LE 30 OCTOBRE
de l'an 1837 selon l’État civil, Jean-Pierre Brisset naissait à La Sauvagère, Orne, inscrit au 25 Haha 149 du calendrier pataphysique.
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« Qu’il fait frais, grenouilles, à oublier, dans l’épaisseur de l’herbe mouillée, la mare ! » Paul Claudel, Connaissance de l’Est, La Pluie
(cité en exergue du Chapitre 1 de l’excellentissime livre de Marc Décimo : Jean-Pierre Brisset Prince des penseurs Inventeur Grammairien et Prophète, aux Éditions les presses du réel, 2001 (796 p.)
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Hommage
- Écoutez Brissette, la rainette verte -
Coâ, quoi ?
La mare rose
la mare ose
l’âme à roses
lama rose
lame arrose
l’amaro se marre, ose
la Ma rose arrosa, l’art osa !
l’amarre osa
rosa, rosam, rosamare
Rose ama rosa
Rosamarosa
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In Les Origines Humaines, Jean-Pierre Brisset écrit : « L’analyse ne connaît que le son, c’est là le son, c’est la leçon qu’il faut retenir ». p. 1158
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[Jean-Pierre Brisset in inactualités et acribies : 7 Septembre 2018 : Brisset, Jean-Pierre, (épisode 1) ; 8 Septembre 2018 Brisset, voyageur presque immobile (épisode 2) ; 10 Septembre 2018 : « Il aime son délire comme lui-même ». JP. Brisset (épisode 3) ; 3 octobre 2020 : La fête à la grenouille ; 4 Octobre 2021 : éloge par quatre de la grenouille.]
Broquille d’un Dimanche, l’après-midi.
Il y a, dans ces lignes, quarante – 40 – emprunts volontaires au même auteur mais à divers textes et œuvres ; cela va du mot à l’expression, voire à des tronçons de phrases … Si l’écrivain est facilement identifiable, aussi une partie des 40 dettes obérées, le tout sera-t-il détecté ? Il faut dire, pour ne pas trop décourager le joueur, que j’ai picoré à livres ouverts … aussi, il n’est même pas question – sauf pour quelques repérables et archiconnus emprunts – d’indiquer les scènes de crime. [Je n’ai, bien sûr, tordu aucun accord, falsifié aucune syntaxe, j'ai respecté les temps des verbes et la ponctuation co-pillés : mon défi. Encore un exercice de style.]
*
Derrière le Bois de pins, la maison paysanne est quasi invisible. Il faut presque atteindre son seuil pour en apercevoir la fenêtre et son volet battant. Autrefois, il y a longtemps, il arrivait que le fumet d’un plat de poissons frits s’en échappait ; aujourd’hui, il faut y pénétrer pour voir l’assiette, la cruche et la bougie encore disposées sur la table. Au sol, la lessiveuse qu’on imagine avoir dû fumer comme cheminée d’usine. Bien sûr, la radio ne grésille plus depuis longtemps, et l’appareil du téléphone muet à jamais. Un cageot vide gêne le passage vers l’escalier qui monte à la seule chambre que jouxte un petit grenier. Par la porte, on aperçoit dans une valise crevée, un galet incongru ici, peut-être un souvenir de voyage au bord de la mer, sur une chaise dépaillée, un édredon éventré, et dans un cendrier crasseux, un mégot de cigarette. On hésite, pour l’occupant des lieux, entre un ermite, un fugueur, un descendant lointain de Merlin l’enchanteur égaré au début du siècle précédent : toutes les choses ici sentent le double parti pris d’une frugalité résolue concédant deux touches de progrès figées dans la dernière simplicité : la demeure et son demeurant n’en étaient pas encore aux machines à laver, au magnétophone et au rasoir électrique.
C’était un cinq septembre, à l’heure où le ciel hésite entre la nacre et l’ardoise. La maison d’une seule pièce à cheminée froide avait beau être vide, désertée peut-être bien, on imaginait des bouillons du linge encore fripé avant le repassage. On ne sait pas vraiment pourquoi quelque chose du premier chapitre des Misérables revenait en mémoire, tandis que s’envolaient, dérangés, quelques oiseaux habitués en ce ciel. Imperturbable dans sa déambulation, un escargot avançait le barothermomanosismographe de sa pensée sur la terre grasse arrivée jusqu’au seuil en déroulant ses tapis piquetés d’herbettes. Regardant depuis l’intérieur vers ce qui fut un jardinet, des arbres fruitiers – pour l’essentiel des poiriers – oublieux des sévères, rigoureuses amputations successives auxquelles ils sont soumis, portent dorénavant sur leurs troncs des couches de mousses qui les font ressembler à des vieilles rocailles, ou à de vieux rochers.
