inactualités et acribies

Mélanges, miscellanées, miettes - 15

30 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Tout près du grasset, traînaient quelques essais que l’arrivée d’une moisson engloutit, telle une talbot sous le coup d’une éponge.

Traduction : Tout près de la petite lampe, traînaient les restes d’un repas que l’arrivée d’un moineau engloutit, telle une tache de suie sous le coup d’une éponge.

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« Le chagrin est une soupe au sel. » Christian Bobin in Geai.

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…  « afin que la place, la physionomie, les dons que tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes … » prélevé chez Pic de la Mirandole dans son commentaire du mythe du Protagoras. L’anecdote est ailleurs, la voici : l’ordinateur mien, ne reconnaît pas le subjonctif présent requis, puisqu’il signale une faute ici pour l’auxiliaire avoir et m’indique « aies » comme mot suspect. J’en conclus que l’ordinateur est un âne, un cancre. Et, moulinant dans le crassier qui lui sert de mémoire, il me propose de remplacer  « tu les aies » par … « tu les haies » !

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On appelait phlogistique – jusqu’au 18ème siècle – la connaissance (empirique i.e par observation, imparfaite) des phénomènes de la combustion. Bachelard emploie ce mot pour s’y rapporter. Ce n’était que de vagues savoirs, en effet, ce qui se laisse entendre à l’oreille.

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… « des trains qui ont la longueur d’un instant de cafard, des chats qu’on sent lourds de moulins à café, des potassons sédentaires, des bouifs centenaires, des dentistes quaternaires. » (Léon-Paul Fargue. Le piéton de Paris. 1939). Mais bon sang, relisons L-P F !

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Pourquoi appelle-t-on « pincettes » les grosses pinces avec lesquelles on tisonne le feu, tandis qu’une petite fourche est devenue « fourchette » ?

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Ces mots d’Edgar Poe risquent de n’être plus d’actualité tant l’on trouve parfaitement légitime, de nos jours, d’exposer ses écritures à l’état brut, nu et défait, dès qu’elles sortent du clavier ; posture masochiste ou orgueilleuse ?  La plupart des écrivains, les poètes surtout, préfèrent laisser entendre qu'ils composent dans une espèce de splendide frénésie, d'extatique intuition ; ils seraient littéralement glacés de terreur à l'idée de laisser le public jeter un coup d'œil derrière la scène et voir les laborieux et incertains enfantements de la pensée, les vrais desseins compris seulement à la dernière minute, les innombrables éclairs d'idées qui n'atteignent point la maturité de la pleine lumière, les choix et les rejets longuement pesés («La philosophie de la composition», Trois manifestes)

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Ah ! qu’on aimerait tant avoir toujours entre les mains un livre qui, comme dirait Flaubert, se tient de lui-même par la force interne de son style.

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« Très intrigué par les mœurs des classes dangereuses – les gueux, les cagnardiers, les caymands et autres marpauds qui piaussaient ès piolles des cours des miracles » (in Lettre du 5 août 1848, de Francisque Michel à Paul Lacroix)

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Il arriva que Clément Marot donnât le nom de griffon au greffier, qu’à l’époque il se pouvait qu’on écrivît griffier. De là vient notre mot griffonner, affirme sans le moindre doute le susnommé Francisque Michel – 1809-1887 – dans son « Dictionnaire d’Argot » (ou Étude de Philologie comparée sur l’Argot – 1856 –) Aussi, sans la moindre assurance étymologique mais juste pour le plaisir des mots, on aurait bien envie de rapporter aussi les griffonnages aux traces laissées par les griffes des plumes sur le papier, ou les griffures de maints esprits empoisonnés de certains griffonneurs authentiquement confus.

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« Ceux qui ont assez de goût encore pour l’apprécier, ont aussi le bon goût de ne pas le dire » dit Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires à propos de de Parny, écrivain-poète réunionnais du 18ème siècle, prénommé Évariste. Chateaubriand est l’un des rares à reconnaître qu’il avait apprécié ses Elégies. Il fut de bon ton, dès le romantisme débutant, de brûler ce que d’aucuns (Lamartine) avaient cependant adoré avant de le brûler aussi. On retiendra que Ravel mit en musique trois poèmes en prose d’Évariste de Parny prélevés de ses Chansons madécasses, et en garda le titre.

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Dans la série sans fin – nos contemporains disent et écrivent n’importe quoi n’importe comment  :

  • Nous vivons dans une société complétement avalisée.

et adorent les pléonasmes :

  • Venir en présentiel ; être au téléphone en direct ;

et multiplient, lors d’émissions dites culturelles – suivez mon regard – les lieux communs les plus affligeants : « Faire école et partager est essentiel à la philosophie, puisque la philosophie a pour but de changer nos modes de vie, changer nos pratiques » : c’est moi qui souligne cette absolue sottise et ignorance crasse, doublée, si je puis dire, d’un vide sidéral.

