inactualités et acribies

Modeste réflexion dominicale

27 Février 2022 , Rédigé par pascale

 

Entre un texte et son lecteur, il y a, la plupart du temps, une ignorance vertueuse. Non qu’il soit bon – en soi – de méconnaître les déloyautés ou les fautes – morales, politiques, affectives – de celui qu’on lit, nul n’ignore plus à quel point la biographie tient les plumes, mais la nécessité d’un filet de protection tendu au-dessus de notre entendement et de notre sensibilité pour, paradoxalement, être en contact immédiat avec les mots, évite le risque de les contaminer par ce que Spinoza appelle – et dorénavant tout le monde, même sans l’avoir lu – les passions tristes.

Je ruminais cela, à l’instant, me demandant comment ma vie de lectrice avait évolué depuis les premières lignes – dont j’ai tout oublié – les premiers livres – tombés eux aussi dans le grand trou noir – les apprentissages – dont on m’a dit qu’il n’y en eut point, comme si l’on pouvait avoir la lecture infuse – les heures, les jours, les nuits passés avec les livres – dont je ne saurai dresser la liste – pour ne rien dire de ceux qui auraient dû « changer ma vie » – depuis que des promoteurs professionnels de livres nous font promesse d’entrer dans l’ivresse commune de-ce-qui-se-vend-le-mieux. Je ruminais cela et trouvais non point une réponse, car alors, je l’aurais trouvée bien avant, mais une proposition relativement acceptable a posteriori.

Pour autant qu’il m’en souvienne, j’ai toujours cherché ce qui pouvait avoir poussé ma curiosité intellectuelle toujours en éveil au point de n’avoir jamais cessé de lire et au risque d’avoir oublié tellement plus que je n’ai retenu. Je me revois aux heures longues des études du soir à l’internat des bonnes sœurs, après le goûter toujours pris dehors – la cour ou le préau – d’un morceau de pain accompagné d’une barre de mauvais chocolat, je me revois tourner et retourner sans cesse les pages des livres dits de français – tout le monde a compris lequel à la double signature, un pour chaque siècle depuis le XVIème, rien avant –

et des fascicules violets des Petits Classiques Larousse par lesquels le balancement des alexandrins de Racine a définitivement contaminé mon cerveau et me rend inaudible – inouïe – toute phrase bancale, toute prolation oublieuse des liaisons, voire des diérèses, pire toute élocution inarticulée, atone, accélérée. Dans la grande braderie de mes souvenirs scolaires, il en reste un qui a tenu contre vents et marées : la lecture à haute voix d’un extrait d’Athalie – lequel ? – c’était en classe de Seconde ; l’écrivant, un autre vient en concurrence : la récitation devant Monsieur l’Inspecteur de l’Automne de Lamartine, Salut bois couronnés … mais là, c’était en 7ième, aujourd’hui appelé CM2, et non, je le jure, je ne suis pas née au début du 20ème siècle, ni camarade de classe de la grande Colette.

