inactualités et acribies

Broquille du lundi

30 Mai 2022 , Rédigé par pascale

 

En cet avant-dernier matin de Mai, il y a dans mon panier, Spinoza ;  le jasmin fidèle ; quelque mot perdu retrouvé ; une fâcherie comme je les aime ; des conjugaisons impossibles, curieuses et éteintes ; un nouvel exercice de style tout en monosyllabes ; un autre exclusivement en mots composés ; un autre encore tout d’ambivalence lexicale ; que je suis bibliophage plus que bibliophile, sinon par exceptions plurielles ; pourquoi j’aime la peinture métaphysique de Chirico, je ne suis pas la seule, mais nous ne sommes pas si nombreux ; qu’il existe un verbe inconnu pour parler de la pousse des premières plumes des oiseaux, on dit qu’elles druisent, aussi légères que flioques ou que fouailles qui volent au vent, telles des petites et brisées branches, que branchettes ne dit pas si bien, parce que tombées dans les étrequillons, les herbes sèches du champ d’à côté, tombées et non étreulées, ni même étrallées, qui n’appartiennent qu’à la chute dont on se gausse, celle d’un horsain, par exemple, alors qu’un oiseau aux plumes tant hérissées qu’il en paraît ou malade ou triste est hubi, adjectif qui lui est exclusivement réservé ; il reste encore de la place dans ma cloyère ce matin, partie de rien, un mot, suivi de deux, sans intention, qui en appellent et attirent d’autres et se déroulent et s’étendent et se déploient, et  contredisent mon envie de battre le Job après l’essentiel : saluer le jasmin au parfum croulé jusques à terre. 

Toujours en Juin, même s’il éclot parfois en Mai, il piquette des saccages de pointes blanches pour persévérer dans son être aurait dit Spinoza si seulement il l’avait vu et senti comme moi, et scruté dans le silence mystique de sa substance, dont j’ai du mal à penser, parce que j’aimerais tant croire le contraire, qu’elle n’est pas cause de soi mais en soi et conçu par soi – et un peu par moi, faisant pleuvoir chaque jour sans pluie, les quelques atomes d’eau dont il a besoin pour exister et poudroyer des arcs-en-ciel au creux de chaque feuille. Il est attesté que Spinoza ne connaît pas mon jasmin, ni le jasmin en général, peut-être – il vivait pourtant dans un pays tout de fleurs vêtu – mais on sait, de source sûre que le cachet de cire par lequel il fermait ses lettres de correspondance privée, représentait une rose. Cinq pétales, deux feuilles et épines, plusieurs et longues. C'était fort commun nous dit-on* et dans une intention très précise : écrire, ou même parler, sub rosa, suppose et impose le secret et signifie donc, sans divulgation**. Quant à caute, dans la partie basse du cachet, les latinistes soufflent aux autres qu’il signifie avec prudence. On se demande cependant si, par ces cinq lettres – tiens ? comme les cinq pétales de la rose qui scelle en cire pour faire cachette – Spinoza dit qu’il écrit prudemment ou qu’il veut être lu prudemment ou qu’il faut agir prudemment. Quel verbe sous-entendu – pratique latine courante – supporte la meilleure décision herméneutique, la plus spinoziste ? Sans oublier que la brachylogie – déjà au temps de Spinoza – exige brièveté et même un certain mystère, une ambiguïté, parfois une énigme. Si le latin est ici impeccable – caute / avec prudence, on ne peut pas faire moins – le français ressent quelque chose dans l’inachevé, probablement volontaire. Cinq lettres qui se lisent et s’entendent dans ce qu’elles ne disent pas plutôt que dans ce qu’on croit y lire, qu’on prendrait bien – par paresse et passivité de lecteur moderne – pour une phrase à elles seules, une formation syntagmatique parfaite en son économie maximale, ce qu’on appelle aussi un lexème.  Las ! c’est peut-être le contraire – si l’on peut toutefois le dire ainsi, il n’y a pas de contraire à un syntagme, ni à un lexème, autre qu’une absence de syntagme ou de lexème : de la prudence à la discrétion l'obligation s'impose entre lecteurs avertis, surtout si l’on est correspondant de Spinoza – dont l’écriture est toute spinosa, épineuse – n’en déplaise à ceux qui prétendent le contraire. La rose de cire est à elle-même sa propre signification ; ses épines, plus nombreuses ici que ses pétales, invitent à la première prudence, qui ne serait pas de censure philosophique – encore que Spinoza fût banni de sa communauté, on le sait – mais de difficulté heuristique. Il y a bien de quoi s’égratigner aux piquants mais se piquer aussi aux beautés des raisonnements du philosophe.

