De qui s'agit-il ?
Ces quatre extraits proviennent des souvenirs d’un seul et même auteur ou auteure. Chaque majuscule désigne ceux et celle dont elle fait le portrait, qui connaissait le tout Paris littéraire de l’époque qui le lui rendait bien. Les plus grands et talentueux n’hésitaient pas à pousser la porte de sa librairie et la conversation — rue de l’Odéon. Sous ses/ces mots et traits familiers, devinez qui sont V. B. A. trois hommes et C, seule femme, très célèbres et connus de tous, à l’époque, et encore aujourd’hui.
1)(…)
Il apparut, tôt dans l’après-midi, derrière la vitrine qu’il considéra un moment du dehors en échangeant quelques propos avec son compagnon. Je savais déjà reconnaître les hommes de lettres à leur façon de regarder la vitrine ; celle de V. était la plus discrète que j’eusse encore vue : il regardait en homme qui a bien « tué la marionnette », mais l’œil disait la littérature, il la disait même singulièrement, par la nature de ses rayons … comment dire ? l’esprit (…) me souffle le mot : cathodiques.
Donc, il entra et se nomma : V. Quel bonheur !
(…)
Je ne me souviens pas de ce que je racontai à mon auguste visiteur. A coup sûr lui exprimai-je ma révérente admiration, et sans doute lui parlai-je de l’institution des potassons qui nous occupait beaucoup en ce temps. Il dut prêter une oreille bienveillante à mes propos, puisque j’ai un billet de lui qui remonte à cette même année de 1917 et qui mentionne avantageusement les potassons.
2) Quand je connus B, tout au début de 1916, il portait l’uniforme bleu horizon de médecin auxiliaire aux armées. Il séjournait dans je ne sais plus quelle ville de province, mais il venait assez souvent à Paris. Il ne connaissait pas encore Aragon et Soupault. Lui, comme les deux autres, fut d’abord client de passage puis client assidu de ma librairie.
Nous eûmes tout de suite de grandes conversations. Je crois bien que nous ne fûmes jamais d’accord. Même sur les sujets où nous aurions pu nous entendre : Novalis, Rimbaud, l’occultisme … il avait des vues exclusives qui me dépaysaient tout à fait. Il était beaucoup plus « avancé » que moi. Je lui paraissais certainement réactionnaire, tandis qu’aux yeux de ma clientèle courante je faisais figure de révolutionnaire. (…)
B, donc, en était charmé (de Mallarmé) et hanté au point qu’il écrivait ses lettres en prenant le ton courtois et précieux du Maître — très vieille France. Cela m’étonnait beaucoup, moi qui étais simple et familière. Son écriture, également, me plongeait en rêverie : appliquée, égale, lissée comme des cheveux avec de fines boucles. C’était, semblait-il, une écriture angélique.
En plus d’un sens, sa physionomie allait avec son écriture. Il était beau, d’une beauté non pas angélique, mais archangélique. — J’ouvre une parenthèse : les anges sont gracieux et les archanges sérieux. Les anges sourient toujours, ils sont faits d’un sourire, leur ouvrage est aimable, alors que les archanges ont généralement de grosses besognes : des gens à chasser du paradis, des dragons à tuer, etc. — Le visage était massif, bien dessiné ; les cheveux étaient portés assez longs et rejetés en arrière avec noblesse ; le regard restait étranger au monde et même à soi, il était peu vivant, il avait la couleur du jade.
B ne souriait pas, mais il riait parfois d’un rire court et sardonique qui surgissait dans le discours sans déranger les traits de son visage, comme chez les femmes soucieuses de leur beauté.
(…)
B, c’est la violence qui le fait statue. Il est porte-glaive. Il a la diligence immobile des médiums.
(…)
Ce que le visage de B avait peut-être de plus remarquable, c’était la bouche lourde et excessivement charnue. La lèvre inférieure, d’un développement presque anormal, révélait, suivant les données de la physiognomonie classique, une forte sensualité gouvernée par l’élément sexuel, mais la fermeté de cette bouche et son dessin rigoureux dans l’excès même, indiquaient une personne très concertée qui mélangerait singulièrement le devoir et le plaisir, ou plutôt les imbriquerait.
3) A. était alors en pleine possession de son prénom et d’une ombre de moustache. C’était bien le plus gentil, le plus sensible garçon qu’on eût su voir. Et le plus intelligent aussi. Avec lui, on pouvait s’entendre. Il adorait la poésie sans lui demander trop d’insolite. Quand je le connus, il faisait, je crois, sa première année de p.c.n. Il avait un Verlaine et un Laforgue dans ses poches et il était fort choqué de la grossièreté de ses camarades. Je me souviens d’une de nos premières conversations où il me confia que l’ineptie et l’obscénité des propos qu’il entendait à l’amphithéâtre n’étaient pas loin de lui mettre les larmes aux yeux.
C’était déjà un causeur remarquable. Il pouvait parler pendant deux ou trois heures avec faconde et ce léger ton nasal qu’il n’a pas perdu, je crois et qui traduit sa manière ironique : le défi guignol, l’emportement badin.
(…)
Un jour, il franchit notre seuil des gants clairs à la main. Il devait faire une visite de cérémonie dans le quartier. Cette visite, il l’oublie si bien dans le feu et les flots de sa parole que, vers la fin de l’après-midi, nous vîmes une personne plutôt furieuse (sa sœur aînée, nous dit-il ensuite) ouvrir brusquement la porte : « Mais enfin, L, il y a deux heures que je t’attends ! Tu n’es pas fou ? »
Nous l’aimions beaucoup, naturellement, et nous ne doutions pas une seconde qu’il ne devînt un brillant littérateur.
4) Mes amies P G-V et M.L m’avaient dit à la rentrée – rentrée mythique car nous n’avons quitté Paris ni elles ni moi - : « On va vous faire déjeuner avec C. »
(…)
Un déjeuner avec C. Comment est-ce que ça allait se passer ? C est une femme qui a horreur d’être dérangée. De mon côté, j’ai horreur de déranger, surtout une C. J’aime faire plaisir, mais je n’imagine pas comment on peut faire plaisir à C quand on n’est pas fleur ou bête, saveur ou parfum, couleur ou musique. Son monde est d’avant l’humain ou après l’humain (…). On rêve devant elle de se transformer en chatte blanche, mais faudrait-il encore ne jamais mourir, être une bête immortelle, comme les dieux égyptiens.