De la faune et flore, ne restent, avec les poiriers redevenus sauvages qui affolent la guêpe, ne restent que des mûres et un lilas dont on ne sait plus rien ; la petite mare croupit, désertée par la grenouille, inimitable pour chanter une ode inachevée à la boue. Il faut bien le dire, tout cela est à la fois beau et inquiétant. Au moment de tourner talon, tel un dragon chinois, d’un vieux pan d’un vieux mur surgit un chef-d’œuvre de la bijouterie préhistorique : le lézard et son petit train de pensées grises.
J’avais dix-sept ans,
et très vite vingt. Je lisais Les Noces de Pierre-Jean Jouve et notais – déjà – d’une plume large et tranquille comme la Loire en été, des extraits de l’Introduction de Starobinski : c’est écrit dans un cahier grand format, couverture cartonnée, pages lignées et sans marge. Je lisais aussi Les Nourritures Terrestres de Gide, dans la ferveur. J’écoutais les concerts classiques diffusés à la radio, j’allais au Théâtre de Caen entendre Yuri Boukoff, Jean-Pierre Rampal, je fuguais à Paris pour un récital d’Alexis Weissenberg. J’étais en vénération d’Arthur Rubinstein dont les rediffusions historiques – quand j’écrivais il était alors dans son plus grand âge et ne se produisait plus – n’étaient pas rares, nonobstant leurs mauvaises qualités acoustiques. Et je jouais très mal du piano, mais ne pouvais m’en arracher. Cela faisait mes jours et mes nuits entre les cours à l’Université auxquels j’assistais avec une assiduité rare, additionnant les horaires jusqu’à plus soif, ajoutant le grec au latin, la littérature médiévale au surréalisme, Rousseau à Marx, Machiavel à Kant, la logique à l’esthétique, Aristote à Platon, Plotin à Averroès, Saint-Thomas à Denys l’Aréopagite. J’aurais voulu que les journées n’eussent pas de fin, que les cours fussent interminablement interminables. J’aimais de passion entendre et comprendre tous ces savoirs qu’on avait appris et compris avant moi, cela me fascinait, subjuguait, m’envahissait, m’émerveillait, j’en voulais toujours plus et j’admirais les enseignants inspirés qui les dispensaient. J’eus peut-être bien de la chance, dont la première fut d’avoir probablement occulté tout ce qui s’opposait – il dut bien y en avoir – à cette insolente boulimie intellectuelle. Oui, il y en eut forcément.
Pour captivantes qu’elles étaient, ces années n’avaient rien d’une promenade de santé comme on dit. Des questions intenses, insistantes, incessamment revenues et formulées avec la régularité obstinée des marées, ne me quittaient pas. Elles sont toujours là, arrimées aux longues plages de sable fin sous la pluie : de l’usage des mots, de leur rapport au monde ; du rien et du néant ; de l’Être et du Non-Être… omniprésence de la question du langage, de sa puissance et de ses limites ; déjà formulé le rapport de la philosophie à la poésie, la seconde dont je dis qu’elle est à la limite de la rhétorique et de la psychanalyse ; que les figures cependant résistent toujours à ce classement parce qu’elles comportent une part tue ; que le poème serait – serait-il – le langage qui prend les choses pour ce qu’elles ne sont pas, ou pour ce qu’elles sont ? Pourtant « la terre est bleue » - simplicité absolue d’une formulation qui ne dit ni la terre, ni la couleur bleue.
« Toujours en moi cette vieille antinomie qui ne me quitte pas. Tenir certaines choses à la fois pour essentielles et pour inutiles. ». Ne faut-il pas ajouter aujourd’hui : essentielles parce qu’inutiles au sens de l’incompétence à servir une fin pratique. J’étais dans cette obsédante idée de tout ce qui n’est pas, qui prend le pas sur tout ce qui est. Formulation lumineuse dans sa gravité même, la relisant lentement, elle ne laissait aucune chance à la frivolité.
Mais c’est à la musique que je dois mes meilleures hésitations verbales, mes bafouillements incomparables, mes brièvetés bavardes et impuissantes tout ensemble. J’y allais par deux chemins : l’écoute ininterrompue de la radio musicale et la pratique enragée, frénétique, du piano, sans cesser, de l’une à l’autre. J’écrivais l’une et l’autre en termes pauvres.
