Broquille du dernier jour d’Août.
Un préfet bas-normand réunit à Saint-Lô et en vue des intérêts du peuple, aussi dans les villes environnantes du Cotentin, des groupes d’hommes en vue de réfléchir et trouver les remèdes les meilleurs pour la santé publique. C’est « comme qui dirait » des Intendances ou des Commissions sanitaires. Y avait-il, en ce département juché bien crânement sur la carte de France, des difficultés telles qu’un préfet dût s’y coller et les résoudre ? Le titre d'un texte public, en décembre 1831, nous dit tout : Au peuple, sur le choléra-morbus. Lors, nous apprenons qu’il y a presque deux cents ans, sur le territoire national et dans tous les cas dans le haut de la Basse-Normandie, sévissait une épidémie cholérique, que le représentant du gouvernement fut chargé de terrasser, dompter, anéantir, le texte dit protéger contre un mal, ce qui (nous) semble d’un euphémisme accompli.
A cet effet, des commissaires furent commis, des administrateurs administrativement nommés, des intendants tendus à la recherche de toutes les solutions pour anéantir ce scélérat de Morbus que le Constitutionnel appelle Cholera. On tint pour le plus important de soumettre les maisons, leurs cours et leurs habitants à l’obligation de propreté, foin des fumiers (appelé pots à graisse dans les campagnes) et autres eaux croupies ; le bruit courait, accompagné des courriers officiels, que le fléau était bien là, tout près, si près que les peurs coururent alors plus vite que les maux. Des quatre fléaux les plus à craindre – incendie, famine, guerre et peste – seul le dernier demeure insaisissable, du moins si l’on est pleutre, car il s’attaque aux lâches et aux poltrons. Ce qui fut écrit en ces mots : le Choléra respecte ceux dont l’esprit est calme pour se jeter sur les peureux. A quoi certains ajoutèrent qu’en vivant en toute bonté, à l’égard tant de ses parents, amis, que de ses voisins, il ne peut, évidemment, rien arriver quoi que l’on fasse, rappelons-le, à condition de suivre les principes les plus élémentaires de ce qu’on nomme aujourd’hui hygiène, laquelle, par l’étymologie et la mythologie réunies, est sœur de Panacée, panacée. La propreté est leur indispensable moyen, se laver, et souvent et tout entier et tous ses vêtements.
L’abus de gros cidre et d’eau-de-vie disconvient à la santé, malheur aux ouvriers qui vont prendre la goutte ! Mais aussi un air corrompu. Ne manquez donc pas de renouveler souvent celui de vos maisons, en ouvrant les portes et les fenêtres est-il prescrit à la population. Et d’arroser les sols suspects, d’eau additionnée de chlorure de chaux ou de soude. Une nutrition ordinaire suffit, pourvu qu’elle soit de bonne qualité ; les fruits doivent être mûrs à point, les viandes et les poissons frais (plus aisé en Cotentin qu’ailleurs) ni trop de sel, ni trop de poivre, aucun excès. Les gourmands creusent leur fosse à belles dents, avec eux les lève-tard, ceux qui dorment protégés par d’épais rideaux et la tête à même hauteur que le reste du corps.
Tempérance, modération, économie des forces, sobriété sont les lois de la bonne santé. En temps de Choléra, elles seront d’autant plus utiles pour combattre le mal qu’on y sera habitué de longue date, qu’elles seront une règle de vie. Ce mal, venu de pays (l’Inde se disait-il) où règne la misère, avance vers nos contrées en s’affaiblissant d’autant plus que nous sommes des nations policées, mais si l’on est touché, ou l’un de ses proches, il ne se communique pas pourvu que l’on mette en pratique les conseils ci-dessus, auxquels il faut ajouter ces derniers : Frottez-vous tous les jours avec de la flanelle ; ne vous exposez pas à la pluie ou l’humidité (ces mots à destination des habitants du Cotentin, cerné par les embruns) et lavez vos mains. Si malgré toutes ces précautions, le Choléra vous atteint éhontément – cette maladie n’a aucune moralité – pensez bien à réchauffer votre corps en promenant un fer à repasser chaud sur votre peau ; buvez chaque quart d’heure des infusions de tilleul, camomille, mélisse ou thé. L’eau fraîche, en revanche, seulement à la petite cuiller. Notre dévoué conseiller nous apprend – au moins aurons-nous appris vraiment quelque chose – que le Choléra fut surnommé trousse-galant, en raison de sa progression parfois très rapide, moins de dix minutes, ce qui est en totale contradiction avec ce qu’il écrivait auparavant ! Peu économe en poncifs moralisateurs, il demande que la population respecte l’ordre et la tranquillité générale. Ni aveuglement, ni entêtement, qui riment tous deux avec charlatans, mais un triptyque digne d’une devise nationale : « Sobriété, Propreté, Courage ! »
Les Premiers Matins du Monde
Prendre un peu de terre et d’eau
Les présenter au feu après les avoir sculptées
Tendre ses mains au monde
Dans le désir d’Harmonie, ouvrir les portes de la Nuit
Devenir l’Aurore.
Cypris, déesse du Premier jour
Genèse.
Ramasser un peu de poussière au sol.
Lui insuffler une haleine de vie.
Lui donner une âme
Créer Adam, l’homme.
Élohim, dieu du Sixième Jour
Théogonie.
Surgir de l’écume
Être portée par les ailes de Zéphyr sur les vagues
Être Aphrodite, née d’une blessure.
Hésiode, poète humain de l’Antiquité
Timée.
Amalgamer un mélange proportionné d’eau, de feu et de terre
Prélever un peu de l’âme de l’univers dans le cratère
où les premiers éléments furent versés.
Brasser le tout
Être Démiurge
Platon, philosophe humain de l’Antiquité
Tradition orphique.
Avoir été engendrée de Chaos
Naître avec la Nuit, le Tartare, les Ténèbres
Enfanter Ciel, Flots, Montagnes, Titans et Géants
Et longtemps après encore, le Jour.
