inactualités et acribies

A la recherche de mots perdus -5-

26 Juin 2021 , Rédigé par pascale

 

Partie en ambalard, je me suis fait balader. Il y avait de quoi, même le dictionnaire de l’Académie – remonté jusqu’aux générations anciennes – l’avait éteint, retiré, écarté, distrait. Égarée moi aussi, je retrouvai cependant mon chemin en empruntant celui du bon Monsieur Littré, rarement pris en défaut d’errance, et l’ambalard se remit en travers de ma route, brouette servant au transport de la pâte à papier, je m’en saisis à bras le corps. Tout disait, intuitivement, qu’il y avait là de quoi me faire marcher – et pas seulement ambuler, déambuler, pérambuler – pendant des pages, d’autant qu’une belle générosité alphabétique de voisinage m’offrit, atrament ou encre pour écrire, noire, très noire, disons noir cirage, autre signification possible dé-coulant directement du latin atramentum qualifié selon l’usage de librarium – dédié à l’écriture – sutorium – teinture réservée au cordonnier – ou tectorium – usité par les peintres pour rendre un aspect légèrement vernissé. On est gâté ! Au point de rôdailler, tournailler et tourniller dans les allées pourtant bien droites et balisées des glossaires et autres thesaurus que la grammaire latine m’invite à écrire thesauri, mais pas l’ordinateur qui le réfute, n’hésitant pas – horresco referens – à le chapeauter d’un accent !

J’avançai ab hoc et ab hac, bien loin de mon alambard ; il est vrai que l’écran distribue des pages à jet continu, ignorant tout de la sparterie, l’art de fabriquer de la pâte à papier, sans lequel point d’alambard, ni en mot ni en chose. Et je retrouve le bon sens, en 1878, avec la 7ème édition académique qui commence par le commencement – alfa, ainsi écrit pour venir de la langue arabe – ah ! les facétieuses trouvailles ! – et désigne une graminée avec laquelle on fait du… papier. Avouons que le papier alfa pour cheminer par (par-chemin renaude J-P Brisset à mon oreille, oui, oui) les ambages des dictionnaires, c’est pain bénit ou du tout cuit, comme on veut ; les circuits de paroles et autres circonvolutions se nomment aussi ambages chez Molière, j’en pimpenaude tout mon soul, mon soûl, mon saoul. Que je souloisse avec délectation battre la calabre de tout ce qui porte mot, personne ne s’en étonnera, je crois. J’indique que souloir – ici au subjonctif présent (identique à son imparfait) est un repêché de dernière minute*, car au 17ème siècle déjà, il passait pour vieilli, dixit Vaugelas ; je n’ai en effet aucun souvenir de l’avoir lu ni chez Monsieur de Saint-Evremond, ni chez Descartes ; on a pu le trouver une fois ou deux chez Monsieur de la Fontaine. Il signifie avoir l’habitude de, avoir coutume de.

Inactualité et acribie d’un verbe que cette inattendue promenade en alambard a permis de re-cueillir. Ainsi faisait le tafouilleux, autrefois chargé de ramasser ce que la Seine charriait. Il m’a toujours semblé qu’on ne pouvait ni ne devait s’autoriser à écrire** si l’on ne ressentait l’urticante nécessité de se faire mener en bateau, par le bout du nez, berner, séduire, enjôler, amignarder, pendre aux basques, tyranniser, par les mots qui passent les bornes, donnent le change et battent la mesure pour mieux noyer le poisson, dans la Seine ou ailleurs. Tapabor rabattu sur les oreilles, avançons d’un pas sûr, et, vartigué ! foin des lantiponnages*** !

 

*sans le moindre rapport sémantique avec les précédents, mais par la belle injonction homophonique ; **au-delà de la stricte communication ; *** un ou deux « n ».

 

 

 

Orages

24 Juin 2021 , Rédigé par pascale

                                         

La nuit

           pousse

                       le jour

                                  chasse

                                             le rêve

                                                          ronge

                                                                       l’ennui

      hante                                      

     la vie

                                           noie  

                                 le ciel

                         brûle

                                 la pluie

                                              mange

                                                        la nuit.

                 Photographie VD

ce labyrinthe lumineux des mots

17 Juin 2021 , Rédigé par pascale

 

 

Polissage du mot à mot d’antan

dans les plis de la parole d’ensuite.

