Le nom des rues.
Une qui jouxte celle où je demeure – la croisant à angle droit – porte un nom inconnu et curieux. L’indication entre parenthèses de deux dates rapidement comprises comme enserrant l’espace d’une vie, ne nous en dit pas plus, sinon que l’individu vécut 4 mois et 64 années, dont la première franchit de peu la moitié du 18ème siècle. Un étrange patronyme en deux parties, suffisamment long pour que le prénom – double lui aussi, nous l’apprendrons – ne puisse loger sur la plaque émaillée, rongée par les pluies, de petit gabarit et certainement fort ancienne qui indique, pourvu qu’on lève le nez, son existence désormais posthume d’homme politique français.
Il fallait quand même y aller voir. Homme politique français, est-ce un rang, une qualité, une condition qui suffisent à vous assurer une postérité odonymique (on accepte aussi hodonymique), une fois évincé de la célébrité historique, relative, de la mémoire collective, relative, de la considération des riverains, frisant le néant, survivant miraculé mais pas indemne, d’un oubli aussi colossal qu’injuste, mais évitant qu’une voie, une ruelle n’ait été nommée seulement en raison de son aspect, l’odonymie tautologique étant l’écriture sur plaque la mieux partagée de nos cités : il y a, à Caen, une Rue Froide – on s’y gèle en effet, jamais le soleil n’y entre ; partout ailleurs, des rues grandes nommées Grand-Rue ; une Rue Française à Paris. Aussi, des Rues des Fleurs, des Oiseaux, des Platanes pour border des maisons toutes semblables où il serait paradoxal de rechercher l’originalité par le nom. Pléonastiquement justifiée, la Place de la Sorbonne est à sa place, tandis que d’historiques remparts ne survivent parfois que dans le seul nom de leur rue. Pour l’histoire justement, les héros, les batailles, les dates, les victoires l’emportent haut et fort, sans oublier les arts et métiers, artistes et artisans ; les voyers, grands ou petits selon l’époque où ils sévissent, faisant preuve d’une imagination négligente : à ce propos, pourquoi donc a-t-on nommé tant de rues, Rue du Faisan ? je suis, probablement, un peu trop prompte à la plaisanterie …
Dans ce foisonnement parfois drolatique – Rue du Chat-qui-Pêche, du Vide-Gousset ou de la Petite Truanderie, toutes sises en la Capitale – il y a le long cortège des hommes politiques français, inconnus de tous et occupant enfin ! la situation élevée qu’ils n’eurent pas de leur vivant. Notre homme, Louis-Alexandre, – un prénom double qui a de l’écho – est de ceux-là, écrasé par de Gaulle, Jean Moulin ou Jean Jaurès, plus jeunes et en meilleure gloire posthume. Dans la liste bien plus courte des noms et/ou prénoms féminins prêtés à des rues, Jeanne d’Arc est, peut-être, la championne toutes catégories, avec Marie Curie probablement, je parle d’intuition, sans oublier Notre-Dame – qu’on veuille bien me le pardonner dirait Brassens. Notre-Dame pour odonyme, un choix mou, paresseux, clampin et cossard, toujours redevable à la présence d’un édifice religieux ainsi baptisé. Idem pour les rues et places de l’Église avoisinant si souvent la rue ou la place du Marché, certains mauvais esprits (vous avez dit esprit ?) diront que, depuis Jésus chassant dans la colère les marchands du temple ou les chalands du sanctuaire, c’est-à-dire depuis le début, de l’Église au Marché et inversement, il n’y a qu’un pas.
Je ne sais ce qu’il faut penser du petit voyer qui, un jour de grande fatigue, exigea que l’on inscrivît le patronyme de Louis-Alexandre à l’entrée d’une rue de ma ville de province, plutôt un peu longue, assez étroite pour les semi-camions ou les voitures obèses du siècle, qui monte très légèrement et déclive de même, au bord de laquelle une poignée de grandes maisons blondes, leurs porches et la cime des arbres de leur parc seuls visibles, s’enracinaient peu ou prou à l’époque large de la naissance de notre mystérieux homme politique français. Chaque fois que je l’emprunte, je souris in petto, me promettant de lui rendre une justice, un petit triomphe, à défaut une courte victoire sur l’oubli, de revernir un peu ses lauriers depuis longtemps et bien fanés. Cette heure est venue, et comme on le voit, elle est brève et raccourcie, c’est une heure d’hiver, que j’accommode à la sauce liponymique imparfaite, m’imposant sans la moindre obligation, la règle oulipienne bien connue : écrire quelques lignes à propos, sans employer le ou les mots directement reliés à cet « à propos » – en l’espèce ici le nom de famille de Louis-Alexandre, homme politique français du 18ème siècle.
Savoir que s’il naquit dans le département, ce ne fut pas dans la ville préfectorale où son nom pendouille désormais en haut d’un mur ; qu’il fut médecin, c’est-à-dire notable, avant d’embrasser la carrière politique, selon l’expression-cliché un peu cloche, et monter les marches de la Mairie de ladite ville, non pour y convoler mais pour tester le fauteuil de maire, pendant 21 mois, et passer à celui de député, le tout dans les redoutables années 90-91 du siècle, moins redoutables cependant que les 92-93 où il obtint divers succès électoraux – ne faisons pas dans le détail, cela n’intéresse personne – et se fait remarquer par sa discrétion. Ce qui ne plut pas particulièrement à Marat. Mais Marat … Chaque année ou presque il est chargé de mission ici, ou de bonne fortune politicienne ailleurs. Ses options politiques sont fluctuantes : il peut, tour à tour, refuser les emplois publics aux parents d’émigrés et vouloir aliéner/réquisitionner/ les jardins des presbytères, ce qui paraît sans rapport, justement. C’est pourquoi, par euphémisme courtois, je m’en tiens au flottement de ses comportements marqués de convictions et engagements royalistes, même s’il éreinta les Bourbons lors d’un discours au Sénat ; mais nous sommes alors en 1804, et ce n’est pas un cours d’histoire. On sait qu’en 1812, il redoubla de cajoleries et autres mamours politiciens auprès de Napoléon qui en avait grand besoin, mais vota, deux ans plus tard, sa déchéance pour applaudir son retour d’Elbe l’année suivante. Celui de Louis XVIII lui donne une nouvelle occasion de changer de doublure – autre manière de dire retourner sa veste – et assurer pendant des années des réélections en son département de naissance.