Être Gaïa la Terre-Mère
Tradition égyptienne.
Être né après que Nout, la déesse du Ciel, en s’inclinant a touché le sol de ses mains et de ses pieds.
Être Rê, le Dieu-Soleil
Codicille au précédent.
Réédité et modifié en 2007, trente ans après sa première parution, un petit livre, petit par ses dimensions mais co-signé par dix-huit noms – dont le plus connu du grand public, Michel Foucault – me retient au moment de le glisser entre d’autres ; toujours aussi difficile, le classement des « collectifs » ! En revanche, ils ont un avantage certain : aller prioritairement à ce qui semble (vous) faire signe par butinage et épluchage du sommaire. Aussi, je commence ma lecture à la page 175 : La Non-Fonction de l’écrivain, par Bernard Pingaud. En voici l’essentiel, codicillé et condensé, cela ne pouvait attendre, à l’heure où les livres entrent par tombereaux dans les commerces ad hoc.
Un livre, un de ceux que nous achetons en Librairie – on admettra une fois pour toutes que nous parlons de littérature – est un travail d’écriture et l’objet matériel dans lequel le texte, qui en est le résultat, se donne à lire. Bien que nous ayons la conviction de cette consubstantialité ou indistinction – i.e l’un ne va pas sans l’autre – ces deux aspects sont très différents, l’un désigne l’écrivain, l’autre l’auteur, le second l’emportant socialement–économiquement sur le premier, l’écrivain n’ayant pas de fonction parce que créer échappe à la loi du système et la contredit, tandis que l’auteur, entre dans un rôle, qui bien qu’il soit nécessaire, à tout le moins complémentaire, n’en est pas moins contradictoire. Deux en un.
On n’écrit pas pour se montrer, mais pour s’effacer. Phrase redoutablement cruelle à tous les écrivains tombés dans les rets de ceux qui les transforment en auteurs, comprenons : qui ont soumis aux contraintes de la fonctionnalité ceux qui, pourtant, n’avaient aucune vocation à y être. Aussi, il faut sérieusement se demander si la légèreté, la désinvolture parfois, ou tout simplement les pratiques de promotion par lesquelles chroniques et librairies cherchent à convaincre un éventuel lecteur que tel livre va lui plaire, qu’il faut l’acheter, ne sont pas responsables, in fine, de la disparition de l’écrivain au profit du seul auteur. Les mots sont durs : on développe toute une stratégie publicitaire qui jette l’auteur en pâture aux « représentants », aux libraires et à d’éventuels lecteurs, pour qu’il (l’auteur, à ce stade l’écrivain a déjà disparu) participe directement à la diffusion du livre qui culmine, après les passages dans les media et les commerces, avec l’éligibilité possible ou non, à un « prix », cela pour occuper une partie de l’automne. Les livres, comme les légumes frais, ont une saisonnalité courte.
Ces stratagèmes pour le seul profit quantitatif des ventes occulte(nt) le texte devenu un objet-livre et en oublient à ce point le travail de l’écrivain qu’ils devraient pourtant servir, qu’ils en sont devenus l’antinomie paradoxale, et conduisent, fréquemment, à cette absurdité actuelle où un article, un entretien, une note, valent plus que l’œuvre dont ils parlent. Si B. Pingaud a raison, ce que je crains, on voit alors pourquoi l’effacement de l’écrivain au bénéfice de l’auteur, ne s’arrête pas à une simple substitution de rôle : après tout, il faut bien, si peu que ce soit, pour celui qui écrit des livres, accepter quelques contraintes, cette logique devrait être évidente pour tous ; mais l’affaire n’est pas celle-là. Nous parlons de la disparition, l’absorption, de l’écrivain par l’auteur : soit par sa liquidation précoce – texte trop écrit qui n’entrerait dans aucune ligne promotionnelle – soit par la réception inconditionnelle de tout (n’importe quel) texte pourvu qu’il soit aux antipodes du premier. Voilà comment, en ramenant progressivement au plus grand dénominateur commun de la fonction sociale et économique, on a réussi à créer un grand mythe moderne, le besoin des livres comme objets de satisfaction, de plaisir, en un mot, de consommation. On voit ce que certains y ont gagné, on voit surtout ce que l’écrivain et son lecteur, y ont perdu.
C’était : les hasards de la bonne pioche.
rentrée ad nauseam
(Les clichés de l’été, n° 9)
« Les petites expressions de l’été » vont plier bagages, avant d’atteindre la dizaine, ce ne sera jamais une ligne. Mais, une fois dernière, reprenons l’objectif, celui qui fixe les lieux les plus communs, les expressions les plus éculées : ainsi, sous la plume d’un malhabile, qui voudrait encore un peu ralentir le temps, ce qui s’annonce ardu puisqu’il faut aussi accompagner la course médiatique. On sent l’essoufflement au coin de la rue … Ce n’est pas faute – ou plutôt si – d’avoir incriminé un service de presse qui oblige les malheureux préposés au commerce des livres à des heures supplémentaires par conscience professionnelle pendant leurs vacances, tandis que le temps se déploie et que l'on fait relâche (hum !) sans remarquer ce que le syntagme « service de presse » doit à l’affairement, la précipitation, l’urgence, mais aussi à l’entassement, la mise en pile, le pressage au laminoir de la fameuse rentrée, dont on veut, en en disant tout le mal, nous convaincre de ses bienfaits. Sans remarquer non plus, combien de lettres ont en commun les livraisons si pesantes en livres rentrés. Ma foi, être livré en livres, beaucoup en rêverait, y compris à rythme hebdomadaire.
Faire rentrer à tout prix – tous les mots comptent, je répète, comptent ! – les livres dans les librairies, ça commence avec les premiers arrivés par la poste (je plussoie, bravo la Poste !), ceux que l’inévitable et déjà nommée conscience professionnelle oblige à mettre dans sa valise. Mais pas à lire avec empressement : il y en a même dont on nous parlera qu’à (sic) mots couverts avoue un spécialiste patenté (pas tenté). Nous ne lui reprocherons pas d’avoir des préférences et s’en tenir, ou à peu près, aux seules couvertures – la 4ème ! d’une importance absolue – mais de déballer son insincérité en même temps que ses colis, laquelle trouve une réplique, inattendue et contradictoire, dans un aveu d’une ahurissante candeur, avec ceux que nous n'aurons pas lus faute de temps et ils seront nombreux. Nous voilà prévenus.