 

*

Les lambeaux de ciel

qu’on appelle nuages,

traînent la beauté triste du monde.

 

*

Frôlée par l’aile du papillon

l’eau devint bleue

le long de mes yeux

*

Le tronc des oliviers

s’est tordu

à regarder la lune

depuis la nuit des temps.

 

*

Point de contact

du silence avec la chose,

le mot.

*

 

Visions

 

Aux derniers battements de son cœur sanglant,

au soubresaut ultime,

elle se vida de mots.

On vint manger sur son cadavre à livre ouvert,

faire ripailles de cette charogne.

De bien amères paroles sortaient de ses entrailles,

Et l’encre interdite

grossit les flots bouillonnants et noirs de ses insomnies.

 

D’elle, ne restèrent que bouts de peau claquant au vent,

que le vent lui-même finit d’abandonner,

dans le caniveau de son histoire sans importance

roulèrent des petits paquets d’existence

disparus avec l’eau sale

dans le trop plein de sa naissance.

 

*

Ma vie se couvre d’encre

depuis le premier mot

*

De ce côté-ci,

la porte ouvre sur l’abîme

Sur le ciel

Sur l’infini.

*

Les prés rendus aux adèles

accoisés par la lumière d’été,

au vent porteur de plumes

aux battitures du soleil en rayons,

lors, on entend des cabalettes tinter

aux petits cafotins cachés des arbres creux.

 

Trois lettres

12 Juin 2021 , Rédigé par pascale

 

                      de mon Maître Jerphagnon dont le souvenir puissamment intellectuel et nostalgique ne me quitte jamais. Un dimanche après-midi de Novembre de l’an 2017 (Cf archives, « il écrivait à l’encre violette » 12 nov. 2017) je vous avais déjà parlé de lui, exercice difficile sous l’apparente simplicité du résultat. Jerph. comme les étudiants le surnommaient, n’aimait ni la fanfare, ni les paillettes, ni le bruit ni la fureur ; il était sérieux avec détachement ; drôle avec érudition ; et d’une humanité dorénavant lettre morte – je pèse le poids de ces mots, tombés de mon inconscient au bout de mes doigts – à tous les étages du système de l'Éducation dite Nationale ; ici nous sommes au 5ème et dernier de l’Université de Caen, à l’Institut de Philosophie comme on disait alors (comme bon nombre d'enseignants à l'époque, L.J venait en train de Paris à Caen - on les appelait des turbo-profs !). On me pardonnera d’avoir biffé les dates et mis entre parenthèses des considérations familiales et/ou domestiques, les siennes ou répondant aux miennes ; elles auraient montré à quel point sa proximité affectueusement philosophique n’était pas feinte. Mais on me croira sur paroles ! Je reproduirai d’ailleurs d’autres lettres de Jerph. reçues par son ancienne étudiante (l’une des plus jeunes qu’il eût certainement) enseignant la philosophie à son tour, grâce ou à cause de lui, même aussi un peu comme lui.

Autres précisions petites et liminaires : je ne pense pas disposer de toutes les lettres que Jerph. m’écrivit en retour des miennes – probablement perdues dans les replis de la petite histoire encartonnée de la vie. Et, bien sûr, je ne dispose d’aucune des miennes. L’époque n’était pas à écrire sur un écran et enregistrer de suite pour archiver, ni à recopier avant d’envoyer, ni à demander à son destinataire quel destin il réservait à sa correspondance. Chacune faisait conversation, quelles que soient la durée ou les raisons des interruptions. Toujours manuscrites

(à l’encre violette, donc) et ne dérogeant jamais aux lois – y compris minimales – de la typographie, usage des ponctuations et tous signes diacritiques. Une fois, il dut prendre le clavier (de la machine à écrire, n’est-ce pas) il s’en excusa en commençant sa lettre.

Jugez-en. De la (modeste) liasse que je tiens près de moi comme un trésor, j’extrais ces trois-là de la même année, pour leur ton agile et leur précision tout ensemble. Les relisant, je revois son œil et sa moustache qui frisent. Et j’entends comme il prononçait et articulait, en grec ou latin, c’était selon,  le passage dont il allait faire l'exégèse sans concession, lumineux.