Peu lui chaut de flétrir ce qu’il a adoré – les Cent Jours – pourvu qu’il salue le nouveau monarque, un Bourbon, maison royale qu’il a tour à tour servie et haïe, dans le ménagement cependant, car toutes ses volte-face et autres cabrioles firent de lui, assurément, un homme politique français. On ne nous dit rien des circonstances de sa mort, nous en présumons qu’elle ne fut ni violente ni spectaculaire, dommage ! c’eût été la seule véritable péripétie à mettre à son actif, quelque chose me dit que ce terme, actif, ne convient pas. Deux mots encore, ou un peu plus. Son nom de famille, inscrit sur la plaque de rue – quoiqu’il en soit, un mode de désignation plus joli quand même que les numéros étatsuniens – n’est pas sans commentaire possible. Formé de deux morceaux dont le premier n’a que quatre lettres et ressemble à un bout de jardin, – c’est une devinette inutile, je sais – ou si l’on substitue son d final le remplaçant par un s, il devient un animal de basse-cour ; mais, qu’on le laisse ou qu’on le supprime, il devient une grève, c’est-à-dire un tas de graviers. Pour le second morceau de son nom, les deux reliés par un tiret comme il se doit, il n’y a rien à dire. Sa qualité, in aeternum, d’homme politique français, qui lui vaut une reconnaissance de 450 x 250 mm, écriture avec listel, d’une valeur actuelle – mais Dieu qu’elle est vieille ! – d’environ 90 €, inaccessible à mains nues aux vauriens et vauriennes qui tenteraient d’en faire un trophée, est à l'image de sa carrière et de celle de la plupart des hommes politiques français ou non, sans odeur et sans saveur, sinon du recuit, du cramé, du macéré dans les divers bouillons et bouillies de leurs époques respectives. A ce titre, et selon ces critères, je propose de remplacer régulièrement les noms oubliés et incertains des inconnus de la politique passée, faire une tournante en quelque sorte, histoire de sortir un peu les petits nouveaux, on n’y verra goutte : ils sont, les uns et les autres, faits du même bois, et il n’y a pas de raison que certains hommes politiques français inconnus et sans gloire, y compris sans honneur, prennent trop longtemps la place d’autres, tout aussi méritants dans leurs qualités opaques ou leurs défauts trop visibles. Si cette proposition ne convient pas, il suffirait alors de rectifier la plaque déjà existante – économie pour la municipalité, i.e pour les citoyens – en ajoutant, symbole (de l’homme politique français).
Atramentum
De mes veines l’encre tombe
gouttes sèches
et troubles.
*
une seule étincelle
entre les mots et moi
et brûle ma cervelle
par abrasion.
*
ce bouquet de vanille
a un goût de jasmin.
*
Pour les orfroiser de spinelles,
les vents et les marées
cousent des grains de sable
aux ourlets de nos vies accourcies.
*
le froid emplit le monde les yeux le soir les ombres la cendre la pluie le sang la terre la peau le temps les heures et les sons les maisons la lumière le soleil la fenêtre et le feu les yeux la main l’arc et le ciel,
les mots de ses sanglots.
*
Devenu singultueux
quand je m’assois
devant le feu,
l’univers —
polissoir de mes songeries
détrousseur de mes joies,
le gueux ailé de mes pensées
mes flammeroles bondissantes
de pointe en pointe
en escarbilles écroulées
noyées enfin dans les cendres lavantes et minérales
de mon être.
*
Respirare,
ou le temps long des choses à leurs mots.
*
Pour ne plus entendre
non plus le frou-frou du monde
pas même son friselis
écrire bouche cousue.
Mélanges, miscellanées, miettes - XIV -
Il faudrait remettre au goût du jour l’expression : pour tout potage, surtout en hiver.
*
Un jour de Juin dernier, un Préfet de province prit un arrêté complémentaire qui donnait autorisation de tuer les blaireaux (aussi) de juillet à janvier, ce qui leur laissait février-mars-avril pour s’en aller voir ailleurs. Sinon, tout alentour des terriers, ils pouvaient dorénavant être traqués par des chasseurs qui, après avoir envoyé les chiens à l’intérieur pour les ramener dehors, les tueront. On ne connaît pas les motivations du Préfet pour avoir donné ce supplément de temps à la barbarie et la lâcheté, mais au moins cette absence d’explication servit à un Tribunal ad hoc pour l’annuler (le décret, pas le Préfet).
Combien y a-t-il de blaireaux dans ce département ? demandèrent les juges à qui l’on présenta des chiffres stables pour une période de cinq ans et une absence de troubles et de dégâts en soutien de la requête. Ils apprirent aussi – il fallait bien quelque procès en vénerie souterraine pour cela – que la période additionnelle autorisée par Monsieur le Préfet, qui montre là ses ignorances et son manque de curiosité, est celle de la naissance des blaireautins, voilà pourquoi les blairelles restent dans les terriers. Mais Monsieur le Préfet montre aussi sa méconnaissance du code de l’environnement dont l’article L.424-10 stipule clairement qu’il est interdit de détruire, d’enlever (…) les portées ou petits de tous mammifères dont la chasse est autorisée (…). On ne remercie donc pas Monsieur le Préfet pour ses carences, mais le juge qui le recala en raison de la présence de petits blaireaux.