C’est la rentrée littéraire. Pas la rentrée scolaire, ou estudiantine, non, non – la littéraire, puisqu’on vous le dit, la nouvelle collection automnale des seuls « romans » en attendant la collection de printemps – celle qui a donné des suées et des obligations antidatées à tous les libraires, chroniqueurs, éditorialistes, animateurs de radio et de télévision … euh ? écrivains, les … quoi ? J’aimerais tant que l’on dise, aussi, un peu, parfois, entrée, pour laisser espérer quelque chose d’inattendu en lieu et place de ce rentre-dedans et du premier de ses synonymes : une rentrée i.e un encaissement, une recette (ah ! quelle polysémie signifiante aussi pour ce dernier terme !). Les librairies devenues de vastes prairies de papier bruissantes (sic) ne rechignent donc pas à la métaphore invasive, (ni à la faute de grammaire). Nous aurions aimé qu’elles bruissent (pas d’imparfait du subj. pour bruire, ça en réjouira quelques-uns) de mots et d’écritures plus et mieux encore que de papier. Mais la lassitude pointe déjà au bout de la phrase, que dis-je ! les lassitudes car au trébuchet de la grammaire, quoi ? encore ? ce terme (ce mot qui dit toute fin) inscrit dans le billet de rentrée d’une librairie lambda, est bel et bien écrit au pluriel. Ce que ça cache ? car en tout usage ou mésusage du vocabulaire, il y a une vérité sur soi – nous connaissons notre Freud et notre Lacan – celle-ci est foudroyante de clichés, de poncifs, de stéréotypes, voyez plutôt : le temps passe et les saisons se succèdent. Pas mieux !
(Les petits charmants de l’été n° 9)
Ceux qui ont ravi notre oreille intérieure toujours en alerte, pour lesquels il eût fallu, sur le champ cesser écoute et/ou lecture, et les noter, cueillis au détour d’une phrase, lue, entendue, que l’on croit arrivée per se, mais nous n’allons pas nous contredire, rien, en matière d’usage des mots, ne vient de rien. Aussi et après une brosse qui tenta, sans succès, de se faire casserole, il y eut, non relaté, le contentement de voir un radiateur qui s’était dérobé au regard pourtant observateur d’une passante amie ou d’une amie passant (Les avisés reconnaissent les accords et les désaccords des mots qui participent en se présentant là). Et ma tendresse pour Lou, Marie-Thérèse, Georgette, Zo et son âne Nul.
Contrainte par le manque de temps à cause d’un changement d’espace, j’ai opté – à l’exception notable de Schumann – pour des sujets non ruminés, et parfois d’humeur, quoique les effets d’une mastication permanente reviennent sans crier gare et que les bienfaits d’une digestion lente ne soient plus à démontrer, je me suis momentanément mise au diapason commun qui préfère souvent la fréquence et la brièveté. Les inactualités restent cependant mon tempo, qui ne sont pas des vieilleries n’est-ce pas, encore que le charme des anciennes dentelles … mais l’effort permanent, concentré, appliqué, précis, méditatif, tendu, pour échapper à ce qui, dans l’instant même ou presque de son apparition, est voué à disparaître, englouti par l’agitation péremptoire du monde. J’allais, selon une pratique mienne, dresser une longue et synonymique liste de ce que je mets dans ce « monde ». Je renonce, au profit de mes infinités à venir car il y a de belles et grandes inactualités persévérantes. Persistantes, obstinées, rémanentes, constantes, assidues, scrupuleuses, acribiques, méticuleuses, inextinguibles, rigoureuses, soigneuses, inassouvissables, irréductibles, définitivement inapaisables. Définitivement.
Une histoire vraie.
(les expressions de l'été, 8ème)
Un après-midi d’une journée sans surprise, Marie-Thérèse entre à la Mairie, sans rendez-vous mais pas sans arrière-pensée ni détermination. La Mairie, l’une des grosses maisons du village réaménagée en bureaux précédés d’un espace d’accueil avec plante verte … naturellement ! certains mots s’adaptent aux situations en les tordant un peu.
Il n’y a personne ! Le lieu est déserté, pourtant il est ouvert aux administrés qui ont parfois l’impression de ne pas l’être tant que cela, ou, à l’inverse, de l’être un peu trop ; disons, qui ont des impressions … Celle de Marie-Thérèse, à cet instant, s’appelle déception, tant sûre et certaine que quelqu’un serait là pour elle. Peut-être la préposée à la réception des requérants s’était-elle brièvement éclipsée, la contrariété n’en était pas moins manifeste, contrairement à l’agent missionné et payé pour supporter, traiter et héberger les requêtes villageoises. Marie-Thérèse, qui s’était préparée depuis des années pour, un jour, faire sa demande en bonne et due forme, qui avait pris son courage à deux pieds pour franchir les trois rues qui séparent sa maison de la Maison commune, qui n’avait qu’une phrase à dire, Marie-Thérèse, digne mais un tantinet fâchée contre la fonctionnaire municipale qu’elle se promettait de morigéner, dimanche prochain quand elle la croiserait au marché, Marie-Thérèse ressortit, mille tracas dans la tête.