(…)
Le menu ? Aujourd’hui, il y a des escargots. Ah ! non, dit C, c’est la seule chose que je n’aie jamais pu manger, j’ai essayé d’en goûter, il n’y a que le jus qui passe.
(…)
Alors qu’aimez-vous ? lui demandai-je. Eh bien, les légumes, les choses bien grillées, les fruits, le lait surtout, les desserts.
(…)
C’est vrai, dit-elle, je suis terriblement violente, j’ai souvent eu envie de tuer. J’aime les couteaux, les lames, pas les revolvers, ça fait un bruit absurde, non, la lame muette, bien effilée.
Le genre flottant
Son idole venait de tomber ! Quelle déception ! La coqueluche des élèves n’était finalement qu’une sombre brute, une canaille, une crapule en un mot, elle avait fait de ses têtes de Turc, autant de victimes innocentes. Aussi, on ne cachait ni son dépit ni son désarroi : vedette et fripouille tout ensemble, la nouvelle figure du lycée, star inconditionnée des plus jeunes et étoile montante des préaux et du réfectoire, n’était, finalement qu’une estafette au service d’une personne extérieure, une ordonnance sans foi ni loi, une recrue vendue au capitalisme le plus bas. Pendant de longs mois, tout le monde fut sa dupe, c’est-à-dire aussi sa proie, voire sa créature. Mais on établit un jour que la célébrité de cour de récréation, n’était qu’une marionnette à la solde de la fine fleur de l’exploitation bonbonnière, quasiment une élite en la matière ! Toutes les confiseries obtenues par séduction, ruse et tromperie, n’étaient pas du tout destinées à améliorer l’ordinaire des personnes âgées de la Maison de retraite d’à côté, mais à sa propre consommation et celle de ses arpètes. Paul était bel et bien un pignouf véritable !
*
Tous les substantifs ci-dessus en italiques, sont du genre féminin et sans la moindre chance de les « masculiniser » en vue d’une équité grammaticale introuvable. Y a-t-il offense à dire et écrire qu’un pignouf est une crapule, ou Gaston une victime ?
Livrons-nous cependant à la tentation inverse suivante : la « féminisation » de substantifs masculins, si Adèle est, cette fois, le sujet grammatical des phrases suivantes :
Adèle était bourreaue de son métier, parce qu’elle adorait les bébées et les petites enfantes. Seule une fille, disait-elle, devait trancher la tête d’une fille, surtout une assassine de marmotes. Et toutes les escrocques, margoulines, malfrates et autres malandrines n’ont qu’à bien se tenir. Adèle sera toujours là pour défendre ses semblables des chenapanes, sacripantes, tyranes et autres voyoues … Qu’on se le dise !
*
- Mais quand va-t-on enfin saisir que le féminin grammatical 1) ne correspond pas forcément à la gent féminine – Gaston est – répétons-le haut et fort – une personne et Adèle un individu. 2) qu’il ne suffira pas d’ajouter un « e » ou de le soustraire pour modifier les rapports entre les hommes et les femmes 3) ni de l’inclure, ce verbe qui signifie aussi, rappelons-le, enclore, enfermer … Et dans cette lamentable trouvaille, - iel - le « e » que l’on veut réparateur de tous les oublis de genre, le « e » qui fait médicament, est bel (le) et bien « coincé » entre les deux lettres du il. « Elles » ne l’ont pas vu ?
- Pourra-t-on éviter qu’une femme médecin ne devienne une médecine ; une femme pèlerin, une pélerine ; une femme qui soutient une équipe, une pivote ; une femme qui colonise, une colonne ? J’aime bien me souvenir que le mot gens est masculin au pluriel – les gens heureux – mais féminin s’il est précédé d’un adjectif qui s’accorde, par avance si l’on peut dire – les bonnes gens, les vieilles gens – redevient masculin si l’adjectif repasse derrière lui – les gens ennuyeux – et l’on peut panacher – les bonnes gens sont ennuyeux – ; disons qu’alors tout le monde est servi !
- Et si le majordome est une femme, me souffle l’espiègle* de service, doit-on dire une majordame ?
*je précise avoir cherché un synonyme épicène de « facétieux » qui me vint d’abord sous la plume, car, horreur ! de genre grammatical masculin, il est suspect d’exclure la moitié de l’humanité. Il fallait aussi qu’il commençât par une voyelle pour élider et même éluder, l’article le supportant la même faute de bannissement. Espiègle remplit toutes les cases, comme il faut dire dorénavant. J’en profite aussi pour ajouter que le contournement des injonctions infondées qu’on voudrait nous voir adopter sans mots dire bien qu’en les maudissant, peut mener à d’intéressantes et utiles recherches synonymiques. Lesquelles sont aussi fort utiles pour éviter l’anglobal. Et d’ajouter que ces oukases d’un nouveau genre – c’est le cas de le dire – montrent à quel point la langue française est d’écriture et d’oral. Essayez-donc de dire, de prononcer à haute voix et à l’entour qu’iel.s ont été courageu.se.x et d’arriver, je n’ose écrire, à bon port. Corneille revient, ils sont devenus fous !
Le chemin poudré des mots
Polissage du mot à mot du temps
dans les plis de la parole d’ensuite.
*
Tant les poussières sucrées
Ont goût d’été poudré
*
Au goutte à goutte du temps pleurant
il floche sur la page
des mots gelés
*
Tout le long du rempart
des chemins d’eau
creusent
le lit fluide de mes pensées
où passe une gondole
*
D’un seul brin de lin
le poète trame
le linceul du texte
qui prend sa vie en filature.
*
Il pluvine pour effacer la matité du ciel
ployant de pluie tombale
*
A la fin,
de nous
ne resteront que nos nouures.
