Le coupe-papier plie et tranche.
(C’est la suite du précédent)
Peut-être Sartre fut-il le premier et le dernier à se servir d’un coupe-papier. Non, je ne galèje ni ne raille, je m’en tiens simplement à la ligne fixée, celle des textes dans lesquels les objets usuels occupent une place de choix, c’est le mot : ils ont été préférés à des symboles abstrus et abstraits pour constituer un inventaire chosiste au fil de raisonnements pointus. Aussi, de la ligne au droit fil, au pliage et autre découpage, le plioir — devenu un tantinet suranné depuis que nos lectures sont passées par des presses électronisées qui nous livrent des ouvrages prêts à être feuilletés — le coupe-papier, terme formé de deux autres reliés d’un trait de plume, est assurément éligible à notre réflexion. Il sert la double cause de l’Éloge de l’objet et de l’Objet de l’éloge, rapportés au tissage de la raison philosophique telle qu’en ses œuvres et ses démonstrations, la tissure faisant texture, le livre ou le pli non encore découpés et cousus main — celle qui écrit et fait correspondance.
Saisissons-nous du coupe-papier et poursuivons avec Sartre. On ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir, énonciation qui nous en rappelle d’autres n’est-ce pas ? de celles pour qui le réel ne peut se limiter à ce qu’on en perçoit et oblige à supposer, poser et affirmer une autre réalité, supérieure, transcendante, voire théorétique, intelligible pour le dire avec et comme Platon : indépendante de toute détermination empirico-sensible. Pour ce temps nécessaire mais très court où Sartre se fait platonicien, le coupe-papier comme objet fabriqué par un artisan ne peut avoir d’existence per se. Non seulement aucun objet, celui-ci ou un autre, ne peut se produire lui-même, mais encore, ne peut être produit sans la connaissance de ce qu’il est — ce qu’on appelle en métaphysique, l’essence — même si les métaphysiciens ne raisonnent pas sur l’essence des objets parce qu’il n’y en a pas, mais des sujets. D’aucuns diront que le coupe-papier fait ici illustration pour une opération pédagogique et que Sartre aurait pu prendre n’importe quel autre objet avec le même succès, chacun d'eux ne devant son existence qu’à la préséance de tout ce qui les a rendu possibles, que Sartre appelle recettes et/ou qualités plutôt qu’essence, bien que le terme soit, très momentanément satisfaisant.
Retenons l’objection pour regarder de près notre coupe-papier de … papier. Il n’y a, dans ce passage célèbre – in L’Existentialisme est un humanisme, chez Nagel en 1946, mon édition de 1968 a encore connu le fil de la lame – aucune description, aucun motif n’est donné au choix de cet objet retenu pour une leçon de philosophie, il n’est relié à aucun souvenir, aucune préférence. Pourtant, dès la première représentation de Huis Clos (en mai 1944, au Théâtre du Vieux Colombier) les spectateurs n’ont pu manquer la présence d’un coupe-papier, qui donne l’occasion dans quelques échanges, d’une étonnante assertion c’est la vie sans coupure, ou d’inattendues situations : sa présence dans un néant de livres, l’absurdité cauchemardesque d’un quotidien éternellement voué à un décor insupportable, entre un bronze de Barbedienne et des meubles de salon Second Empire. Dans la version théâtrale du coupe-papier, celui-ci est posé voire disposé ; dans sa version philosophique, il est interrogé. Et tout lecteur-spectateur aguerri au questionnement philosophique et à la démarche sartrienne sait que sa présence sur scène – donc dans le texte – est tout sauf contingente, que sa nécessité, au contraire, est inscrite en creux par l’affichage d’une rupture, d’une coupure, d’une privation logique infranchissable entre une absence désormais éternelle de livres (doublement scandaleuse, Garcin se présente « homme de lettres ») et un coupe-papier. Encore faut-il être res cogitans, chose pensante, i.e esprit, pour penser toutes choses, coupe-papier ou autre. Jamais Sartre ne désavouera Descartes, avec lequel il ne pouvait cependant pas s’accorder : grandeur des philosophies qui jamais ne s’affrontent et cependant s’opposent.