En revanche, je viens de comprendre, de me souvenir et de réaliser fortement,  que ceux que nous appelons « les grands textes » tiennent debout tout seuls et que, pour eux, il y a deux temps. Celui de l’absorption, plaisir du cerveau et de la mémoire, la rencontre, le temps des jeunes années pendant lesquelles on lit sans savoir alors qu’on sait déjà, qu’on sait pour toujours, qu’il se passe quelque chose de l’ordre de l’irréversibilité. Pour moi, cela s’est passé à l’école, à la petite école, et jusqu’à la rencontre des « grands textes » de la philosophie, et depuis, il faudrait que chaque jour ait 48 heures et non la moitié. Après, il y a le temps de la manducation, de la rumination, des découvertes souvent, le très long temps d’après, celui des savoirs. Parfois des illusions perdues. Le temps qui donne raison à cet instinct de lire pour lire, quoi qu’il en soit et quoi que l’on sache de l’auteur, son écrire s’il est de talent, s’il est de génie, tiendra au-delà de tout, de tout. Voilà pourquoi, ma petite méditation dominicale peut se résumer ainsi, très, vraiment très naïvement : lire et faire lire « les grands textes » sans peur et sans crainte ; s’en tenir à eux, retenir leurs mots, leurs rythmes, leurs tournures, leurs surprises, leur génie. Mémoriser sans le savoir, être habité par eux. Laisser venir le temps, le temps d’après, pour la confrontation même douloureuse avec l’inhumaine humanité de l’écrivain, la petitesse de son caractère, son insupportable orgueil, son immoralité ou son sale caractère, ses bassesses. Il nous ressemble. Se souvenir pourtant qu’aucune de ses défaillances n’expliquera jamais son art. Oui, « les grands textes » tiennent debout tout seuls. Le reste, qu’on le sache ou qu’on l’ignore, ne peut rien y changer. Il y a peut-être là un critère : si la part subjective de ce type de savoir(s) venait entacher, compromettre, le « pur plaisir du texte », ne faudrait-il pas interroger la bonne foi d’un tel lecteur qui recouvre de passions tristes ce que, pourtant, il a adoré ; et si le  « pur plaisir du texte » ne résiste pas à des savoirs adventices, plus objectifs ceux-là, n’est-ce pas le moment de se dire qu’on l’a injustement aimé, qu’on n’a pas aimé un texte, mais tout ce à quoi il nous ramène, qu’on s’est aimé soi-même dans ce qu’on a lu, ou qu’on a trouvé là de quoi s’aimer un peu plus ou un peu mieux.

Et, sans surprise, une liste plus ou moins longue, cela ne compte pas, se révèle en nous de noms d’écrivains, d’écrivains véritables. Cela relève de la catharsis, de l’abréaction, d’un travail psychique intense et continu, le contraire absolument de ce qu’on nous dit de la lecture, un loisir qu’il faudrait pratiquer après qu’on a fait tout le reste.

« Du sang sur ses ailes d’ange. »

21 Février 2022 , Rédigé par pascale

Cornélienne par la généalogie, un peu noble par situation familiale, très croyante, normande par établissement, caennaise par résidence et meurtrière par conviction politique, elle aligne les circonstances — ou les astres — à la pointe d’un petit couteau acheté pour l’occasion. La préméditation commence-t-elle dans la tête ou dedans la coutellerie ? Difficile de trancher, se risque à dire le bon peuple. Toujours est-il qu’elle comprit très tôt qu’en politique on ne se méfie jamais assez de ceux qui nous veulent du bien : notre petite pensionnaire des Dames de l’Abbaye, inégalable merveille de l’architecture romane — fondée par Mathilde soi-même, épouse de Guillaume conquérant des terres anglaises en son temps — notre petite pensionnaire saisit sans difficulté qu’à trop embrasser, mal on étreint et se proclamer L’Ami du peuple ne protège pas des pires abus. Il se peut, en revanche, qu’être nourri(e) de lectures classiques rende plus lucide et un peu moins sot(te), active la témérité et la détermination. Il fallut aussi quelques rencontres bien venues.

Nul ne sait si Charlotte avait lu un autre Normand qui prisait tant son aïeul et le préférait à Racine pour être allé, selon lui, plus loin dans les passions. D’ailleurs, il ne manqua pas de lui écrire et reçut en retour son approbation pour avoir saisi le cœur même de la généalogie passionnelle de ses héros. Que Charlotte ait lu ou non — et l’on peut dire presque assurément que non — Monsieur de Saint-Evremond, il est certain, en revanche, qu’elle connaissait les héroïnes tragiques de son superbe aïeul. Sans hésiter, ni subir le dilemme que l’on dit « cornélien » par le succès toujours caricatural des schématismes scolaires, notre jeune, brave, vaillante et valeureuse combattante de la liberté partit un mardi matin de Juillet en direction de Paris. Seule et depuis Caen, où une chocolaterie artisanale porte désormais son nom confondu et fondu pour toujours et pour les amateurs avec la ganache, la praline et le cacao, et parce qu’elle vécut là approximativement — les bombardements que l’on sait ayant quelque peu bousculé depuis, l’ordre des rues et des bâtisses — on est certain en revanche, que lorsqu’elle était là, chez sa tante, revenue de chez les bénédictines de l’Abbaye, Charlotte, depuis sa chambrette, touchait des yeux l’Église Saint-Jean.

