inactualités et acribies

Mélanges, miscellanées, miettes - 10 -

29 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

δο, χελιδν ! Regarde, une hirondelle !

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Rabelais – grâces lui soient toujours rendues pour ceci comme pour le reste – nous aurait donné le terme agelaste, à partir du grec gelos qui signifie rire, l’accrochant au privatif : celui qui ne rit jamais est donc agelaste. Aussi, Déméter, n’ayant vraiment pas le cœur à rire, épuisée de chercher sa fille de par les mondes, se serait arrêtée sur un rocher qu’on appelle en Attique, agélaste, pour se reposer un peu. Mais, dans la famille des agelastes, d’aucuns qui n’ont à l’évidence envisagé aucune filiation avec Déméter, ont classé la pintade, classification supérieure s’il se peut ! Nous voici au carrefour de trois chemins – ce qui se dit trivial n’est-ce pas, du moins dans une traduction de l’Œdipe-Roi de Sophocle (quelle merveille !) – sémantiques : toute pintade juchée sur une pierre ou un rocher ne va ni ne sait rire. On peut s’autoriser, sans rire, à donner à la pintade une interprétation anthropomorphique. Il reste qu’agelaste, noté comme terme « littéraire », cela doit faire mourir de rire François Rabelais !

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Merleau-Ponty, (in Résumés de cours au Collège de France-1952-1960 - Gallimard) dont les réflexions philosophiques sur les rapports entre langage et pensée ont toujours été pour moi un guide, affirme que  le travail de l’écrivain reste travail de langage, plutôt que de « pensée », ce qui me conduit à saisir en quoi la littérature s’effondre : l’écriture n’est plus travaillée, cet aspect risquant d’être répulsif pour le lectorat contemporain, et les avis et autres opinions personnelles passant pour de la réflexion, le malentendu (euphémisme) est total. La « littérature » terme qui, dorénavant, englobe tout ce qui s’écrit sous la forme conventionnelle d’un livre, se vend et s’achète comme telle, peut s’exonérer de style, pourvu qu’elle permette de s’évader ou de s’ouvrir l’esprit ; formulations qui relèvent plutôt de la réclame pour un circuit touristique à bas prix, en aucun cas, rien qui n’approche, même de loin, ce qu’écrire veut dire.

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       Des nouvelles de nos amis les animaux : après avoir passé un sale moment – chasses et piégeages de masse – la loutre d’Europe, Lutra lutra, a repris du poil de la bête. On le devrait à une opération nationale venue de Bretagne il y a trente ans, qui n’a échappé à personne : « Havre de paix pour la loutre ». Le plus important, à nos yeux ébaubis, est que notre lutra a acquis ses galons dans la régulation des populations d’écrevisses américaines, qui, comme chacun sait depuis peu, sont, à l’instar de certaines plantes, tellement invasives qu’elles occupent indûment et ignominieusement un terrain qui n’est pas le leur. Mais, que ne ferait-on pas pour se faire remarquer ?

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« Le français est devenu une langue provinciale. Je ressens cette dégringolade comme un deuil. Une perte dont je ne parviens pas à me consoler. La mort de la Nuance. » (E. M. Cioran, Cahiers 1957-1972.)

(Cioran, le seul qui nous console d’être inconsolables).

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On appelle mulquinier l’ouvrier qui s’occupe de la préparation des plus beaux fils, notamment pour les dentelles. Aussi, tout écrivain de belle langue n’est-il pas un mulquinier ? 

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Et l’huître, toujours au menu :

Savoir que du côté de Bayeux, on appelle caqueux le couteau à huîtres, qui, les écalant, permet de les extraire de leur caque. Je suis suffisamment huîtrière dans mes mœurs pour, portant des bourriches plutôt que des fleurs, prendre toujours avec moi le caqueux avec lequel je vais les ouvrir. Celui qu’on achète là-bas, le seul acceptable, bien sûr !

Savoir aussi qu’on mangeait des huîtres aux 15 et 16ème siècles à Venise. (F. Braudel in Civilisation matérielle, économie et capitalisme).

Et que pour Athénée – 2-3ème siècles – les huîtres sont les truffes de la mer, (in les Deipnosophistes).

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Bachelard (in Poétique de la Rêverie) cite Colette : « J’aime à faire le petit ménage de mes mots familiers (…) J’imagine que les mots ont des petits bonheurs quand on les associe d’un genre à l’autre – de petites rivalités aussi dans les jours de malices littéraires. ». Ah ! si seulement l’on se préoccupait un peu de la malice littéraire des mots, je parle du point de vue du lecteur, car pour ce qui est de l’écrivain, cela ne s’apprend pas ; en effet, comment rivaliser : (Colette) :  « Mon petit Vial, quel beau temps ! Écoute l’hydravion en ton de fa, le doux vent placé entre l’Est et le Nord, respire le pin et la menthe du petit marais salé, dont l’odeur gratte au grillage comme la chatte. »

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Mais relire, de temps à autre, et à haute voix, une grande tragédie classique, il n’y a que là qu’on puisse scander : « Son sang criera vengeance et je ne l’orrai pas ! » (Le Cid, III,3).

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Michel Chailloux : « Mon père est rouge imbécile : il aime le sport » (in Jonathamour.)

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Du côté de Lisieux, on sait pourquoi on appelle mioche un petit enfant : celui qui ne mange encore que de la mie. C’est ce que l’on dit par là-bas. J’aurais tendance à le croire.