*
au loin
lancés
tous les
petits grav
-iers cas - sés
qui
devie
-nnent des
galets ronds de page.
*
Papier coupant,
Plume dans mon sang.
*
En fouissant ses pas dans la lumière du sable.
Les mots rongeurs les bruits le temps la vie.
*
Frôlée par l’aile du papillon
l’eau devint bleue
le long de mes yeux.
*
A la paresseuse avancée de l’heure
les sons dans l’air
se balancent en apnée.
*
Boire aux lèvres du cratère
pour apaiser son feu
*
Et le soleil replia ses rayons
Sous nos pas
*
D’un empan
les nuées noires disent
la funeste nouvelle
du retour de la pluie
*
Ballade des pendus-nocturnes-poignets-brisés
*
- Il —
& moi
désarticulés
doigt par doigt
vêtu de noir
entièrement
note après note
- Il —
infiniment
privilège du temps
de ceux qui ne sont pas morts
encore,
- Ils —
survivent à mon vertige
Matière, tu es.
*
Je rappelle Ce beau silence de flocons et de plumes, recueil de Noèmes (95p.) qu'Alain Borer m'a fait l'honneur & l'amitié de préfacer, en édition originale limitée et numérotée, avec très grand soin par l'imprimerie Cheyne, sur un papier de très belle qualité. On peut l'acquérir, en m'écrivant soit par courriel privé, soit en laissant un message par la touche "contact" ou dans l'espace des commentaires. Je vous répondrai assurément, rapidement et privativement. (cf Archives - Joie - 9 septembre 2021)
Mélanges, miscellanées, miettes - XIII
J’aime beaucoup celle-là, dans une liste des raisons qui rendent impossible l’advenue d’un livre : « & ce Juan Opiedo, dont parle Borges, qui toute sa vie exerça la profession de cordonnier et qui sur chacune des semelles des chaussures qu’il rafistolait écrivait des vers de sa composition qui finissaient par disparaître peu à peu, usés par la marche sur les trottoirs de Buenos Aires. »
mais moins que celle-ci : « & celui qui souhaitait qu’on l’oublie et fut comblé ».
(Philippe Claudel, in de quelques amoureux de livres que … etc. la suite du titre se répand sur toute la page ; éd. Finitude, 2015)
*
Quand le mouton est tondu, il devient tout mou.
*
L’écrevisse
(Apollinaire, Le Bestiaire ou cortège d’Orphée.)
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses,
A reculons, à reculons.
*
« Laver les mots dans la rivière d’eau douce » Éléonore – 7 ans. Sa petite sœur, Armance, 18 mois : "hop là !"
*
Je lis, dans la presse locale qui, sur tous les sujets, a valeur d’observatoire du genre humain, la date et l’heure d’une rencontre à venir dans un bistrot de la ville, pour un Happyritif ! organisé par un groupe qui se dit Passeurs de bonheur au travail, lequel ne doute de rien en disant n’importe quoi – notez qu’il y a un lien. En attache avec un think-tank – ce qui me fait toujours penser à un char de combat avançant à gros sabots – disons un groupe de réflexion ( !) national privatisant Spinoza comme d’autres le font de Montaigne, leur raison d’être (on évitera le mésusage permanent du mot finalité n’est-ce pas ?) s’apparente à une mission mystico-économico-patronnesse, puisque, tenez-vous bien (dans le char qui avance à gros sabots) il s’agit de permettre le partage des expériences de chacun, des bonnes pratiques, des moments de convivialité (déjà, on doute de la créativité langagière dudit groupe). Bien sûr, il est porteur d’actions à l’échelle locale (les bras m’en tombent, de l’échelle), qui, sans surprise, seront de sensibilisations d’acteurs locaux, (la vie est vraiment un théâtre) qui vont ou voudront ou pourront, ou feront, ou aimeront, ou je-ne-sais-quoi qui rime en « on » amener une réflexion (en transport en commun ?) une prise de conscience (attention les doigts) et l’une de mes préférées : initier de petits gestes. Tout ça pour ça ? Qu’on se rassure, la suite de cette énumération charitable, moralisatrice et paternaliste vise par un altruisme miséricordieux et un tantinet prétentieux, un public moins averti. Ce groupe – aux sérieux et à la profondeur indéniablement volontaristes – se donne – ben voyons ! pour mission première de semer l’envie de ramener la joie de travailler. Ah ! tout va bien ! J’ai cru, un instant, que la dimension apostolique de ces braves gens était mue par une foi en l’homme et un engagement pour le salut des plus miséreux. Me voilà rassurée, il s’agit bien de sanctifier le travail seul à même de (nous) mettre en joie (pardon, Spinoza, ils ne savent pas ce qu’ils disent !).
*
Obcordé, par ce mot l’on désigne tout ce qui a forme de cœur renversé et rhagoïde de grain de raisin. Mais supposons, par une étonnante mutation (pléonasme), que les grappes de raisin portent dorénavant des grains obcordés, quel mot alors ? D’aucuns peut-être se disent que je suis incurablement atteinte de verbigération, n’empêche, j’aimerai bien qu’on me le dise.
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Le tableau de Gustave Klimt, La Philosophie, fut détruit par les Nazis en 1945. Sans commentaire, sinon s’étonner qu’ils ne le fissent pas plus tôt.
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Vitement, fait partie de ces mots auxquels il faut rendre un usage courant, retrouvé chez Champfleury, dès la 1ère phrase des Confessions de Sylvius, 1857 : « réponds-moi vitement ».
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Courir comme un dératé. L’expression n’est point lyrique et son explication non plus, installée sur une croyance ancienne, comme souvent, selon laquelle c’est à la rate qu’il faut s’en prendre si l’on souffre de points de côté, en particulier en courant. Encore au XVIème siècle, on pratiquait l’ablation de la rate sur les chiens aux fins d’améliorer leur performance – bien sûr ils en mourraient plus vite qu’ils n’en couraient – de là à penser qu’un homme sans rate court plus vite qu’un autre, on s’empressa d’y croire
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Le nom de la clématite dément pourtant toute matité clémente.