Sans hésiter dans la même présentation écrite – oui, écrite : … « il y a dans le fait même pour la philosophie de fonder des écoles quelque chose de fondamental, quelque chose qui tient à son essence même. » C’est encore moi qui souligne, ou l’art de dire trois fois la même chose en une seule phrase, tout en n’expliquant ni ne disant rien du tout.

Voilà pourquoi je fuis, résolument, ces lieux de prétendus savoirs qui plaisent tant. Jules Renard ne disait-il pas : « J’ai le dégoût très sûr. »

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         Dans le même genre, je n’y résiste pas, parce que lu dans la fiche de présentation d’un livre venant de paraître, et sur la page même de l’éditeur, mais par qui rédigé ? Évoquant le sentiment de malaise (préalablement présenté comme un concept à établir … quelle horreur, mais quelle horreur !) que l’uniformisation du monde peut procurer, l’écrivaillon – stagiaire ? – de service ose la monotonisation du monde ; même les guillemets posés par principe mécanique de précaution adopté en toute chose, ne parviennent pas à amoindrir l’affligeante laideur, lourdeur, douleur de cette épouvantable trouvaille – une épouvantaille, et là c’est moi qui ose. Charitablement on peut étirer sa dose de tolérance et y trouver un emprunt à la musique ou la peinture – tout ce qui s’y dit d’une seule tonalité ou d’un seul ton – mais à force d’élonger la bienveillance on étouffe les talents.

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         D’une personne émue, i.e sous le coup d’un émoi, on dit qu’elle est émeillée. Un mot doux comme le miel, avec une pincée d’inquiétude cependant, uniquement dans l’Orne.

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         Revoilà l’écrevisse. D’elle, Michelet écrit que c’est un spectacle de la voir « se renverser, s’agiter, se tourmener, pour s’arracher à elle-même. » Ah !  merci pour ce se tourmener. (in La Mer).

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         Il vit les yeux fermés : signifie-t-il qu’il eut une vision, qu’il fit un rêve en dormant – passé simple de voir – ou qu’il mène sa vie à l’aveuglette – présent de vivre – ?

 

Au-delà de toute parlerie.

25 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

« On ne parlerait de rien s’il ne fallait parler que des expériences avec lesquelles on coïncide. » - Merleau-Ponty – in Phénoménologie de la perception -

 

Il est impératif de comprendre cela, puisque la parole est déjà une séparation. D’avec soi-même, ce qui n’est pas le plus simple à admettre, d’avec les autres, ce que tous vont s’empresser de contester.

Certes, l’immanence que l’on entretient avec le langage, la parole, les mots, est à ce point patente qu’on ne réalise pas qu’il faut les avoir à disposition pour en prendre conscience, pour se constituer comme conscience. Nous avons plutôt le sentiment que notre parole – interne ou externe – fonctionne à l’instar d’un matériel de réanimation qui va réveiller ou raviver un capital linguistique en dépôt, au repos en nous. La donation de sens – y compris le plus simple – n’a pourtant rien à voir avec cette illusion têtue, tandis que nous expérimentons à tout moment l’inverse : il suffit d’un mot, d’un arrangement de mots plutôt qu’un autre, d’un silence, d’une ponctuation, pour signifier autrement, pour signifier autre chose.

Voilà pourquoi, toute réduction de l’usage du langage à des formules, des habitudes, des éléments simples, des réponses toutes faites ; tout effacement des nuances par l’oubli, l’ignorance ou le mépris de mots moins usés, moins fréquentés ; tout consentement aux sens uniques, aux significations communes, aux modes, éloignent de lui-même le locuteur, le scripteur, a fortiori l’écrivain, en le noyant dans la masse. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette séparation qui ne s’opérera pas en reproduisant systématiquement, mécaniquement, les mots des autres, leurs formules à l’identique, les expressions attendues, car alors je suis plus eux que moi-même. Le paradoxe, l’étonnement pour le philosophe, est de constater que, dans cette uniformité de mots, de phrases, d’expressions, nous prétendons faire valoir une opinion personnelle, un avis original, un point de vue particulier. Nous y prétendons à tel point que nous engageons des polémiques, des débats, des échanges, dans lesquels nous revendiquons le « droit » à une idée originale, faite cependant avec les mots de tous.

Il y a peu de chances d’échapper à cette uniformisation [en développement exponentiel, y compris dans la révolte ou la contestation, par les techniques de la communication robotisée] sinon par la philosophie et la poésie. La seconde semble plus évidente que la première dans ce soin, il n’y a pourtant aucune opposition entre les deux. C’est mon couplet, ma ritournelle, mon refrain. Le langage n’est pas et ne peut être la coïncidence avec les choses, sinon il n’y aurait qu’une seule langue de par le monde d’une part, de l’autre, ni la philosophie, ni la poésie n’ont pour fin ultime de fixer un sens unique. Il faut peser le poids de ces trois mots : fixer – sens – unique. Chacune s’investit dans un travail – au sens freudien – d’élucidation du monde dont les mots, et les mots seuls, sont le moyen et la fin. Élucidation ne veut pas dire position d’une vérité immuable, ni, à l’inverse, maintien d’un positionnement équivoque. L’élucidation poétique et philosophique est surgissement de ce qui, avant ou sans elles, n’aurait jamais été dit (écrit) ainsi, et non pas usage de mots supposés « exacts », dans une situation supposée « exacte » elle aussi. Et nous avons, c’est un poète qui le dit, la grammaire, l’aride grammaire elle-même qui devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire [Baudelaire] pour rejoindre et pour le détourner, voire le détruire, le principe de son organisation — la clé du sens.