À son père peut-être encore mais sans certitude à Cordey, de nos jours un tout petit village – moins de 150 âmes – du côté de Falaise et même de Putanges, ou encore de Morteau-Couliboeuf, elle écrivit pour le supplier de se réjouir de (son) sort, tout en lui disant adieu, ce qui n’est quand même pas très rassurant. Pour calmer les acribiens et autres amateurs de notre Charlotte historique, qui auraient déjà compris de qui je parle, je précise que le hameau de Cordey s’orthographie bien ainsi, à une voyelle d’écart du patronyme de notre championne. Charlotte Corday, donc, puisqu’il faut l’appeler par son nom, précisément Marie-Anne Charlotte Corday d’Amont, citant l’autre Corneille — Thomas — dans ce billet arrivé posthumément, sera guillotinée quelques heures après l’avoir rédigé. Le « mythe historique » naquit, à l’instant où sa tête fut tranchée. Pour oxymorique qu’elle soit, l’expression est adaptée en ce sens où Charlotte, l’Ange de l’Assassinat comme l’appela plus tard Lamartine, participe évidemment et ô combien de l’Histoire, avec le grand H, mais aussi de l’image qui surgit instantanément ou presque, faisant imagination collective et récit phantasmé, en des temps(il y a presque 229 ans) où la connaissance d’un événement dans tout le pays, qu’il soit fait divers, anecdote, ou digne des archives mondiales, n’arrivait jamais au moment de sa commission.

Le meurtre de Marat par Charlotte Corday dépasse, évidemment, sa simple actualité ou modalité, en quoi il n’est pas important seulement pour l’époque révolutionnaire. Il engage, au-delà de lui, de ses répercussions immédiates, des questions de philosophie politique – la légitimité de la violence dans l’histoire ; la notion du bien général ou commun, mesuré aux convictions de quelques-uns ; celle du déterminisme historique ; et même de la vérité, excusez du peu, c’est-à-dire du sens. Dans l’Introduction à une édition séparée du livre 44ème de l’Histoire des Girondins de Lamartine, son auteur pose la difficulté en ces termes : Charlotte Corday est-elle « une justicière ou une meurtrière. Est-elle héroïque, ou est-elle fanatique ? ». Et par ailleurs, Michelet prévient : « Qu’on ne croie pas voir en mademoiselle Corday une virago farouche qui ne comptait pour rien le sang. » Tout au contraire, son extrême douceur était connue de tous et au moment de sa mort, dans les heures qui la précédèrent, ses réponses au tribunal ne souffraient ni excitation, ni fureur. Sa détermination était à l’aune de sa prise de conscience certes, mais non dénuée pour autant d’une ambivalence bien remarquée des analystes ultérieurs : que signifie la défense de la paix civile si elle se fait au nom du meurtre d’un représentant du peuple ? Charlotte n’est pas intellectuellement démunie : elle affirme et l’écrit, que c’est bien Marat l’illégitime qui menace l’État de droit, partant, le peuple, et que le tyrannicide est toujours justifié par la formule fameuse « j’ai tué un homme pour en sauver cent mille ». De plus, elle fit tout pour protéger son entourage, ses compagnons de gironde restés à Caen qui ignoraient tout de son projet, et leur éviter ainsi le procès en complicité. Marat n’écrivait-il pas dans l’Ami du Peuple en décembre 1790 : « poignarder, pendre, étriper les traîtres » ; et par ailleurs que l’état de nécessité autorise toutes les ignominies meurtrières et autres massacres et exécutions plus cruelles les unes que les autres : « égorger » ; « dévorer (les) chairs palpitantes ». Lamartine encore – on notera bien sûr l’écho sémantique bien connu – dit de lui qu’il n'hésitait jamais à faire couler « quelques gouttes de sang impur, pour préserver des flots de sang innocent », couper des têtes pour en sauvegarder d’autres. On pourrait rétorquer que le geste de Charlotte participe de la même logique, mais qu’on s’aligne sur un calcul estimé de 270 000 têtes tranchées, par prophylaxie sociale et révolutionnaire ou pas, la petite Normande adopta une posture sacrificielle qui fit cesser, non point les exactions de tous, mais au moins celles de cette bête féroce. L’auteur de ladite Préface pose la question : du sang de Marat ou du sang de Charlotte, lequel était le « sang impur » ?