Cet avant-dernier matin de Mai, je me voyais vrédot – bouchon tombé dans le fond d’un tonneau – buette-si-bouit – propre à rien, tout au plus à regarder l’eau bouillir – je me retrouve en bas de page avec deux envies furieuses et parfaitement compatibles : retourner lire mon jasmin en respirant Spinoza.

 

* Jean-Claude Milner in Le sage trompeur – Verdier – 2013. ** employé encore – ou il y a peu – par les services secrets anglais, me dit-on, mais chut !

L’illusion d’être soi ou le bonheur mal-heureux.

24 Mai 2022 , Rédigé par pascale

 

 « Pourquoi le sujet s’aliène-t-il d’autant plus qu’il s’affirme plus comme moi ? »Lacan, in Les écrits techniques de Freud. (février 1954) 

 

Selon l’opinion commune qui aime relayer péremptoirement des généralités qu’elle prend pour des vérités attestées, il serait important de bien se connaître, de savoir ce que l’on veut, en d’autres termes d’avoir conscience de ce que l’on est. Gages d’équilibre, de plénitude, de vie heureuse et harmonieuse, ces formulations comme autant de vœux pieux font les choux gras des conseillers en tout genre, guides de vie et de carrières, qui opèrent le raccourci affligeant suivant : la conscience de ce que l’on est, le trop fameux « être soi-même » rendrait heureux, et supposant que la connaissance de soi est une hypothèse plausible et bien que l’expression ne soit jamais employée,  estiment pouvoir mener à l’autonomie du moi dans le même temps qu’au bonheur. C’est, évidemment, une erreur  grossière puisque la conscience de soi ne prend aucune option sur ce qu’elle pourrait découvrir et  la logique qui l’unirait au bonheur n’est ni garantie, ni établie, ni fondée, nous sommes aussi le « siège des illusions »  et « le lieu de nos passions », autrement dit, le centre et le périmètre de notre propre méconnaissance. A l’inverse et avant d’établir tout lien ou toute forme de nécessité entre conscience et bonheur, entre réflexion – étymologiquement, retour à/en soi – et eudémonisme, pourrions-nous établir que l’ignorance (nous) rendrait (plus) malheureux ? C’est une autre opinion tout aussi généralement répandue – les opinions ont ceci de fascinant qu’elles ne se font pas concurrence, mais s’entassent – : il vaut mieux ne pas trop savoir, ne pas tout savoir de soi, on évitera ainsi déception, désillusion, le bonheur a quelque chose à voir avec l’ignorance, l’indifférence. En quoi, cette autre logique, si paradoxale, serait-elle aussi l’assurance d’être heureux ? Comment se ferait-il, comme unique être vivant doué de pensée et de conscience réfléchie, quand il l’exerce sur lui-même et non plus le monde extérieur, l’homme y perdrait des chances de satisfaction ? Et, si nous déroulons l’hypothèse de la réduction de la conscience au seul usage du monde et des renseignements extérieurs, en quoi nous rendrait-elle plus ou mieux accompli que si nous la tournions au-dedans de nous ?

L’erreur de raisonnement est confortable, mais n’en reste pas moins une erreur de raisonnement : je ne peux pas ne pas savoir ce que je suis et savoir que j’en suis heureux. C’est une illusion, un sauf-conduit dangereux, car une réflexion eudémoniste ne peut faire l’économie de la conscience réfléchie, laquelle n’est pas une attention introspective. Là aussi, le risque est grand de se tromper de sujet d’étude en interrogeant, plutôt que soi-même, les conditions auxquelles on voudrait le bonheur, car elles constituent souvent la liste contingente et variable de nos désirs et envies, susceptible d’être remise en cause selon les circonstances. Nous touchons là un point sensible, bien connu du travail philosophique : quelles valeur, vertu, validité accorder à l’altérable, au changeant, au mobile, à l’inconstant, à l’instable ? Il est remarquable, par exemple, qu’à aucun moment de ses textes, Descartes n’indexe une interrogation eudémoniste à l’établissement de la conscience de soi – qui est, qui n’est que, la certitude d’être par essence un être pensant, non de manière détachée de soi, non en un sens défectif, mais dans la coïncidence parfaite entre Cogito et Sum, laquelle ne se peut hors d’un Ego cogitans dans les limites et par les moyens de la Raison. Cette connaissance métaphysique n’ignore pas les manifestations irrationnelles, obscures, mystérieuses de nous en nous, mais elle prend la décision intellectuelle, philosophique, de les exclure de la conduite du raisonnement.