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L’été, la saison qui s’écrit au passé.

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Dans les livres, les mots se couchent entre deux couvertures.

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Il faut quand même oser écrire – dans la presse, dont on va dire qu’elle agit dans l’urgence ? – qu’il y eut (et non "il y a eu", agrrrr !) des violences urbaines à Paris ou ailleurs, tel jour, telle nuit, à telle heure. L’usage du pléonasme a, décidément, la vie dure, car, des violences en ville ne sont-elles pas toujours urbaines ? Il faut dire que le latin manquant, on ne sait plus le sens de ce qu’on écrit. Mais on l’écrit. J’aimerais d’ailleurs qu’on m’explique aussi le sens de l’expression légende urbaine, tant entendue sans raison, et par comparaison, ce que serait une légende rurale.

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La force des faibles, ou le pouvoir du minuscule, commence dans les lettres des mots : selon que l’on emploie μοούσιος, homoousios ou μοιούσιος, homoiousios, on ne dit pas la même chose, et chacun remarque qu’un iota sépare les deux termes dont le premier signifie « de même substance » et le second « de substance semblable » ce qui est très différent. En effet, pour avoir soutenu que le Fils (de Dieu) était de substance semblable au Père et non de même substance, les Ariens furent excommuniés. Cela s’est passé au cours du Premier concile de Nicée, mais serait tombé aux oubliettes s’il n’était resté de cette controverse tragique au moins une expression – qui tend il est vrai à disparaître – ne pas bouger d’un iota. D’un millimètre aurait-on tendance à traduire, sauf que traduttore traditore.

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Réviser ses classiques : Ésope, Le jeune prodige et l’hirondelle.

 

Un jeune prodigue, ayant mangé son patrimoine, ne possédait plus qu’un manteau. Il aperçut une hirondelle qui avait devancé la saison. Croyant le printemps venu, et qu’il n’avait plus besoin de manteau, il s’en alla le vendre aussi. Mais le mauvais temps étant survenu ensuite et l’atmosphère étant devenue très froide, il vit, en se promenant, l’hirondelle morte de froid. « Malheureuse, dit-il, tu nous as perdus, toi et moi du même coup. »

Tout ce qu’on fait à contretemps est hasardeux. C’est la leçon de l’apologue.

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Nous collaborateur·rice·s de l’association (on ne fera pas de publicité !), artistes, chercheur·euse·s, auteur·rice·s, curateur·rice·s et travailleur·euse·s de l’art, nous déclarons profondément choqué·e·s (blablabla…)  Et nous donc !

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« C’était une heure creuse (il pleuvait dedans). […] Tout se rouillait peu à peu. » (Henri Calet in De ma lucarne). Inégalable !

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Broquille* du samedi.

24 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

 

« A une époque dont la date est perdue ». Des marais, une rivière et un ruisseau. Ici l’on construisit et fonda une abbaye, il y a environ mille ans, en des lieux si humides que l’ensemble fut nommé Aquiscinctum. Et parce qu’il fallait bien une légende liminaire, on trouva sans grand mal qu’un ermite y vécut deux siècles auparavant. Ajoutons une fontaine et une source, retenons que ces quelques arpents formaient une île au milieu des eaux, et oublions les fondateurs aux fondations fantasques, d’un autre il est dit sans sourciller – mais dans un texte du 19ème siècle il est vrai (1852) : « La légende n’en dit pas long sur la vie de ce saint personnage, non plus que sur sa mort. Lorsqu’il s’en est allé au ciel, il ne paraît pas qu’il ait laissé son corps sur la terre ; du moins, on n’en a pas retrouvé trace … ». De l’investigation de très haut niveau, si l’on peut dire !

Cinq cents ans plus tard, soit, selon un article savant, à une date relativement récente, les Jésuites y installent un Collège en plein seizième siècle. On notera que l’Abbaye, devenue bien national en 1790, fut adjugée en monnaie sonnante et trébuchante à un laïc deux ans plus tard, qui eut la délicate attention de transférer en une collégiale voisine son grand orgue et son buffet, puis la démolit. Nous n’en savons pas le motif. Seuls restent des documents d’inventaire de la bibliothèque – scriptorium – témoins de l’intensité de la vie intellectuelle qui régnait, ici comme ailleurs, dans toutes les abbayes de l’Europe médiévale, celle -ci au nord de la France.  Certains sont fragmentaires – il faut déjà se réjouir qu’ils nous soient parvenus, parfois dégagés de la reliure d’un manuscrit, sur feuillets de vélin.

Dans ladite abbaye bénédictine dont il reste à ce jour moins que des ruines, on doit plutôt envisager deux bibliothèques – ce qui était courant dans les grands monastères : l’une que l’on dit scolaire, l’autre théologique, autrement dit, la première dédiée aux auteurs profanes, la seconde aux auteurs sacrés. Séparation des genres et des publics, au point que les œuvres d’un même auteur écrivant sous les deux catégories, ne seront pas dans le même lieu. Plus de quatre siècles avant la fondation de notre abbaye-témoin, les ouvrages étaient déjà rangés selon qu’ils servaient à l’usage des moines ou à la disposition des maîtres ; et dans cette dernière répartition, il fallait encore dissocier ce qui était réservé aux novices et aux oblats, admis dès l’âge de sept ans ! (schola interior claustri) de ce qui était ouvert aux séculiers (schola exterior, ou canonica) ici mêlés dans l’énumération : Virgile, Horace, Terence, Cicéron, Salluste, Juvénal, Lucain et quelques autres ; les commentateurs de Platon et d’Aristote ( Porphyre et Macrobe) ; à la meilleure place, toujours Saint-Augustin, Cassiodore, Boèce … des grammairiens, des commentateurs ( gaulois et/ou byzantins – Eutychès) et le manuel scolaire de référence pendant tout le Moyen-Âge, les Catonis Distichapour ne rien dire de sa diffusion imprimée généralisée à venir.