Longeant le balé qui jouxte l’Église, dont personne ne s’étonne ici qu’il tienne encore debout – il se dit qu’il serait bien plus vieux que Notre-Dame de Paris, qu’il aurait dû se faire charpir bien avant elle, que cent mille fois il menaça de s’écrouler et dix fois plus de prendre feu – trotte-menu poétique qui s’ignore, Marie-Thérèse, interrompue dans ses songeries par un roboratif et joyeux salut, reconnaît la « petite-fille » de sa grande amie d’antan et s’installe avec agrément dans l’espace ouvert par la sempiternelle question : « Comment allez-vous ? ». Bien plus jeune que cette aïeule-là, elles n’en avaient pas moins été très complices. Mais aujourd’hui, elle a le grand âge auquel celle-ci disparut. Un bref rappel, un effleurement à peine, de la question de la relativité restreinte aux généalogies des temps présents, nous fait comprendre que Marie-Thérèse a devant elle une « petite-fille » à l’âge d’être elle-même grand-mère, et qu’il y a, entre elles deux, autant d’années d’écart qu’il y en avait entre son amie et elle.
Quelques mots sans importance plus tard, Marie-Thérèse, avec la concision de ceux qui ont mûri longtemps une demande vitale, énonce la grande raison qui la fit entrer en Mairie : elle voulait acheter une tombe ! Elle ne confondait pas l’Hôtel de ville avec le magasin des pompes funèbres, elle voulait juste qu’on lui réservât, moyennant un paiement anticipé, une place vide au cimetière, mais aussi mais surtout, elle la voulait choisir à son gré. Il y a quand même des compagnonnages et des voisinages qui, insupportables déjà pendant la vie, sont inenvisageables pour l’éternité. Marie-Thérèse avait passé l’âge de faire un caprice. Sa demande méritait l’attention la plus prévenante, le soin le plus respectueux, le service le plus soigneux.
Aussi, la « petite-fille » dont la grand-mère fut, il y a si longtemps, la belle amie de Marie-Thérèse en sa prime jeunesse, la prit par le bras et les voilà toutes deux poussant la grille du cimetière – celui-là même qui fait prière aux entrants de porter un masque* – en quête d’un endroit calme, bien entouré, et aussi loin que possible des inopportuns et des fâcheux. Connaissant le cimetière par cœur, elle lui fit visiter, prioritairement, les endroits encore inoccupés, ou plutôt restés vacants auprès, à côté et parfois au-dessus, d’ascendants plus ou moins en ligne directe, mais toujours de l’arbre familial, que la branche soit principale ou secondaire. Rien n’avait l’heur de satisfaire Marie-Thérèse qui prospectait là en quête de sa dernière demeure, qu’elle voulait, ce en quoi elle avait bien raison, vivable sine die.
Elle était assez sourde. Comme on dit par ici, mais aussi ailleurs, elle entendait haut, en conséquence parlait de même. Tous les oiseaux – il n’y avait qu’eux pour fréquenter le cimetière cet après-midi là – purent l’ouïr récriminer contre le cousin Marcel, ou peut-être l’oncle, on ne sait plus bien, auprès duquel il restait encore quatre places ! Ni une, ni deux, pas trois, mais quatre ! Marie-Thérèse pouvait choisir sa chambre (funéraire) et décider laquelle se réserver ad vitam æternam. Mais elle ne voulait rien admettre, alors que les mondes céleste et souterrain réunis percevaient très distinctement ses refus au motif que même enterrés, ils se mettent au-dessus de tout le monde ! « Ils » désignait l’engeance, définitivement infréquentable de ces cousins et autres issus de germains qui, de leur vivant se prenaient déjà pas pour des riens ! des m’as-tu vu en quelque sorte. Pas question de se coucher là pour toujours. Marie-Thérèse était presque courroucée, elle était surtout inquiète de ne pas trouver caveau selon ses vœux anthumes, elle qui s’y prenait en avance, pour qu’on ne lui fît pas une entourloupe posthume, dont ses mânes ne se remettraient jamais.
Alors le Ciel consentit à l’écouter et, par une de ses grâces que l’on dit miséricordieuse – Dieu merci ! – mena les deux acolytes sans qu’elles s’en aperçussent, tant elles parlaient dans tous les sens, devant la tombe de Georgette, laquelle – sa petite-fille en était certaine, elle avait recensé tout le cimetière à la demande de la Mairie – laquelle disposait d’une place vacante à son côté droit. Marie-Thérèse qui ne voulait rien tant qu’être près de son amie pour pouvoir bavarder avec elle et bien rigoler comme avant, fit sa demande en bonne et due forme. Et l’affaire fut réglée. Pour le temps lui restant à vivre sur cette terre – elle a aujourd’hui 89 ans – elle n’a plus de souci. Quel autre, en effet, sinon de s’inquiéter avec qui passer sa perpétuité ?
Et en souvenir de Georgette, ces lignes en caractères Georgia.
(*pour ceux qui passeraient par hasard, c’était le 31 Juillet, 3ème expression de l’été.)
Reprenons nos Ân(imal)eries,
(les expressions de l’été, 7ème)
là où une balade aléatoire, mais fort bornée – aux seules exigences de la philosophie et de la littérature – accosta il y a quelques jours. Devant nous un bourriquet, grusinant les fleurs de rhétorique à pleine dents. Caché à l’ombre d’un poirier – il faudra bien y revenir, mais le poirier a plus qu’une existence, il a un destin en philosophie – notre petit âne blanc, car telle était sa taille, telle était sa robe, apparut un certain dimanche d’un joli mois de Mai en ville. Le citadin n’en croyant pas ses yeux, mais le reconnaissant bien à ses oreilles, longues comme celle du roi Midas, fit masse avec ses semblables pour l’observer, sur un char, auguste version de la charrette et du charroi. Pour être véridique, ce qui se doit dans toutes les édifications morales, le véhicule avait forme d’urne. Non point un de ces vases funéraires affichant un étonnant souci de redevenir cendres, ce que nul vivant pourtant ne fut jamais, mais l’urne de la votation du peuple souverain depuis qu’il étêta le droit divin et ses retombées insoupçonnées ex cathedra.