Une minuscule expérience récente raviva en moi ces convictions définitives. Je lisais un propos sommaire mais dont les premiers mots avaient tout pour me plaire : qu’il fallait déplorer la disparition de certains mots. Bien, bravo ! ce n’est pas moi qui vais dire le contraire. J’applaudis et engage ma lecture toute guillerette, convaincue a priori du bien-fondé de cette démarche et des arguments énergiques qu’on dispensera pour la défendre. Quelles ne furent pas ma surprise et ma déception. D’abord, le mot à sauver - il n'y en avait qu'un - s’il n’est pas de conversation courante, n’a pas disparu. Certes, on ne l’emploie plus dans les échanges réticulés par les robots – parfois quelques derniers Mohicans qui croient toujours au pouvoir des signaux de fumées – mais l’affaire n’est point là. Notre plaintif du jour semblait ne pas/plus fréquenter les textes de belle facture dans lesquels, quand ce terme est usité, cela se fait par décision d’écriture. Il est vrai, en revanche, que les écritures contemporaines ont fermement réduit leur réservoir sémantique en puisant dans le tout-venant étréci des mots ordinaires. Pourtant nécessaire, ce simple constat était bel et bien absent. Je compris que j’étais devant une observation pure et simple, un peu comme on dit voir tomber les feuilles des arbres en automne. Je m’en tiendrai donc à trois remarques questionnantes : comment, en survalorisant systématiquement les « productions » sans talent ni qualité, par flatterie servile et intéressée, sembler s’offusquer qu’on n’emploie plus certains mots ; ensuite, en farcissant systématiquement toute parole d’anglobal sans rime ni raison ; enfin, en dénigrant ou ignorant, systématiquement les écritures travaillées, l’exercice de défense ne devient-il pas archipatelin, tartufe (un f) voire tartuffard (avec 2 f) ? Le minimum, comme on dit platement, serait d’être exemplaire, ou de se taire.

Quel rapport, me direz-vous, avec la philosophie et la poésie ci-devant convoquées ? En ce qu’il y a symptôme visible d’une négligence fautive qui ne veut pas reconnaître qu’elle participe à ce qu’elle dénonce : constater l’appauvrissement de l’usage des mots, la raréfaction du vocabulaire, et n’en tirer aucune conclusion. La saisie des mots disponibles – dont la liste est infiniment infinie – n’est pas une addition passive mais une fréquentation délibérée de paroles elles aussi délibérément déviantes au sens d’inattendues, compromettantes au sens de non conformistes, suspectes parce qu’insues, malfamées parce qu’inconnues, tant dans leur élection que dans leur construction. Alors, si l’on a l’étrange chance de savoir qu’un mot, une expression, une formulation ne sont plus en usage, plutôt que passer son chemin tel un visiteur de musée blasé et fatigué, plutôt que se moquer (cela se fait) de qui l’emploierait à contre-temps soi-disant, et signer ainsi son étroitesse, plutôt que croire que ça n’a aucun intérêt : transformer cette absence, ce manque qui toujours béera, en beauté.

Broquille du Jeudi

20 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

 

Qui est pourvu de pieds est piété. Qui ne peut plus avancer tant les pieds s’y refusent est épiété. Qui a de mauvais pieds ou contrefaits, malpiété, des pieds boiteux par exemple, qui le font piètre, et piétresse sa boiteuse. Et si sa boiterie vient de ses souliers, leur usure, mauvais entretien ou qualité, suffira-t-il de les ratatibouêner ou seulement les rabouêner – c’est un peu moins long – voire de les rafuter pour aller mieux, Pétrus Borel dit rabobeliner. Ou les déposer chez le rataconneur. Mais alors vous serez va-nu-pieds.

Porteriez-vous un yu, du côté de Coutances — nom étrange et attesté, qu’on croirait arrivé de Pékin, passé par les mains expertes de l’ovaliste ou travaillé comme un lampas ou damas — yu, simple vêtement que l’on a raccommodé par un morceau de couleur différente, porteriez-vous ce yu, qui chante beau mais ne se tient pas bien, vous ne seriez pas à l’abri d’un faux pas, si la démarche fait l’individu bien plutôt que son soulier, encore faut-il être bien chaussé pour ne pas achopper ; métaphores dont on voit le fil à gros points. On ne peut avancer droit si l’on est trepelu, adjectif qui doit au latin pilus sa signification de gueux, ou sale. Ainsi l’emploient Rabelais et Rétif de la Bretonne. Nous dirons qu’il y a quelque charme mélancolique – quelque vaguesse – à porter une robe assez mal ajustée pour vouloir en travailler le tombé. De cette couture-là il faut se piquer pour ne pas trébucher. L’aplomb du tissu, sa tenue s’il est fluide, sa raideur s’il est lourd. Ne plus y voir que les soprefins. Le grimaud n’en sait rien, qui se contente de faire le culottier, sans façon, sans broderie, aussi le cambrurier, le récupérateur de chaussures usagées, dans lesquelles il se met, sans art et sans finesse. Coutier plutôt que couturier, dépeceur de carrosses, rubanier en gros, gâte-papier comme le mauvais cordonnier est gâte-cuir. N’abuser point des charentaises, modèles qui siéent à tout le monde, voilà leur vice.