On apprend qu’un service de prêt interne à l’abbaye était mis en place ; que chaque moine d’une abbaye bénédictine, en début de Carême, se voyait doté d’un ouvrage pour lecture et méditation ; que le bibliothécaire distribuait une liste annuelle pour chacun. Et si, dans la bibliothèque dit « scolaire » on trouve, plus qu’ailleurs, des manuscrits inachevés ou imparfaits, c’est que les élèves de l’école abbatiale s’exerçaient à la transcription … sans y mettre peut-être, le haut degré de persévérance et d’assiduité de leurs aînés cloîtrés. Dans ce cas, l’inventaire porte l’indication per se qui signale cette dimension « individuelle » de leur travail.

La copie des ouvrages manuscrits est, depuis les premiers âges du monachisme chrétien, l’occupation principale des cives religiosi ainsi nommés au monastère de Vivarium – fondé par Cassiodore, en Calabre, dans les années 540 – probablement l’un des lieux les plus importants consacrés à la copie, la correction et la transmission de textes tous genres confondus. Lui aussi à ce jour disparu,  il avait vue sur la mer. Cassiodore, qui vécut sous Théodoric et le servit, mourut très âgé, certains n’hésitent pas à en faire un centenaire. Au moins, centenaire ou pas, il passa les dernières décennies de sa vie – aux environs de trente – à transcrire, en les corrigeant, un nombre phénoménal de manuscrits antiques, de ceux qu’aujourd’hui nous appelons classiques et former les moines à cette besogne zélée. On estime, à la mesure et la qualité du travail accompli, qu’il impulsa, et même sans le savoir, cette vocation dans la vocation, à l’ensemble des couvents occidentaux, les ateliers d’imprimerie nouvellement arrivés, y trouveront alors des pépinières incomparables.

 

*broquille, ou – dans l’une de ses acceptions – quelque chose de très peu de valeur, une babiole en quelque sorte, une broutille.

                Dans toutes les picorées dont je me fais des festins, certaines me retiennent plus que d’autres. A cela, il n’y a aucune raison majeure. L’occasion en est un mot, le nom d’un lieu, un clin d’œil à la philosophie, la littérature, un lien détendu depuis trop longtemps avec un sujet de passion, de curiosité, d’intérêt.

                Les broquilles de ce genre, ne préviennent pas. J’ai décidé d’en faire aussi des occasions d’écriture. Nulle règle, nulle obligation, nulle promesse, nulle astreinte.

 

 

 

« … les statues apparurent et (…) je fus saisi d’un sanglot » *

19 Avril 2021 , Rédigé par pascale

(et en clin d'œil à Stéphanie)

 

A ceux qui n’ont gardé ni un pied, un orteil, ou seulement un atome enté aux antiques époques qui nous constituent, l’apparition inattendue par une poussée soudaine des forces chthoniennes, d’une statuette revenant des fêtes olympiques d’antan, n’a pu faire évènement. Dé/couverte par les formidables pluies de ce mois de Mars** dans le célébrissime site raviné par l’eau du ciel, on la vit dépasser à ras de terre en une excroissance inattendue – exactement parlant, une apophyse en forme de croissant. D’un petit taureau de bronze s’en était l’une des cornes, affleurant en raison du travail têtu de creusement de la terre par une fâcherie météorologique inaccoutumée – probablement venue de Zeus lui-même.

Aucun œil archéologique ne se fermant jamais tout à fait, celui qui passait là*** – accompagnant en visite une de ces délégations ministérielles qui se disent culturelles – l’avisa dans l’instant, chaque grain de la poussière du sol lui étant familier, chaque brindille, chaque caillou. Un bourrelet en forme de quartier de lune, d’une évidente solidité, ne pouvait qu’appartenir au monde merveilleux des miracles polythéistes en terre hellène. Dégagé prestement de sa gangue – ainsi font les enfants avec leurs jambes qu’ils ensablent à marée basse – l’objet se présenta avec tous les signes d’une parfaite conservation : ce petit taureau de bronze, même multiséculaire, avait eu deux raisons au moins de ne pas disparaître : sa nature taurine et sa constitution d’airain. Voilà de quoi réjouir gracieusement des esprits inactuels, ceux pour qui l’agitation bavarde des temps ne mérite pour seule considération qu’un éloignement consterné à l’égard non solum de qui la propagent sed etiam la nourrissent et s’en gavent névrotiquement.  