Deux Préludes sous mes doigts et souvent sous ma plume. L’un de Bach, toujours à recommencer ; longues heures en tête à tête avec le clavier, la dure bataille, la résistance des notes des doigts aussi, le mécontentement devant les difficultés invaincues. Enfin, la merveilleuse fatigue. L’autre, pianistiquement beaucoup plus ardent et ardu : c’est encore la même bataille. Je travaille avec l’acharnement du condamné ce Prélude de Rachmaninov. Il y va de moi, semble-t-il, me semble-t-il, dans cette lutte à mort dont je ne suis pas sûre de sortir victorieuse.
Et plusieurs semaines plus tard : Rachmaninov doit être terminé. Possession complète et « voluptueuse » loin d’une rencontre avec le calme et la plénitude Quelque chose de bestial qui m’épuise et me terrifie. Et m’impose silence.
De la Marche funèbre de Chopin, d’un Concerto de Mozart (le 21, la partition de piano du 2ème mouvement), de l’Adagio de la Pathétique de Beethoven, je ne dis rien. Je les nomme. Et Ravel ! ah ! Ravel que je ne sais pas aimer. Et celle jolie formule, je trouve : J’ai des problèmes avec une Colombe en ce moment. Il s’agit du Prélude (encore un !) de Messiaen que je déchiffre avec douleur. Impossible de savoir quand il y a, ou non, une fausse note … mais c’est magnifique ; cette Colombe est sûrement un oiseau blessé. J’ai tout de suite pensé au Calligramme d’Apollinaire.
…
Mais
près d’un
jet d’eau qui
pleure et qui prie
cette colombe s’extasie
…
Messiaen est d’une telle pureté qu’on se sent bien trop humain pour oser jouer cela. Il y a là-dedans une dimension que je n’ai jamais trouvée dans les œuvres romantiques. Non qu’elle soit supérieure, mais elle est Autre.
Et sobrement [sobriété qui me quitte, on le verra, quand je quitte moi-même le clavier] : Je suis toujours dans Schumann. J’avance comme un funambule sur la corde raide des Scènes d’Enfants.
Donc ces trois écoutes : Il y eut le concert Yuri Boukoff – magnifique – le 4ème de Beethoven. Ma grande satisfaction musicale depuis la rentrée. Un jeu d’une simplicité extraordinaire. Rien en plus, rien en moins. Et comme nous avons beaucoup applaudi, il nous a « donné » la Pathétique. Je connais cette partition note par note ; ressentie différemment par moi, elle n’en était que plus belle jouée par lui. Qui semblait la précipiter un peu, mais dans quelle pureté ! Même le dérapage sur l’avant dernier trait n’a rien ôté à l’ensemble ; accident de parcours qu’il prit avec le sourire, sans nous laisser le temps d’un soupir. Boukoff. Très grand.
— J’entends les applaudissements qui saluent l’arrivée de Rubinstein (rediffusion radiophonique) et je me dis que c’est gagné. J’adore ce concerto (Brahms) « tendu à se rompre ». L’introduction est d’une intensité folle. Je connais le poids de ce mot qui chavire. Et chavire avec l’orchestre, et bientôt le piano. Toutes ces cordes – là aussi je pèse mes mots – font plus que vibrer pour soutenir le pianiste. Et toutes ces notes, ces touches lentes à prendre leur envol, terriblement lourdes de tant de poids, lourdes du seul et même sens celui qui va en droite ligne vers un seul point. Toutes ces notes qui supportent difficilement le poids que pèse le non-langage. Le vide des mots est lourd à porter.
Et je me porte, piano-pianiste, loin là-bas à la ligne d’horizon. Pourtant je tends les bras et la mer est à moi. Calme et facile. Elle s’enfuit et disparaît, la ligne d’horizon dans une absence qui sait s’imposer. Magnifique la tempête qu’elle soulève et me soulève.
Mouette tranquille qui repose, je suis le soleil et la mer qui s’y noie. Une fois, plusieurs fois. Et me lave, et me ruisselle, et me chante, m’éclabousse, me plénitude et tempête. Vagues les vagues qui me ressassent et m’enveloppent, me ritournellent. Brisures de rocher. La mouette, oiseau de ma folie au bord de chaque mot qui me traverse de part en part. Roseau dans le vent que je berce pour l’enfant que j’étais sans l’avoir jamais su. Au loin, comme un écho, la mélodie sans avenir, sans vie possible autre que l’instant qui la possède entièrement.
Ce combat terrible est follement épuisant. Bien plus long mais bien moins violent qu’avec Rachmaninov où tout est dit dans l’instant même.