Mais qui, à propos de la sandale d’Empédocle parlait d'un objet dérisoire et bouleversant ?

 

Catherine et les Oiseaux.

15 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

 

  Il parlait aux oiseaux, dit-on de François d’Assise. Giotto, l’admirable peintre, intitule l’une de ses Fresques de la vie du Saint : predica agli uccelli – prêche aux oiseaux - ; sur la pierre de l’église San Francesco de Bevagna il est inscrit : Praedicat – François prêche – hic avibus Franciscus simplex (…). Quelle que soit la nuance, – rappelons que « prêcher » n’a pas pour première intention un sens péjoratif – entre l’homme simple et les oiseaux, il y a des mots, des paroles, des murmures, des chuchotements, que l’on prononce, que François prononce, doucement penché vers le sol où ils sont regroupés à ses pieds, par le pinceau de Giotto. Position inverse de l’ordinaire, où l’homme terrestre doit presque toujours lever les yeux s’il veut les voir, mieux, les observer. Alors il faut avoir un peu de l’âme de François pour parler aux oiseaux, il faut que l’âme de François coule, passe, circule en qui le veut. Il faut être un peu le Poverello doux et humble – le pusillo de Dante - du livre si bien nommé de Christian Bobin, Le Très-Bas, dans lequel les oiseaux parlent, eux aussi. Un moineau, un rouge-gorge, une alouette : je cogne du bec au ciel bleu clair, je demande que l’on m’ouvre.

Chaque matin, en toute saison, par tous les temps, que le ciel soit bleu d’acier ou gris d’encre, cloqué de nuages ou tout juste éraflé, que la pluie tombe dru, ou que la brume repose, la gelée qu’on dit blanche mais qui laisse l’herbe verte, ou l’épaisse chaleur dès la pointe du jour, chaque matin, exactement, Catherine paraît à ses oiseaux. C’est bien en ce sens – et ce sens en a deux – qu’il faut lire cette cérémonie matineuse quotidienne. Ils sont là, invisiblement, ils attendent, guettent, épient, observent le moindre mouvement dans la maison que la nuit a quittée. Invisiblement ils sont dans l’arbre devant la fenêtre. Invisiblement, ils sont un peu plus loin, dans les grands sapins au bout du terrain. Invisiblement, ils passent, s’éloignent et puis reviennent. Invisiblement, les oiseaux attendent Catherine, la seule non point à les voir, mais à les reconnaître, à les connaître. Cela sursoit à toute autre activité. Casser la pellicule glacée formée en fin de nuit dans l’abreuvoir, remplir la boule à graisse et à graines, avancer sur la terrasse pour inspecter tout mouvement de plumes ou de bec. Après, seulement après, s’asseoir et regarder infiniment, le long des heures.

Ils sont oiseaux communs que le commun des mortels pourtant ne connaît pas. Même si, contre toute attente, une huppe fasciée passa la Loire un 15 Août, demeura trois jours et repartit, sans jamais revenir depuis deux ou trois ans – il faudrait retrouver la petite note insérée dans le carnet ce jour-là – le gros de la petite troupe ailée est constitué de mésanges, c’est-à-dire aussi pour le béotien, de passereaux. La jolie bleue – dont on ne voit d’abord que le ventre jaune, Sous cet amas de plumes il y a certains endroits où le corps existe, d’autres où il fait défaut, dit Ponge – tandis que la tête seule est recouverte d’un morceau de ciel d’été, la jolie mésange bleue avec la charbonnière, coiffée et cravatée de noir, rythment la circulation intense du petit matin, depuis l’arbre jusqu’au bord de la fenêtre ; Ponge encore dans ses Notes prises pour un oiseau en 1938 : Il en est qui plus que d’autres paraissent déterminés par un instinct fatal, ou des manies rédhibitoires. L’observation patiente, têtue et silencieuse est la seule attitude, sinon négliger, se détourner, ignorer. 