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On lui fit apprendre le violon à 6 ans. Cela ne lui plut que relativement, aussi, il s’y remit plus tard. Les sonates de Mozart l’accompagnèrent ensuite toute sa vie. Il les interprétait lui-même avec grand talent, un enregistrement en témoigne. Son violon – daté de 1933 – fut mis en vente aux enchères en 2018. Je vous parle d'Einstein.
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Que certaines plantes soient adaptées à l’abondance des embruns, en fait des aérohalines. Ainsi les Fétuques.
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Comment peut-on savoir qu’on a vu un représentant d’une espèce animale pour la dernière fois, décidant que ce jour-là devient la date de sa disparition définitive ? Ainsi, le Pic à bec ivoire en avril 1944 en Louisiane. Ne pourrait-on avoir des formules plus précautionneuses et envisager avoir perdu espoir d’en revoir un spécimen vivant ? Mais faire coïncider la datation de sa disparition avec celle où on ne le vit plus est un renseignement faible, tout sauf fiable. Cependant, quelle que soit la date de l’extinction de la Paruline de Bachman, elle porte pour toujours un très joli nom ; d’ailleurs, il n’est pas absolument certain qu’elle ait disparu, il y a désaccord entre un seuil critique d’extinction déclaré il y a quelques années et sa … volatilisation.
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La pluie tient au centre de son nom, un petit récipient creux pour se recueillir elle-même.
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De la charité à l’orgueil, il n’y a souvent aucune différence, ce qu’on pourrait appeler évergétisme, en reprenant le nom d’une pratique par laquelle les notables riches de la Rome antique se devaient de dépenser une partie de leur fortune en diverses libéralités envers les citoyens plus pauvres. En augmentant en proportion et mécaniquement leur popularité, on peut douter qu’il y ait eu là quelque fin désintéressée. Fêtes populaires, banquets, monuments publics et autres largesses ayant acquis non point un caractère contraignant mais le rang d’institution inévitable et cardinale, l’évergétisme, s’il peut se confondre avec une pratique morale de la charité civique, ressemble à s’y méprendre à une pratique égoïste de générosité bien comprise, de celles qui attirent considération et clientèle. Ces gens-là en sont fous.
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La langue n’est asservie qu’à elle-même.
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Pour bien montrer qu’il ne faut pas confondre vérité et réalité, ce petit exercice suffira : « la neige est blanche » assertion vraie « si et seulement si la neige est blanche. » Ainsi le formule le logicien Alfred Tarski en 1933 et à juste titre. On croit lire une tautologie puisqu’il n’est pas possible de dissocier la neige de sa blancheur. On parlera donc de vérité. Mais, ce qui est vrai sur le plan logique, passe aussi et fréquemment pour être la réalité, et l’inverse. Il est pourtant facile de montrer que la vérité est indifférente au sens et à la réalité : soit la proposition la neige est blanche ; si nous remplaçons neige et blanche par snark et boojum. « Un snark est un boojum » est vrai « si et seulement si un snark est un boojum. ». Vérité et réalité n’ont aucun point de contact, sinon par pure contingence s’il se peut qu’une proposition logiquement vraie soit parfois et seulement parfois conforme à une réalité, et non vraie parce que conforme au réel. On voit bien que 2a + 2b = 2(a+b) est vrai sans le moindre rapport ni avec le réel, ni avec aucune signification. Sinon relire Platon.
Et ne pas se priver de cette jolie si bien connue, ou si jolie bien connue formule de Wittgenstein : il se peut qu’il y ait des nuages de philosophie dans des gouttes de grammaire.
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La Préfecture – qui ne recule décidément devant rien pour nous divertir – a récemment rendu publique l’« Interdiction de tout rassemblement d’oiseaux ou de volailles » dans le département. On s’est demandé, plus ou moins charitablement si les services administratifs en charge de la rédaction de tels avis avaient l’heur de manier la métaphore ou l’art consommé de l’ellipse pour exiger du lecteur qu’il fasse l’effort de deviner les raisons d’une telle contrainte. Toujours est-il qu’un certain nombre d’interdictions et d’obligations faisant suite, un doute raisonnable persiste quant à l’esprit de roublardise ou au maniement du second degré de nos agents publics, jugez-en : interdiction de l’organisation de rassemblements/conditions sanitaires renforcées pour le transport / interdiction des compétitions/vaccination obligatoire/ présence renforcée des services de l’État avec possibles mises à l’abri ou claustration. Je me suis demandée si l’on ne nous prenait pas pour des pigeons ? ou des dindons ?
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Relire Le Bibliomane de Charles Nodier, d’où j’extrais cette demi-phrase parfaite en ce qu’elle dit et comment elle le dit : La politique, dont les chances ridicules ont créé la fortune de tant de sots (..) ; même si la phrase la plus fameuse de la nouvelle reste : Monsieur (…) quand la vintisettine est à vendre, on ne dîne pas ! Réprimande à l’adresse de celui qui arriva trop tard à l’adjudication publique d’une édition rarissime pour avoir déjeuné – on disait bien dîné à l’époque – d’huîtres vertes et bu du vin de Champagne. Les femmes étaient charmantes et les gens d’esprit.
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Dans la petite liste des synonymes argotiques de l’homme peu dégourdi, nous avons banalisé le ballot, oublié le baluchard, modifié le sens de péquenot et de cul terreux, ignoré cambrousard, ramené croquant au seul titre du roman – Jacquou le Croquant (1900) – et probablement presque jamais entendu ou utilisé soi-même petzouille. Petzouille chante pointu à mon oreille : il désignait quelqu’un de rien ou de pas grand-chose dans le vocabulaire fleuri, méprisant et erroné de ma mère, et rimait pour moi fatalement avec andouille, fripouille et grenouille… Pas mieux.