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Quand on parle de plantes ou d’espèces endémiques, il semble qu’on veuille dire qu’elles n’existent nulle autre part ailleurs sur notre planète qu’à l’endroit où, précisément, on les connaît. Ainsi le séneçon blanchâtre, sur les falaises du Bessin et du Pays de Caux ou le koala en Australie. Endémique, le mot porte en lui le double caractère de la restriction géographique et de la rareté. Au point, d’ailleurs, que non protégée, l’espèce finit par disparaître, tel le Dodo de l’île Maurice. Qu’on m’explique alors par quelle sorcellerie ignorante, nous entendons ou lisons dorénavant que telle difficulté, telle évolution de société, telle perte de moralité ou déclin de vertus sont devenus des problèmes ou des questions endémiques (pour dire qu’ils se répandent) … Prêtez l’oreille aux barbarismes sémantiques dont l’époque se repaît bé(a)tement, se pensant savante. En revanche, si vous tenez à vos nuits de sommeil apaisé, n’en faites rien !
J’en profite pour dire que du côté de Tracy-sur-mer, de petites sources jaillissent de la falaise. Rien à voir, mais c’est si joli !
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Il ne suffit parfois que de quatre lettres et un chiasme pour faire un monde :
ados/soda
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Pourquoi il ne faut pas écrire paraphe avec un f (parafe) : pour ne pas le confondre à une longueur près de jambe pendante avec la carafe.
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Ah ! j’aime beaucoup (aussi) celle-là : Ils ne se rendent pas compte de l’inconscience (qu’il y a à …), euh, ben oui, forcément !
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Au livre 3 des Deipnosophistes – l’ensemble est un petit bijou dont je ne me lasse pas – Athénée de Naucratis (IIIème siècle) raconte que les huîtres nées en mer sont d’autant plus excellentes que, dans le voisinage, il y a un étang ou une rivière, c’est-à-dire de l’eau douce dont la délicatesse passe dans leur goût. Celui-ci devient acrimonieux si les huîtres sont nées sur les rivages ou les pierres. Mais rien ne vaut celles du printemps qui s’achève i.e de l’été débutant : elles ont été abreuvées d’eau muriatique approuvée par notre estomac. Il ne reste plus qu’à les faire bouillir seules ou avec du poisson. Ajouter de la mauve ou de la patience (Athénée nomme la plante tandis qu’en français, nous pensons à la vertu) et voici un mets de choix.
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Preuve de sa pérennité dans le cœur et l’âme des hommes, la mélancolie, le mot, a une existence attestée et à peine altérée depuis deux millénaires et demi.
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Le long du mail, les belles marchaient avec langueur. Parfois, riant à gorge déployées, elles montraient l’émail de leurs dents superbes ce qui attiraient – mais peut-être le voulaient-elles – l’attention des joueurs de mail, un jeu d’adresse avec maillet à manche flexible.
(toujours dire et écrire courriel, lettrielle, ou courrier électronique, merci)
*
Ne supra crepidam sutor iudicaret : un cordonnier ne devrait pas donner son avis plus haut que sa chaussure.
[Il y a de nos jours, comme qui dirait, une foultitude de cordonniers qui se mêlent (semelles, merci qui ?) de ce qu’ils ignorent, comme s’ils le savaient.]
*
D'Afrique, ses Impressions.
Et peu importe, au fond, si les prémices furent rocambolesques. Disons-le, à la mode de notre écrivain qui nous fait un opéra de quat’sous au moindre pépiement de piaf parisien, et duquel on apprend surtout l’inimportant et même l’importun, élevés au rang du sacré. Pensez donc, au moment de partir, sa femme oublia son manteau ! Certes, il y avait à cela des circonstances : à l’heure de quitter Marseille, le Ville d’Oran ne partit point. S’en suit une série de micro-récits à sa main, qu’on aime tant ; un amoncellement d’infimes détails qui ne comptent que pour avoir été écrits toujours à mi-chemin entre dénégation, effronterie, faux flegme et même j’m’enfoutisme savamment travaillés, ce qui coupe les cheveux en quatre finalement et les chemins aussi.
Si le petit récit des préliminaires au départ tient une place de choix dans les impressions de l’ensemble du voyage, c’est en raison de l’impressionnante insignifiance qui façonne ce regard et cette plume impressionnistes, peut-être même pointillistes, qui nous séduisent, y aurait-il, bien sûr, bien sûr, un clin d’œil liminaire à Raymond Roussel et ses Impressions d’Afrique, particulièrement déroutantes pour le lectorat, Roussel dont André Breton dira plus tard qu’il demeurera le pire contempteur, le pire négateur du voyage réel. Formulation* si on l’isolait du reste de son texte, qui pourrait à bien des égards convenir à notre écrivain ; mais Breton va contredire notre intuition en ajoutant : il faut que l’œuvre ne contienne rien de réel, aucune observation du monde ou des esprits. Cela pour Roussel exclusivement, car celui qui a toute notre attention – quels que soient ses textes, c’est une marque absolue – a le génie du détail qui navre, heureuse formule de Paul Fournel. Nous dirions bien du détail pauvre non au sens économique, ni esthétique, ni d’aucune autre manière que cette pauvreté qui noue ses relations verbales avec et dans la simplicité et la candeur de l’observation. Le même Fournel, Paul, en fait un romancier désencombré, la formule lui sied à merveille, y compris la suite : pas d’infrastructure, pas de superstructure, et un peu moins la fin de la phrase qui ne s’applique pas ici, sinon en sourdine comme toujours, rien que le couteau de cuisine, à vif, sur la plaie ordinaire.