Chant des oiseaux sous le soleil, le 3ème mouvement. Il monte et redescend, formidable vertige dans l’écho des premières mesures, vers le débordement. La mer est toujours immobile qui court de vague en vague, d’une corde à l’autre de l’orchestre. Au loin s’avance, de goutte en goutte, grain à grain, mille grains de sable sur la plage où échoue le rivage, le visage et regarde ma parole enfuie. Comme un chant sur mon chant.
— Schumann : me rendra dingue, semblable à sa folie propre. La Fantaisie, que je connais par cœur sous les doigts de W. Inconditionnellement. Roulent les eaux du Rhin sur ses angoisses déchaînées. Il se noie, il me noie dans les plus grandes accalmies de son esprit. Là où l’intensité de la question posée est maintenue à son point maximum par une note, un silence, au-dessus de l’eau. J’ai la nostalgie de ces immensités de luttes pour la vie dans ce qu’elle a de moins sûr. De ces longues marches le long du fleuve où tout peut se résoudre. De l’intenable obsession d’une note où le vivre s’engloutit. De l’insaisissable perfection de l’eau qui coule sous le regard de l’angoisse.
Je n’aurai jamais assez de mots pour dire l’attirance, la fascinante attraction que j’ai pour Schumann, l’homme meurtri par son « exister », celui pour qui le sens même d’un sens, n’importe lequel, n’atteint pas à l’intensité de l’interrogation.
Le 2ème mouvement est quelque chose de … perpétuel. Une roue qui tourne jusqu’à ce que le vide, l’attraction de l’espace vide soit la plus forte. Avec l’interprétation de W. je m’en suis fait un tel vertige que nul ne saurait calmer mieux que lui, et attiser en même temps, cette horreur-espérance des « espaces infinis ». Tout y revient de tellement loin … d’un au-delà de soi vers la vie dans sa plus immédiate temporalité. Tension insoutenable de moi à lui, arrachée note à note au morceau qui se déroule, et coule dans le fleuve de mon regard en moi.
L’adagio. Une prière véritable sous ses doigts. J’avoue avoir perdu depuis pas mal de temps le sens du recueillement au profit de mes « cogitations silencieuses » celles qui m’absentent des autres ; mais un passage tel que celui-ci rend à la partie la plus enfouie de moi-même une violence qui me rend dingue. Il me semble que si Schumann n’était pas passé par ce point maximum de l’angoisse de vie, cette apogée irréversible, cette tension du vivre, tellement évidente qu’elle ne supporte plus de paraître, un tel adagio n’aurait pu être ce qu’il est.
Et recopier cela pour finir : W. joue Bach dans un dénuement, une sobriété, une aplwsiV – il y a des mots qui ne se disent qu’en grec – la seule à pouvoir vraiment rivaliser avec ce Silence.
*
Quand mon regard file loin devant, loin, il s’en va retrouver des nostalgies passées.
Réfléchir, c’est aussi s’y remettre et ruminer toujours.
Ces lignes – corrigées parfois sur des points de lisibilité, vocabulaire, construction de phrase – résultent de la réunion des deux textes postés en 2017 consacrés à la révision du préjugé commun selon lequel Philosophie et Poésie seraient deux mondes radicalement opposés. Rien n’est plus faux.
C’est une intuition mienne très ancienne, très tenace, vivace et intime, une illumination, de celles dont un rude philosophe montra qu’elles sont aussi les plus fécondes : il y a, de la poésie à la philosophie, non point une rupture, un changement qualitatif irréversible, un abîme d’abîmes infranchissables, mais bien plutôt une différence dans l’usage des mots comme on a parlé de « l’usage du monde ».
Les poètes et les philosophes ne sont ni opposés ni étrangers les uns aux autres. Ils ont les mêmes questionnements, les mêmes suspensions métaphysiques devant ce qui est, qui aurait pu ne pas être, ou qui aurait pu être autrement. Les premiers choisissent, ou sont choisis, happés, entraînés, par des mots d’à côté, ceux qui pour mieux dire, manquent la cible et jettent mille feux, attisant le brasier, envoyant des étincelles et des flamboiements, nous plongeant d’aussi haut qu’il se peut dans la fournaise, l’aciérie, jusqu’au point d’incandescence pour nous y engloutir ; les seconds transpirant, prenant suée, sécrétant le goutte à goutte du terme pour l’exprimer au plus juste de son sens, ne point le tordre ou le blesser pour ne pas déserter. De l’implicite rayonnant de l’un à l’explicite lumineux de l’autre, nulle opposition mais la même préhension méta/physique soit par le détournement des mots – poésie – soit par stricte adhésion du contenu et du sens – philosophie –.