Malgré tout, si nous expérimentons sans cesse notre résistance obstinée à découpler recherche du bonheur et connaissance de soi, c’est pour ne pas analyser, ni simplement remarquer, l’indistinction que nous maintenons entre ce que nous sommes et ce que nous voulons être puisque nous supposons – nous croyons – qu’il suffit de réaliser ce que nous désirons pour être heureux. Nous estimons qu’une satisfaction hédoniste est gage de vie heureuse, alors que nous avons seulement déplacé notre capacité à savoir, à connaître, à réfléchir, sur l’objet – au sens de la philosophie – que nous convoitons et non plus sur nous-mêmes. Aussi, nous poursuivons sans fin la recherche de ce qui nous satisfait momentanément, qui change sans cesse et cause ainsi en nous les plus grands troubles. Épicure l’a pourtant montré finement depuis plus de deux millénaires, et nous nous entêtons dans le contre-sens : le rapport entre satisfaction des plaisirs et bonheur est contradictoire, accéder à ses désirs rend malheureux, nécessairement. Ne pas avoir conscience de quoi/qui nous dépendons, ce qui nous rend serviles, soumis, déférents, voire courtisans, nous empêche de nous suffire à nous-mêmes. Et, vouloir peu est parfois déjà trop, si ce peu n’est ni raisonnable, ni constant. L’insatisfaction réitérée, le manque après avoir beaucoup désiré, le fait d’être joué par des forces étrangères, autant de conditions qui empêchent d’être heureux, chaque fois, on succombe au déséquilibre entre désirs et bonheur. Lacan ne dit-il pas quelque part que la croyance dans le moi est devenue une « folie », avec elle l’affirmation impérative de l’autorité de ses propres désirs ou l’insupportable formule « Je suis comme ça » qui se veut au sommet de la lucidité et n’est qu’au summum de l’impuissance captive. Le Sage, dit Épicure, ne l’est qu’en connaissant ce qu’il désire pour y mieux renoncer, et ainsi, être heureux. Le désir est par nature insatisfait et/ou insatisfaisant.

Les pièges sont là et notre réflexion, serait-elle toujours à l’affût, est faillible, c’est même le signe de notre grandeur affirme Pascal avec une audace intellectuelle dont nous avons, assurément, perdu et le goût et la pratique. D’Épicure, en revanche, le goût est devenu engouement, ce qui arrive quand on use des noms sans jamais avoir pénétré les écrits. Et de décréter se revendiquer épicurien et/ou hédoniste : contre-pied, contre-sens, incompatibilité crasse, contradiction totale, antithèse insurmontable, entremêlés à plusieurs niveaux. D’abord dans l’ignorance de ce qui fonde la philosophie d’Épicure, la physique matérialiste atomistique directement empruntée à Démocrite son grand prédécesseur : c’est parce que le réel dans toutes ses manifestations, y compris les moins visibles ou contestables sur ce terrain – nos sens, nos sensations, par exemple et pour aller vite – se compose d’éléments minuscules, de particules de matière, qui se réorganisent à la disparition de tout corps vivant, que la souffrance n’est pas une option de vie, ni l’angoisse une option de pensée,  puisqu’elles nous asservissent à ce qui ne dépend pas de nous,  à savoir un défilement du cosmos hors toute transcendance ; c’est parce que le plaisir est un leurre sitôt le désir satisfait, nouveau désir devenu ; que l’hédonisme est une réflexion rationnelle au service de l’eudémonisme ou le bonheur d’avoir renoncé à l’insatisfaction chronique et douloureuse de ses appétits. Ni de la mort à venir, ni du non-être précédant la vie, nous ne savons et ne saurons jamais quelque chose, nous n’y étions pas vivants, seule condition pour la connaissance. Nous n’existons donc qu’entre ces deux néants, desquels la métempsychose elle-même ne saurait nous donner la moindre idée, puisque nous ne serons plus jamais ce que nous avons déjà été. Si l’hédonisme épicurien a un sens, alors il pourrait se ramener à cette formule : seul le désir de ne pas subir le trouble de l’insatisfaction peut être satisfait en éloignant de soi tout désir du dispensable. Sachons y consacrer notre existence, en conséquence, nous bien connaître dans notre rapport à nous-même, aux autres, au monde (aux dieux ajoute Épicure, qui ne font que figuration sans pouvoir) et nous serons heureux. L’hédonisme bien compris est le contraire de l’hédonisme. Être épicurien est une tension ascétique permanente vers un eudémonisme débarrassé de toute illusion désirante, sur soi-même, sur les autres, sur le monde.