Je voudrais raconter mes impressions d’Afrique. C’est la première phrase de ce texte-récit-inventaire demeuré inachevé, longtemps archivé. Un ensemble d’une vingtaine de feuilles dactylographiées et quelques fragments manuscrits. Il a fallu retranscrire l’ensemble, insérer les notes en marge, envisager qu’assurément, le tout n’était pas fixé. Mais si l’on se souvient qu’à peu près à la même époque Henri Calet – il s’agit bien de lui, n’est-ce pas, tout le monde a deviné – rédigea L’Italie à la paresseuse** rien ne saurait plus nous étonner. Aussi, nous avons accordé d’emblée et inconditionnellement tous nos égards attentionnés à ce texte, lequel contient un dessin de sa main, remarquable à plus d’un titre : une rareté, un point de vue, stricto sensu, étonnant, et une netteté remarquable dans le trait. Nous y reviendrons, ou plutôt, disons-le de suite, le crobar – avec ou sans d – fait image et même métaphore pour l’écriture calettienne en général, pour ce texte en particulier : le plus haut, le plus beau, le plus simple, le plus inattendu, lointain ou rapproché point de vue du monde, n’est jamais qu’au bout de ses pieds.
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A Sidi Madani, petit village algérien au sud d’Alger, Henri s’installe du côté du 14ème arrondissement devant un paysage dont il tenait à ne pas se laisser distraire. Et quelques lignes plus bas cet incroyable aveu, sans nuance : Quelques heures après, je me suis senti là comme chez moi, comme dans ma rue. Au lieu de la maison d’en face, j’avais la montagne. Autre manière de dire qu’il ne s’installe que dans ses impressions, mieux dans les mots qui installent ses impressions.
Quand Henri Calet arrive en Algérie, il sort de ses bagages un livre sur Paris à terminer (Le Tout sur le tout), ses images, ses décors, ses lectures récentes, Fromentin, Ibn-Khaldûn, le Coran, Tite-Live, du moins c’est ce qu’il dit, car il n’en laisse aucune trace explicite. D’ailleurs, les cinq premières pages (sur un total de moins de vingt) sont consacrées à l’avant-voyage, l’avant-départ, l’avant-arrivée, jusqu’à écrire environ à la troisième, Je n’avais plus grande envie d’aller en Afrique. Quel aveu ! suivi de remarques douces-amères mais plutôt amères, en débarquant à Alger : toute forme d’agitations, de fougues, d’éblouissements attendus, ramenés à la portion congrue : je n’ai pas d’impressions personnelles sur Alger, sinon que cette ville n’est pas blanche. Plus loin, avouer n’être pas parvenu à avoir, en Algérie, une impression personnelle bien à moi. Le mot – impression – revient souvent, on le voit, dans l’une de ses significations majeures mais décentrée : l’ensemble des effets que produisent sur nous des images, des sensations ; aussi ne sommes-nous pas étonnés des juxtapositions, listes, énumérations, inventaires, de fruits, couleurs, arbres, fleurs, dont les noms, les noms exotiques suffisent à eux seuls au dépaysement de Calet, notés après que l’ami Francis Ponge, compagnon et complice du même voyage, le devançait toujours, ou presque*** à ce jeu-là. Comment ne pas succomber, non point tant à la vue des lentisques, jujubiers, aloès et autres micocouliers qu’à leurs noms jolis qui suffisent pour toute « impression sensible » ce qui, une fois encore, nous convainc qu’entre les mots et les choses, Henri Calet, fixe les mots pour accéder aux choses.
Deux passages au moins – qu'on va dire « du Kabyle » et « de la Chiffa » – sortent un peu Calet de cette apparente parce qu’avouée, difficulté d’écrire, de décrire, ce qui se présente à lui. A la traîne de Ponge, il se sent souvent empêché, comme en-deçà de ce qu’il voit, ce qui est bien un aveu de non-indifférence à ce qui l’entoure ; un peintre, celui qui dit avec des couleurs, serait bien moins impuissant que lui. Mais les lecteurs fidèles et obstinés de Calet savent que ses formules les plus ordinaires, les plus simples, que d’aucuns pourraient – mais de quelle autorité ? – juger « plates » ou insipides, sont au contraire celles où il dit le plus : nous allâmes visiter l’étable, où se tenaient plusieurs vaches et des enfants. Maîtrise absolue de la litote, la figure de style la mieux adaptée à l’anodin, au demi-ton, aux oreilles fines ; il n’est pas donné à tout le monde d’entendre les infra-sons de ce qui se joue là, loin, très loin des aigus, des stridents, des perçants, où comment dire avec une sobriété maximale qu’on a le cœur gros.
Avec ces pages « rédigées », il y avait un ensemble de notes non insérées, non classées, flottantes, qui, dans leur indigence même, leur sobriété, font pâlir de jalousie – ou devraient le faire – tous les tâcherons de la justesse, de l’acuité et de l’exactitude. Juxtaposition de mots, sans ponctuation, la plupart du temps sans article, sans explication ni développement, faisant une liste de courses à la mémoire peut-être, ou à l’oubli qui sait ? Sous l’entrée Alger : j’ai visité Alger auparavant – le jour et la nuit – deux ou trois fois rapidement /une grande ville/sous la pluie au soleil/je n’ai pas pénétré dans la Casbah (mais j’ai vu Pépé le Moko) /ruelle linge la porte (…) ; on ne peut bien sûr pas tout reproduire, de la même eau, émouvante. [Du voyage au Maroc qui fit suite, Calet ne rapporta aucun texte rédigé, sinon, à nouveau, un ensemble de notes d’observation, qu’on pourrait, certains l’ont fait, considérer comme participant de la « méthode » calettienne, déambulatoire et exploratoire. Ainsi sous l’entrée Rabat, (…) ville blanche, éblouissante mal aux yeux (…) / 2 cigognes sur le minaret (…) /la barre, l’océan, les barcassiers (fourmis)/(…) ]
Ils avaient raté le départ ensemble, ensemble fait le voyage, séjourné au même endroit – Sidi-Madani – étaient partis sans la moindre obligation comme le stipulait la lettre d’invitation du gouvernement général de l’Algérie (précisément, des Services des mouvements de jeunesse et d’éducation populaire), sinon de tirer le bénéfice maximum de ce séjour, soit qu’ils l’utilisent à lier connaissance avec l’Algérie, soit qu’ils ne quittent point leur table de travail, soit enfin qu’ils souhaitent seulement prendre un agréable repos. Henri Calet et Francis Ponge. Avec eux acceptèrent, pour les plus connus, Michel Leiris, Louis Guilloux, Jean Tortel, en arrivée échelonnée, de sorte qu’ils ne se croisèrent pas forcément. Et ceux qui déclinèrent se nomment : Sartre, Beauvoir, Breton, Aron, entre autres. Ces absents-là ont eu bien tort. Nous manqueront à jamais leurs Impressions.