Aussi, ce matin-là, alors que je passais pour une intruse, une indésirable dans l’aire délimitée par des tracés indécelables mais d’une admirable précision, ce matin-là, alors que je m’étais éloignée de la fenêtre où les bleues, les charbonnières, arrivaient dans la méfiance, la mésange noire, celle dont la nuque est toute blanche, celle que Catherine d’Assise me disait être à exemplaire unique dans son jardin, et qui, probablement ne viendrait pas, la mésange noire parut. Je pris cela pour une politesse discrète envers ma tenue vestimentaire et mon goût prononcé pour cette couleur à laquelle je trouve mille reflets et étincelles. Catherine était dans une joie colettienne contagieuse, la mésange dut en frissonner d’orgueil. Pour venir une seconde fois à la fenêtre, elle attendit que je m’y fusse immobilisée longuement, et fit consolation de n’avoir vu la mésange à longue queue – absente étonnamment du rebord aménagé en cantine à oiveaux alors que trois étaient passées à tire d’ailes. Un oiveau est la proposition que fait Ponge pour transformer le mot « oiseau » en substituant au S qui répartit autour de lui toutes les voyelles de l’alphabet, un V qui montre autant les ailes déployées qu’il nous ramène à l’avis latin. Va pour l’oiveau, dont l’inattendu V fait aussi petit réceptacle pour boire l’eau de pluie.

Pour que le chardonneret et tous les siens puisse se nourrir de graines d’herbacées, essentiellement en Août- Septembre, Catherine d’Assise a renoncé à faucher une partie de son terrain. Les connaisseurs le nomment élégant, elle le surnomme fraise écrasée, en raison de l’éclatement d’un joli rouge tout autour de son bec, jusqu’à ses yeux, au milieu de son front et à son menton, sans doute l’œuvre d’un enfant malicieux qui lui aurait écrabouillé une fraise trop mûre en pleine face. A l’arrivée de l’automne, les chardonnerets élégants retrouvent les bouvreuils, dont certains ont le rouge tombé sur le ventre. Le jardin est un lieu de rendez-vous permanent. Et pour les ventres, le monde des oiseaux des jardins et des champs redouble d’invention, j’ai oublié de nommer – je ne nomme que ceux qui passent et s’arrêtent chez Catherine bien sûr – la nonnette, qui fait partie des petits modèles, d’où le diminutif, mais les déclinaisons de beige, écru, bis, sable, blond, imitent peut-être les variations teintées des bures des nonnes, évidemment des Clarisses, en hommage à François d’Assise.

Si j’appris que le nid des corneilles se trouve dans les grands sapins, je n’ai jamais pu les distinguer, bien que les branches et leurs épines soient, en cette saison, un peu maigrichonnes, et totalement nues celles des caducs qui les entourent, je ne verrai pas le Pinson des arbres – plutôt visiteur du soir – très coloré, mangeur de graines lui aussi, ni les verdiers. L’attaque d’une buse par une corneille fut si rapide, que j’en manquai le départ – le foudroyant départ capricieux en vol, pongien – et j’appris que Monsieur et Madame pic épeiche ne sont pas venus cette année : lui porte une sorte de calotte rouge à l’arrière du crâne, elle est bien plus discrète sur ce point. Mais le plus beau manquement – et ce n’est pas un oxymore – est celui que me fit la sitelle torchepot, dont le nom à lui seul fait gourmandise d’écriture. Il faut placer ce torchepot entre Rabelais et Pétrus Borel. Donc la sitelle, qui aime la compagnie des mésanges, n’aime pas qu’on rôde en ses surfaces coutumières, car elle s’y promène souvent seule de sa famille. Tête en haut ou tête en bas, elle ne la perd jamais, marchant le long des troncs, telle un grimpereau des bois qui humilierait un pic qui jamais ne s’aventure à se mettre le corps à l’envers. Cette sitelle torchepot au comportement saugrenu, joue les gazelles effarouchées dès qu’elle se sent désirée. Ce qui eut pour conséquence directe qu’après en avoir tant parlé et l’avoir attendue une matinée tout entière, elle ne parut point. Et je partis. De la pièce, de la maison, de la ville, du lieu. Je repris la route pour revenir en ma demeure.

C’est alors, précisément, qu’elle arriva, avec son œil de biche, moqueuse m’écrivit Catherine d’Assise, dans un message instantané.

« Cigarettes, Whisky et P’tites Pépées »

8 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

Du film sorti en salle en 1959, il ne reste peut-être rien dans la mémoire collective des salles obscures, seulement éclairées à l’époque par le rai projeté depuis la cabine, sur lequel dansaient visiblement des milliers de photons et de grains de poussière. Mais demeurent, peut-être encore vaguement, le titre et la chanson qui ont fait leur temps, depuis longtemps. Dans les bacs des disquaires de ces années-là, il y avait les vinyles d’Annie Cordy et Eddie Constantine, on nous pardonnera de préférer le second. Le succès fut considérable, l’expression demeura, elle fit florès pendant des années, pour désigner … comment dire, une certaine ambiance, une atmosphère. Il semblait qu’en trois mots on avait tout dit d’un monde qu’on ne connaissait pas, cigarettes, whisky et p’tites pépées.