Je crois bien que l’idée de ces lignes – où l’on reconnaîtra pour les avoir déjà exprimées, mes obsessions terminologiques, philosophiques, sémantiques, d’acribies textuelles provenues de lecture entêtées de première main – m’est venue pour avoir lu, récemment, sur l’étiquette d’une bouteille de vin L’Épicurien ; comme on le voit d’ailleurs et ailleurs d’enseigne de restaurants ; ou l’entend à tout vat, lorsqu’un agité fait savoir à la cantonade qu’il est satisfait (jusqu’à la prochaine fois). Je me demande toujours 1) s’il mesure que l’insatisfaction vient, à cet instant, de se présenter à lui ; 2) s’il croit toucher là au bonheur, il ne vient que de faire une place à un nouveau manque ; 3) qu’il ne connaît sa dépendance ni à ses faiblesses, ni aux tentations ; 4) que cet hédonisme revendiqué est une hérésie dont je ne me remettrai jamais. En conséquence, que je suis, dans ce cas, bien peu épicurienne moi-même (évidemment pas du tout stoïcienne, mais c’est une autre histoire) non pour ne pas avoir adopté de tels comportements d’excès, mais avant tout, pour qu’ils aient sur moi un effet anataraxique.

Le monde du silence n’est pas le silence du monde.

18 Mai 2022 , Rédigé par pascale

 

Les deux, derrière moi, arrivés avant moi, parlaient fort et d’un unique sujet en déclinaison de puissance, couleur, consommation, prix et performances, pannes et réparations — la voiture — qui mérite bien son article singulier, devenue à ce point théorique, axiomatique, idéale qu’elle tangentait le doctrinal. Or, le doctrinal mérite un traitement capital, une transcendance qui s’ignore, un destin aristotélicien pré-mouliné par Platon : toutes les voitures réelles, empiriques, concrètes, pour image amoindrie, pâlie, effacée, imparfaite et approximative de La Voiture absolue, son être, son essence ! Les deux papotiers ignoraient qu’ils auraient pu, et dû, aller aussi loin. Aussi, ils finirent par se taire, et leur verre.

Le silence n’eut pas le temps de se faire entendre. Il n’a que des ennemis, il lui faut fuir, disparaître, devenir invisible, oui, oui, c’est le mot, imperceptible, insaisissable, il pourrait déranger s’il s’installait partout, toujours. Aussi, tel un carrousel infernal qui tourne, tourne dans une version girotapis, les jacasseries d’à côté ont tôt fait de rattraper mon ouïe que j’ai délicate et sensible, susceptible aux accents aigus, pointus, aciculaires si l’on préfère. Mille clous, fers, becs, pics me traversent. Eux sont touristes, totalement et tout à fait touristes, qui font avec détours tous les tours toujours. Ils sont touristes vous dis-je, ce qui signifie : quels que soient le lieu, le jour, le méridien, le parallèle, la distance des pôles et de l’équateur, la saison et le temps, la monnaie locale, ils cherchent et trouvent tout ce qu’ils ignoraient deux minutes plus tôt, chacun le nez collé au fond de sa main qui tient un téléphone dégueulant d’indications, de fiches, de dossiers, de documents, renseignements, avis, tuyaux et autres informations ; il suffit non point d’être le premier à avoir trouvé n’importe quoi, mais d’être celui dont le n’importe quoi sera clamé plus haut que les autres. Ainsi, les légendes et traditions de la ville où je réside et, bien sûr, des alentours. Touristes ils sont vous dis-je, c’est un état, une distinction, une spécificité. Mais pourquoi parlent-ils si fort ? Quelques centimètres – une vingtaine – les séparent les uns des autres. Pourquoi si fort parlent-ils ?