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Dans la grande et inépuisable série des stupidités lues dans la presse ou entendues dans la rue – cela revient parfois au même – cet aveu qui se prend pour une transmutation, voire une métamorphose : J’ai su rebondir pour un retour aux sources. Je ne vois que les saumons sauvages à pouvoir le faire, et encore ! ils le font sans savoir ce qu’ils font. Ce retournement doublement cascadeur (bondir vers des sources) relève en effet de l’exploit et méritait bien un (petit) titre dans le journal local.
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Rien à propos des écrevisses ratatinées par les froidures de l’hiver, racornies en des petits trous détériorés, définitivement sans éclats, définitivement.
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Dans les échanges que l’on dit modernes, la ponctuation, soit a disparu soit est saupoudrée à la va-comme-j’te-pousse, tombant entre les mots comme du sucre en poudre, en moins bon. Ni le rythme, ni l’harmonie, ni, ce qui est un comble, le sens, ne sont respectés. On dirait bien, parfois, que la virgule – restons-en là pour le moment et pourvu qu'on la retrouve sur le clavier - fait ornement mais constatant que tout le monde ne peut être décorateur d’intérieur. Prononcer les propositions suivantes, en tenant compte d’une légère suspension de souffle – ce qui n’est pas toujours de mise – suggérée par la virgule : (…) lorsque Simon se sent mal, et meurt à l’étage établit que la contemporanéité entre le malaise et la mort de Simon fait surprise, et, si l’on ose, rupture. Tandis que (…) lorsque Simon se sent mal et meurt, à l’étage, la virgule à elle seule, détient et transporte ce renseignement que la simultanéité est arrivée dans la chambre du haut. Enfin, (…) lorsque Simon se sent mal et meurt à l’étage en l’absence de toute virgule, si l’on peut dire, trois informations sont délivrées hors toute hiérarchie, ce que les linguistes appellent aussi un syntagme – la bonne répartition syntagmatique des mots pouvant changer bien des choses.
à la recherche de mots perdus - 6
… ou comment, d’un bord à l’autre de l’abyme, je me cramponne aux désuétudes ; l’abîme, dorénavant abime, recommandé par une réforme trentenaire sans effet sur lui, car si tout le monde sait que le chapeau de la cime est tombé dans l’abîme, tout le monde ou presque ignore encore qu’il s’y est noyé. Son chapeau perdu, abime a dorénavant la peau lisse au-dessus du crâne, lequel crâne ayant droit, en revanche, de garder son couvre-chef, allez savoir ! L’ordinateur, pourtant toujours prompt à signaler fautif le mot rare, soutenu ou soigné, refuse abime sans son chapiteau et sans rire, parce qu’il y en a qui ne rient jamais. Rabelais les nomme des agelastes, mot que l'on dit réservé au langage littéraire, encore un. Pourtant, agelaste (agélaste aussi, parfois, accent aigu et effilé) n’apparaît dans aucune des neuf éditions du Dictionnaire de l’Académie française – je lance un appel officiel – à moins que je n’aie su chercher, qui passe de âge (encore un bonnet pointu) à agence … Évidemment et en toute logique, le Dictionnaire vivant de la langue française, ne connaît pas non plus agelaste, ce n’est pas drôle !
En fabriquant agelaste – un préfixe et une racine grecs –Rabelais pindarise : verbe intransitif dont le sens premier est tautologique : imiter Pindare, mais signifie aussi, inventer des mots nouveaux. Et c’est exactement là qu’il faut s’accrocher aux parois de l’abîme, et même de l’abyme, car la trouvaille d’un faiseur de néologismes, un pindariseur, n’a pas pour vocation à être oubliée. Or, pindariseur et pindariser —qui s’auto-désignent – mise en abyme – ont totalement disparu de la surface du monde lexicographique, engloutis et recouverts par d’autres pindarismes sans grâce, ce dernier mot juste pour avoir un chapeau. On sait que Pierre de Bourdeilles(s), mieux connu sous le nom de Brantôme le reprend dans les Vies des hommes illustres etc. Mais il y a mieux. Dans la Vie des Dames illustres j’ai afflanqué le magnifique marrison(s) pour dire les chagrins d’Anne de Bretagne. Marrison n’est pas un pindarisme, mais un autre mot (féminin) disparu, perdu, abîmé par les avaries et dommages divers des emplois, fréquentations, maniements et usufruits de la langue. Monsieur Littré en majesté le dit tout à fait hors d’usage, tandis que l’Académie, là encore, l’ignore depuis 1694 jusqu’à ce jour.
Toute mise en abyme échoue avec bonheur en s’avalant soi-même ou ce qui lui ressemble, dans une sorte de porosité homéomérique où tout recommence en d’infinis vertiges. La Vie des Dames illustres, et particulièrement celle d’Anne de Bretagne, fut reprise pour servir de cadre à une nouvelle inachevée et longtemps restée partiellement inédite, par … Pétrus Borel : Mab-Ivin de Roscof (sic) dans laquelle un lecteur tendancieux, partisan et partial ne peut pas ne pas remarquer – bien que cela soit dit furtivement - que le protagoniste sera trahi par ses … souliers ; un peu plus loin Pétrus Borel cite, cette fois formellement, un passage du De Oratore de Cicéron pour comparer les souliers de Sicyone à ceux de Mab-Ivin, sans élégance. L’histoire des histoires et les textes dans les textes – l’abyme, l’abîme ou l’abime – dessinent des lignes spiralées qui, à l’inverse de l’attraction terrestre, nous aspirent puissamment vers le haut.
Retombons à notre agelaste, un mot très sérieux à destination des rassis et desséchés, qu’on va peut-être dérider en leur apprenant qu’il désigne aussi une Pintade (agelastes niger) précisément celle – non européenne – dont le dessus de la tête est entièrement nu, seul rapport trouvé avec l’abime dorénavant à découvert. De caractère insaisissable, elle a l’horrible défaut de se nourrir de petits batraciens, ce qui est, ni plus ni moins, gros ou petits, un cannibalisme insurmontable pour tous les brissettiens passés, présents et à venir qui s’y reconnaîtront. Les autres n’ont d’autre choix que de leur faire confiance.