Instant poétique et Instant métaphysique, est le titre d’un texte publié par Bachelard en 1939 dans la revue Messages et sa première phrase, La poésie est une métaphysique instantanée. A la lire, l’excitation intellectuelle est de celles qui figent, pétrifient, consolident. Bachelard qui déroule là une réflexion à propos du temps, montre que cette instantanéité ne signifie pas l’abolition du temps étiré, ni qu’il soit in-sensible, im-perçu, ou que se juxtaposent des éclats de moments comme autant de points discontinus adossés les uns aux autres. Mais il faut s’éloigner ici d'une lecture bergsonienne pour comprendre ce que cette métaphysique instantanée signifie. Si la métaphysique suppose et impose la clarté due à l’élaboration longue, interminable, de ses outils ; si elle use du doute, c’est-à-dire des suspensions de jugement (ἐποχή) nécessaires à l’établissement et la formulation de principes vrais, (que valent, en effet, des affirmations soumises à la fausse prudence de la relativité des opinions ?), la poésie, elle, se passe de ces moyens, de ces intermédiaires rationnels, elle refuse les préambules, elle est l’expérience dans l’instant, elle abandonne, sans en formuler la volonté consciente, la nécessité de construire une pensée continuée, alors qu’elle laisse en nous ce murmure continu – la basse continue – d’un autre rapport au réel, à ce qui existe. Ni le poète, ni le poème, n’ont besoin d’un rapport horizontal au temps, que l’on appelle aussi, depuis Platon, le devenir. Il y a, dans la relation sonore aux mots, un rapport à des mondes de remous, de mouvements, de chocs qui écrasent – au sens de comprimer – tout raisonnement sans l’anéantir, ni l’ignorer pour autant, il s’agit de jaillissement. Et de convoquer Mallarmé et Baudelaire.
Mais, c’est l’usage de la syntaxe, de la ponctuation, de la grammaire, du vocabulaire qui réalise ces pulvérisations. Sinon, quoi d’autre ? Dans Le droit de rêver, Bachelard dit que la poésie doit rompre avec nos habitudes, c’est-à-dire nos habitudes … poétiques. (On reconnaît, lui faisant écho, la réflexion de l’épistémologue et son expression célèbre dans La formation de l’esprit scientifique : refuser les séductions premières). Le chapitre intitulé “La dialectique dynamique de la rêverie mallarméenne” est mieux qu’une invitation à poursuivre. Il nous tire, sans tension pour autant : la chose est lumineuse. Une vibration ontologique, de l’ordre de l’être-même pour dépasser tout paraître – ici, c’est Bachelard qui souligne – traverse le poème.
Ainsi, dans J’attends, en m’abîmant, que mon ennui s’élève, Mallarmé ne dit ni mieux, ni plus, mais autrement, la possibilité différée du divertissement, la conscience de l’absurde qui l’accompagne et l’un de leurs corollaires philosophiques, l’usage ou non du libre-arbitre. La métaphysique existentialiste [expression fautive, il n’y a pour l’Existentialisme doctrinal, rien au-delà de l’existence] i.e le questionnement sur la signification de l’existence, le sens de l’Exister, est ici submergée ou engloutie par l’envoûtant alexandrin de Mallarmé. Et Bachelard d’user par ailleurs de l’adjectif dynamique pour qualifier cette ontologie. Gageons qu’il s’agit là du sens étymologique (δυναμικός) qui concerne le mouvement, la cinématique, deux branches de la … physique, bien sûr ! Aussi, ne retenons pas notre regard attendri vers Empédocle, le physicien-poète-philosophe et avec lui vers tous ceux qui, pour penser le monde et le penser en minuscules particules de matière, ont eu recours à des écritures poétiques, pour la puissance de leur expression. [Après quelques pages on retrouve le verbe pulvériser qui (nous) rappelle un petit livre moins connu de Bachelard – Les intuitions atomistiques – avec pour premier chapitre : « La métaphysique de la poussière ». Comment ne pas penser, par un télescopage évident, au livre – magnifique – de Jean Salem à propos de Démocrite, Grains de poussière dans un rayon de soleil ?]