Revenons donc à notre idole – i.e ce qui fait l’objet d’un culte. Il fut facilement établi, pour qui se déplace à Olympie telle une fourmi en sa fourmilière, qu’elle reposait précisément dans l’espace situé entre l’enceinte sacrée des premiers Jeux – le bois de l’Altis – et le temple de Zeus. Une première datation la vieillissant un peu trop en la ramenant à des siècles où les compétitions olympiennes n’existaient point encore, elle fut délicatement rapprochée des siècles VII et VI, ceux de leurs débuts****. Même si nous savons – ou apprenons – que ces statuettes votives survivent aujourd’hui à raison de plusieurs milliers d’exemplaires, nous ne pouvons retenir – enfin, moi assurément – une émotion réelle pour tout signe, matériel ou immatériel, venu de ces époques, ayant traversé sans dommage ou presque, les siècles, les légendes, les guerres, les catastrophes, les destructions et toutes les sottises qui nous ont précédés. Ce témoin-là tient entre pouce et index de qui lui fait un toilettage aussi méticuleux que nécessaire sous l’œil avisé d’un microscope (deux mots grecs pour le prix d’un !), d’une loupe et d’un scialytique (même remarque). De ces statuettes, il s’en vendait beaucoup aux abords d’Olympie, il se peut même que certaines fussent des imitations d’authentiques laconiennes, fabriquées au Sud du Péloponnèse me dit-on dans l’oreillette. Peu me chaut, contrefaçons ou originales, pourvu qu’elles arrivent de là-bas, des lointains d’une géographie historico-mythologique, pourvu qu’elles soient de ces époques et de ces lieux et qu’une ait abordé par le bout de sa corne à nos temps désormais barbares (ne parlant pas grec n’est-ce pas ?) en des lendemains de pluies qui font rouler toutes terres aréneuses si doucement qu’il lui fallut au moins deux mille et sept cents années pour qu’elle en revienne, minuscule et trapue, élégante et vigoureuse, simple et belle, épurée et sublime, calme et triomphale. Une consolation matérialiste *****irrésistible.

 

 *Francis Ponge, in La rage de l'expression

**de cet an 2021 post JC, mois un peu trop romain pour la circonstance mais on ne chipotera pas, d’autant qu’on se souvient aussi que le taureau est l’un des animaux consacrés et/ou sacrifiés au dieu Mars ; tout est dans tout comme diraient certains ; *** le 19 mars exactement – jour de la Saint-Joseph au calendrier chrétien - ne pas oublier, paraît-il de tailler les lauriers roses ; ****cf Archives sept. 2020 Une histoire célèbre mais inconnue. ***** Francis Ponge in Pièces (La figue (sèche))

Jules et sa chibatrée

15 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

 

On décida d’aller faire un tour à la ducasse. Tout le monde s’entassa dans la charrette, d’autorité Jules se saisit de l’avaloir, il y fallait la force d’un homme. Jules était haricotier*, certes, mais il était costaud. Il vous aurait sorti les roues du sable boulant ou des chemins dossés à lui tout seul, ou transporté sans la moindre perte une encrouée entre ses bras, ce qui en faisait un costaud délicat. Il gravissait les raidillons en moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, là où tous les malpiétés du hameau s’essoufflaient bruyamment. Aurait-il eu des raisons de s’ensauver que personne n’aurait pu l’attraper. Jules n’en avait point. Tant qu’il ne s’agissait pas de vendre ses bêtes ou de s’assoter tous les quat’matins au passage d’un jupon, il était le meilleur des hommes. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais un ton besaigre, jamais un geste déplacé, et même en affaires dans les comices agricoles, il répugnait à brétailler, préférant corroyer les arguments jusqu'à endormir son acheteur qui, de guerre lasse, finira par mésoffrir. Pour réaliser une bonne vendition il ne faut pas bretauder le client, on le perdrait, il faut l'embobiner par une roublardise honnête, telle était sa devise.

Pour se rendre à la ducasse, les hommes avaient sorti leur plus jolie gapette et la plupart des femmes et des filles pouillé un jupon de calemande et par-dessus un mantelet blanc, une tenue si répandue au « Carillon de Dunkerque » qu’on en fit une chanson, ce qu’elles ignoraient du tout, étant de Normandie, mais montre que d’une province à l’autre il y a plus de différences dans les parlers que dans les vêtures. Et qu’importe s’il faut traverser des varennes, rouler dans les chasses** ou les charrières embues, pourvu qu’on soit areuné avec Jules pour duire les chevaux, le voyage se fera sans encombre mais pas sans émotions : quelques étrequillons ou fouailles pour ralentir les roues, des petits groupes de gallefessiers à pied qui chantaient à tue-tête, faisant fuir les guiris les plus effrontés en leur ruchant des cailloux, ou le franchissement délicat d’un passage de ronchailles pour faire plus court.

Avant d’y être, la fête avait déjà démarré dans la charrette : les plus gourauds avaient emporté avec eux plusieurs portions de galot***, histoire de se faire une raincie en cours de route, accompagnée d’un petit boire**** pour les femmes et les enfants, d’un goutte-militaire pour les garçons et les hommes. Le tout sans la moindre mitourie ! Une légère brindesingue commençait à poindre, qui se devinait aux échanges de brotillons jusque-là sans excès ni effets sur la joyeuseté générale. Seul Jules n’était pas débistrac. C’était à se demander s’il valait bien la peine de poursuivre sa route. Aucune écouée n’y faisait rien, il avait beau protester, les voyageurs n’entendaient pas plus que vieux chiens empouquis, il transportait des bons à rien, des ferlampiers.