*

Le 12 avril 19..

Chère Pascale,

(…)

En tous cas, je suis ravi – et touché, vous le savez bien – d’avoir de vos nouvelles, et de tout ce petit monde. Effarant organigramme ; qui exclut l’une ou l’autre des langues anciennes, et qui dissout l’enseignement dans un bordel de sous-sections, affublées chacune d’une lettre avec un exposant*… Ma chère épouse** n’en a plus, dans cette galère, que pour un trimestre, et ce sera la quille. Elle qui adorait le métier croule sous le poids des conneries, des copies de Terminale où Fidel Castro vivait au temps d’Isabelle la Catholique ; où l’Espagne barbote dans le Pacifique (tout ça rigoureusement sic) et il y en a d’autres, l’Alhambra de Venise, etc. Mais la couche d’osmose, ce n’est pas mal non plus.

(…)

Moi ? Bof … Du boulot d’érudition, surtout : articles « pointus » pour des revues étrangères (avec les Français, nous avons divorcé, en quelque sorte, par consentement mutuel…) ; un laïus de temps en temps, généralement au-delà des frontières ; quelques bricolages sur des dossiers « sensibles » en consultation. Ah, si : toute une équipe de jeunes chercheurs E.N.S, Ecole de Rome etc., m’ont demandé*** un article sur Sénèque pour un gros bouquin collectif sur Rome 1er siècle avant et après J-C (Vos élèves diraient sûrement : avant Jean-Claude, j’imagine ?). Et puis les types du Livre de Poche voudraient des morceaux choisis de Plotin, avec une présentation. On verra.

Je vous envoie un mini-tiré à part, 1/134 d’un bouquin collectif, à l’initiative de mon copain Bluche (le Louis XIV de Fayard). Ça vous rappellera le bon (vieux) temps. Courage : ne vous balancez pas dans l’Etna. Et d’abord, vous ne portez pas, comme Empédocle, des sandales de bronze…

Vous les embrassez tous. Et vous avec.
Bien fidèlement à vous

L.J

*j'avais dû lui toucher un mot des "dernières nouvelles réformes" de l’Education Nationale ! **que je connaissais aussi, et qui parfois ajoutait un petit mot en bas des lettres. Une femme délicieuse. ***en marge : « m’a ? L’un et l’autre se dit ou se disent … »

 

*

Le 28 mai 19..

(la même année)

Bien chère Pascale,

 

Tiens, tiens on repique aux études ? * Cela ne m’étonne pas de vous ! Dites-voir, elle est jolie, votre idée. Seulement voilà, ça risque d’être un peu mince … D’abord parce qu’à part quelques vagues bois sacrés, les Grecs n’ont guère cultivé de jardins. On cite bien celui d’Akadémos, celui d’Epicure – dont on serait bien en peine de dire quoi que ce soit – mais ce n’est qu’à l’époque hellénistique qu’ils s’inspireront de l’Orient : la Perse, Babylone. Les Romains, eux, se lancent dans les jardins d’agrément – là voyez mon cher vieux maître et ami Pierre Grimal (j’avais un mot de lui la semaine dernière.)

Quoi encore ? Relire Théocrite (par endroits …), Columelle, De re rustica X, Aratos, Phénomènes… Il y a aussi un beau passage d’Augustin, Conf. VIII,8-19 (le jardin de Milan) ; et un plus beau encore à propos du jardin de Cassiciacum, en Conf. IX 3-5. Autrement … Si, bien sûr, l’iconographie : les jardins pompéiens, le thème du jardin d’Eden, le « Jardin des Délices » de Jérôme Bosch (détaillez-moi ça !). Vous trouverez sûrement des choses, comme ça, à mesure. Mais … Ah ! si, tiens, ces jardins qui appartenaient à Valerius Asiaticus, que convoitait Messaline, et le pauvre Asiaticus, condamné à se suicider, et qui avait tranquillement fait déplacer son bûcher funèbre, pour que la flamme n’esquinte pas ses arbres… C’est dans Tacite (attendez) Annales, XI,3 ;

Voilà tout ce qui me vient à l’esprit pour l’Antiquité du moins – à part Jérôme Bosch. Pour un coup d’œil sur Epicure, voyez de G. Rodis-Lewis, Epicure et son école, (Gallimard, 1975). C’est une de mes ennemies, mais c’est valable.