Mais le coupe-papier. Il découpe quelle que soit la façon dont on le tient, puisque sa lame est effilée des deux côtés, bien que son nom le détermine à une seule fonction, couper le papier — des livres ou des enveloppes cachetées. Ce qui le distingue absolument des ciseaux avec lesquels on taille (dans) les tissus, les cartons, on cueille les fleurs, on ôte ce qui dépasse … Alors que, selon le regard que le philosophe-écrivain pose sur lui — accessoire (de théâtre) ou fondamental — sa signification en sera tant modifiée qu’elle en deviendra contradictoire. Le coupe-papier dont l’inutilité infernale se conjugue avec la banalité des copies d’antiques de Barbedienne, fait symbole pour la destinée humaine ramenée à sa stricte représentation ; tandis que le coupe-papier élevé au rang de concept philosophique — autrement dit, n’importe quel coupe-papier — fait signification pour la condition humaine rapportée à sa liberté.
Démonstration. Si nous étions à l’égard de notre condition comme un/le coupe-papier à l’égard de sa fabrication et de son usage, nous serions (désespérément, absurdement et infernalement) déterminés. Mais nous ne dépendons d’aucune détermination préétablie, et bien que notre existence ne nous soit, dans son principe, pas attribuable, elle est pourtant exclusivement ce que nous en ferons. Il n’y a pas l’épaisseur de la moindre feuille de papier entre notre existence et notre liberté. Disposer de l’une c’est disposer de l’autre sans réserve, sans rabat, sans condition. Ce qui contient la possibilité (la puissance dit Aristote) d’en mal user, non de la nier, car sa négation même nie son non-être. Un raisonnement si mal compris — et de plus en plus — qu’à son tour, il mériterait un autre développement.
La philosophie ménagère ou le philosophe en sa maison,
pour faire suite à trois développements, commis ici même avec promesse d’y revenir, il y a bien trop longtemps* : De quel bois l’homme est-il fait ? puis L’habit ne fait pas le moine prolongé d’une Ajouture, avaient ébauché une « leçon de choses philosophique » par intrusion délibérée dans le monde des objets auxquels les penseurs ont eu recours pour dégager un gain de sens. Un portrait herméneutique du quotidien, ou du banal, où l’on s’aperçoit, qu’elles soient naturelles ou fabriquées — déjà : le bois, le roseau, le cuir, une planche, un bâton, un manteau, une robe de lin — que les matières à démonstration les plus usuelles sont très largement répandues dans le corpus, contrairement à la réputation d’obscurité que l’on fait aux textes.
Spinoza, philosophe coriace s’il en est, annonce pourtant le plus nûment du monde : « Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple … » (Lettre LVII). La pierre — la matière minérale la plus citée mais la plus imprécisée — revient dans son Ethique (I,1, XXXVI), elle était déjà chez Descartes (Méditations métaphysiques III), et Hobbes mais surtout, c’est par une pierre lâchée depuis le haut du mât d’un navire que Galilée établit la loi de la chute des corps : la pierre tombe au même endroit du navire quelle que soit sa vitesse, ne cesse-t-il de formuler. Douze siècles avant eux, Saint-Augustin, pour montrer (dans le Traité du libre-arbitre III, 1,2) que l’homme n’est pas semblable à un objet, mais qu’il dispose de liberté, le compare mais a contrario à une pierre dont le mouvement qui la porte vers le bas la rend tout à fait incapable de se diriger par l’effet d’une volonté libre dont elle ne jouit pas. C’est précisément la raison du choix clair de Spinoza : la pierre lorsqu’elle roule sous l’effet d’une simple impulsion ne sait pas qu’elle entre en mouvement, mais à supposer qu’elle le sache, elle pourrait croire qu’elle en est la cause. Pour démontrer que la liberté humaine est une illusion, Spinoza a besoin de trois conditions : formuler une hypothèse plausible, concevons — on oublie trop cet outil majeur du raisonnement philosophique dont Rousseau se souviendra — ; établir comment elle échoue soit dans l’aporie, soit dans la contradiction ; élire l’objet le plus simple pour soutenir la réflexion — ici, la pierre, qui semble n’entretenir qu’un rapport assez lâche avec la philosophie ménagère.
Admettons. Et poussons alors la porte de la maison, laissons les pierres sur le chemin, ou posons-nous sur l’une d’entre elle, relisons Nietzsche (Aurore, IV, 541) : Comment il faut se pétrifier. Durcir lentement, lentement, comme une pierre précieuse — et rester finalement là, tranquille, pour la joie de l’éternité.