L’expression me vient pourtant – c’est dire ! en première intention plutôt que cigarettes, alcools, chemises blanches, bretelles, costumes de tissus chics et fluides qui font le trousseau et la tenue masculine de tous les acteurs d’un autre film, sorti en 1963, que l’on dit populaire, ce qui est vrai, mais qu’on a oublié de lire, pour montrer en quoi il tombe aussi impeccablement que le pli cassé du pantalon sur des chaussures parfaitement cirées, sans oublier le large et confortable manteau d’alpaga, autrement appelé parfois et à tort, poil de chameau, ce qui fait plus rustre et nettement moins doux, ou de lama, déjà un peu plus rare ; seulement l’alpaga, directement descendu de la Cordillère des Andes, semble plus légitime pour vêtir les truands actifs, retraités ou repentis de retour de Bolivie ou d’ailleurs, mais toujours d’Amérique du Sud. Ce film que je re-re-re-gardais, sans la moindre vergogne ni retenue pour remiser un accès de tristesse d’un soir au rayon des accessoires, dont le titre sera tu jusqu’au bout puisque tout le monde l’a déjà deviné, dont on connaît les répliques, la musique, les scènes mémorables, justement c’est le mot, ce film use des outils et techniques les meilleurs selon la littérature. Et ça marche.

L’art de la réplique est évidemment à mettre en haut de l’affiche. Elle doit être à la fois inattendue sans passer pour étrange, déconcertante mais pas invraisemblable. A cette mesure, l’argot des truands est le meilleur, surtout dans son … milieu. Encore faut-il ne pas saturer les dialogues et fatiguer l’oreille. Aussi, les incongrues prises de paroles – répliques courtes, courtaudes et courtoises – du majordome mal dégrossi aux bonnes manières, écopent le rafiot quand il prend de la gîte : qu’est-ce qu’on peut faire qui t’obligerait ? [Robert Dalban, né à Celles-sur-Belle – 79)]. Cet écart volontaire, pour n’être pas une routine ou une simple trouvaille, se doit d’être épicé par un art consommé de l’euphémisme qui en fait tout le sel. Ainsi, un retard désigne la fusillade essuyée et gagnée, qui fit à peine attendre la noce. Cela se passe à la fin, et pour montrer que le film jamais ne s’essouffle. Métaphores, paraphrases, non-dits, implicites, images imprévues non parce qu’elles sont exceptionnelles, mais seulement hors-cadre, hors ce à quoi tout le monde se préparait, ainsi le truand qui habite chez (ma) mère, qui (me) fait toujours sourire, des dizaines de fois et d’années plus tard. Ces proximités tangentielles avec des techniques scripturales autorisent d’autres répliques aux connotations culturelles parfaitement assumées, cette fois, et majoritairement prononcées par Antoine le petit ami [Claude Rich]. Les clins d’œil ou plutôt de mots, sont partout. Les écrivant, il faudrait parsemer de sic de repérages et autres guillemets d’étonnements réjouis, ça s’empuzzle, ai-je noté, car j’ai re-re-re-gardé ce film, papier et crayon en main.

Et son évidente nostalgie ne tarda pas à devenir audible entre les personnages – les répliques toujours – mais aussi visible pour le spectateur, surtout s’il connaît les Mythologies barthiennes, écrites entre 1954 et 1956 soit antérieurement. Le catch ; L’acteur d’Harcourt, où les hommes affichent leur virilité ; l’adhésion à ce poncif selon lequel l’idée est nocive, si elle n’est contrôlée par le bon sens ; Conjugales illustrées magistralement et a posteriori par le mariage d’Antoine et Patricia, concession à peine supportable sinon par le respect de la parole donnée, un point d’honneur dit-on dans le monde des caves, là où les autres parlent d’un cas de conscience – encore une réplique qui mériterait l’éternité ; il y a aussi quelque chose de reportable dans le paragraphe intitulé Dominici ou le triomphe de la Littérature, où Barthes analyse finement que l’éducation que l’on dit classique assure que les bergers conversent sans gêne avec les juges et s’il montre en quoi cette prétention est largement surfaite, qu’elle relève bien d’une croyance à la fois surpuissante mais impuissante, notre film où se mêlent apparemment sans clôture infranchissable, argot, langue commune, langage châtié, classique voire ampoulé, est un modèle. De Puissance et désinvolture, on garde l’essentiel. Il concerne ce qu’on appelait les films de Série noire, ce que n’est pas le nôtre, mais les signes, les signaux sont les mêmes, au point – c’est la thèse de Barthes – de s’inscrire si durablement dans le psychisme commun qu’ils y constituent un patrimoine psychologique, iconique, verbal … partagé. Ainsi, le gestuaire du détachement – Ventura est parfait sous ce registre – dans un monde du sang-froid où l’on devient un héros pour tenir le volant d’un camion de livraison clandestine – magnifique renversement des valeurs ! Barthes note avec pertinence, aussi je corrige mon oubli, que cet univers est celui de la litote : on tue sur un claquement de doigts, la mort se ramène à une épure, un atome de geste. A quoi j’ajoute, puisque les exemples barthiens ne peuvent se référer à notre film, le rôle parfait de la musique — ritournelle reprise aussi aux orgues de l’église, tendez l’oreille, précédant l’inratable solo ridicule d’une soprano chevrotante — à laquelle j’attacherais bien volontiers ce qu’il dit de l’usage du colt, la désinvolture est ici le signe le plus astucieux de l’efficacité. Même si l’attaque de la distillerie nous paraît aussi traitée, superbement, comme un western-spaghetti et la voiture un cheval qu’on enfourche.