Pas épais, tout ça … Enfin, vous verrez à mesure. Bon courage. Embrassez toute la familia.

Bien affectueusement

L.Jerphagnon.

* ce n’était pas exactement cela, mais un vague projet, et même un projet vague.

*

 5 octobre 19..

Même année.

Ces quelques mots rédigés au dos d’une Carte postale ; (Saint-Germain-en-Laye : musée des Antiquités Nationales).

 

Chère Pascale,

Je rentre tout juste d’Italie et je trouve votre lettre, vos projets empédocléens, qui ne manquent pas d’air, mais vous connaissant depuis une vingtaine d’années, de vous, rien ne m’étonne… Mais je trouve aussi un paquet effroyable de courrier : je ne devrais jamais quitter mon bureau, si je comprends bien. Alors, plutôt que de vous saloper une vague réponse (à la façon de certains que je connais), je préfère la différer, le temps de me dépatouiller des urgences. Pardonnez-moi, mais mergitur, le vieux maître … Courage pour la fosse aux lions : au bout, il y a la palme et l’auréole. Embrassez les descendants. Bien à vous,

L.Jerphagnon.

 

Broquille du Mardi

8 Juin 2021 , Rédigé par pascale

         Détenu à la prison de Rouen au milieu du 19ème siècle, Arsène Fombert est convaincu de « délit de bris de clôture », jugement – deux ans de prison – pour lequel il a interjeté appel. La propriété privée est une affaire sacrée, si l’on peut dire, le Magistrat avait peut-être bien lu Rousseau : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire etc. … » * et sûrement Locke qui, sur la question, est encore plus clair. Mais Arsène, assurément non. Bien qu’il fût fils unique d’un riche fermier, son éducation resta assez frustre. Si l’on ajoute un caractère que les rapports des divers services pénitentiaires, y compris les médicaux, ont qualifié de déraisonnable et jaloux, une réputation de mauvais administrateur de sa ferme, d’ivrognerie et de paresse, et qu’il fut la risée de ses voisins parce qu’il cultivait en fou véritable – formule dont on aimerait savoir ce qu’elle recouvre précisément – mais surtout sur des racontars dont il n’aurait pas recherché le bien-fondé,  qu’il aurait maltraité sa femme possiblement infidèle, Arsène, ne pouvant accéder au divorce aboli en 1816, fut « séparé de corps » – il faut noter la tournure passive – par la famille de l’épouse, laquelle prenait avec elle leurs deux enfants. Arsène, la trentaine, désavoué et humilié, retourne vivre chez son père. A partir de là, il se laisse aller. On le dit malpropre, ne travaillant plus, tout déguenillé. Isolé, vivant en petit garçon. Il n’a plus qu’une idée en tête, la cultive avec obstination : il veut « reprendre sa femme ».

         Si les détails, les circonstances et les mots même de cette affaire nous sont connus, c’est en raison du rapport du docteur Vingtrinier, qui s’intéressa à la personne d’Arsène, en qualité de médecin en chef des prisons de Rouen, et le rencontra à plusieurs reprises, pauvre fou abandonné de tous y compris son père, ainsi parlaient le curé de la paroisse et un homme d’affaires charitable, inquiets pour lui.

         L’époque avait vu arriver les travaux des aliénistes Pinel puis Esquirol, et Vingtrinier connaissait et suivait ces travaux qui, entre autres, s’intéressaient à l’idiotie considérée comme un « vice de conformation du cerveau », jusqu’à envisager, pour notre pauvre Arsène, qu’il fût atteint d’une « démence aiguë » que l’on peut attribuer à coup sûr à son mariage ! On l’appelle « stupidité » et même « stupidité maniaque » ! Son état mental et/ou psychologique ramené à une seule idée, une idée fixe : reprendre sa femme. Comme tous les monomaniaques, Arsène se met consciencieusement à la tâche. Il escalade la clôture une fois, deux fois, trois, quatre, 5, 6 … les condamnations se suivent et se ressemblent un peu : il prend de plus en plus cher, comme on ne disait pas à l’époque. « Si la justice ne se lasse pas de le punir, Fombert ne se lasse pas de recommencer » écrit Vingtrinier dans un rapport. Dans sa dernière tentative, celle qui le mènera aux bons soins du médecin – sa détermination s’arme d’une hache, et son désir lui fait briser des fenêtres – il avait rôdé quatre nuits de suite avant de passer à l’acte, paraît-il. Ce dernier coup d’éclat lui vaut 2 ans et pendant cette incarcération le docteur Vingtrinier s’intéresse à ce qu’il envisage être un état d’aliénation, et agite experts et hommes de loi pour les convaincre qu’une septième tentative serait, évidemment, à venir s’il était libéré. On lui adjoint deux aliénistes chevronnés et voici comment Arsène Fombert devient un cas.