Mais que la maison soit d’abord un ensemble de pierres comme le propose Aristote (in de l’Ame, I,1) voilà de quoi relancer notre proposition. La description strictement matérielle suffirait pour principe d’intelligibilité de l’existence des choses, laquelle n’est pas séparée de leur existence concrète. On rappellera avantageusement que le mot matérialisme n’apparaît en français qu’au XVIIème siècle et qu’il faut donc en faire un usage très circonspect pour toute désignation antérieure, à commencer par ce que les Grecs appellent hylé/ ὕλη, assez peu éloigné de ce qu’on nomme de nos jours un matériau ; materia son descendant latin, signifie encore au XIIème siècle un tronc ou même un arbre dont on fait les charpentes ; materia est le bois avec lequel on construit une maison, il en est aux fondements (aux fondations ?), à l’origine, au sens où il la rend possible ; peut-on envisager une maison sans les matériaux de sa construction ? Y compris les pierres, objets inanimés qui ne produisent rien mais dont la matérialité inerte une fois organisée par l’homme constitue une partie du réel, pourtant toujours antérieur à la conscience qu’on en a et même point de départ de toute connaissance. Pour entrer dans la demeure du philosophe, il fallait que cela fût dit, c’est le premier degré de sa lisibilité du monde.
Distinguerait-on d’abord, sur une table, une coupe de fruits, des raisins par exemple, dont on se demandera s’il y a deux grappes identiques ou même dans une seule grappe, deux grains semblables (Pascal, Pensées II, 114) ? La diversité du monde et des choses — du monde des choses — est à portée de la main autant que la similitude dont l’exemple le plus évident est celui des œufs. C’est Montaigne qui le dit. (III, 13). Mais, pour que l’identité de deux objets apparaisse, il faut que toute dissemblance soit perceptible, il faut qu’elle soit pensable, il faut pouvoir la concevoir comme dissimilitude, il faut donc disposer d’un entendement c’est-à-dire d’un esprit. Que serait la perception d’une disparité hors d’une conscience qui s’en saisit ? rien. Un néant. « L’homme a une plus grande dignité que la pierre ou que la table » affirmation sartrienne (in L’Existentialisme est un humanisme) parfaitement compatible avec un athéisme de principe, et même le justifiant. La table dans la maison, pour pierre d’achoppement de l’uniformité du monde. Ou même le lit dont Platon — insusceptible de toute réduction positiviste — montre (Rép. 10) qu’il n’est que l’image sensible d’une connaissance intelligible et théorique (au sens d’idéique). S’il lui fallut le démontrer d’abord par une allégorie (ibid. chap. 7) devenue la plus célèbre et la plus dévoyée de toute l’histoire de la philosophie, l’exemple mobilier lui suffit pour en justifier la pertinence ontologique. Nul artisan menuisier ne peut construire un lit, s’il ignore ce que c’est.
Un savoir, une connaissance qui ne dispensent pas d’une position sceptique, et même qui l’incluent, du moins pour le philosophe qui ose se mettre à table, se passer à la question, défier le réel censément objectif et familier — ce qui peut se contredire — prendre le risque du soupçon, s’installe, si l’on peut dire, dans l’inconfort initial d’une question redoutablement simple : Existe-t-il au monde une connaissance dont la certitude soit telle qu’aucun homme raisonnable ne puisse la mettre en doute ? (Russel, in Problèmes de Philosophie, chap.1). Et pour éprouver la validité de son questionnement, une table, une simple table, une table la plus simple possible, suffit à établir que, nonobstant de possibles accords sur ses apparences, ce que Descartes nomme des qualités sensibles (il lui suffira d’un morceau de cire, tout le monde s’en souvient et Clément Rosset, d’un morceau de fromage), des divergences ont vite fait de se manifester : un peintre par exemple, ne verra pas la même couleur que d’autres. Sa texture, le grain du bois, (différant selon l’œil ou le microscope) sa forme (dé-formée selon l’angle où l’on se place, ce que l’invention de la perspective picturale nous apprit), la dureté, le son si on la frappe (remarque venue directement de Descartes) … Neuf paragraphes plus bas, Russell résume ce que nous avons déjà deviné : la table réelle, s’il y en a une, n’est du tout directement connue par nous (…). et pose en conséquence, deux questions 1) Existe-t-il une table réelle ? 2) Si oui, quelle sorte d’objet peut-elle être ?