Pourtant, le peuple de la capitale avait été prévenu. Ce passage en ville, un jour d’élection, lui fut annoncé par voix de presse, mais, l’incrédulité et la paresse ont leurs raisons que le militant ignore. Le bien nommé journal La Feuille – dans son édition du 8 avril 1898 – battait le rappel en termes énergiques, conspuant les votards et les abstentionnistes dans une commune harangue, mais pas du tout pour les mêmes motifs. Les seconds comme victimes d’un système qui ne les prend pas en compte, les premiers comme complices volontaires ou malgré eux, des pouvoirs. Aussi – et sans reprendre l’analyse politique méritante de Zo d’Axa, notre anar ânier du jour – revenons à notre blanc aliboron juché sur son urne. Blanc parce que Zo d’Axa réclamait haut et fort que le vote du même nom fût reconnu et compté dans les suffrages, mais aussi prénommé Nul, tout le monde aura compris la manœuvre sémantique. Jamais Alphonse Gallaud de la Pérouse à l’état civil, ne fut en reste de formulations : Je n’aime pas flagorner le peuple. Voilà le candidat qu’il mérite. À Rome, aux jours de la décadence, la plèbe acclamait un cheval consul.
Le 3 mai 1898, le n° 11 de La Feuille présentait la profession de foi électorale de Nul, de vieille famille française (…) quatre pattes et du poil partout, l’âne blanc qui anathématisa l’électeur qui croit, bêtement, qu’on recueille son vote alors qu’on le cueille : Vous n’êtes que des fruits … des Poires. (ce n’est pas moi qui souligne). Deux semaines plus tard, Zo d’Axa revendiquait l’élection de l’âne au nom clair de Nul, par confusion synecdotique entre l’électeur et l’élu - ayant voté pour un candidat officiel le peuple se fit âne lui-même - et n’a pas de mots assez durs pour désigner cette abdication collective. Suivent des envolées audacieuses, ou totalement irresponsables en ces temps, contre le Suffrage universel.
Le 30 Août 1930, l’impeccable révolté mit, de lui-même, fin à son interminable insoumission sur cette terre.
La tombée du jour,
ou quand la clarté nous quitte et maintenant les mots nous manquent. Ce n’est pas une chute, plutôt une incontrôlable mais consciente descente et irréversible, vers les temps déjà passés et les temps à venir ; ne cherche à s’éloigner ni d’un lieu, d’un endroit, d’une place, mais du moment, de la multitude de moments tant insupportables que la vie n’en fut que lutte ; oui, la tombée du jour n’interroge que le temps – ou si l’on veut le lieu intérieur, le lieu de l’intime – quand toute lumière s’estompe y compris dans d’ultimes soubresauts.
Sous ce titre parfait, qui, effaçant la lettre-mot qui l’aurait figée dans l’imminence métaphorique d’un achèvement proche – À la tombée du jour – et les mots d’Hölderlin pour armature tonale — Nous sommes un signe, plus aucun sens/Aucune souffrance nous sommes et nous avons presque perdu/Le langage en pays étrange — la vie douloureuse de Schumann, portée par une connaissance pianistiquement impeccable, m’arracha à l’ordinaire des heures. Le livre de Michel Schneider*sobrement sous-titré Schumann est de ceux qui reviennent un jour pour vous émouvoir jusqu’au dernier mot. Jusqu’à la dernière note, le silence de la dernière note qui retient ce son qui a parcouru l’univers avant de tomber sous les doigts, tel un mouchoir de soie blanche qui chute à terre lorsque l’on quitte le bal — le Carnaval — pour tout signe, pour tout sens – absurde, tragique – avant de passer sur l’autre rive.
La douleur et la souffrance, en français, ne sont pas synonymes ; l’une dit une déchirure jusque dans ses consonnes, l’autre est … schumanienne. Comment l’exprimer autrement sans affaiblir la portée des propos de l’auteur qui nous rappelle avantageusement le bel article de J.B Pontalis – dans le recueil entre le rêve et la douleur**, relu pour saisir en quoi la douleur est irréductible à tout ce qui n’est pas elle. Qu’elle n’est donc pas souffrance même si elle peut cheminer avec elle. La douleur est incomblable, tandis que la souffrance (physique) hors des mots, se résout dans le cri, le râle ou les gémissements, la douleur (psychique) se manifeste par des édifications mentales – qui échappent évidemment à toute volonté consciente – mais peuvent mener à ce que Le Clézio fait dire à l’un de ses personnages, dont nous avons peut-être un jour tutoyé l’insupportable vérité : J’ai besoin de ma douleur, maintenant je ne suis plus rien que par elle, tandis que Schumann n’en fut jamais séparé.
Michel Schneider tisse avec précision, délicatesse et assurance, les fils pourtant cassés, les lignes pourtant brisées, le texte pourtant disloqué qui fit de l’œuvre pour piano de Schumann, un ensemble incomparable. Il connaît l’alphabet, la grammaire, la syntaxe, l’architecture et l’écriture de ses textes, il montre comment un thème ou un motif est inlassablement répété sous des rythmes différents et accidentés, syncopés, là où un Beethoven et même Chopin, l’auraient développé, argumenté, épanoui ; comment la main droite brode un motif ignorant la main gauche et venant la cueillir au centre du clavier ; comment un morceau semble commencer sans véritable commencement, par une note incidente, une altération imprévue. Ou comment il écrit ces douloureuses étrangetés, ou hallucinées tensions entre mélancolie et ironie – dont seul le terme allemand Humor peut rendre compte, tandis que l’indécision de sa double signification française, saisissable au premier regard, trahit. L’humor, un des traits les plus frappants de l’écriture – et des notations – pianistique de Schumann, signe et signification de sa nature scripturale bifrons, si toutefois cette expression convient.
Il me vient, soudain, mais évidemment après lecture, non point un autre titre mais le titre d’un autre, pour approcher ce que l’auteur de La tombée du jour montre quand il décrypte pour nous telle mesure, tel changement de tonalité, coupes sèches, chromatisme appuyé, ou plongées impréparées : cela procède d’un Précis de décomposition***, tant pour la féconde opposition entre les deux termes, que pour la résonnance en creux du seul dernier, dans les deux cas pour rappeler qu’il n’y a de désordre que relativement à un ordre possible, de l’indicible par néantisation de toute parole, ou des ruptures parce que rapportées à un ensemble concordant. Que seuls l’art et le génie, le génie de l’art, en résolvent les contradictions – ainsi cinq bémols à la clef (l’armature) anéantis un peu plus loin par quatre dièses forcément inattendus, dans Des Abends.