Le nervent venait de se lever, ossite Jules s’inquiéta. S’il se mettait à pleuvoir dru, personne n’était en état de courir pour s'abriter. Et puis, il ne voyait aucune ferme à l’horizon. Fallait-il avancer ou retrousser pignole ? Une simple querreterie ferait l’affaire en attendant que le grain passe. Une bonne dabée, une daquoire franche et nette valent mieux que crassinages sans fin. Après, il faudra bien repartir par les chemins tout boués. Les voyageurs haoutés au dernier degré ne disaient mot, certains ronflaient déjà, entassés comme pouques les uns sur les autres, sûr qu’ils n’avaient pas bu de l’amourette des champs mais ajouté rinchurettes aux rincettes et recommencé jusqu’à tomber ! Aussi Jules prit une décision inattendue : au milieu du chemin, arrêta tout net la charrette, prit son sac, déboulina de son siège, se cala dessous, sortit ses provisions, les mangea toutes et but, et but, et but, s’endormit, protégé de la pluie. Les voyageurs, trempés comme des soupes, finirent par s’éveiller, étonnés et ragachés d’être abandonnés là, appelèrent Jules qui n’entendit rien et ne se réveilla qu’en fin de remontée, tandis que le buhan s’étendait au-dessus des champs.

 

Les voyageurs avaient tant gobelotté qu’il ne leur restait plus une seule goutte pour, après faites vot’café, faire rincette et surrincette, ensuite le gloria, juste avant la déchirante, et enfin, le coup d’pied au cul ! les six rasades coutumières par lesquelles tout finit toujours bien en pays bas-normand.

 

*marchand de bestiaux trop discuteur ; **petits chemins ; ***tourte aux pommes ; **** cidre mêlé d’eau  

La Mèche lente reprend le flambeau

11 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

 

Quelle belle annonce, en ce dimanche de la Quasimodo (quasi modo) autrement nommé aussi dimanche de Pâques closes (ou close, c’est admis) : la revenance des Éditions La Mèche lente ! dont quatre livres furent, ici même et en leur temps, par moi célébrés* inconditionnellement. Soumise aux vents mauvais des temps qui prétendent chérir lecture et littérature mais servent toujours la même soupe — les mêmes parutions aux mêmes moments sur les mêmes étals dans toutes les librairies de France — La Mèche lente dut combattre bien des difficultés et ne compter que sur elle, ce qu’elle fit avec l’obstination des passionnés. Disons pudiquement que les obstacles ne se sont pas dissous mais qu’une insistance à toute épreuve – il y en eut – finit par l’emporter. Remercions sans limite Vincent Dutois pour sa pertinacité.

Mode d’emploi. Sur le nouveau site – élégance, simplicité, sobriété – vous trouverez : les titres toujours disponibles à la commande ; un indisponible et un absent (respectivement Cadastre des misères de Vincent Dutois – La déportation des morts de Victor Fournel, pour lesquels vous pourriez formuler une requête de réédition, mais … je n’ai rien dit) ; et le premier de la nouvelle livraison, le bien-nommé Bagage premier de Gérard Chaliand, voyageur-lecteur-engagé sur les terrains de guerre et déjà auteur, dans la même maison, de Le vent du hasard. Il faut aller voir et lire les présentations, s’abonner pour avoir les nouvelles. Commander à des conditions très douces. Indiscrétion : on nous promet, à venir, un ouvrage insoupçonné, saisissant, poivré – salé … Vous en apprendrez le jour et l’heure, par exemple, par une notification dans votre boîte à lettres électronique pourvu que vous ayez laissé votre adresse.

Les mots de l’Accueil disent tout. Les éditions La Mèche lente, à rebours des engouements communs et fugaces, aiment les écritures soignées des textes méconnus, oubliés, ignorés, délaissés. Nous aussi.

Il se peut que les plâtres de la Maison ne soient pas tous secs, aussi, quelques petites modifications sur le site pourraient advenir, rien de grave :

 

https://editionslamechelente.fr/

 

 

 

* Ici et par ordre chronologique : Denis Montebello qui, à partir d’une brique du IIème siècle, nous en conte de belles ! 21 Février 2018. Ce vide lui blesse la vue.

Louis Dubost cultivant ses légumes philosophes dans la joie : 26 Avril 2019. Diogène ou la tête entre les genoux.

Victor Fournel disant vertement son fait au préfet Haussmann, le tout à la pointe de l’élégance : 12 Mai 2019. Les entreprises funèbres d’un affairé Préfet. (La déportation des Morts)

Vincent Dutois dissolvant toute misère dans une écriture sublime et en fait de l’or : 16 Juin 2019. « il se peut que la vie ordinaire grinçait déjà » (Cadastre des Misères)

Une simple histoire.

8 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

Rédigé librement à partir d’un fait divers authentique rapporté en quelques lignes dans le Journal de Lyon, Le Censeur, le Mercredi 19 Août 1840.

 

 

Clodomir Frénois mériterait notre souvenir juste pour son prénom, mais il a lui-même contribué à ajouter à son existence une pincée d’épices, voyons comment.

Il était une fois, il y a assez longtemps et assez loin, une île exotique qui vit passer les Français avant qu’ils ne cédassent la place aux Anglais et pour une fois, avec une noisette de diplomatie, les usages et lois françaises y furent gardées, on ne sait pourquoi, ni si cela influe sur notre affaire dont la véritable curiosité est dans la mort de Clodomir, riche négociant retrouvé chez lui à l’état de cadavre fort endommagé : il n’y avait, hélas ! aucun doute, Clodomir s’était brûlé la cervelle avec son arme à feu, celle-ci  —un pistolet — gisait près de lui. Plus loin, une lettre :

« Je suis ruiné un escroc m'emporte 25,000 livres sterling... il ne me reste que le déshonneur, et je n'y veux point survivre Je laisse à ma femme le soin de distribuer à mes créanciers les biens qui nous restent, et je prie Dieu, mes amis et mes ennemis de me pardonner... Encore une minute et je serai dans l'éternité. » Signé : CLODOMIR FRÉNOIS.