Que répondriez-vous si l’on vous demandait :
Faut-il préférer la révolte à la résignation ?
A première vue, il y a antinomie : soit l’on choisit la révolte et l’on combat ce que l’on réprouve, soit l’on choisit la résignation et l’on choisit de subir ce que pourtant l’on réprouve, car on ne se « résigne » pas à ce que l’on accepte ou avec quoi l’on s’accorde. Révolte et/ou résignation seraient deux « réponses » ou choix possibles mais contraires à une situation toujours jugée insatisfaisante. Et si la première paraît logique a priori, en revanche, la seconde se présente comme un paradoxe. Poser et supposer la révolte préférable c’est la qualifier favorablement, et discréditer la résignation rapportée à la passivité, la paresse, le manque de courage, le refus de l’engagement et autres primes à l’égoïsme comme autant de lâchetés.
Si se résigner signifie accepter de mauvaise grâce ou contre son gré, une situation avec laquelle on est en désaccord, on sait donc forcément à quoi l’on se résigne, on en fait choix contre une autre possibilité à laquelle on a renoncé. Celui qui se résigne est censé savoir ce qu’il sacrifie et ce qu’il accepte. C’est pourquoi sa situation est paradoxale qui consiste à refuser de… refuser. Qui se soumettrait à des règles auxquelles il s’oppose ou des lois qui ne garantissent ni protection, ni sécurité, ni intérêts communs — il faut poser dans le principe même de cette réflexion que les enjeux ne peuvent être individuels, ce serait contraire à tout effort dialectique — manquerait du jugement le plus élémentaire en se maintenant sciemment dans la soumission, la dépendance voire l’esclavage et passerait pour avoir méconnu maturité et analyse. Qui se révolte, en revanche, ferait preuve de jugement et de réflexion et gagnerait en indépendance et autonomie. Pourtant, chacun aurait fait la preuve d’une certaine prise de conscience qui l’aurait amené à une conclusion et une attitude différentes, pour lesquelles le choix de la résignation préférentiellement à celui de la révolte est fréquemment rapporté à ce que La Boétie appelle servitude volontaire, ce qui est un peu court s’il ne s’agit que de mettre une étiquette devant un fait ; l’expression de La Boétie mérite bien mieux, mais il est admis dorénavant que les titres sont suffisants pour toute lecture d’une œuvre, notamment philosophique.
Demandons-nous de quels « avantages » la révolte nous priverait, pour lui préférer la résignation qui, ne pouvant s’ignorer elle-même, doit nécessairement savoir désigner les bénéfices qu’elle induit. Il faudra montrer en acceptant un présent même insatisfaisant plutôt qu’un futur incertain, qu'il y aurait une « valeur ajoutée » de l’ordre établi sur le désordre, du connu sur l’inconnu. C’est l’argument de Pascal : il vaut mieux s’en tenir à ce que l’on sait qu’il serait illogique de sacrifier à ce que l’on ignore ; les lois émanent de principes et de fondements trop lointains pour être repris ; quelles qu’elles soient, et quoi qu’elles disent, elles sont respectables parce qu’elles sont respectées, c’est le fondement mystique de (leur) autorité — et non parce qu’elles sont les lois, qui est un contre-sens de lecture fréquent (cf Pensées – 228 [343]). Il ajoute, bien sûr, à la condition qu’elles ne contreviennent pas à la paix civile qui est le plus grand des biens. A cette aune et dans le respect de l’esprit athénien du Vème siècle avant J.-C., on peut aussi comprendre l’assertion socratique : plutôt l’injustice que le désordre et la résignation considérée comme une « sagesse » populaire, une manière de ne pas engager le pays, la cité ou le groupe, dans le chaos.
Ce point de vue réaliste est mis en avant plus souvent qu’on ne croit. Au nom de la sauvegarde ou du salut du peuple, de la communauté, de la société, voire de l’État, la résignation devient d’autant plus « acceptable » que les périls à venir seraient certains. Un gouvernant érigerait-il des lois et des règlements impérieux s’il pouvait faire autrement ? Sur un motif aussi étonnant que faible tant sur le plan éthique que politique, la légitimité du premier tyranneau venu est établie : il a persuadé le peuple qu’il est de son intérêt de se résigner … à la manière forte ! Et puisque les hommes sont naturellement envieux et cruels, seule l’autorité d’un Léviathan peut remédier à une guerre civile et totale annoncée. C’est bien la position défendue par Hobbes pour qui la révolte signerait la disparition du genre humain engagé inexorablement dans des luttes infinies. Le souverain – le gouvernant – hobbien « invite » donc les citoyens à se résigner : la liberté dangereuse ou la sécurité, tel serait l’enjeu. La première accompagne la révolte, la seconde se gagne par la résignation. Sans aucun doute il y a ici confusion entre résignation et soumission, et Hobbes n’évite pas la difficulté qu’il traite en termes de préférence, de comparaison, d’avantages et d’inconvénients dans lesquels la révolte est porteuse de plus de contradictions et de difficultés que la résignation : les hommes préféreront toujours, dit-il, la sécurité de leurs biens et de leur personne, à une liberté d’autant plus improbable en ses effets qu’elle va, fatalement, se mesurer à la loi du plus fort. Autrement dit, se résigner, se ramènerait tout simplement au désir bien « normal » de se garder en vie ou garder des conditions de vie acceptables car exemptes de risques et de dangers. Le souverain hobbien en cela – et seulement en cela – ressemble au prince machiavélien qui cherche à instaurer un pouvoir dont les « avantages » l’emportent sur les inconvénients pour le peuple, ce qui se ramène toujours à la sécurité des biens, des personnes, la prospérité des mêmes. Les moyens sont, si l’on peut dire, adaptables à chaque cas de figure, mais la règle consiste à rendre la résignation plus favorable que la révolte. Dans le calcul des risques – expression anachronique ici mais acceptable – le peuple va acquiescer à qui met tout en œuvre pour garantir la stabilité, id est la sécurité, nonobstant des pratiques cruelles et/ou injustes.