Du monde pensé et écrit hors volonté première de produire des effets, à l’écriture qui enrage de toucher le mot au plus juste, on pourrait croire le premier du philosophe et la seconde du poète. Pourtant c’est bien le philosophe qui use d’une écriture acribique. Il ne s’autorise ni sous-entendu, ni polysémie, plurivocité, ambiguïté ou ambivalence. La charpente, et partant, le corps tout entier du raisonnement s’en trouverait menacé et même faussé. [Qui a lu et ruminé l’Ethique de Spinoza peut en témoigner]. C’est pourquoi il faut lire les philosophes non point « de l’extérieur » mais de l’intérieur, à partir d’une connaissance minimale de leur lexique propre. [savoir par exemples que les Idées platoniciennes ne sont pas des idées, que le mot science ne recouvre pas le seul domaine scientifique, ou que les questions existentielles ne sont pas existentialistes…]. La philosophie, la métaphysique, l’ontologie requièrent des formulations explicites, et, paradoxalement, plutôt que partir de définitions (comme le suggèrent vulgairement la plupart des livres dédiés aux lycéens, sous les encouragements des enseignants) c’est à des significations qu’il faut parvenir, accostage qui parachève une navigation rarement tranquille – d’où l’importance des métaphores, qui ne sont pas le contraire de la précision, mais en sont l’ornement – ; le philosophe est toujours (un) écrivain, affirme avec force Merleau-Ponty, rendant pourtant hommage à Socrate, le seul qui ne le fut pas ! Premier lieu commun à battre et abattre : la poésie n’est pas réductible à la question des figures, pourtant si couramment posée par des commentateurs étroitement scolaires et scandaleusement bornés ; conséquemment, le discours philosophique non seulement n’est pas exempt de procédés, mais il en a besoin. Il met en œuvre des stratégies* pour que soit clairement exprimé ce qui ne peut pas ne pas l’être. Aussi, bien que l’écriture philosophique relève du plus petit écart possible entre signifié et signifiant, au sens saussurien, et ne puisse disséminer plusieurs significations dans des signes uniques, ce qui introduirait l’imprécision, elle rompt avec le langage ordinaire en recourant à des images, des métaphores, des analogies pour que le travail de la pensée s’accomplisse. Le philosophe déplie et déploie des formulations qui s’enrichissent et se compensent ; il revient, il recommence, il avance lentement. Il n’a qu’une obligation répliquée de mille manières, le principe de non-contradiction. Aussi, syntaxe, grammaire, lexique, rhétorique, tout a pour lui un pouvoir structurant. Il est l’ornemaniste de sa propre réflexion qui a besoin de temps long et de rumination. Il lui faut remettre, déposer, faire tenir une prose du monde, serait-elle aporétique. Aussi, quand Heidegger affirme que le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur de la métaphysique, il dit que l’énonciation, pour être signifiante, ne peut pas se passer de la puissance sémantique et qu’elle profite de cette vivification sans laquelle le discours purement spéculatif s’assécherait. Il ne s’agit pas d’une question de style, toujours irrésolue parce qu’irrationnelle en sa dimension artisanale et artiste, mais de l’usage des mots, de la structure linguistique de la pensée.
Difficile, impossible parfois même, tant les préjugés et les indignations résistent, d’expliquer que les mots font nos pensées, que nous ne sommes pas des êtres parlants parce que nous pensons, mais des êtres pensants par ce que nous parlons. On nous oppose “langage des gestes”, “émotions”, “sentiments”, “images” qui traverseraient nos pensées “hors mots” – comme certaines tomates de nos jours poussent “hors sol”. Merleau-Ponty, décidément notre référence sur cette question, emploie le très joli mot de sédimentation. La langue que nous parlons est parlante : nécessité de la tautologie pour rendre compte de la quasi-corporéité que nous avons avec les mots, les expressions, voire les phrases, tellement en nous et tellement nous, que nous n’avons aucunement conscience qu’ils nous font être et non l’inverse : mes paroles me surprennent moi-même et m’apprennent ma pensée. Jusqu’au trébuchement pour trouver le mot juste, jusqu’à l’échec de l’expression, jusqu’au contre-sens, jusqu’à la rage de l’expression, qui nous font croire que ce qui est tu, n’est pas « dit » : version commune du fantôme d’un langage pur, emplie d’impudence et surtout de méconnaissance !