Que cette connaissance intime, théorique et pratique, des procédés musicaux et leur analyse fine, soient portés au dossier du « cas » Schumann, sans que le mystère s’en trouve écrasé mais au contraire sublimé et fécondé, voilà qui est proprement fascinant. Que seuls les éléments biographiques susceptibles d’éclairer La tombée du jour soient invités, avec délicatesse, retenue et émotion ; que les rapprochements avec les poètes aimés et amis, les musiciens amis et aimés et la présence de celle dont le prénom – Clara – dessina un halo impuissant mais fécond dans cette déréliction sans fin, soient conviés avec ménagement, réserve et sobriété, donnent à ces pages une densité très particulière, une tension et une attention si poignantes et si belles qu’il me fallait tenter, si médiocrement, de les dire, peut-être pour m’en soulager un peu.
*La tombée du jour – Editions du Seuil (La librairie du XXème siècle), 1989 ; **Gallimard (Tel), 1977 ; *** titre de Cioran, bien sûr, dont on sait l’immense passion pour la musique.
« A la plage » et « dans un transat »
(les expressions de l’été, 6ème)
mais, sans parasol, ni short, ni tongs, ouf ! Cela aurait fait beaucoup sur la 1ère de couverture, il fallait loger aussi un dessin à coup sûr longuement pensé dans la meilleure adéquation possible avec le sujet, ou l’objet, c’est comme on veut pour une fois. Épicure glougloutant allongé sur un divan – exactement une klinê n’est-ce pas ? – ; Freud, son transat doté d’un repose-pied et lui-même d’un masque et d’un tuba ; Newton, accroupi dans le sable, semblant – ce n’est pas très évident – mesurer des distances, ou des angles, entre les boules d’un jeu de plage… Mais, au cas où nous n’aurions pas saisi, il est des librairies qui enfoncent le clou – on n’est plus à une approximation près, j’ose donc l’image – en présentant les nouveautés 2021 de cette collection, en vitrine, avec pelle et seau en plastique, le tout sur un mauvais tissu, la mer, des fois qu’on n’aurait pas compris la chose (non, non, pitié, pas le concept !) mais sans la moindre louchette de sable, ramenée en loucedé de la côte.
On me dira, bien sûr, que je n’ai aucun humour, que je suis de mauvaise foi, et que tout cela est du 2, 3ème ou plus degré. Sauf que, le propre d’un écart signifiant – ce qui est un des principes de l’humour – est de marquer la distance entre ce que l’on dit et ce que l’on veut dire. Or, ici, on se moque du monde à tous les niveaux. Restons devant la vitrine un instant, ce que je fis hier, saisie par la présence d’un seau et d’une pelle d’enfant, au milieu de ces livres dont aucun n’avait retenu mon pas, un peu pressé. J’avoue aussi – approfondissant mon enquête – que j’ignorais que ces racolages éditoriaux de l’été duraient depuis plusieurs années. Selon moi, la retape ostentatoire à l’endroit d’un possible client obtus, qui ne comprendrait pas ce que « à la plage » signifie, atteint des sommets, disons-le ainsi, et m’autorise, dans le même mouvement, à vouloir faire feu sur l’écho donné en vitrine à la stupidité de cette ligne commerciale, pour qui, bien sûr, été et vacances, signifient obligatoirement plage ; l’adhésion à ce lieu commun est immédiate, il faut donc installer un peu de matos… Un seau et une pelle chouravés à un enfant de deux ans, feront bien l’affaire. Pas plus quand même, et surtout pas mieux ! Mais qui a pu avoir et faire accepter tout ensemble cette lumineuse idée ? Espérons que ce n’est pas – dorénavant – ce qu’on apprend aux futurs libraires dans les écoles ad hoc et j’aimerais que ce fût l’objet d’un pari, d’un enjeu, d’un défi, que l’honneur des livres et des libraires fût sauf. J’ai comme un gros doute, car dans le cas d’un défi, d’une gageure, on se doit d’être inventif, malin, léger et de brouiller les pistes (de sable).
J’écoute en boucle Le clavier bien tempéré de Bach (sous les doigts de Tatiana Nikolaïeva, pour les connaisseurs) pour accorder mon esprit à sa pondération et nervosité retenue. Car il y a d’autres points dirimants à mon agacement. L’ambiguïté des titres : Untel à la plage (tout le monde pense aux séries d’un autre âge, Oui-oui à la plage, ou Martine à la plage, que sais-je encore ? et bien Bécassine à la plage !) où il ne s’agit, évidemment pas d’un essai sur le comportement de tel scientifique, philosophe, penseur, écrivain quand il est à la plage, ce que la formulation laisse entendre, mais, étant à la plage, ce qu’un vacancier installé dans son transat, peut apprendre d’Untel. L’indistinction entre le lecteur et l’objet de sa lecture n’est pas acceptable, elle est pourtant entretenue et confirmée par l’illustration, par ex. Freud en masque et tuba – sans palmes mais avec son cigare. On nous prend pour des truffes ! D’autant, on est prévenu, que le but de cet ouvrage est de vulgariser la pensée de Freud ; et sans la moindre honte ajouter, quelques mots plus loin, afin de (re)découvrir ou comprendre Freud et la psychanalyse. « Vulgariser » et « comprendre » sont dans un bateau : « comprendre » tombe dans l’eau, etc. et nous tombons de haut ! Mutatis mutandis pour les autres « personnages » dans la vie et/ou l’œuvre desquels nous sommes, bien sûr, invités à nous plonger !