Faut-il considérer que le choix de la révolte est définitivement discrédité, si la résignation reste le moyen le plus sûr, à défaut d’être le meilleur, pour rendre supportable la vie en société ? Ce serait croire que l’on sait et peut toujours distinguer à temps le pouvoir de l’abus de pouvoir – tandis que ce dernier n’est souvent repérable qu’une fois déjà là — et que celui ou ceux qui font les lois pour tous sont toujours à l’abri de commettre l’injustice. En effet, s’il s’agissait seulement de maintenir un ordre social satisfaisant, sur le principe « sage » qu’on ne lâche pas la proie pour l’ombre, on pourrait admettre qu’il vaut mieux pour les hommes, les citoyens, les peuples, se résigner plutôt que se révolter. Mais l’ordre social est-il juste parce qu’il est l’ordre ? De quoi la paix civile peut-elle être le signe et est-ce dans le silence d’un peuple qu’on juge qu’il n’est pas soumis mais résigné « de bon gré », et non résigné « de force », ou « de fait » ? L’option de la révolte, ou du refus plutôt que l’acceptation ou résignation, prend toujours racine dans la conscience qu’il n’y a pas de résignation volontaire mais rendue nécessaire par la force du tyran. La servitude dont La Boétie nous dit qu’elle est de notre fait, est installée par un système qu’il est quasi impossible de renverser. D’ailleurs La Boétie appelle à la désobéissance et à la résistance, bien plus qu’à la révolte. Certes, nous sommes responsables de nourrir le potentat, mais la résignation n’est pas une fatalité parce que le tyran n’a de forces que celles qu’on lui donne. De toute exploitation et de toute injustice, les hommes ont le pouvoir de s’extraire y compris en prenant les moyens dont le tyran, le pouvoir, le souverain, se sert, révoltes et révolutions se font dans la violence. Reste à savoir si l’on accepte – sur quels fondements et jusqu’où — d’en user pour mettre fin à celles des gouvernants. La réponse marxienne est évidemment oui, ce qui signifie que certaines violences et usages de la force sont « meilleures » ou « préférables » à d’autres, celles des peuples à celles des pouvoirs, qui rendent la révolte « préférable » à la résignation, de facto, comme signe de la prise de conscience du caractère toujours injuste entre le/tout pouvoir comme maître et les peuples comme objets des intérêts, voire des caprices, des désirs, de celui-là. Préférer la révolte à la résignation c’est décider avec Rousseau que nul n’a d’autorité naturelle sur ses semblables donc que la seule autorité légitime possible doit reposer sur un contrat, un accord de tous avec tous, sans qu’aucun, ni individu ni groupe, n’ait avantage ou privilège sur d’autres. Mais puisqu’aucune société civile n’est à l’abri des abus ou des déviances du contrat originaire entre les gouvernants et les gouvernés, il n’est pas raisonnable de présupposer que tout pouvoir va bénéficier de la résignation du peuple de manière préférentielle.
Que la révolte soit préférable à la résignation, cette variation du fatalisme, ne veut pas dire qu’elle est le seul choix possible, ni qu’elle signifie nécessairement sédition, les situations réelles sont bien trop complexes pour être ramenées à des formules simples. Cependant, les principes doivent être établis à titre d’immarcescibles prolégomènes. Voilà ce que je dirais avant tout.
Broquille du dimanche : une omerta immémoriale.
Qu’y a-t-il de commun entre la ’Ndrangheta calabraise, Varron et Apicius, outre qu’on les situe bien volontiers en terre italique ? Les deux derniers sont « à la louche » – expression triviale à connotation culinaire délibérée – romains, mais le premier mourait quand le second naissait, moins de trente ans avant l’avènement du christianisme. Aussi, la ’Ndrangheta n’étant ni de Rome ni des siècles antiques, à quel titre rejoint-elle cet écrivain prolixe et ce personnage ayant vécu dans le luxe et les excès ?
Commençons au commencement. Celui-ci est de quelques jours. Attirée par un titre du quotidien italien La Repubblica, j’approfondis alors ma lecture dont je retire la conclusion générale suivante : aurait-on affaire aux criminels les plus frustres, une solide culture alimentaire en terre italienne a parcouru et franchi tous les obstacles, les siècles, et même la probable ignorance des commensaux de la terrible mafia du sud de la péninsule, à la pointe de la botte. Imagine-t-on Pasquale Condello ou Ernesto Fazzalari lire le De rustica de Varron, l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, ou s’étonner, souriant, que, bien plus tard, Brillat-Savarin signale au moins une fois – sauf erreur de ma part – cette pratique alimentaire qu’ils partageaient avec leurs semblables avant arrestation, et leur postérité encore aujourd’hui, l'article en fait foi. Celui-ci rapporte qu’il y a peu, des policiers calabrais ont découvert une cache et confisqué son contenu, lesquels n’ont rien à voir — directement — avec le crime organisé, mais avec une prédilection cuisinière multiséculaire : 235 loirs, congelés en vue d’être consommés lors de banquets cérémonieux de réconciliation entre familles rivales ! Le journal précise que le petit rongeur est un plat particulièrement apprécié des mafiosi, comprenons surtout des parrains.