Si pour le sens commun tout ce qui « existe » est réel (voire vrai, mais c’est encore une autre histoire) et surtout, s’il n’est pas nécessaire d’être en présence des choses pour qu’elles soient, postulant une sorte d’autonomie de fait de tout ce qui n’est pas lui, le philosophe, en revanche, n’en a aucune certitude et demande qu’il lui soit fait droit d’interroger le monde qui l’entoure. A commencer par les choses les plus courantes, dont l’indépendance ne va pas de soi. Pour que la table soit, poursuit Russell, il ne faut pas seulement que je la voie ou la touche mais que je le sache, comme si, comme tout objet, elle m’appartient plus qu’à elle-même, si l’on peut dire. Aucune table ne se sait exister, encore moins comme table, premièrement. Mais, secondement, aucune table, ni aucun objet n’est ce qu’il est, puisqu’il n’est rien d’autre que l’ensemble des perceptions et/ou « constructions » que l’on a de ou à propos de lui, bien que l’on voie continuellement cette table (in Idées directrices pour une phénoménologie). Peut-être est-ce en raison de l’importance du temps passé à sa table de travail, que ce meuble est pris si fréquemment par les philosophes pour objet de réflexion. Merleau-Ponty (ma table) ; Hume (la table que nous voyons ; mais aussi cette maison …in Enquête sur l’entendement humain) ; Wittgenstein (Y a-t-il quelqu’un pour jamais vérifier si cette table qui est là y reste lorsque personne ne lui prête attention, in de la Certitude, 158 et sqq. ; si je me contentais de croire à tort qu’il y a là une table devant moi, cela pourrait encore passer pour une erreur ; tout parle pour que la table qui est là y soit encore lorsque personne ne la voit, et rien contre ; qu’est-ce qui m’empêche de supposer que cette table … ; si je dis : « cette table n’existait pas encore il y a une heure » ; et la table, est-elle encore là lorsque je me détourne ; (in Manifeste du cercle de Vienne – 75/195/237/314 ) – etc.
L’usage philosophique des choses ménagères est si courant et banal, leur usure si fréquente au limage et frottage de la réflexion, qu’il nous faudra (faudrait ?) aussi convoquer, l’appartement de Merleau-Ponty, les médailles anciennes ou la lanterne de Malebranche, un piano mécanique chez Bergson ; la besace d’Antisthène ; le petit panier de Cratès ; le pot de terre d’Epictète ; le fauteuil de Descartes, sa cheminée ; de nombreuses chaises, sièges, vases, cruches et portes disséminés un peu partout. Et bien entendu, sur sa table à n’en pas douter, le coupe-papier de Sartre, qui mérite un développement à venir et à lui-seul.
*Cf Archives : 26 oct. 2019 ; 8 nov. 2019 ; 30 nov. 2019
Tout est maintenant au point de sa perfection*
Poids-plumes
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quand les oiseaux mettent les points à la ligne du monde,
les branches s’efforcer de les tenir tout droits,
seul le regard vacille sous la charge du jour.
Ce que la pensée voit
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Ces grains d’eau vinrent-il se pendre au croisement des lignes
y furent-ils maintenus lors qu'en chutant le long des fils,
ils déformaient un peu l’échiquier du temps,
y a-t-il une seule et même goutte fendue en bris parfaits
ou chaque fois une autre ?
*
Superbes photographies de V.D (2021) que je remercie.
*Baltasar Gracian – L’homme de cour (Maxime I)
Une signature, deux livres, triple bonheur.