Justement, La nouvelle Citroën, ou 43ème tableau des Mythologies, l’un des plus connus, au moins par son objet, sinon par son contenu. La DS, où tout le monde entend Déesse — dont on oublie parfois qu’elle fut précédée par l’ID, où j’entends l’Idée — succédant avec grâce, silence, élégance, vitesse, souplesse, confort et performance (autant de termes disséminés dans le texte) aux pourtant révérées tractions-avant, d’avant.  Là où Barthes en fait l’objet même de la promotion petite-bourgeoise, notre film – son réalisateur – choisit d’en faire celui du truand au grand cœur, aux antipodes de la petite, et même de la grande bourgeoisie dont le ¨Beau-Père, Président de la Foye est deux fois l’archétype, par son nom (la Foi) et par sa surdité nigaude. Il y a, dans l’économie filmique générale de ces saynètes cousues au fil de joie, une déploration délicieuse sur l’air de « c’était mieux avant » où la liste des regrets l’emporte toujours. Ainsi les difficultés du métier, de l’argent qui ne rentre pas, ou que l’on vit une époque de récession, qu’il y a un manque de main d’œuvre, qu’il n’y a plus de clients le dimanche (pour ces Dames) parce qu’ils regardent dorénavant la télé, et qu’en conséquences lesdites Dames sont tenues de s’exporter … qu’on ne peut pas vivre seulement avec quelques furtifs, i.e le client qui vient par hasard. Ces dures réalités se mêlent à d’autres pertes ou autres remplacements : le pastis (perd de l’adhérence) ; le twist, le cha-cha, le slow sont les nouvelles danses ; et même Lulu la Nantaise (bravo !) n’a plus guère de goût. La nostalgie est une constante de ce film immensément drôle et tendre, l’époque est dorénavant celle où les diplomates prennent le pas sur les hommes d’action, dixit le Majordome dans un soupir ; il appartient, évidemment, à la seconde catégorie, diplomates désignant ici tous ceux qui parlent, parlent, parlent, tandis qu’avant, il suffisait de « causer ».

Evidemment aussi, la scène la plus spectaculaire, qui frappe la vue dit l’étymologie, et la mémoire collective ne s’y est pas trompée, est bien celle de la cuisine – même si l’on regrette que tant d’autres soient un peu tombées dans l’oubli. Elle concentre – comme l’alcool fort bu comme du petit lait – tout ce que le film a disséminé avec équilibre et harmonie du début jusqu’à la fin. Evidemment tous les effets de langage – litotes et autres euphémismes – c’est du brutal ; il est curieux – mais avec eux du non-langage, ce qu’un réalisateur se doit de dire hors les mots. L’intensité, l’épaisseur, le paroxysme des silences qui construisent une séquence où, quels que soient les agitations et bruits alentour, on entend une insonorité profonde, traversée de soupirs et de regards, solides, ossus, puissants, nonobstant les corps qui vacillent. Faut-il que Francis Blanche – admirable petit notaire rondouillard obséquieux et vétilleux – ôte ses lunettes embuées d’alcool de pommes (des pommes, Y’en a !) pour saisir le tout dans les détails. L’impassibilité dans l’agitation.

         Ne flinguons pas ce film, il aurait pu faire un 54ème titre aux Mythologies de Roland Barthes.

L'honneur d'un homme.

6 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Il décida de renoncer à sa nationalité dès qu’il comprit. Avec Elsa, son épouse, ils prirent le transatlantique. Dès leur arrivée, un petit groupe de militantes s’agitèrent contre ce « pacifiste et communiste » en bloquant la délivrance des visas. Elles se disaient patriotes dans leur pays, mais avaient mené bataille contre le droit de vote des femmes et se livraient aux plus stupides diatribes au nom de la religion. Elsa et son célèbre mari parlaient l’américain avec un accent germanique qu’elles jugeaient inadapté et inacceptable, et avec lui les travaux du grand homme qui, à leurs yeux imbéciles, ne valaient pas plus que de savoir « Combien d’anges peuvent tenir sur une tête d’épingle si les anges n’occupent aucun espace ». Il traita leurs minables tentatives par la dérision, infiniment plus préoccupé par les affaires du monde qui l’obligeaient à partir loin de chez lui pour toujours, ayant saisi très tôt comment un médiocre jouait sur les émotions et les préjugés de la population. Il fut accusé par le parti vainqueur d’« intellectualisme culturel, de trahison intellectuelle et de débauche pacifiste » — [nous n'avons pas oublié que Socrate fut condamné à mort pour impiété et corruption de la jeunesse.] Tous ses biens furent pillés ou confisqués. Mais seule la perte de son petit sloop en acajou massif l’affecta d’autant plus qu’il fut remis à l’imposteur, l’hystérique superstitieux ainsi le nommait-il. Volontairement, il rendit son passeport, démissionna de l’Académie des sciences du pays qui l’avait pourtant formé, s’évitant pour lui-même le traumatisme d’une exclusion et pour les autres l’orgueil d’une radiation. Un ministre du parti honni dit de lui qu’il avait le toupet d’un petit coq vaniteux.