         Le 13 Juillet 1793 Charlotte entra 20 rue des Cordeliers, planta un couteau tout juste acheté dans le poitrail de celui que tout le monde – Michelet, Cochin, Taine, Lamartine donc, Chateaubriand, Hugo, Louis Blanc, Chénier – s’accordera à qualifier des pires mots, dont, en désordre et en vrac, « le roi des Huns », un « noir serpent », un « aliéné », « avorton »,  à la « saleté » repoussante… n’en jetez plus ! Il faut opter pour une formule : soit elle assassina Marat, soit par elle il fut assassiné, cette dernière dont la forme passive redimensionne l’évènement à la mesure d’un Destin. Charlotte, c’est attesté, lisait Jean-Jacques Rousseau, qui jamais n’a appelé au tyrannicide, mais elle en comprit l’essentiel : le Contrat social ne peut être sans l’abandon des libertés naturelles (ou instincts individuels) au profit des libertés civiles et le gain de la raison contre les impulsions, du Droit contre la force, de la force du Droit contre le droit du plus fort.

Broquille du mercredi.

16 Février 2022 , Rédigé par pascale

 

Pluies

         ne plaisent guère froides & drues tombées longtemps. Perles de gris poudres nacrées gouttes de suie essuient la vitre en écrivant de haut en bas. Au jardin les buies aussi les rompues cassées fendues brisées tambourinent bruissent e& claquent jusqu’à leur dernier grain d’argile évanoui mêlé fondu dissous. Il a plu à la pluie de frôler les thuies inonder les prairies s’alanguir dans les landes les pâtis les herbages. Impeccablement précipitée sur les petits toits de bois de tuiles d’ardoises elle alentit sa chute pour mieux leur dérober

le luisant

             le brillant

                             le moiré

                                          que le temps écoulé depuis tant mit aux faîtes pentus. Roule & s’écroule bleuie s’enfouit au sol brisé. Sous ses coups d’aiguille elle ricoche en riochant. Elle attuit le monde alentour & mène le soleil à brouir l’herbe blanche les aspioles à fuir & les brumes à s’évanouir. Duits les nuages embrunchies les petites branches du fau rompues jusques à la terre où aucun ciel ne se reflète plus aucun visage aucun ennui patouillis devenue dans la pluie qui a chu. Mêlée aux vents mauvais gonflés grossis elle poignasse les roses s’acharne à poucrinier le lierre à crever la gouttière. Dans les courettes sur les remparts au fond des bois la pluie chante pouilles à tue-tête tandis que le monde s’amuït pour mieux l’entendre pour l’ouïr mieux. Avec lui éblouie la grenouille rainette & reine à la soirante & jusqu’au lendemain. Quand il pleut de pluies qui bruissent un peu trop il se peut que mon âme se vatrouille à voir le monde se tatouiller de boue.

 

& d’un geste crochu un petit vent coulis ravit chaque virgule d’entre les mots : elles empêchaient les gouttes de passer & de faire gribouille.

 

Le redan des mots

12 Février 2022 , Rédigé par pascale

 

Le mot

à mot se pose 

avant de s’envoler

 

De porcelaine en marionnette

brille au soleil

fouie dans le sable

 

 

Le ciel traîne ma peine irréparable,

                                 mol éventoir au-dessus de mes braises.

 

 

Plombs – verres – et feux aussi

à l’abri du soleil

        ne feront vitrail

ni copeaux de lumière.

 

Un flocon se pose

& le silence lance son cri.

 

      - Eusippe -

Les atomes de sel

Dans le néant des flots

 

La lame du feu

- la flamme -

tranche à vif

entre le bois, l’air et moi.

 

Tombée sur la terre noire

du lendemain,

la neige,

au pas de bruit.

