantes dabées si normandes qu’on s’y croirait, est un plaisir qu’on se doit de partager avec quelques initiés - i n’y sciés – et tous les autres.