Ce qui me fait aborder un autre point inadmissible : le raccourci des sous-titres qui, loin de rattraper le niveau général, n’hésite pas à mettre les pieds nus et faire splash dans les clichés les plus entretenus : Epicure, Le plaisir dans un transat (sic) ; Shakespeare, Être ou ne pas être dans un transat ; Platon, L’invention de la philosophie dans un transat. Réductions totalement fausses, puisque 1) la philosophie, en Grèce, est antérieure à Platon 2) Shakespeare, vaut mieux que cette scie, elle-même tout sauf légère – mais pour Einstein, on a, forcément droit à la relativité dans un transat – et 3) la philosophie d’Epicure, qui n’est justement pas un art de vivre – mais pourquoi donc pensé-je tout à coup, à une recette récente pour réussir son été ? – mais induit rationalité et raisonnement, et d’avoir étudié les préplatoniciens, comme dit Nietzsche.
N’en jetez plus ! du sable ou de la poudre aux yeux, c’est tout comme. Cela encore : si, comme il est souhaitable, le contenu est sérieux et que les auteurs de ces livres de plage n’ont pas leur mot à dire sur la présentation commerciale, publicitaire et mercantile de cette collection, dont ils acceptent cependant le principe, alors de deux choses l’une : ou vous connaissez les vacanciers célèbres qu’on invite à la plage [notez quand même que pour certains, ils y allaient, ou en étaient proches, Colette (la Bretagne, Saint-Tropez), Proust (Cabourg), Platon lors de ses épisodes siciliens, Churchill sûrement sur les côtes anglaises, Pythagore, né à Samos, une île ! Napoléon ilien malgré lui, de Gaulle, une photographie désormais historique le montre arpentant les plages ventées d’Irlande lors de sa « traversée du désert » - quand on vous dit qu’on vous dit n’importe quoi ! Pour d’autres, en revanche, c’est peine perdue, Kant en haut de la liste.] et vous n’apprendrez rien que vous ne sachiez déjà, vous avez tout ce qu’il faut, les livres princeps et la littérature (essais) dite secondaire, ou vous n’en savez rien, et comme dans les publicités mensongères de pommade pour soigner un mal de dos ou une nouvelle voiture pour être heureux, votre vision du monde ne sera pas changée en vous relevant de votre transat, contrairement à ce qu’on vous promet.
Pour ceux qui n’aiment ni la plage, ni le sable entre les doigts de pieds ou entre les pages, qui préfèrent les lacs de moyenne montagne ou les forêts du Perche, aller titiller les écrevisses dans le Marais, ou rester chez soi quand tout le monde autour de vous est parti, ceci n’est pas pour vous, n’y pensez même pas !
Ranger la dérangeante Lou.
(les expressions de l’été, 5ème)
Lou est une jeune femme intelligente et belle. Non seulement l’intelligence des autres ne lui fait pas peur, mais elle la recherche pour polir et faire étinceler la sienne. Un cerveau bien fait, c’est comme un cuivre, il faut le faire briller sinon il s’éteint.
Lou n’en est pas moins dérangeante et possiblement mal rangée. Voilà ce que je me disais, tenant en main sa Correspondance avec Nietzsche et Rée, sa Lettre ouverte à Freud, son livre sur Rilke, son autobiographie Ma vie, quelques essais rassemblés sous le titre Eros, son Friedrich Nietzsche à travers ses œuvres, le Nietzsche et Salomé de J-P Faye, le très beau ma sœur, mon épouse de H.F Peters, ou, Lou Andreas-Salomé, sa vie et ses écrits, par Angela Livingstone. Et tandis que, spontanément, je les rangeais à côté et même précédant les livres de l’auteur de Zarathoustra, lesquels précèdent à leur tour des volumes traitant de l’œuvre nietzschéenne (ou de certains de ses aspects, majoritairement les philosophiques) mon geste fut suspendu par un puissant doute taraudant l’alphabet français que je pratique, comme tout le monde, sans faute – merci l’école ! au moins là-dessus on ne s’embrouillera pas : où Lou von Andrea-Salomé est-elle à sa place ?
Après Montaigne et La Boétie, en quelque sorte, mes rangements suivent l’alphabet, en principe ; ces deux-là ayant été inséparables dans la vie de l’esprit comme dans le temps si bref où ils se connurent d’amitié, et le premier faisant de ses écrits un Tombeau – comme on dit en musique – au second, il ne se pouvait pas qu’ils fussent dissociés. Aussi, avec ce qu’il est convenu d’appeler « Philosophie classique » dans mes rangements linéaires, l’alphabet prévaut, celui des auteurs suivis des travaux qui les concernent. Ce qui donne des successions qui entortillent la chronologie, mais enquinaudent le regard, ainsi Bergson et ses commentateurs précèdent Descartes et les siens, idem pour Locke et Machiavel – dont je m’aperçois, à l’instant, qu’étant plus jeune que Montaigne et selon la règle de l’âge fixée seulement pour les antémontaigniens, par un décret de moi à moi-même, Niccolò ne saurait soutenir Maine de Biran. Ces embarras-là sont bien connus de qui, en changeant de coquille et d’escargotière, se trouve béer et bayer devant des pyramides de cartons dont on commet toujours la sotte imprudence de vouloir en ouvrir juste quelques-uns aux indications hasardeuses en raison des remplissages de dernière minute pour ne pas laisser de vide – pensées vers Aristote contredisant Démocrite ; ces embouteillages finissent par provoquer un Chaos (inutile d’ajouter indescriptible, n’est-ce pas ?) qui n’a pas encore trouvé le geste thaumaturge d’où jaillira son Cosmos. En voilà bien un (autre) titre très tentant : Le Cosmos de l’escargot. Et ne rien dire de ceux qui viendront après coup, désunir les mariages arrangés et les ménages de raison – une petite place pour Taine, entre Starobinski et Vico, s’il vous plaît, merci !