 

La douleur ploie notre âme

à la douceur

parfois.

 

Écrire encore

en corps

jusqu’à ronger les ombres du demi-jour.

 

 

L’imparfait de ce temps

un jour déplissera

notre avenir,

orpailleur d’immensités.

 

 

Toute flammèche qui décoiffe un nuage

Saisit la hart au col.

 

 

Ce petit chemin sicilien qui passe dans les champs

trazzera

ouvre une ventrée de parfums coloraturs.

 

Y a-t-il une histoire de la Raison ?

9 Février 2022 , Rédigé par pascale

 

            Ce qui a une histoire peut faire l’objet d’un récit. On peut en désigner le commencement et la fin — qu’elle soit achevée ou non. Il n’y a pas d’histoire de ce qui ne s’inscrit pas dans un devenir. On voit bien comment une histoire des techniques est possible par exemple, et comment, en revanche, elle n’est pas possible de la matière inerte, sauf à faire l’histoire des points de vue de l’homme sur cette matière, l'histoire des idées en physique. Quelque chose n’a donc pas une histoire, mais l’homme fait l’histoire de ce dont il se saisit, en l’inscrivant dans le discours et en en faisant un objet d’étude et de réflexion, en lui donnant sens et intelligibilité, et en exposant le contenu, les variations, et même l’état de leurs conflits.

            Il y a néanmoins une difficulté. L’homme, se saisissant de ce qu’il fait ou pense pour l’inscrire dans un devenir et lui donner un sens, serait donc ce par quoi le sens est possible. Autrement dit, la Raison serait condition a priori d’une historicité possible : comment, dans ce cas, peut-elle être aussi l'objet de l'histoire ? Pour être bien posée, la question doit s’inscrire dans une approche résolument épistémologique : il ne suffira pas de pointer les apparitions et les manifestations de la Raison pour en faire l’histoire, il faudra dégager la valeur d’une démarche historique concernant la Raison elle-même. Quel sens donner à ce qui donne du sens ?  Enfin, si la Raison a une histoire, que l’on peut établir les raisons de la Raison, cela à son tour fait-il sens ? Et jusqu’où peut-on aller dans cette logique qui pourrait bien nous condamner soit à un formalisme stérile, soit, selon le mot de Kierkegaard au « saut dans l’absurde » c’est-à-dire à concevoir que si la Raison a une histoire, c’est aussi en raison de ce qui la dépasse. L’histoire de la Raison doit être circonscrite à la réalité humaine.

            Les hommes n’ont pas toujours usé de Raison, ils en furent même d’abord dénués. Cette étonnante proposition fut celle des philosophes de « l’Etat de Nature » notamment de Rousseau (Hobbes aussi) qui fait de l’homme naturel un « animal stupide et borné » (cf Le Contrat Social), lui réservant, il est vrai, de déployer dans l’état civil des qualités dont il n’a nulle nécessité dans l’isolement et la solitude. Rousseau montre ici une origine, un commencement de la Raison, présente en l’homme à l’état latent, qui se manifeste et s’ex-pose quand les circonstances le rapprocheront de ses congénères. Autrement dit, la Raison n’est pas à elle-même sa propre origine, ce qui est logique — s’il faut que la Raison soit déjà là pour que la Raison apparaisse, il n’y a donc pas de commencement saisissable, temporel, chronologique, d’autant que ce schéma est pensé dans une anhistoricité radicale et au seul titre d’une hypothèse. Le passage de l’absence à l’apparition de la Raison — alors qu’elle est la condition de tous les possibles : langage, moralité, arts et techniques, politique — n’est pensable, Rousseau l’explique longuement dans le Deuxième Discours et Le Contrat Social, que s’il se produit dans l’homme « un changement très remarquable », de l’ordre de la rupture, son entrée dans l’Histoire justement. Etant établi que l’apparition/manifestation de la Raison coïncide avec la sociabilité, on assiste concurremment au développement chez l’homme d’états contraires à savoir, l’envie, la jalousie, le goût du luxe et du superflu… décrits par Rousseau dans le Deuxième Discours comme le « tableau moral de l’humanité », catastrophique et décadent : il faut être doué de Raison pour en mal user, ou n’en point user du tout.