Les évènements se déroulèrent comme il se devait : pleuré tant par ses employés que par son épouse devenue veuve inconsolable au point de s’en remettre à la grâce de Dieu en entrant au couvent. Le neveu de Clodomir — médecin — aurait dorénavant la charge de régler le restant de l’actif (il y en avait donc un peu).

Ainsi fut fait avec application, et les héritiers mis au courant que le décès de Clodomir, le cher défunt, était consécutif à un vol, dont on établit très vite qu’il s’était produit au moment précis où l'employé, John Moon, avait disparu sans que quiconque n’en entendît plus jamais parler … jusqu’à ce qu’il réapparut, menant pendant un temps une vie tranquille hors du besoin, qui prit fin quand il fut interpellé. John Moon tint tête aux questions, arguant que son maître l’avait envoyé en France y recouvrer ses créances. Et comment expliquer que Clodomir Frénois l’eût accusé dans une lettre avant de se donner la mort ? Parce que les créances étant périmées, il lui fallait trouver un moyen de camoufler qu’il était seul responsable de ses infortunes ! Moon avait toutes les réponses et personne ne pouvant apporter la preuve de son enrichissement, l’homme ne fut pas inquiété plus longtemps, l’opinion publique passa à autre chose.

Jusqu’à ce qu’un jour, le créancier principal de Clodomir — Burnett William, un Anglais d’Angleterre — fût réveillé par un étrange étranger qui refusait de décliner son nom à la servante et demandait qu’on l’écoutât secrètement. Burnett s’exécuta mais faillit trépasser, reconnaissant son débiteur, lequel avait été mort et enterré un an plus tôt. N’avait-il pas assisté à ses funérailles ?

Une agitation inhabituelle régna quelque temps dans la maison. L’étranger, la servante et Burnett s’y étaient entourés de secrets, à l’exception près que l’on vît ce dernier faire plusieurs allers-retours chez le magistrat aux affaires criminelles.

Loin de là et sous les palmiers, John Moon était à nouveau arrêté par la police et mené en prison. Il parut devant un tribunal criminel sous l’inculpation de vol de confiance avec effraction chez le dorénavant feu Clodomir Frénois. Pourtant, il ne cessait de sourire comme s’il n’eût rien à redouter. Au président qui lui demandait s’il reconnaissait et avouait son crime, il répondit que cette accusation était absurde puisqu’il n’y avait aucun témoignage irrécusable et que ni la veuve ni les autres employés n’avaient connaissance d’un vol. Décidément très sûr de lui, il ajouta qu’il n’hésiterait pas à proclamer qu’il est innocent devant le cadavre de son maître ! C’est alors que le Président fit entrer Clodomir.

On imagine les cris d’effroi de l’assemblée, les femmes qui prirent la fuite. Tandis que Moon tomba à genoux, avouant son crime. Seul son avocat garda le sens de l’à-propos, demandant que l’identité de l’inopportun témoin fût constatée : on n’obtient pas des aveux par la terreur, dit-il ! Il y a, peut-être, quelque ressemblance physique pour expliquer l’inexplicable, mais c’est bien tout. Il demanda au défunt redevenu vivant de prouver qu’il est bien qui il est, et comment il se fait, non seulement qu’il sortît de sa tombe mais en sortît intact des balles qui l’avaient défiguré par volonté suicidaire.

Clodomir entreprit alors le petit récit suivant : l’accusé ci-devant était déjà loin quand je m’aperçus qu’il m’avait dépouillé. Mon déshonneur était tel que je résolus d’en finir. Et je fis tout ce que vous savez : écrire la lettre, prendre le pistolet. Faire une prière et tirer, l’arme dans ma bouche. A cet instant exact, on frappa à ma porte. J’allais ouvrir, non sans avoir caché l’arme ; l’homme, le gardien du cimetière, portait un cadavre tout nouveau à mon neveu médecin, en vue d’une dissection probablement clandestine. Je le sentis fort contrarié de ne le point trouver. Il m’expliqua qu’il lui en apporte et même qu’il lui en offre quand il s’en trouve, me suppliant de n’en point parler, il perdrait sa place.

Clodomir tenait là l’idée qui le fit être dans le même instant et mort et vivant. Contre deux pièces d’or au résurrectionniste, il prit le décédé dont il estima qu’il ferait un convenable ménechme. Et une nouvelle prière plus tard pour apaiser l’âme du malheureux, il le tua une seconde fois, avec son arme et le dévisageant. A ces mots, l’avocat de l’accusé laisse tomber sa tête dans ses mains.

Après l’avoir revêtu de ses propres habits, en avoir mis de plus simples et s’être rasé tout le poil, il s’en fut sur un bateau français vers le continent. La suite, non seulement nous la connaissons, mais elle fut conforme à ce que Clodomir avait envisagé : l’employé revenu sur les lieux de son crime s’y croyant à l’abri, vivait dans l’insouciance — à Maurice — des fonds qu’il avait volés et placés en France, jusqu’à ce que la fraude fût révélée.

Moon fut condamné à la perpétuité. Clodomir fêté comme il se doit. Sa femme relevée de ses vœux.

 

Gilbert Trolliet, poète Essentiel.