Dans la boîte à lettres, le monde était en ordre : le paquet contenant les deux petits livres commandés quelques jours plus tôt m’attendait. Cette joie première, à nulle autre pareille, ne souffrait pas de différer la suivante : ouvrir, saisir, feuilleter, lire. C’était oublier un peu vite la puissance que l’indécision et même l’embarras allaient m’opposer. Car enfin, de La déploration de Joseph Beuys à Dürer, Le burin du graveur, par lequel commencer* ? Nul ne peut lire simultanément deux livres, même si la lecture de plusieurs dans les mêmes temps est ma pratique d’usage. Cette fois, il eût fallu que je tinsse l’un de la main droite, l’autre de la gauche, car chacun – écrit par Alain Borer – faisait gage d’élégance érudite et de réflexion. Et le demi-millénaire entre les deux artistes n’avait aucune chance de me faire opter pour l’ordre chronologique, quelque chose en moi s’y refusait. Je me trouvai, non point comme l’âne de Buridan, dans l’indifférence du choix, mais à l’inverse, dans l’excès de raisons de choisir, me souvenant que Descartes y voyait la même infécondité pour l’esprit. Le salut se trouvait forcément dans les mots, et dès les titres : de la Déploration du premier au nom du second — peintre de la Déploration Glimm — un fil était bien là, qui tenait les deux bords de ce demi-millénaire agrandi qui les séparait et les lumineuses analyses d’Alain Borer allaient (me) le montrer. J’ouvris alors celui qui ne pouvait plus surseoir, l’autre de cinq cents ans plus âgé, pouvait bien patienter un peu, Albrecht Dürer n’avait-il pas écrit à l’un de ses commanditaires qu’en tenant propre et frais et même en le couvrant d’un vernis particulier, son tableau demeurerait cinq cents et cent ans de plus encore. Tout le monde sait cela, l’éternité peut attendre.1
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Dès la première page, et même la première phrase, l’urinoir de Duchamp (1917) fait heurtoir, ce contre quoi on bute ou ce qui permet d’entrer, c’est selon. Joseph Beuys n’était pas encore dans ce monde – né en 1921 – celui qui vit les artistes renverser, inverser voire profaner, tout ce que le public tenait, avec plus ou moins de constance ou de continuité, pour œuvre d’art. Pourtant, le nom de Dürer apparaît là – comme il apparaîtra six fois encore dans le reste du livre**.
Il faut décider de ne se cogner ni à l’urinoir ni à Duchamp, et entrer de plein gré et de plain-pied, dans un temps dédié à la seule volonté de comprendre, d’expliquer, de proposer une réflexion théorique pour cette œuvre et cet artiste à nuls autres pareils, franchir les cercles concentriques qu’Alain Borer dessine avec des bonheurs d’écriture dont on le remercie ici, une fois pour toutes***. S’il y avait un mot et un seul qui convînt absolument, ce serait : Chapeau ! N’y voyez aucune familiarité – quoi qu’il puisse s’y loger un clin d’œil – vous qui franchirez bientôt le seuil, mieux, qui serez portés par le pouvoir chamanique du pédagogue, parleur, enseignant Beuys, ses ex-posés et ex-positions, le tout sous son fameux chap(it)eau de feutre ; ce qui, note pertinemment Alain Borer, fait quand même de ce couvre-chef un étonnant paradoxe – et même postulat renversant – pour qui ne cessera jamais d’affirmer que « Chaque homme est un artiste », qui ouvre à tous son espace mais ne cesse de s’en expliquer, cela peut passer pour une difficulté. Le feutre n’est pas seulement chapelier, il habille des colonnes, un piano, il est surtout l’une des matières parmi tant d'autres, qui, si l’on peut dire, lui collent à la peau ; les autres ? la cire, le cuivre, la graisse, la poudre d’or (Düsseldorf, 26 novembre 1965) toutes hautement symboliques. Mais comment passer sous silence ce lièvre mort à qui il explique à voix basse, le promenant dans ses bras, ce qu’est une peinture ? A-t-on jamais, dans les bestiaires artistes, été mis en présence réelle d’un cadavre animal avec lequel on se comporte comme avec un enfant ? Le Lièvre de Dürer, (1502) une splendeur de finesse picturale, s’y oppose, rétrospectivement, et contre le cheval chamanique de Joseph, le Rhinocéros (1515) d’Albrecht s’impose, non parce qu’il serait plus vrai, plus rassurant, plus ressemblant – il fut dessiné sans modèle****, mais parce que le figuratif chez lui permet d’atteindre le fantastique, et cela, Dali et d’autres, en seront admiratifs.