            De repérable, l’origine de la Raison — première condition pour en faire l’histoire — devient obscure et ambiguë : disposant par nature de rationalité, les hommes sont néanmoins décrits comme « inventant » les moyens de garantir une existence commune raisonnable. Tout se passe comme s’ils devaient prendre conscience de l’existence en eux d’une Raison dont l’histoire commencerait avec cette prise de conscience, ce qui laisse irrésolue la question posée : si la raison est cause nécessaire d’elle-même, quid de son histoire c'est-à-dire de son sens ? Hobbes et Rousseau, s’ils rendent possible la détection d’une effectivité de la Raison, risquent de nous entraîner vers une confusion de l’histoire de la Raison et de l’Histoire, de manière insatisfaisante mais provisoire, tant que restent irrésolues aussi les questions de la finalité, de la nécessité et de la signification d’un devenir rationnel de l’homme. Comme événement majeur, fondateur et originel de l’humanité, la Raison a donc une histoire.

             Ce point de vue n’est pas suffisant. Outre l’indécidabilité de son point de départ, il réduit l’histoire de la Raison à l’histoire de ses manifestations. Deux champs d’investigation s’ouvrent à nous. Celui qui, faisant de la Raison une caractéristique privilégiée de l’activité pensante de l’homme ; celui qui fait de la Raison la nécessité même du devenir humain, le sens même de l’Histoire.

             Bien sûr, les hommes n’ont pas toujours privilégié l’usage de la Raison, de la logique, en un mot du logos. Et l’histoire des civilisations, des religions et même des idées, est aussi celle des mythes, des légendes et autres magies. On dirait bien, avec Jean-Pierre Vernant (Mythe et pensée chez les Grecs) : c’est d’abord celle-ci. On connaît, en effet, la réflexion de ce spécialiste de la pensée grecque qui voit l’avènement de la philosophie au Vème siècle avant J.C comme le passage du muthos au logos, c’est-à-dire d’une logique du sens fondée sur l’irrationnel, les dieux, les cosmogonies, à une logique du raisonnement, de l’étonnement, dont Socrate peut être le symbole. Serait-il croyant — et il l’était en quelque sorte — se référerait-il aux mythes — et il le faisait — Socrate n’en est pas moins celui qui cherche la vérité en elle-même, recourant à l’usage et la puissance de sa propre pensée, apparentée à l’intelligible et non pas à l’irrationnel. Avec Socrate — mais pas seulement — la Raison inaugure une histoire par l’usage particulier du verbe comprendre, aux dépends du verbe croire. Ni linéaire, ni homogène, cette lutte contre les obscurantismes est essentiellement celle que mène justement la philosophie rationnelle, qu’en nommant ainsi on nomme bien. De l’usage du pléonasme comme antidote… On peut donc être croyant et philosophe, comme le fut Descartes, qui, abandonnant l’autorité des maîtres et des précepteurs (in Discours de la Méthode) trouve en l’usage de sa pensée raisonnante de quoi établir la vérité de manière « claire et distincte », nécessaire et suffisante.

             En conséquence, on aurait tort de confondre cet usage de la Raison avec celle du matérialisme et/ou de l’athéisme. Epicure montre que ce ne sont pas les dieux qu’il faut craindre, ou la mort rendre responsable de nos troubles, mais nous-mêmes. Il y a un remède (c’est le mot exact chez Epicure — pharmacon) nous sommes dans une thérapeutique, et la Raison est le moyen de notre salut (Lettre à Hérodote), qui repose pour l’essentiel sur la réduction de l’ignorance et le rejet des superstitions. Toute démarche qui s’y apparente participe de l’histoire de la Raison. La science donc, à partir du moment où elle franchit l’obstacle épistémologique dont Bachelard nous dit qu’il est d’abord, et étymologiquement, psychologique.