De Sidi-Madani, Ponge, à l’instar de Calet qui resta calettien, demeura pongien. On lui doit un ensemble de remarques, très précieuses, datées et groupées, par lui-même, sous le titre My Creative method. Certains jours, il revenait deux fois à la tâche, variant les longueurs, les développements, s’avouant (comme Calet !) paresseux tandis qu’il s’escrimait à saisir ce qu’écrire, et singulièrement écrire des poèmes, signifiait pour lui, et comment s’y prendre. Aurait-on, en profit de son séjour, une illustration, un exemple au moins, une tentative de cet usage des mots si nouveau et fécond ? Prenons-nous en flagrant délit de création, décide-t-il le lundi 5 janvier 1948 se souvenant, d’un coup, où il est, et saisissant – enfin – les spectacles, la vue devant lui, dans une tentative besogneuse d’expression. De quelles couleurs sont les couleurs du Sahel ? Ce n’est pas tant comme il les voit – comme nous les voyons – qu’il s’agit de les dire ; mais comme elles se doivent, qu’il faut entendre comme un devoir, de convenir au plus juste, qui ne devient au plus près que pour s'être le mieux accordées à une satisfaction première, confirmée par l’étymologie et le dictionnaire. Ainsi, le Sahel en ses couleurs est d’un rose un peu sacripant. Ponge se livre alors à une éblouissante et rapide cabriole comme il en a le secret, convoquant l’Arioste et convaincu doublement par Sacripant et Rodomont qui d’Algérie fut le roi et dont le nom signifie Rouge-Montagne, que sacripant est le seul mot et le mot le plus juste pour dire, écrire ? la couleur de ce sable-là.
Le même jour – et là, on frémit d’aise et de plaisir – un galet ramassé dans l’oued Chiffa, fera jouer en lui des ressorts inconnus, expression dont s’étonne qui se souvient que le galet est le morceau final du Parti pris des choses, édité en 1942, soit bien avant ce voyage. Si le premier, chronologiquement, laisse le poète dans une sorte d’insatisfaction (les défauts d’un style qui appuie trop sur les mots) tel un galet des débuts, l’algérien, celui qu’il tient véritablement en main, décliné en trois points de quelques mots seulement, celui-là est celui de la victoire. Il faut mettre en miroir ces deux textes que six années environ séparent.
On se prend à rêver de Calet et Ponge, dans la double unité de temps et de lieu et partiellement la troisième, l’écriture, que fut ce voyage en Algérie, devenue Afrique sous la plume du premier. Belle et réussie synecdoque sur laquelle personne ne s’attarde ; mais, le trope le plus abouti de ce déplacement des corps, reste l’involontaire schize que leur activité littéraire fit entre leurs deux esprits, séparés et comme disjoints par ce que les mots firent respectivement à leurs impressions. Jamais l’inverse.
* in Anthologie de l’humour noir. ** cf archives L’Italie d’Henri, 18 décembre 2019 *** il arrivait que Francis Ponge ne trouvait pas non plus. (ici, entre les deux écrivains, il s’agissait de trouver le mot juste pour dire la couleur de la Chiffa, un oued bruyant et serpentin. Finalement, limoneuse convint et convainquit.)
Wittgenstein, la cafetière et le geste auguste du facteur.
Le programme des épreuves écrites de l’agrégation de Philosophie, mouture 2022, affiche : Hume et Wittgenstein. Une formalité pour certain(e)s – clin d’œil à Clémence. Du premier, chronologiquement et alphabétiquement parlant, je ne bénirai jamais assez la foudroyante formule rongée jusqu’à l’os : Tout ce qui est peut ne pas être. Manière de dire que toute négation des choses contingentes est toujours possible, y compris ce qu’il serait absurde de nier, d’un point de vue empirique, par exemple que le soleil ne paraisse pas à l’horizon demain, ou plus nettement, qu’il n’y ait aucun lendemain à aujourd’hui : un régime de scepticisme rationnel engageant une triple réflexion – le pouvoir paradoxal de la négation ; la « nature essentielle » de l’incertain ; le caractère insaisissable de l’Être – dont nous n’avons épuisé ni les prérogatives ni les conséquences, que Hume a pratiquée pour nous. Son involontaire colistier porte un nom et signe une œuvre moins connue encore des non-pratiquants de la philosophie, une peuplade indifférenciée et nombreuse qui commence avec la fin de la classe terminale, année bénite-maudite d’où le plus grand nombre ressort avec plus de préjugés parfois qu’en entrant, passant par pertes et sans profit les siècles, 26 au bas mot, et les milliers de millions de pages en autant de volumes, les milliards et milliards de neurones émoussés et rompus, les billions et trillons d’heures usées et usagées, les trillons de billions de mots, le tout dans toutes les langues, dont, pour les plus anciennes, le grec, le latin et l’arabe, ramenés à l’emporte-pièce de qui – et cela m’étonnera toujours – n’en aura ni lu ni étudié plus qu’une quinzaine d’extraits, peut-être, ou une trentaine de lignes au hasard, quelques mois avant ses dix-huit ans, mais prétendra, toute sa vie, s’en souvenir, et avoir de quoi en parler pour toujours.
La cafetière ? il s’agit de la machine qui fait ou verse le café – moins celle du conte éponyme de Gautier Théophile, que celle du poème d’Apollinaire – Les Femmes in Alcools – dans lequel, in fine, Le facteur vient de s’arrêter. Donc il ne s’agit pas, argotiquement parlant, de la boîte crânienne dans laquelle les deux philosophes ci-dessus nommés ont pourtant beaucoup œuvré à limer et frotter ma cervelle. Simplement, recevant dans le même instant et dans chaque main, par les services postaux, deux colis – un livre consacré à Wittgenstein/une machine à « ristretti » programmée à sa propre obsolescence, il était dès lors impensable de manquer une occasion unique de conjoindre ces trois nano-événements du hasard universel, en une seule et joyeuse formule. De la cafetière il ne sera, en principe, plus question dans ce qui suit, du facteur non plus.