Leur réputation ne plaidant pas pour eux, il nous faut envisager que la saisie fut opérée pour motif délictuel. En effet, le Loir gris – le Gliss gliss – est protégé depuis 1983 par la Convention de Berne, dans l’une de ses annexes les bien nommées, il est vrai. Les chefs mafieux étant hommes d’organisation et ne laissant rien au hasard, la congélation tient probablement à deux raisons mêlées : compte tenu de leur très longue hibernation c’est bien le seul moyen d’en avoir toujours à disposition quelle que soit la saison du banquet de paix qui l’inscrit à son menu. Tout caïd de cette engeance, sur la seule question du repas qu’il doit à son pire ennemi, doit pouvoir dormir sur ses deux oreilles.
Comment sert-on les loirs (ghiro, ghiri en italien) à ces tables où le moindre sourcil levé du mauvais côté peut déclencher une rafale d’arme automatique ? On ne sait. Ni la ’Ndrangheta ni la Camorra ou Cosa Nostra pour les plus connues ne laisse d’autres écrits que les listes macabres de leurs exécutions, passées, présentes et à venir. En revanche, nous disposons de détails … croustillants sur la préparation de ceux que les Romains prenaient pour un mets délicat, c’est encore Brillat-Savarin qui le dit, dans la note relative au signalement de cette viande - ce comestible - tout aussi recherchée d’ailleurs que le sanglier, l’autruche ou la cigale qui, selon lui, revinrent d’Athènes au même titre que les lois de Solon, les belles-lettres et la philosophie. Il cite Martial, qui ne dit pas grand-chose : Tota mihi dormitur hyemens, et pinguior illo/Tempore sum, quo me nil nisi somnus alit. Mieux vaut aller voir chez Varron où l’on apprend qu’il y avait, en Gaule notamment, des élevages de loirs, dans des enclos réservés également aux escargots et aux abeilles. On les enfermait dans des récipients de terre cuite – les gliraria – pour y dormir dans le noir. Dans les Deipnosophistes, Athénée nous apprend que tout aliment sucré prenant le doux nom de friandise – nwgaleumata – c’est ainsi qu’il fallait les considérer la plupart du temps, car on les mangeait trempés dans du miel et saupoudrés de pavot, servis en début de repas – une mise en bouche ? – comme il fut fait pour les loirs du festin de Trimalcion. Cependant, très en amont, la loi Fannia de 161 avant J-C, qui limita drastiquement la liberté de satisfaire toutes ses gourmandises – pour paraphraser Macrobe – afin que les citoyens romains arrivant aux comices ne décidassent pas du sort de la république gorgés de vin et ivres, limita aussi la consommation des viandes, dont le loir. Ce qui, pour notre propos, confirme que, de l’Antiquité jusqu’aux contrebandiers mafieux contemporains, le loir ou Glis glis est un mets pour infréquentables tables.
L’espace ou le lieu-dit de mes réflexions.
Demeurer c’est exister loin de toute hétérotopie, un terme foucaldien qui ramasse dans sa double résonnance grecque une signification stricte. Foucault, dans une conférence de 1967*, le propose pour nommer la propension de l’époque à inverser le rapport courant à l’espace-temps, en faveur du premier plutôt que du second — qui marquait les traditions antérieures — et veut dire par là que nous sommes désormais et paradoxalement, dépendants et reliés à des espaces qui nous portent hors de nous, laissant là, et même délaissant, ce qui nous retenait dans l’espace partagé de vie, et mieux encore dans l’espace personnel et intime. Autant le terme utopie est familier à nos oreilles – au risque de n’être plus du tout conforme à sa signification originelle – autant celui d’hétérotopie ne l’est pas. Pourtant, le premier n’est d’aucun engagement dans l’espace concret, alors que le second nous est commun, c’est un lieu réel, dessiné(s) dans l’institution même de la société et comme tel, signifiant sa nécessité, conséquemment, son sens. Disons-le autrement : autant l’utopie n’est, de facto, pas localisable, sauf à se nier elle-même, autant l’hétérotopie est accessible, tangible, constituée d’emplacements parfois hors ou loin de l’espace collectif, mais toujours géo/graphiquement situables et qui font une exception remarquable mais « normale » dans l’espace social. Ils sont, dit Foucault, des contre-emplacements. Aucune société, aucun groupe ne saurait s’en passer, même si, d’un groupe l’autre, ils ne sont pas nécessairement semblables, loin s’en faut, si l’on peut dire. Les prisons, les maisons de retraite et les cimetières sont les hétérotopies modernes, ces « lieux autres » dans les lieux de tous.
Dans cette conférence, Foucault déplace une analyse qu’il avait déjà faite mais centrée sur la question du langage — dans l’Introduction à Les mots et les choses — ; il y montrait que l’utopie, ou les utopies, en relèvent spécifiquement parce qu’elles sont fiction, tandis que les hétérotopies le minent secrètement et le brisent – donc s’y rapportent encore – parce qu’elles se heurtent à l’espace. Le lieu d’existence de l’utopie, si l’on peut dire, est la fable, l’irréel fabuleux, son mode même d’invention. Dans la conférence, Foucault va modifier l’axe de son discours et envisager une grammaire de l’espace c’est-à-dire la manière d’être en rapport avec les lieux, au sens de l’environnement tant individuel que social. L’hétérotopie y représente alors ceux dans lesquels nous ne vivons pas de façon ordinaire, mais avec lesquels nous sommes toujours en lien. Il les nomme des contre-espaces, tout aussi réels et matériels que ceux de notre expérience vécue, des lieux réels, des lieux effectifs (…) dessinés dans l’institution même de la société, ce qui en fait des contre-utopies — au double sens de l’envers ou l’inverse, et de l’opposition — des espaces dans lesquels nous vivons, à la fois internes à l’espace de vie en commun mais en marge de celui-ci, parce qu’isolés, contraints ou clos, tels sont, selon lui et pour exemples, les hammams, les maisons de repos, les prisons, les asiles, ces deux derniers représentant des hétérotopies de déviation, réservées à ceux dont le comportement est ou s’est éloigné de la norme. Cette dernière distinction interne aux hétérotopies souligne le passage et la prévalence des normes sociales sur les individuelles, lequel est un « marqueur » comme on dit maintenant, des sociétés modernes. A ce titre, il faut noter que les hétérotopies fonctionnent comme des lieux de passage ou de transition/formation qui traversent la société, bien plutôt qu’ils ne la découpent, départagent ou même divisent, car leur rôle est d’édifier, de former, d’enrichir, d’élever, modeler. A ce titre, on peut faire entrer l’école dans les hétérotopies.