2 Avril 2021 , Rédigé par pascale

 

Les écrivains en général, les poètes en particulier, avec eux les philosophes – ce nouage est majeur – ne savent pas ce qu’ils sont. Rimbaud ne se sait pas rimbaldien ni Descartes cartésien, Proust proustien. La quiddité est toujours ultérieure, après-coup, a posteriori. Il lui faut le temps écoulé des lectures harmonieuses. Le fleuve qui passe, continûment identique, n’est pourtant jamais le même. Héraclite ne contredit pas Parménide, ni l’inverse, à moins de s’en tenir à une logique binaire, simpliste et réductrice, pour tout dire à les manquer ; c’est pourquoi Le Fleuve et l’Être – titre d'un choix de poèmes (1927-1978) de Gilbert Trolliet1 – porte en lui un principe de révélation : seul le passage permet de déceler ce qui demeure. 

         Procédons en désordre, la tâche est perdue d’avance qui se donnerait pour office l’exhaustivité d’une anthologie de 390 p. Après une lecture diachronique d’éblouissements soudains et de fils de trame, dorénavant le flottement convient et avec lui, la déprise hors du temps dans le train-fantôme de l’être. Un hors-temps qui n’est, pour Gilbert Trolliet, ni hors-jeu, ni faux-fuyant, encore moins et surtout pas évasion mais dépassement des apparences, terme si présent et si décliné qui tant s’oppose à l’absolu – l’être de l’absolu – à l’essence. Tous les termes de la philosophie éléatique, du relativisme antique et du matérialisme atomistique, sont convoqués, avec le ou les dieux – jamais Dieu – l'eau, élément primordial, mais le feu (Les douces mains du feu forment des ombres noires) et l’air, sous toutes leurs formes, rapportés à l’omniprésente et angoissante question de l’Origine, l’interrogation majuscule, qu’elle s’articule à des souvenirs d’enfance ou se pose et vacille dans la nuit, installée dans un silence toujours désiré. De ma vie à la Vie immobile des heures : la puissance de ce double passage de soi à l’absolu et du temps mobile à l’éternité, est une de ces perfections2 qui n’a pas échappée à Jean Cassou, dont la Préface à La Colline (1955) est fort judicieusement reprise en fin de volume3 : de la philosophie à la poésie, et inversement, il n’y a ni rupture, ni surtout antagonisme, heurtements et autres hiatus, elles sont les deux irréductibles faces d’une même synthèse. De la rigueur de l’une à la thaumaturgie de l’autre, il n’y a qu’un seul fil, celui du temps (… la réponse/Est assise au bout du TempsRien n’arrive – in Laconiques1966). On aurait envie de recopier tout entières ces trois pages tant chaque mot est juste à qui sait ce que l’une et l’autre se doivent, que Cassou appelle transmutation : ou quand la poésie se fait pensée.

         Les thèmes de l’ontologie – ou philosophie de l’Être – que les présocratiques posaient il y a plus de 2500 ans sous les mêmes termes d’Unité, d’Univers, d’Évidence (une variation de l’immanence) de Connaissance, pour abstraits qu’ils paraissent, marqués d’une capitale, deviennent ici mots de la vie ordinaire, tous enclos et inclus dans le monde proximal et familier de la nature et de ses éléments, du corps sublimé de l’aimée. Ton visage endormi dans le blé revivant, Tes cheveux déroulés dans les trames du vent, Et dans le feu des nuits l’essence de ton être. (L’allongement des blés, la voûte indubitable -on note la teneur philosophique de l’adjectif – in La Vie extrêmes. 1931). Ou encore : l’Unité veut réapparaître/Quand les orages se sont tus. (Éternité me chantes-tu, ibid.). La poésie de Gilbert Trolliet est bien métaphysique, en ce sens très exigeant qu’elle parachève l’expression d’une pensée de l’être et/ou de l’absolu. Mais, il y a plus : la métaphysique et l’ontologie – a fortiori leur expression poétique – requérant une obligation de silence4 dans le monde des apparences, ce thème s’est de suite imposé comme traversant l’ensemble du recueil. Sous des formes très variées, explicites, implicites, périphrases, négation, absence, présence, désir … Accompagne dans le silence/L’être qui renaît à travers/Les désordres de l’apparence. (L’être donné, la vie extrême – ibid.) ; je connais la rumeur intime du silence. (Le mot in Offrande 1944) ; Les poètes/Siégeaient/Sous l’eau/Bouche cousue. (Marine in Laconiques 1966) au point d’en avoir relevé 85 occurrences, directes ou indirectes, ce qui fait bien plus que pour le fleuve par exemple.

         Pour tant de raisons, si faiblement reprises ici et très incomplètement, il y faudrait des pages infinies (ou dans l’infini ?), il semble que la phrase, reprise finement de François de Sales par Valère Novarina « J’enseigne en chaire des vérités que j’ignore complètement » convient au plus près à Gilbert Trolliet, qui – tel Démocrite – l’écrivant mais ne le sachant pas, dessine L’Univers dans Un zeste de soleil/…/D’un amas de poussière. (in Le Qui-Vive 1965).