         Du rapport de ces trois spécialistes ès santé mentale, on relève un vocabulaire fort approximatif (sombre, taciturne, il pleure comme un enfant, il est stupide) mais une phrase finalement d’une logique implacable du côté d’Arsène et de bonne observation de celui du corps médical trinitaire : il ne peut concevoir que la loi, qui l’a uni à sa femme, ait pu être invoquée pour l’en séparer. Immense simplicité d’un raisonnement sans codicille, avec l’aplomb de ceux qui ne se méfient pas, il affirme tout net qu’il retournerai(t) voir (sa) femme si on le libérait. Aussi, les conclusions du rapport sont fort négatives et considèrent que ce malheureux est incapable de se conduire avec discernement et que l’intelligence a été trop faible pour dominer les instincts. A l’outrance de ces propos pour un lecteur actuel même ignare des connaissances les plus élémentaires de la psychiatrie, s’ajoute la sidération d’apprendre qu’Arsène pouvait être soit interné  soit soumis à une procédure « en interdiction » laquelle suspend ses droits civiques, ce qui en fait un mineur légal et social, au nom d’un article du Code civil (de l’Ancien Régime) qui inscrit dans les motifs d’internement un état habituel d’imbécilité. Il est passionnant de regarder de près l’évolution de ces législations entre 1838 et 1852, et de noter que la procédure dite d’interdiction nécessitait l’accord du conseil de famille. A quoi la famille de sa femme ne consentit point – elle était infamante socialement – et remit Arsène en prison pour 2 ans, selon le jugement antérieur à toutes ces manœuvres aliénistes et aliénantes ; il restait encore la solution de l’internement asilaire pur et simple. Selon le docteur Vingtrinier, Arsène Fombert monomane était dans un état de folie.  Et selon l’article 64 du Code pénal de 1810, tout crime ou délit en état de démence au temps de l’action n’en était plus. Arsène, ramené à l’état de folie, se trouvait, de facto, hors responsabilité pénale, hors prison, mais interné. Ce qui ne satisfaisait pas nécessairement la magistrature qui y voyait une manœuvre de défense et demandait que l’on se penchât aussi sur la dangerosité de l’individu soustrait à la loi. On apprend que le Préfet se rangea à l’avis de Vingtrinier, ce qui fit deux autorités à demander l’internement à l’asile d’Arsène Fombert, un furieux, un délirant, susceptible de mettre à mal la société tout entière.

         Il existe, dans le dossier Fombert une lettre autographe (du 10 juillet 1850) qui joua contre lui alors qu’elle fut rédigée sous la suggestion des aliénistes qui l’expertisèrent ensuite ! On regrette de ne pouvoir la citer tout entière. On ne sait pas vraiment à qui elle s’adresse (son père, sa femme …) mais Arsène y parle de sa honte, il demande mille fois pardon. Vingtrinier a cette expression inattendue pour parler des nouvelles tentatives de Fombert : il est bon de dire, une manière de justifier son expertise fort intéressée comme on va le voir car :

                               comment ce bon docteur Vingtrinier s’y prit-il pour que Fombert souscrivît en son nom une obligation de 4000 francs pour diriger ses affaires ?

Arsène, lui, ne cessa de dire qu’il voulait juste reprendre sa femme et s’il y a bien une chose qu’il ne comprit pas c’est tout ce qui lui advint pour une demande si simplement normale.

 

*in Discours sur l’Origine et les Fondements de l’inégalité parmi les hommes, autrement nommé aussi, Second Discours.

Une colère métaphysique.