Dans cet étrange moment entre cacophonie et ordre, Lou a une place à part, car elle déjoue toutes les tentatives, nuageuse au sens de vaporeuse, aérienne, flottante. Elle restera, j’en ai là l’intime conviction, près de Nietzsche qui fit tout pour la retrouver sans la connaître, dans une chapelle latérale de Saint-Pierre de Rome au soir tombant. Mais qu’on la veuille placer auprès de Freud est d’une impeccable cohérence, elle fut une correspondante épistolière de premier rang, aussi théoricienne et psychanalyste, et lui, rédigea et prononça l’éloge funèbre de celle qui devint proche d’Anna, sa fille chérie. Qu’on la veuille aussi mettre au « rayon » littéraire, se défend bec et ongles, auprès de Rilke prioritairement. Mais il me faudrait alors la changer de pièce et, même sans changer d’étage, cela l’éloignerait trop de Friedrich qui l’a tant aimée et qu’elle a tant troublé.
(…)
Je voulais vivre seul ; – Mais le cher oiseau Lou a croisé mon chemin, et j’ai cru que c’était un aigle. Et j’ai voulu que l’aigle reste près de moi.
Venez donc, je souffre trop de vous avoir fait souffrir. Ensemble, nous supporterons mieux la douleur.
Lettre de Friedrich Nietzsche à Lou von Salomé
(Tautenburg, le 4 Août 1882)
- Ces mots ont, aujourd’hui, 129 ans -
« Les lois de la physique en ont décidé ainsi. »
(les expressions de l’été, 4ème)
Certes, l’affirmation n’a aucun caractère estival, mais je la lis en ce jour deux – 2 – du mois aoûtien que j’ai décidé de consacrer, à débit fréquent et de façon décontractée à ce qui vient à ma connaissance par les moyens faibles, futiles et inattendus d’une oreille ou d’un œil qui traîne, et même les deux.
Je le dis sans barguigner, cette affirmation est de celles – il y en a beaucoup – qui m’exaspèrent comme symptôme des ravages que font à la précision, à l’acribie, les formulations les plus éculées en même temps, c’est logique, que les moins informées. De ce qu’on ignore on ne devrait rien dire. Wittgenstein me/nous fait un clin d’œil, qui passe à la moulinette autant ce que nous disons, que ce que dit ce nous disons. C’est très clair ! Une fois encore, c’est un titre d’article qui me donne matière à dézinguer ces propositions empiriques générales qui valent pour nous comme certaines, (Wittgenstein, De la certitude, § 273) surtout si l’on croit qu’elles ont valeur scientifique.
La physique n’a et ne constitue aucune loi. Voilà un préalable apodictique et impératif. La physique n’a ni conscience ni langage, ce sont les humains qui les lui donnent, qui l’habillent de leurs mots et de leurs chiffres, lesquels d’ailleurs, au cours des âges n’ont pas toujours dit la même chose. La Physique ne se connaît pas elle-même comme physique, premièrement. Elle ne décide de rien, deuxièmement. Et même elle n’est rien, troisièmement. Il eût suffi d’autres signes arbitrairement inventés par les hommes – chiffres et lettres – et autres systèmes de références, pour que la Physique ne soit pas ce qu’elle est (nous avons au moins une analogie avec les géométries non-euclidiennes, mais il s’agit de mathématiques). Tout ce qui échappe à l’humain n’est rien, puisque sans conscience immédiate, ni évidemment conscience réfléchie pour s’en saisir. Aussi, la Physique – qui est l’étude et/ou l’observation de la nature, n’est rien. La même phrase, les lois de la nature etc. plus fréquemment entendue encore, est tout aussi fautive. La nature (on se souvient du mot grec qui la nomme, phusis) n’est qu’une lecture, un déchiffrement, un travail de la rationalité, une signification parmi tant d’autres de ce qui nous entoure – mais c’est immense, et désigne bien la puissance de l’esprit de l’homme eu égard à tout ce qui existe ! – elle n’a inventé ni ne connaît aucune loi, per se, par elle-même ou d’elle-même, celles dont on dit, pourtant, qu’elles sont les siennes. Il n’y a que des phénomènes humainement observés, étudiés, traduits soit en expérimentation, soit dans le langage abstrait de la théorisation. La physique, la nature, ne connaît ni la loi de la gravitation, ni de la chute des corps, ni l’influence de la lune sur les marées, ni le point de température auquel l’eau bout, qui n’est pas le même avec Celsius ou avec Fahrenheit, tandis que l’eau commence par frémir puis frissonne puis bouillonne, parlez-en donc aux écrevisses. Seuls des hommes qui se sont dotés eux-mêmes de moyens pour mesurer, calculer, raisonner, traduire en lois (ah ! le pouvoir de ce mot qui arrête toute analyse ! dès qu’on l’affuble visiblement ou de manière sous-entendue, de l’adjectif scientifique, qui, c’est quand même un comble, agit alors de façon magique !).
Qu’on ne se méprenne pas sur mes propos, les lois de la physique ne sont pas fausses, elles ne disent pas n’importe quoi – y compris la biologie, la chimie, et tout ce que les sciences expérimentales les plus pointues comptent pour objets d’étude – mais l’expression tant rabâchée comme un mantra, ne dit pas ce qu’elle devrait dire, laissant entendre que par autonomie, la Nature détiendrait, invisiblement, des/ses lois, que l’humain aurait découvertes, et dont il se réclamerait pour justifier les évènements – macro et micro – qui arrivent et qu’il appelle, ici, Physique. Or, ce qui arrive, et aussi ce qui n’arrive pas, n’est saisissable que par une intelligibilité dont seul l’homme a montré qu’il en est pourvu. La physique, la nature, n’a pas rédigé les lois qu’on lui rapporte, n’a pas calculé les chiffres qu’on lui attribue, n’a pas concocté les axiomatisations qu’on lui destine. Et aucun des traités d’épistémologie que j’ai à ma disposition – encore en vrac, mais je reparlerai de ce traumatisme livresque qu’est un déménagement – n’a été écrit par un non-humain : un nuage pour fixer les lois climatiques ; un neutron pour les lois atomiques ; une pierre (merci Spinoza !) pour celle de la chute des corps, ou une feuille d’arbre pour la fonction chlorophyllienne ; un grain de sable pour la réverbération du soleil sur les micas de la plage ...