Dans cette impuissance grossière et coutumière, la poésie nous est indispensable. Elle esthétise notre regard et nous apprend le monde en nous faisant voir ce que nous n’y voyions pas. Ainsi, les brouillards de Londres qui nous sont un Turner. Merci Oscar Wilde ! Nous savons d’un savoir puissant, irréfragable, exact et précis que les rosiers sauvages sont pleins d’une douce et inflexible volonté** et que Le rauque incarnat d’une rose, en frappant l’eau (…) Me poussa dans l’avenir comme un outil affamé et fiévreux là où le philosophe aurait expliqué que les apparences sont trompeuses et peuvent faire illusion, au point que la volonté s’affaiblit, alors même que nous avons l’illusion du contraire… La Charogne baudelairienne pour nouvelle image de toute Vanité, telle une métaphysique implicite de la condition humaine, c’est Epicure, Lucrèce, Montaigne et Pascal tout ensemble ; un Parfum, respiré/Avec ivresse et lente gourmandise*** ne dit-il pas aussi ce que Hume montre dans Le Traité de la Nature Humaine ?
*Paul Ricœur, La Métaphore vive ; **René Char ; ***Baudelaire
Pyrus communis.
Il n’est jamais trop tard pour avouer ses faiblesses toujours un peu fruits de la précipitation. Lorsque je formulais, au temps et mode de l’assertion sans condition ni doute, que la poire était fort mal traitée parce que De tous les fruits que la littérature ou la tradition écrite cueillit pour en faire symbole ou succès, la poire n’est pas la mieux placée*, je dois le dire, je me trompais. D’ailleurs et depuis, je me suis modestement rattrapée, d’abord en rapportant une délicieuse et ignorée répartie d’un paysan sicilien à l’endroit d’un poirier légèrement présomptueux (Pira 'un facisti e mraculi vòi fari? **), ensuite reprenant l’énergique accusation de Zo d’Axa envers ses contemporains comme électeurs lâchement complices de leurs élus. (Vous n’êtes que des poires ! ***). Mais si l’on veut aller à résipiscence, il faut faire plus encore : une broquillette du vendredi soir par exemple, de celle qui fait venir, passant devant un plat creux (j’adore ce syntagme qui suffit, dans l’instant, à convaincre que l’usage des mots dépasse incommensurablement leur fonction) où reposent poires, pêches, pêches de vigne, brugnons et raisins, tant les mots à la bouche qu’une vaniteuse démangeaison d’écrire.
Nous laisserons au fond de la coupe trois morceaux en forme de poires, d’Érik Satie, pour piano à quatre mains, bien que ce soit dans le même texte — Nioque de l’Avant-Printemps — et à deux pages, ou plutôt deux jours d’écart, que Ponge venant à parler des poiriers, se souvint aussi de Satie – qu’il connaissait bien – et avise son lecteur qu’il a formé le terme Nioque, en écho phonétique de Gnoque, venu de la racine grecque qui veut dire, connaissance, sans reprendre pour autant celui de Gnossienne, déjà saisi par l’impertinent compositeur.
Le 10 Avril 1950, dans l’après-midi, Ponge parle de poiriers. Le verbe est juste, car si, stricto sensu, il écrit, on ne peut le suspecter de ne pas choisir précisément ses mots qui par (ma) voix vous serons dits ; et passant de la forme passive à l’active réfléchie, il répète : Voici que les poiriers aujourd’hui veulent se dire. L’inversion du sujet – le poète écrivant – avec l’objet – le poirier devenu écrivain – s’opère dans une métamorphose aussi invisible que réussie, mêlant écriture et tessiture et le spectacle printanier des feuilles (de papier ?) et des baguettes (crayon, stylo ?) menant à bien leur projet (paraphrase inévitable) en promenant le lecteur dans le ravissement de cette confusion parfaite. Parfaitement réalisée. Les poiriers sont les cerfs du potager, du verger : la métaphore glissante, du végétal à l’animal, pour indice d’une saisie par les mots dément – c’est le génie poétique de Ponge – toute tentative de description autant que d’essentialisation ontologique. Dans une formulation fort hasardeuse, Sartre dira qu’« il ne se soucie pas des qualités mais de l’être », ce qui ne paraît pas plus ajusté à l’écriture pongienne que d’y voir un projet au sens existentialiste du terme****. On peut, comme Georges Mounin***** préférer la formule de Ian Higgins pour lequel chez Ponge les mots et les choses, bien qu’éternellement distincts, sont éternellement inséparables. La phrase de Ponge est un monde minutieusement articulé, où la place et le choix – et le rejet aussi, avec les repentirs – de chaque mot sont calculés, tels les calculi, petits morceaux de pierre qui forment les mosaïques et en donnent la formule invisiblement.