        Alors il faut parler de Gilbert Trolliet, puisque tout fut pris à l’envers, par l’impatience d’aller aux mots. Les poèmes ici présentés ont été placés entre une Préface et une Postface qui chacune à leur manière, et à contre-courant, la dernière revenant aux enfances, la première commençant à l’âge mûr, écrivent un double portrait magnifique du poète suisse né en 1905, disparu en 19805. Mais ces deux en font trois : Valère Novarina, neveu de Gilbert et auteur de la Postface, Alain Borer ami de Gilbert, auteur de la Préface, sont amis dans la vie, une raison essentielle pour leur accorder – ac/corder – une attention particulière. L’un et l’autre poètes, écrivains, emplis d’un souci affamé jamais repu du bel écrire, sont enchevêtrés à Gilbert Trolliet, d’un mot dont Valère Novarina se souvient que son oncle lui dit en parlant de l’enfance.

         En 1969, un jour de juin. Alain Borer entrevoit le grand poète dans la circulation automobile genevoise, dense à l’habitude. Il ne peut lui faire signe. Le texte mêlant souvenirs personnels, connaissance aiguë de l’époque et réflexions de haut vol sur l’œuvre, ne laisse pas la moindre chance à l’approximation. Ou quand l’admiration se tisse avec talent, délicatesse et précision. Nous y apprenons tout, aussi reprendre ce travail d’horlogerie serait d’une maladresse incommensurable, il est recouvert de la poudre d’or de son érudition inaltérable. Il y a Préface et préface, parce qu’il y a, dans nos vies, ce que j’appelle depuis toujours, des « rencontres définitives » par-delà le temps, au-delà des contingences, des rencontres essentielles, de celles qui nous font être. De ces Évidences existentielles6 – nous (nous) sommes constitués, avec l’aide des dieux des poètes. Aussi, Alain Borer, quand il refait le parcours pluriel de Gilbert Trolliet – le parfait tourmenté – porte son attention la plus déliée en même temps que rigoureuse à la Question de la langue – où saisir la francophilie inconditionnelle de ce grand romand en flagrance heureuse. Il montre l’intime et constitutive musicalité de ce poète-pianiste et mélomane, qui déploie l’alexandrin en glissando hautement maîtrisé ou lui applique un rythme ternaire doux comme une valse lente. Nous rappelle que lire, et lire Gilbert Trolliet, c’est avoir l’oreille fine, et même l’oreille absolue, entendre les fêlures résonner dans les mots qui parfois explosent tel, à l’Origine, le cosmos depuis le néant. Alors, dans une magistrale économie de moyens, le poème saisit un monde tout entier, ce qu’Alain Borer appelle un noème et dont il explique, dans cette Préface, comment Gilbert Trolliet y satisfait selon au moins quatre critères, qu’il développe. Baliverne/Le vide, /Même/Le ciel/M’assiste/Par la faute du Rien. (Le Lierre in Laconiques 1966). C’est moi qui cite, avec un brin d’imprudence.

         L’autre face du même Gilbert Trolliet, celle d’après, d’après les textes et la vie qui jamais ne s’achèvent, toute de friponneries sérieusement écrites par Valère Novarina, son neveu et l’un des deux santons définitivement insensibles à la petite musique de la nuit de Noël qui les mettaient sur la touche chaque fois, pendant 29 ans — l’autre face vient de ce petit univers à deux, libre mais clos, dont Valère Novarina nous offre quelques morceaux choisis au gré d’une plume alerte, qui touche juste. Approchons-nous plus près de Gilbert, et asseyons-nous à la table des mots. On ne peut le dire plus simplement, alors qu’il y a amphibologie et même polysémie : dans ces récits d’enfance et autres souvenirs familiaux, les tables s’empilent, sans jamais s’écraser : celle de l’oncle-poète, le bureau d’écriture, absent comme objet ici, mais inséparable pourtant du travail des mots ; la table de famille, la tablée, où les générations se trouvent et se disent, et les amis aussi, il y en avait des artistes et intellectuels chez les parents de Gilbert ! ; la table comme un tableau, le tableau des éléments, l’alphabet, la grammaire, les mots, les assemblages du poète ; et la table sur laquelle Valère écrit qu’il est en train d’écrire la postface. On ne saurait taire, tournant les pages, cette parfaite image : (…) seul à table, dans un café un paysan, longtemps silencieux, ouvre la bouche et annonce : — Y a trop de tout. Suivis de deux silences. A lui seul ce non-évènement dit l’être (le silence essentiel) et la contingence métaphorique, pourtant nécessaire à son dévoilement (la table d’où les mots parlent) :

Et n’être plus soudain qu’un atome éternel.7

 

1)Au Mercure de France, février 2021 ; titre déjà paru en 1968 à Neuchâtel avec un choix différent de Gilbert Trolliet lui-même. 2) Les termes en italiques dans ce passage sont extraits de La Vie extrême (1931). 3) remercier Jean-Christophe Contini pour l’établissement de cette édition ; outre la Préface de Cassou, les Actes de l’Institut national genevois (1969) qui reprennent une causerie donnée par G.T ; 4) est-ce parce que j’y suis intensément attachée que cela m’est apparu comme une évidence ? 5) ce qui en fait un contemporain parfait de Sartre me suis-je dit, lisant les occurrences assez fréquentes d’angoisse, néant, et même le terme existentialiste chez Cassou. G. Trolliet si présocratique pourtant, avait-il lu, et comment, les philosophes de son siècle ? (Et noter aussi que l’internet n’est pas si net qu’il le prétend, repoussant sa date de naissance de 2 ans !) 6) à ne surtout pas confondre avec existentialiste ; il s’agit bien de l’existence mesurée dans sa tension vers l’absolu. 7) Et la douleur encore …in Unisson (1937)