Par trois écarts, Dürer ne peut, selon Alain Borer, être mécaniquement un homme de la Renaissance, au sens où l’histoire des idées nous l’a enseigné. Certes, il est homme de sciences, de mathématiques, de géométrie perspectiviste, mais il est aussi l’homme d’une forêt noire intérieure ; aussi celui dans lequel le vocabulaire freudien nommerait la victoire puissante de la sublimation en recouvrement du Ça ; enfin, la très longue maturation (inconsciente) après quoi un tableau toujours édifiant annule les violentes grivoiseries de ses écritures privées. Il s’agit là d’une élaboration infinie qui, pour Alain Borer mérite (alors et seulement en ce sens) le terme de Renaissance. Nous n’avons certainement pas mis de côté le Beuys, puisque comme dans la célèbre Mélancolie de Dürer les outils pour lui sont en bas (p. 29) l’échelle commune (p. 30) et la citrouille (p.33) par son évidence réaliste (« on voit ce qu’on voit » n’est-ce pas ?) interdit toute complexité langagière. Alain Borer a cette trouvaille : Beuys, l’homme au chapeau, parle à mots feutrés, lui qui pourtant parle beaucoup et souvent et à de nombreux auditeurs, dont il n’est cependant pas le maître. Beuys aussi reconquiert par nostalgie une nature oubliée où renaître, et même si elle n’a ontologiquement rien à voir avec celle de Dürer (p. 75), l’opposition est explicitement formulée. Et c’est à Dürer encore (p.86) qu’il revient d’être a contrario garant d’une exigence supérieure de vérité esthétique, laquelle chez Beuys ne se peut que par concentricité des cercles de l’art, de la vie et du corps social. Il y a du Heidegger dans cette recherche pastorale. Il y a aussi, il y a surtout, quelque chose de politique qui contient et représente tout ce qui refuse et s’oppose à la possibilité d’une œuvre individuelle au nom, justement mais étonnamment, de la part de créativité en chaque homme, chacun de tous ceux qui ont participé depuis le geste le plus lointain – extraire le kaolin de la terre – au geste de l’artiste. Alain Borer y voit une austérité.
Les grandes forêts ont préservé la culture allemande de toute latinité. Dans la continuité de Dürer, elles sont aussi présentes chez Beuys (p.102) qui dans un court film – Le Bâton d’Eurasie – tente d’attraper l’énergie cosmique, ce qu’il faisait déjà dans le fameux épisode du Coyote2. Ces remarques et leur développement, appartiennent à l’un des paragraphes du dernier chapitre – inédit3 – dans lequel Alain Borer aborde, le sous-titrant « Épilogue » ce qui n’est pas rien, Nazisme et Beuyscoutisme, l’épineuse question de la contemporanéité de l’Allemand Joseph Beuys avec l’holocauste : tout le monde ne l’a pas fait, c’est un euphémisme. Mais, il n’est pas – plus –possible de faire l’impasse sur ses Trois inquiétantes ambiguïtés, de les taire. On se contentera d’en donner l’expression exacte, la lecture in extenso de ces pages étant indispensable. Beuys adopte, de manière non ambigüe, la posture même du conducteur ; ses relations privilégiées, pour ne pas dire prioritaires, avec la violence et le recours radical à la sauvagerie, dans son « usage » de l’animalité morte, sauvage, des cris et du morbide ; enfin l’adaptation mimétiquement parfaite de sa démarche au pas de l’oie. Alain Borer ne fait pas silence des silences de Beuys, il ne tait pas ses insupportables non-critiques, il formule les inadmissibles allusions. Le chaman en guérisseur Joseph Beuys n’instruit pas le procès de l’holocauste, supprime ce pan de l’histoire allemande de l’Histoire, ignore qu’elle fut d’incommensurable souffrance.
Il reste, mais c’est par là que tout commence – le livre d’Alain Borer et le récit automythologique – la légende de la chute*****, depuis le ciel de Crimée et d’un avion ; Joseph, récupéré par des Tatares, se faisant soigner, enveloppé de feutre, réchauffé de graisse et nourri de miel, aurait, en quelque sorte, ressuscité. Ce qui, vrai ou pas, suffit à légitimer toute une vie de déploration.