2 Juin 2021 , Rédigé par pascale

 

                                         Cette expression fait-elle droit à la demande d’un sens ? De la colère – qu’elle soit mauvaise conseillère ou qu’elle puisse être juste, qu’il vaille mieux de saintes colères plutôt que rien, d’aucuns disent saines, croyant qu’en ôtant le « t » dirigé vers les cieux, toutes choses revenues à l’humaine dimension se désagrègeront, mais ignorant qu’une saine colère fait oxymore, puisque le cholera s’y enracine depuis le grec et le latin – de la colère, donc, il faudrait se prémunir, en privé pour agir en être respectable, en public en être social par souci éthique de son semblable. En trois lettres, la colère ressemble à la terminaison infinitive d’un verbe français du 3ème groupe – ire – dont on lute parfois trois cases blanches sur un damier d’inoccupation, histoire de boucher un trou, de faire semblant, d’écrire des lettres à la croisée de mots qui ne mènent nulle part. Mais on n’a pas envie de relire Heidegger à ce moment-là, on a peut-être tort, non que la colère fût pour lui objet d’analyse première, mais pour la Métaphysique, là, il y a matière ! terme messéant ici, sinon pour une table du même nom.

                  Nous ne remarquons pas, dit Descartes au début des Passions de l’âme (art.2) que ce qui contrarie (qui agit contre) notre âme (notre esprit) c’est notre corps. En effet, nous serions même prêts à parier l’inverse : tout bouleversement notable dans le cours de nos pensées produisant des effets somatiques, physiques : pleurs, pâleur, rougeur, halètement etc. Pourtant c’est bien l’action du corps qui entraîne la passion dans nos esprits, ce terme, nous ne le dirons jamais assez, désignant la passivité, le fait de subir, d’être agi. La jointure de notre nature spirituelle à notre constitution corporelle, ce dualisme unique dans le monde des vivants, nous éloignant autant de l’ange que de la bête, nous nous sommes perdus au milieu d’une surface sans circonférence ni centre fixes ; ni celui-là, l’ange, ne se mettra jamais en colère, ni celle-ci, la bête, l’animal-machine qui, par constitution instinctive, n’élabore aucune analyse, ne formule aucun jugement, mais fait usage sans conscience de ses réflexes biologiques. On ne meurt pas d’une défaillance de l’esprit, par la faute de l’âme, mais du corps, dit toujours et à juste titre Descartes (ibid.art.6). Reprenant l’une des métaphores les plus usitées de toute son œuvre, il rappelle avec finesse que la différence entre une montre ou un automate – i.e une machine qui se meut de soi-même – et une montre ou un automate rompus, est analogue à celle du corps d’un homme vivant et de celui d’un homme mort dont le principe de son mouvement cesse d’agir. Autrement dit, l’homme est un animal-machine, une machine animée de mouvement, mieux, l’homme est aussi un animal-machine, tandis que son Essence, son Être véritable, est d’être une substance pensante.

         On pourrait m’accuser – et certainement le fera-t-on – de métagraboliser, cette superbe variante de matagraboliser, mot inventé par Rabelais et revu par l’incomparable Pétrus Borel (in Rapsodies), jamais décevant. L’immense François me pardonnera, mais j’aime la reprise borélienne, qui passant à méta me tend la perche où me pendre, métagraboliser n’est-ce pas lutter péniblement (et peut-être luter) pour transformer une intuition, voire une conviction pour Pétrus, en raisonnement, en un mot comme en six, peut-on avoir des colères métaphysiques ?

         Avec la maîtrise des mots qui caractérise ses phrases – qu’il écrive en français ou en latin – Descartes distingue l’indignation de la colère (ibid. art.65). Si toutes deux ont en commun le mal fait par d’autres, la colère concerne le mal qui nous est rapporté, celui que les autres nous font. Problème moral pour Kant, mais Descartes ne peut le formuler en ces termes, même s’il sait parfaitement, lui le philosophe du ego-cogito-ergo-sum, c’est moi qui souligne et réécris la formule, qu’une défaite de la pensée de l’être pensant équivaut à l’anéantissement de sa nature propre devenu objet. Je est agi par la colère, miracle de la conjugaison à la forme passive ! La colère annule en moi toute capacité de réflexion, je suis (un) autre que moi puisque je suis ma colère. Elle me possède, elle m’a eu, je me suis fait avoir. Quelque chose d’autre en moi que moi se fait passer pour moi ; cette fois, la grammaire est implacable, le pronom sujet je est devenu complément, moi. Il n’est plus agent libre mais objet d’une passion, ergo, aucune colère ne peut être qualifiée de métaphysique, l’oxymore souffle en rafale.