Cet homme lucide, fier, courageux, qui avait tout compris déjà en 1932, s’appelait Albert Einstein.

SANCTUS JANUARIUS,

1 Janvier 2022 , Rédigé par pascale

                                               sous-titre du Livre quatrième du Gai Savoir de Nietzsche, que tout le monde comprendra sans interprète. Il est suivi de huit vers, de la main du philosophe, dont la traduction française du dernier, dans l’édition que j’ai sous les yeux, propose cette exclamation d’un entrain assez plat : Ô toi Janvier le plus beau !    (A Gênes, janvier 1882.)

Tournons la page. Paragraphe 276. Pour le Nouvel An. C’est son titre. Quelques lignes pas plus, un des formats les plus pratiqués par le philosophe. En cette presque fin du 19ème siècle, on n’échange pas encore de vœux de manière frénétique, aussi le ton de Nietzsche est-il légèrement ironique, dubitatif pour le moins, surpris, étonné, Aujourd’hui chacun se permet d’exprimer son désir, sa plus chère pensée. Cette non-retenue, cette impudeur légèrement pudique – il y a de l’affectif là-dedans – n’est pas encore, ou pas tout à fait un reproche, peut-être un embarras, bien vite surmonté. Il prévient dans la même lancée, qu’il va se plier volontiers à cette nouvelle coutume, ce rituel nouveau. Peut-être pour voir, pour vérifier — et l’on sent bien l’incrédulité qui pointe — si ou comment ce qui n’est pas encore advenu pourrait être affecté par quelque pensée et de quelle sorte. Et s’il doit y porter crédit. Le monde entier n’en serait que plus beau, inévitablement. Se pourrait-il que notre seule volonté ait une telle puissance ?

Aux antipodes du pari pascalien, trop réductible, hélas ! à la trivialité de telles tournures : que risque-t-on à y croire ou ça n’engage à rien … le célèbre Amor fati trouve ici l’une de ses occurrences. On s’est beaucoup trompé sur la signification de ces deux termes pour les avoir rapportés à un précepte stoïcien pourtant introuvable stricto sensu, mais surtout terriblement défaitiste dans sa compréhension traditionnelle doctrinale : la nécessité d’aimer tout ce qui nous arrive, parce que … cela (nous) arrive !  Le vœu de Nietzsche – il n’y en a qu’un et il est pour lui-même – est de ne pas lutter, ni chercher à lutter, ni réfuter ni vouloir réfuter ceux qui l’accusent. Il lui suffira de détourner le regard de ce qui n’est que laideur qui ne vaut pas, au fond, qu’on lui fasse la guerre. [La dimension esthétique est prégnante ici, et, l’élargissant à l’œuvre, impérativement musicale]. Puisse notre volonté n’être jamais retenue ni engagée par toutes les bassesses. Si l’Amor fati a quelque rapport avec les Grecs (y compris latinisés) – ce qu’il faut toujours envisager chez Nietzsche – ce serait avec les préplatoniciens : Empédocle est de ceux dont la lecture l’a profondément marqué, le physicien-poète pour lequel il n’y a jamais Harmonie que par réparation d’une Discorde, ou Discorde que par rupture de l’Harmonie ; que la Tristesse n’est pas le contraire de la Joie mais sa dissolution, en un sens quasi chimique ; ce qui la suppose et l’impose en creux, pour le dire en termes plus contemporains car bonheur et malheur sont deux frères jumeaux (ibid. fr. 338) et s’il ne s’agissait que d’aimer son destin, comme on le dit si souvent, l’injonction serait morale, autrement dit, tout sauf nietzschéenne. Au fond, si l’on devait absolument garder ce terme – morale – ce serait dans le sens de cette parfaite et unique négation (276) : regarder ailleurs.

Le vœu que Nietzsche formule pour lui-même en Janvier 1882, est à la fois dispersé dans son œuvre et concentré dans cette formule à laquelle je rends son intégr(al)ité : Que regarder ailleurs soit mon unique négation. A savoir : vivre caché pour vivre pour soi, dans l’ignorance (c’est lui qui souligne) de ce que l’époque tient pour le plus important. Mets entre aujourd’hui et toi-même au moins l’épaisseur de trois siècles ! supplie-t-il, ajoutant, en des accents bouleversants : que les cris, les vacarmes, les révolutions ne soient que murmure(s). J’avoue sans contrition la paraphrase. Une telle adéquation et résonnance avec le sentiment de quelques rares lucides n’ont pas à être glosées, elles s’imposent.

Que les vœux de tout nouvel an commençant soient d’abord ceux que vous vous adressez à vous-même.  Ceci est mon vœu.