Quant à Dürer, cinq cents ans plus tôt environ (mais bien présent dans le Beuys) l’auteur de neuf cents dessins, moins de la moitié de gravures sur bois, et environ un quart de tableaux, Dürer ou le rêveur, l’épistolier, l’humaniste, le voyageur en Italie, et par monts et par vaux, l’ami, le parfait lecteur de regards, le grivois, le luthérien mais pas trop, l’homme de cour, l’observateur précis, implacable, le peintre du Lièvre, de l’Ancolie, le premier à avoir dessiné une femme noire, un lion, un rhinocéros sans le voir, le premier autoportraitiste (transgression) et le premier à en avoir tant fait – ô la vie qui se lit passant dans ses visages – Dürer qui les peint nus – Adam et Eve – drapés – Les quatre Apôtres – Dürer inimitable, osons a-comparable ; Dürer présent dans plusieurs tableaux4 – une variation discrète de l’autoportrait ? Dürer maître en orfèvrerie et héritier orfèvre, élisant la peinture, puis devenu graveur : grave, rêveur dit joliment Alain Borer. Lecteur de Pline, de Vitruve, passionné par la question des proportions, pratique mais peut-être d’abord théorique ; fréquente Bellini, Maximilien 1er, fait le portrait – sublime – d’Érasme, achète ses couleurs – les outremers – fort cher, mais ne grave qu’en noir et blanc. Dürer écrit beaucoup, toujours, sur tout, à tous ; il ne pourrait pas ne pas écrire, des lettres, des ouvrages, parfois inachevés ; Dürer meurt à Nuremberg, en 1528, le sixième jour du mois d’Avril. D’un mot ? Foisonnant5.
*parus tous deux en ce mois de Février 2021, aux ֤Éditions l’Atelier contemporain – 6.50 € l’un. (Félicitations et merci !) **dont une fois par le seul nom de son chef d’œuvre Melancolia. *** ainsi p 20 … « admettre l’idée d’initiation (un mot qui appelle quatre points sur les i, bref alignement de soleils typographiques).» **** et l’on pourrait tout aussi bien le croire appartenir aux Machines de l’Île de Nantes, la similitude, pour qui les connaît est frappante – plus d’un demi-millénaire plus tard ! ; ***** comment ne pas y voir aussi, une dimension christico-rédemptrice justifiée a priori ?
1) par ces mots rapportés commence Le Dürer. Convenons que dorénavant par une paresseuse commodité , nous dirons Le Beuys et/ou Le Dürer 2) célèbre et à juste titre repris dans l’ouvrage, qui mérite d’être lu et savouré dans le texte. 3) il existe, en effet, deux autres versions de ce texte : l’une au Centre Georges Pompidou, elle date de 1994, l’autre à la Bibliothèque des Arts, 2001 ; aucune des deux ne contient ce chapitre, les deux ont été revues, corrigées et augmentées pour les Éditions de l’Atelier contemporain. 4) La fête du Rosaire, Le Martyre des dix mille, l’Adoration de la Sainte Trinité ; la Déploration Glimm ; 5) comme pour le Beuys, le Dürer d’Alain Borer (il n’y a que deux lettres d’écart) a déjà paru : en 1974 chez Hubschmidt & Bouret, et 1994 Booking international. Cette nouvelle édition a été revue, corrigée et augmentée.
Nous sommes irréversibles
Jamais la nuit
ne se retourne
sur le chemin de son matin.
Sous l’aile bleue d’un papillon,
passent à l’envers
saisies par le néant
jetées loin de tout
les nuées.
Ouvrez les montres et les horloges
Délivrez-nous du temps
Dans les mots arides
poussent des amandiers
tenus au secret.
Par les temps effilés
grossi du vent
le sable,
lapidaire sculpteur de dunes.
Qui ne connaît pas le goût du sel
après les larmes
ne se connaît pas
grain à grain
Un scrupule est tombé au fond de ma chaussure
Je n’arrive plus à compter mes faux pas.
Papiers froissés
dans ma main gantée
font au vent d’acier
sa voix de velours.
Le néant,
insaisissablement
Là.
Sur la patine du temps,
Je glisse.
Segesta
Dans le pli défroncé des collines
la déesse apâlit le ciel
autour de moi
posa un grain de lumière
sur un rayon de lune
le fit danser jusqu’à la fin du monde
dans le creux de ma main
et le silence entre les colonnes
Ce que je regarde,
Mes yeux l’écrivent
Je ne vois qu’avec des mots
Je ne respire que dans leur air.
J’entends les mots qui se rapprochent
Au petit poids de l’or qui tombe de mon âme
Une seule goutte de coquelicot,
Fait un massacre dans le champ,
(La raison pour laquelle le champ de blé frissonne)
Aujourd’hui il fait un petit temps sale
qui dérange les fleuristes et les rêves
mais pas les escargots.