         L’esprit, tout entier à considérer ce qui l’occupe et s’y fondre, ne peut installer une distance paradoxalement autoscopique nécessaire à sa manifestation. Dès lors que le corps défaille – ne dit-on pas qu’on a le cœur serré ? – l’émotion lui colle à la peau, en quelque sorte, cela s’appelle tristesse. Alors, ce n’est pas parce que je suis triste que je pleure, mais parce que je pleure que je suis triste. Pensons-y. Observons-nous. Les passions de l’âme titre de l’œuvre de Descartes (1649) se rapportent toutes au corps, et ne sont données à l’âme qu’en tant qu’elle est jointe avec lui (Art. 137) elles l’avertissent, la réjouissant ou non, en raison de la douleur ou de la satisfaction qu’il ressent. Ne dit-on pas aussi que tels chose ou évènement nous touchent ? Là où l’époque nous a (presque) convaincus que le psycho-somatique fait l’alpha et l’oméga – en un sens unique routier – de notre fonctionnement, Descartes décrit le sens inverse, le somato-psychique, parce qu’il prend soin de considérer ce que le stoïcisme antique, qu’il connaissait parfaitement, a établi avec tant d’évidence : il y a ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Certes, Descartes appelle Providence divine ce que les Anciens appelaient Fortune, mais cela ne change rien à l’affaire. Nous faisons comme si ce qui ne dépend pas de nous, en dépend. Cela s’appelle le désir. Nous ne désirons pas ce qui ne dépend que de nous, nous l’avons déjà en quelle que sorte n’est-ce pas ? (peu importent les conséquences, ce n’est pas le sujet). Pourtant nous nous trompons. Une première fois en pensant que nos émotions/passions nous font être ce que nous sommes, une seconde fois, en considérant que ce qui ne dépend pas de nous, nous contraint, ce qui est parfaitement illogique. Mais surtout, de quel nous parlons-nous ?

         De celui qui n’a point perdu, par lâcheté, les droits que lui donne son libre arbitre (ibid. Art.152-153) un mot fort, immédiatement compensé, pour le lecteur, par la question de la vraie générosité, qu’il ne faut pas mesurer à l’aune de sa signification contemporaine, mais à la résolution ferme et constante de toujours bien user de sa volonté. Le libre arbitre – i.e le recouvrement de nos désirs par notre entendement – n’est pas l’usage capricieux de nos volontés, mais leur usage vertueux, lequel mène à la … vertu. Le moyen est sa propre fin. Ainsi, les hommes généreux font peu de cas de leur intérêt (et pour cette raison) ils sont toujours parfaitement courtois, affables et officieux envers chacun. Aussi, de toutes les passions que l’homme généreux a éloignées de lui – dont la haine et la peur – Descartes nomme la colère, peu présente dans l’ensemble des 212 articles mais, comme les autres, qu’il ne faut et qu’on ne doit pas rattacher à ce qui ne dépend pas de soi : c’est donner l’avantage à ses ennemis en reconnaissant l’offense qu’ils nous font.

         En ce sens, il n’y aurait donc pas, stricto sensu, de colère métaphysique. Mais comme il s’agit de sauver (coûte que coûte ?) cette expression improvisée dans un moment d’immense … colère et que l’on sentait justifiée par la nécessité même de son dépassement, nous dirons, métagrabolisant une fois encore – ah ! Pétrus Borel qu’ont-ils fait de toi ? – que la colère métaphysique s’exerce contre ceux qui se croient grands de rabaisser les autres, formulation du commun que le philosophe traduirait volontiers ainsi : est métaphysique la colère de celui qui prend conscience d’avoir dépendu de qui ou quoi il ne devait pas : avidité, cupidité, méchanceté, bêtise, ignorance, égoïsme, arrogance, indifférence, chacun met ce qu’il veut, qui n’étaient pas les siens, ne dépendaient pas de lui. Une colère métaphysique vient toujours après coup.