            Enfin, pour autant qu’elle a une histoire, la Raison participe alors au sens de l’Histoire en ce qu’elle donne à nos comportements de l’intelligibilité, et au devenir une finalité, un but, qui, même si elles nous échappent, n’en sont pas moins actives. Si la Raison est ce qui agit et non ce par quoi nous sommes agis, alors elle a bien plus qu’une histoire, elle est l’histoire. C’est, évidemment, la grande perspective hégélienne qui, au lieu de mêler en l’homme les comportements irrationnels, instinctifs, aux rationnels, considérant qu’il est de la nature de la Raison de gagner ses propres combats, Hegel les soumet à son pouvoir (même caché, même plein de ruses, même… incompréhensible !) qui nous mène et attire vers la fin et la finalité de l’Histoire c’est-à-dire l’inscription du genre humain dans l’Esprit, comprenons la réalisation du Bien (La Raison dans l’Histoire). En cet autre sens, il y aurait une histoire de la Raison, si l’on admet que tout devenir vise son propre dépassement, au double sens de réalisation et de but.

            Pour établir que, ou si, la Raison a une histoire, il fallait bien décider qu’elle est ce par quoi du sens arrive et qu’il doit l’emporter. Pour autant toute difficulté n’est pas résolue, car une telle décision ne se prend-elle pas au nom de la Raison elle-même ? En effet, tant qu’il s’agit d’établir en quoi la Raison participe à l’évolution (au progrès ?) de l’homme, cette histoire appartient à une anthropologie générale et se place aux côtés, par exemple, de l’histoire de la philosophie ou des sciences. Mais que devient-elle quand elle prétend s’établir au nom d’elle-même ? Nous voici dans une dimension polémique inévitable. Les philosophes ne l’ont d’ailleurs pas évitée, et d’abord, Nietzsche, l’un des moins rationnels d’entre eux. A vouloir soit tout soumettre à la Raison, soit renoncer à lui soumettre quelque chose, les philosophes lui ont donné un statut dont on voit très bien ce que l’homme y perd : dès les premières pages de Par-delà Bien et Mal Nietzsche pose la question de savoir pourquoi il faut préférer le vrai au faux, le juste à l’injuste, le mal au bien, bref, la Raison à ce qui n’est pas elle. Il n’y a, à cette « dictature de la Raison » aucune raison, il n’y a même que de fausses raisons, dit-il. Les philosophes sont victimes de leurs propres préjugés — ce qui est un comble. La Raison n’a d’autre histoire que ses propres préjugés … Et si le groupe l’emporte sur l’individu c’est que la Raison et particulièrement son histoire constituée, unifie les hommes dans des comportements grégaires et esclaves, serfs. Si la Raison a une logique, une raison, c’est celle d’une « méprise » du corps. Nietzsche rejoint une fois de plus, sans jamais s'y référer, la position freudienne pour laquelle le corps, en sa nature instinctuelle, est notre raison, et nous donne ses raisons, que nous nous chargeons ensuite d’habiller de morale (sublimation). Il ne s’agit pas pour Nietzsche de s’opposer « seulement » à une tradition qu’il déteste, car ce serait alors reconnaître le pouvoir de la Raison et celui de son histoire, mais de dire qu’il n’y a pas d’autre Raison que la Volonté de Puissance, et que son histoire n’est qu’un ensemble de constructions artificieuses en vue de cacher de simples caractères, préférences, désirs, ou même… histoires personnelles de philosophes.

« Tout cela, c’est du Descartes » *

5 Février 2022 , Rédigé par pascale

 

*[Titre emprunté à Husserl dans son Introduction à ses Méditations cartésiennes et dans la traduction de Levinas de 1931]

 

L’expérience que la volonté a d’elle-même, nous l’appelons liberté. En quoi nous assimilons l’une à l’autre, nous les confondons, nous les fondons ensemble : il suffirait que je veuille quelque chose pour démontrer que je suis libre. Autant la première phrase – dans son expression et compréhension cartésienne – et à condition de précision sémantico-philosophique est acceptable, autant sa réécriture non maîtrisée conceptuellement ne l’est pas. De là viennent tous les maux. Car, non, il ne suffit pas – cette condition exige la nécessité pour être probante – de vouloir pour être libre d’une part, d’autre part, l’usage surdéterminé du verbe démontrer n’en établit pas le pouvoir. Cela s’appelle parfois un principe de pétition qui ne satisfait que celui qui le formule et celui qui l’écoute.