Portrait d’un Viennois : né en avril 1889 dans une des familles les plus riches et cultivées de la ville et du pays, cela ne prédispose pas fatalement à devenir philosophe, ni d’avoir vu Klimt boire le thé au salon, ou, dans sa prime jeunesse, croisé Brahms un ami de la famille ; savoir que l’un de ses frères est dédicataire du Concerto pour la main gauche de Ravel ; avoir fréquenté assidûment les salles de concert et les musées, pratiqué plus qu’honnêtement la clarinette ; être fait prisonnier par une unité italienne en 1918, avec pour tout bagage son Tractatus logico-philosophique à finir d’écrire ; être imprégné des textes et de la pensée de Schopenhauer ; avoir renoncé à l’héritage colossal de son père puis de sa mère pour ne plus vivre qu’avec un lit, une table et quelques chaises ; avoir été successivement instituteur, jardinier d’un couvent près de Vienne, architecte de la maison d’une de ses sœurs, éphémère mais talentueux sculpteur ; avoir rencontré et longuement fréquenté à Cambridge, pour le meilleur et pour le pire, l’éminent épistémologue Bertrand Russel, le premier éditeur du Tractatus ; aussi Frege, et, plus tard une relation personnelle avec Schlick ; mais aussi Waismann, deux noms inconnus du grand public, appartenant au Cercle de Vienne duquel il fut distant, et avec eux et d’autres, entretenu des correspondances tout sauf conformistes ; être, être surtout, un redoutable mathématicien et logicien, au point que Russell devenu vieux, considérait que Ludwig l’avait largement dépassé, ce qui était vrai ; s’engager en 1939 comme en 1914, cette fois dans le service de santé anglais ; après-guerre, s’isoler en Irlande, dans la campagne, puis au bord de la mer. On raconte que les pêcheurs racontaient qu’il tentait d’apprivoiser les oiseaux, on est bien près de croire ces racontars, il était ébloui par l’aéronautique balbutiante, qu’il étudia, et fut un maître ès cerfs-volants.
Sur ceux qui l’approchaient il exerçait fascination et aversion, sympathie et antipathie, attraction et hostilité ; c’était, à n’en pas douter, un homme supérieur. Une intelligence surpuissante. Un esprit exceptionnel. On n’est pas étonné qu’il ait été profondément marqué par Saint Augustin, Kierkegaard, et en littérature Dostoïevski et Tolstoï ; on est captivé par son écriture concise, nette, construite au carré, sans surprise, rythmée, resserrée au plus juste. On sait que la musique de Schubert était tout pour lui : il faut que ces deux phrases soient juxtaposées, car si Wittgenstein était une figure de style, il serait l’asyndète.
Comment, dans ces dispositions et conditions qui restent encore à étoffer, comment aurait-il pu échapper à une longue, aiguë, articulée, obsédante analyse de la question qui recouvre tout, l’absolue question du langage, le jeu de langage – enjeu ? – expression mainte fois répétée dans De la certitude, son dernier ouvrage, celui auquel il travaillait deux jours encore avant sa mort, le 29 avril 1951, à 62 ans tout juste. La question : « Est-il donc possible de faire l’hypothèse (c’est lui qui souligne) que n’existent pas tous les objets qui nous entourent ? » (ibidem, §55.) – devient le noyau atomique de toutes ses réflexions, et se déploie à l’infini. Quelles conséquences y a-t-il à considérer que la réalité ne serait que l’ensemble des assertions que l’on porte sur elle, lesquelles n’ont, pourtant, pas le même degré de certitude ; et (se demander) si les significations changent avec les mots.
Plus d’un siècle auparavant, Hume dans l’Enquête sur l’Entendement humain, s’interrogeant aussi sur la signification de nos affirmations quand nous les saturons de certitude, sans savoir finalement ce qu’il en est, leur fera un sort surtout aux plus usuelles, les plus universellement reçues, les moins susceptibles d’être interrogées. Distinguant les vérités de raison (il dit les relations d’idées) dont les mathématiques qui font l’objet d’une démonstration a priori, i.e par la seule pensée, des vérités de fait, il montre que ce n’est pas la même chose de dire que trois fois cinq est égal à la moitié de trente ou de dire que le soleil se lèvera demain. (ibid. IV, 1ère partie). La seconde est une confusion entre évidence et vérité, en « raison » de la permanence de l’événement – c’est ainsi depuis la nuit des temps, si l’on peut dire – de sorte que ce qui a lieu un nombre incalculable de fois, serait voué à demeurer toujours, donc, ergo, est vrai ! Pourtant, l’établissement de cette relation n’est pas de même nature que la précédente, elle ne relève que de l’expérience, terme qui désigne toujours en philosophie, le lien avec l’existence, le réel, l’empirique – qui dépasse l’individu. C’est pourquoi, au sujet d’un fait, notre raison ne devrait jamais tirer une conclusion nécessairement vraie, toujours et partout. Les objets de l’expérience - voir un arbre, entendre un bruit, toucher une table, attendre le lendemain … sont tous soumis aux coutumes, habitudes, mémoire, fréquences et ressemblances, seules responsables de cette croyance tenace en la force pourtant illusoire d’un raisonnement établissant des relations entre causes et effets, relations qui n’existent pas. Quelle logique, quel processus d’argumentation vous garantit contre cette supposition ? se demande Hume un peu plus loin. Voilà une question sur mesure pour Wittgenstein. Certes, l’observation montre qu’en approchant sa main d’une chandelle on se brûle, et l’habitude finit par établir qu’on sait qu’une flamme est occasion de souffrance, ou tout autre cause brûlante ; mais cette « conclusion » ou supposition censément vraie à laquelle on parvient très vite, dès l’enfance, n’est pas une argumentation, n’est pas une démonstration. Montrer, ce n’est pas démontrer.