L’intérêt de cette analyse qui distingue sans les séparer les lieux de l’existence, est évident d’un point de vue urbaniste et architectural, puisqu’il va permettre de multiplier dans l’espace, des lieux du « dehors » conçus – théoriquement – en vue d’harmoniser ou d’expérimenter sinon le brassage, au moins le croisement ou l’articulation des dimensions individuelles et sociales, c’est-à- dire du spatial et du social. Mais, dans un troisième glissement de l’usage des mots utopie et hétérotopie, lors de la conférence suivante, Foucault se recentre, ou plutôt concentre son discours sur le corps, ce que l’on appelle aussi en philosophie le corps propre – cet objet incarné qui nous fait sujets de nous-mêmes. Merleau-Ponty – qui inspire Foucault ici – a tout dit sur la question. **Nous sommes « assignés à résidence » dans notre corps, sans autre choix que d’être là où il est. Tout franchissement d’un espace – tout déplacement – ne se peut sans lui, je ne peux être où il ne serait pas. Il est une topie impitoyable dit Foucault, ma limite permanente, absolue, concrète, en même temps qu’il est le seul signe de ma présence à moi-même, indépassable et insupportable aussi. Ni utopique évidemment – il est là et bien là – ni hétérotopique puisque je ne suis jamais ni loin, ni hors, ni à côté de lui. Réduction phénoménologique permanente de toute l’expérience externe (l’ailleurs) à l’expérience de l’ici, et manifestation de l’impuissance radicale du corps à une évasion hors de soi dans une réalité extérieure – hétérotopique – conjurée cependant par de fabuleuses utopies, comprenons les utopies fictionnelles — la littérature — qu’on invente dans les mots, que les mots inventent, par lesquelles l’écrivain, le poète, est « en lui hors de lui », même si et bien que cette réalité scandaleuse du corps, en soit l’origine irréductible.
Au début de la deuxième partie de Phénoménologie de la perception, Merleau-Ponty nous convie à la visite d’un appartement du point de vue du rapport que le corps (le corps propre) entretient avec l’espace, donc avec les objets. Ce qui montre, contrairement à ce que nous pensons habituellement, que le corps n’est pas là dans un espace uniforme — ce par quoi la connaissance « objective » de ce qui nous entoure apparaît — mais qu’il l’organise, l’anime (quel terme dans ce contexte !), ce dont nous n’avons pas une claire conscience, alors que nous en avons l’expérience permanente, par nos positions occupées et nos déplacements autour des et parmi les objets. Foucault a parfaitement compris la leçon de phénoménologie domestique et privée, où l’espace n’est saisi que par le corps présent. Parfois, mais parfois seulement, l’utopie fabuleuse, c’est-à-dire mensongère, advient, quand le corps se dépossède de lui-même ou d’une partie de lui-même : masques, tatouages, maquillages et autres pratiques qui brouillent les frontières entre notre corps et nous, nous mettent « hors de nous en nous », réalisant cette fois et sans le savoir une hétérotopie privée, intime.
Faut-il revenir, pour finir — fallait-il le faire plus tôt ? — au sens exact du mot utopie qui ne désigne ni un lieu ni un projet idéal, et n’a rien à voir, mais rien du tout, avec cette connotation fautive qui le recouvre dorénavant et semble-t-il pour toujours, pour avoir confondu l’inexistant avec le mieux, ou inversement, le réel avec l’imperfection, et instauré un lien nécessaire et pourtant sans la moindre raison entre l’imagination et l’idéal. Rappelons donc que ce terme dont la construction nette et sans bavure du point de vue du grec est le fait d’un Anglais, mais tout le monde sait cela, rappelons qu’il dit le plus simplement du monde « un lieu (topos) qui n’existe pas (a) », un lieu qui n’a pas de lieu. Un lieu où l’on ne peut donc pas aller, et où le fleuve n’a pas d’eau. Et qu’Utopia est le nom que Thomas More lui donne par antonomase que l’on dit inverse. Aussi, sous la plume de Foucault, et particulièrement quand il parle du lieu où l’on habite, la distinction entre utopie et hétérotopie sert avant tout à établir les relations à l’ici et l’ailleurs. Si l’hétérotopie désigne les espaces où l’on n’habite pas, bien qu’ils soient au cœur de notre monde habité, l’utopie — terme finalement bien plus difficile à saisir — l’utopie ne se comprend que relativement à ce que l’hétérotopie n’est pas. Rapportée à la seule question de la demeure où l’on vit — angle absent, stricto sensu, du propos foucaldien, mais, très présent chez Merleau-Ponty, on l’a vu — l’utopie pourrait être le lieu où l’on est plus soi-même qu’hors de soi, plus soi-même qu’un autre, ou plus près de soi que n’importe où ailleurs. Est-ce pour cette raison que j’ai toujours préféré dire habiter ou loger dans une demeure, plutôt qu’une maison, et qu’y demeurer se fait par assemblages ou contextures de significations. Le lieu où le plaisir d’être avec soi, plus fort et plus tenace que le risque, en en sortant, de n’être plus tout à fait soi-même.
*devant le Cercle d’études architecturales mais autorisé à publication seulement en 1984, soit 18 ans plus tard. ** notamment dans Phénoménologie de la perception.