Certes, chacun peut faire en soi l’expérience d’un vouloir infini, il n’en expérimentera pas pour autant sa traduction dans la réalité, il reste une puissance, qui nous fait croire que nous ne sommes déterminés par aucune force extérieure ni intérieure. Sinon, faut-il s’empresser d’ajouter, par ce sentiment lui-même de se figurer tout-puissant. Aussi, nous disposons d’un atout, d’un outil, d’une ressource et même d’un avantage à nul autre pareil pour amortir ce qui deviendrait vite une machine à frustration pour ne pas dire un mécanisme de l’impuissance, cela s’appelle l’entendement. Avec lui nous sommes déterminés à réfléchir. Ici, le verbe être n’est pas seulement une obligation grammaticale, il est signe d’une distinction unique, d’une exception remarquable : cette détermination à réfléchir nous dote d’un pouvoir plus immense encore que celui de nos vouloirs : nous avons le pouvoir de rectifier nos erreurs. Or nos erreurs sont notre exclusivité. Elles abolissent et invalident en nous l’idée inverse : notre faculté à connaître et savoir est infinie. Elles nous rapportent à notre finitude. Sans l’outillage philosophique minimal, on se trompe si l’on prend cette phrase de Descartes : la philosophie est une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir – dans la lettre-préface à l’édition française (1647) des Principes de la philosophie – pour l’éloge d’une discipline omnisciente. En réalité, elle dit seulement que la tâche que se donne la philosophie est de circonscrire au mieux nos connaissances. Lesquelles ont quelque chose à voir avec notre liberté, qui contient intrinsèquement et l’expérimente, notre imperfection.

D’abord il n’est pas vrai qu’elle nous donne tous les droits, ni qu’elle s’arrête(rait) où commence celles des autres – affirmation qui annule, de facto, ce qu’elle vient d’affirmer. Il y a dans ces poncifs, une erreur magistrale – si l’on peut dire – de méthode, de logique. Si la présupposition d’une définition de la liberté est nécessaire à son établissement, si l’on sait et si l’on sait le bien-fondé de ce que l’on veut démontrer, la démonstration devient inutile, se mue en monstration, en observation, en dispersion ou amplification à coup d’exemples, en description, en tautologie. Mais c’est l’erreur la plus courante, elle est même érigée en obligation scolaire : toujours commencer par les définitions ! Je m’étonne qu’on ne s’étonne pas de cet illogisme. Procédons par hypothèse(s) au contraire et demandons-nous, dans la prudence, le doute, la méfiance – l’épochè husserlienne – sur quels contenus préalables et de quelle nature, repose ce que nous croyons savoir ; quelle part de pré/jugé nous octroyons à notre assentiment, aussi d’habitude et de coutume qui nous font opter pour une décision plutôt qu’une autre, quel poids donnons-nous dans nos choix au raisonnement et si notre désir d’être libre ne l’emporte pas au fond sur tout autre discernement ; si la passion – au sens premier – de la liberté ne fait pas obstacle à la liberté. Si les raisons de vouloir, de choisir ou d’opter sont indifférentes à ce sur quoi elles portent, on peut toujours clamer être libre, on n’en est pas moins dans l’erreur. Non qu’on ne puisse faire n’importe quoi – on le peut dans l’absolu et on le fait même un peu trop à mesure d’une existence d’homme – mais admettons au moins qu’il y a là défaillance, défaut, affaiblissement, de ce qui nous fait être ce que nous sommes : l’usage le meilleur possible – chaque mot compte – de notre entendement, de notre raison, avec lui le rejet – ou la volonté du rejet – des croyances, adhésion aux erreurs des sens, accoutumance aux opinions, aux routines, soumission aux apparences surtout présentées comme véridiques. Ne confondons pas, encore fois, la liberté avec le désir de liberté. Celle-là est consubstantielle à notre nature pensante, celui-ci en est le mauvais usage contradictoire.