Hume, sans l’avoir voulu, avait déjà taillé ses questions pour Kant et le vieux philosophe de Königsberg – on a tous un peu le sentiment que Kant a toujours été vieux – sut lui en être gré. Mais lisons Wittgenstein, c’est de saison : pour voir combien peu clair est le sens de cette (telle) proposition, considère sa négation dit-il, tandis qu’il reprend les assertions du sens commun qui, sans barguigner, sait et/ou est sûr que là il y a un siège, ici, une porte … etc. Alors que jamais personne ne teste la vérité de cette proposition, seul critère pour établir avec certitude que je sais et ce que je sais ; savoir, redoutable verbe dont nous ignorons à quel point son emploi est spécialisé. A partir de là – s’il fallait repartir du scepticisme rationnel humien – Wittgenstein s’en départit en consentant que l’accord fréquent avec autrui sur le sens de l’énoncé « je sais » relève du jeu de langage, faut-il entendre en sous-texte, des règles du jeu de langage ? Mais il prévient – qu’il ait lu Berkeley de manière approfondie ou pas, nul ne le sait : si l’on se met à douter de l’existence du monde extérieur – par la négation grammaticale de je sais – on entre dans un jeu, c’est pour jouer, ce n’est évidemment pas « pour de vrai ». Le philosophe est un jusqu’auboutiste du raisonnement, il n’est pas fou, justement, il n’est pas fou. Tel Hume, me semble-t-il, mais avec une insistance bien plus têtue et nanti de sa boîte à outils de mathématicien hors pair, il pose et repose inlassablement la même question, jusqu’au dernier jour : quand je dis « je sais » que dis-je ? à quelle détermination logique me rapportè-je.
A relire et reprendre ses textes – après et grâce au geste auguste du facteur qui me porta la très fouillée (à l’américaine) biographie signée Ray Monk et avec elle la cafetière pour les petits noirs brûlants en accompagnement – et Hume sur les rangs, je me dis que voilà un choix magnifique pour l’écrit de l’agrégation, qui porte décidément fort mal son nom, car s’il y a bien quelque chose à ne pas faire c’est d’agréger ce qui – ceux qui – ne saurai(en)t s’assembler, s’attacher, s’agglutiner, leur œuvre étant à la fois spécifique et nécessaire l’une à l’autre. Wittgenstein, le déshérité volontaire – un notaire aurait dit qu’en refusant la fortune laissée par son père il opérait là un suicide financier – manière de procuration ou de substitution aux suicides réels de trois de ses frères ? – Wittgenstein, ni aucun philosophe d’ailleurs, ne peut recaler ni récuser le legs intellectuel dont il est issu, qu’il le nomme ou pas. Peu, très peu de noms dans ses textes hors les contemporains avec lesquels il cheminait. Pourtant Descartes est partout (Puis-je douter de ce dont je veux douter ?) Hume, nous venons de le voir, forcément Kant, Berkeley évidemment. Il est aussi, notre champion pour l’usage et l’éloge des objets dans une Grammaire philosophique, ce fil que j’aime tisser, depuis longtemps. Chez lui, livres, tables, arbres, portes, couleurs – le bleu, déjà chez Hume – les pommes, un marteau, un flacon de benzine, un jeu d’échec, une baguette de chef d’orchestre, des poupées, un fauteuil (les sièges en général), le téléphone, les automobiles, la gare …
Mais la gare ! Il m’est revenu en mémoire cette anecdote vraie : Einstein à 22 ans, diplômé de mathématique et de physique du Polytechnicum de Zurich, après un parcours scolaire chaotique – aujourd’hui on dirait atypique – est sans emploi et amoureux, ce qui n’a rien à voir mais fait plaisir à dire. Il répond à une annonce du « Bureau fédéral de la propriété intellectuelle » de Berne, précisément à l’Office des brevets, où un poste est à pourvoir. Ne nous attardons pas, ce n’est pas à sa hauteur intellectuelle, même si, sur le papier, il possède toutes les compétences en termes de formation scientifique. Wittgenstein fit de même à plusieurs reprises, n’est-ce pas. Mais la gare. Chaque matin, il se rendait à pied au travail, passant devant une horloge, fameuse paraît-il, dont la caractéristique – nous sommes en 1902 – est d’être parfaitement reliée aux autres horloges de la ville, de sorte que, à Berne, le temps (…) apparaît comme unifié. Un incommensurable progrès avant quoi chacun, chaque ville, chaque monument, voyait midi à sa porte, garantie d’un usage chaotique du chemin de fer, ce moyen de transport pourtant triomphant depuis le milieu du 19ème siècle. Ce fut même – l’harmonisation du temps, donc du temps ferroviaire – une priorité, et un nombre considérable de brevets furent déposés, dès 1892, notamment à Berne, où quelques années plus tard, Einstein s’étonnera avec candeur – c’est aussi la marque des esprits surpuissants – qu’un temps unique régnât dorénavant sur le monde et la ville. Dont la gare dotée d’une horloge signalant à tous et partout, l’heure exacte ou plutôt, la même heure. Mais il s’interroge : « Que signifie la phrase : tel train arrive ici à 7 heures ? » sinon « que le passage de la petite aiguille de ma montre sur le 7 et l’arrivée du train sont des évènements simultanés ». On aime la pureté des âmes simples ! On dirait du Pierre Dac. En Juin 1905 -– 4 articles cette année-là, tous fondateurs de la physique moderne -– Einstein reprend le train de 7 heures, si l’on peut dire, pour expliquer L’électrodynamique des corps en mouvement : quel sens – deux mots redoutables ! – quel sens donner au fait que deux évènements sont simultanés alors qu’ils sont distants. On ne peut prendre deux trains en même temps au même endroit, ni, bien sûr à deux endroits différents. L’idée de la dépendance du temps avec le mouvement dans l’espace – sa relativité pour le dire vite – vint un jour à son heure.
Et ma petite minute de gloire : j’apprends qu’Einstein travaillait avec Paul Habicht, un mathématicien de haut vol et son ami, mais surtout le jeune frère de Conrad Habicht qui préparait le café à l’Académie Olympia, fondée par Einstein et quelques autres, où l’on parlait physique, évidemment, mais aussi, philosophie.