Deux jours plus tard, mais la nuit, Ponge apporte confirmation – c’est son terme – c’est-à-dire validation et approbation, à ses Poiriers ainsi écrits, saisis dans ces mots-là passés à l’épreuve de l’expression, telle une poterie à l’épreuve du feu. La résistance obtenue, vérifiée à distance – le surlendemain – est gage et gageure tout ensemble. L’évidence s’impose : forme, tailles, rature ont fini par « nouer » une écriture que, si l’on osait, on pourrait dire « pirimorphe » non parce qu’elle serait en forme de poire – même pour faire clin d’œil à Satie – mais parce qu’elle donne à toucher par les mots, et cela sans les décrire – les poiriers à gros fruits.
*une poire pour la soif ; **mélanges, miscellanées, miettes xi ; *** reprenons nos ân(imal)eries ; **** l’article bien connu « L’homme et les choses » in Situations I, déc.1944 ; ***** in Sept poètes et le langage, ch VI .
Eloge par quatre de la grenouille,
un personnage à elle seule, même quand elle chante en chœur avec ses semblables, plutôt mal il faut le dire, chez Aristophane. Le singulier pour rendre hommage à l’espèce batracienne tout entière, procédé allégorique courant, dont il ne faut pas se priver : il pourrait bien nous livrer des clefs, même si la chorale des grenouilles est ici seconde, ne servant qu’un légitime besoin de divertissement, à l’intérieur du divertissement premier. Sommes-nous sensibles à ce chant « coassant, dans une suite de trochées qui s’élève en prestissimo, jusqu’à en faire crever Dionysos qui rame sur un rythme iambique, ruisselant de sueur » tandis que la cacophonie l’emporte, manière pour Aristophane le conservateur, de « dire » tout le mal qu’il pense des musiciens novateurs de l’époque, et d’opposer, par un maniement consommé de l’ironie, les inharmonies réelles et pénibles des coassements choristes – brekekekex koax koax – aux qualificatifs prétendument élogieux du texte. Personne n’est dupe. Il s’agissait de désavouer Euripide.
Que les grenouilles fussent muettes (άφωνους) sur l’île de Sériphos, et peut-être aussi à Cyrène, ne peut être qu’une légende, n’en déplaise à Aristote et même Pline l’Ancien. Certains disent – Théophraste – que la mutité batracienne ne tiendrait pas tant à l’espèce qu’au lieu, l’eau y étant trop froide – qu’on les porte ailleurs, elles recouvrent leur voix – mais comme toujours la légende est plus belle : Persée, arrivé à Sériphos exténué d’avoir lutté contre la Gorgone, ne pouvant se reposer, encore moins s’endormir, tant les grenouilles grenouillaient, demanda à son père Zeus de les réduire au silence pour toujours. Ce qu’il fit.
La grenouille jaillit parfois sous les pas du poète. Elle n’est plus personnage, elle est une personne, avec de jolies jambes et un cœur qui bat gros si vous l’avez saisie entre vos doigts, il vous faut la tenir un peu fort, trop fluide dans un corps ganté de peau imperméable. Hissée alors, tel le mollusque, au rang de qualité mais seulement presque une. Il n’y a que Francis Ponge, ou François Cheng, pour savoir épeler l’être du monde, entendre le pur silence dans le passage de l’oie sauvage, l’aile de l’effraie, ou l’effleurement de l’eau entourant le lotus. En bordure de l’étang, le poète est troublé, ou l’étant de Gilbert Trolliet apparu dans un lien mince comme un cheveu. L’étang, le marais, la mare, bordés de chênes, peut-être, arbres de l’Être - de l’Être-peu – c’est le poète qui l’écrit. Il faut le croire.
Dans la nuit éléatique, quand la physique et la métaphysique se confondaient en un seul souffle, la métamorphose du vivant dans le long si long travail du temps fit la diversité infinie de l’univers. Un jour futur lointain, si lointain, un que l’on dira fou, comprit la réticence du monde à se vouloir simplement exister, alors qu’il se voulait Être-mot. Dans un trou d’eau verte où traînait des herbes grises d’après la pluie, l’enfant, jouant comme aux premiers matins du monde à remuer l’ennui par un bout de roseau, l’enfant apprit d’une grenouille qui poignait là, un son articulé dans le désarroi : Coâ ! coâ ! — Quoi ? Et parce qu’il écrira bien plus tard que tout son peut être poursuivi dans les mots où il se trouve, nous avons aujourd’hui une dette profonde, émue et reconnaissante à l’égard de Jean-Pierre Brisset pour qui s’étonner que de l’être soit, est la première, sinon la seule, question qui vaille.
(pour un brissettien majuscule, en clin d'œil.)