         Peut-être pour rivaliser avec des parasites et supplémentaires chambards et autre ramdams venus du Café d’en face qui annonce par haut-parleur quelle commande est prête à porter à quel consommateur ; lequel sera dûment ravitaillé dès que le serveur aura associé le prénom jailli du micro au numéro de la table concernée. Ce doit être une nouvelleté, une nouvelle nouveauté que de laisser son prénom au garçon de café pour être approvisionné. Je ne peux m’empêcher de relire in petto l’immortelle page de Sartre … qui est à la leçon de philosophie existentialiste ce que rosa, rosa, rosam est à la première déclinaison du latin. Rien d’étonnant alors, qu’à ce moment-là mes yeux rattrapent mes oreilles déjà détournées par des écoliers en paquets, je veux dire, en groupes, en grappes, pré-petits-vieux voûtés sous le poids universel et conjoint de leurs sacs à dos et de leurs mauvaises vannes.

         Deux Anglais très britishs – elle et lui – tentaient de calmer une appréhension monarchique – ainsi je qualifie leur inquiétude toute de retenue manifeste, puisque je l’aperçus et même la perçus – pour avoir osé commander une boisson jamais goûtée d’eux à ce jour, nous parlons d’un café glacé. Il faut dire que le préposé au service leur avait suggéré délicatement cette audace toute française, et que, me mêlant de ce qui ne me regardait pas mais que j’entendais trop, je levais un pouce approbateur et le sourire idoine qui dans mon langage intérieur signifiait beaucoup — ne vous inquiétez pas, tout est sous contrôle, le café français est italien en vérité et les glaçons dont on le gave, ce n’est pas la mer à boire ; voilà une expérience sartrienne pour le moins, ce serait même le bon moment pour relire votre presque concitoyen Hume à propos des émotions etc. etc. — et dans le leur, se ramenait à O.K. Et je revins au livre qui béait devant moi, béquillé par un crayon à mine de graphite, sans lequel – mais les marque-pages et les surligneurs – je ne sais plus lire avec mon cerveau et me contente de suivre les mots des yeux. Car au milieu de ce boulevari ordinaire, je lis. C’est même un test, un pari pascalien que je gagne chaque fois, une preuve toujours obtenue que la lecture est la seule activité cérébrale qui vous arrache au monde avec une surdose de satisfaction égoïste et mufle. Certes, il ne faut pas lire un roman, une intrigue, des histoires, le monde autour de vous fera tout ce qu’il faut, avec succès, pour nuire à l’attention intéressée et requise dans ces cas-là. Mais, qu’un texte ne soit pas consommable avec autant de facilité que la boisson bien fraîche que vous êtes venu chercher, quittant votre demeure pour entrer dans le monde, est pour moi la certitude d’une forme de paix, parfaitement paradoxale et messéante pour tous. Avec lui, un léger vent coulis et un verre de bière me font alors un monde largement mais passagèrement suffisant.

         Mes deux Anglais – elle et lui – devenus d’aventureux buveurs de café glacé se prenant pour des aventuriers canailles, passent devant moi en quittant le lieu. Elle s’arrête, sourit et, désignant mon livre dont elle ignorait tout, vous travaillez ? Comment dire et que dire ? Oui, euh, non, les deux … vous soulignez avec un crayon. Oui, euh, oui … Il y avait, en quelque sorte, un détournement de livre qui ne peut être objet de travail. Lire, ce n’est pas travailler… ah ! comme je bénis en cet instant mon très insuffisant niveau d’anglais – et qu’ils ne fussent pas italiens, je n’aurais pas résisté – au service d’une conversation policée ; et de bénir derechef qu’Il coupa court à cette difficulté internationale en, saisissant ma dextre qui tenait le crayon, y déposer les armes et un baise-main. 

[et, puisque vous voulez le savoir, je lisais, cet après-midi là, à une terrasse de brasserie en ville, un ensemble d'articles savants réunis en livre, à propos de l'écriture de René Crevel]

Une matinée au Musée – et retour.

12 Mai 2022 , Rédigé par pascale

 

 

I — « si collé au sol, si touchant et si lent » - Ponge

 

Il faut toujours faire amende honorable de ses défaillances. Entre l’escargot et la peinture, l’affaire semblait réglée depuis que nous avions donné quitus à Daniel Arasse de la rareté – pour ne pas dire plus – du gastéropode en peinture*. Pourtant, l’étonnant animal avançait lentement puisque et contre toute attente, je le retrouve au bord d’un tableau de l’École hollandaise de la fin du 17e siècle enjambant le suivant : une Guirlande de fleurs

de Willem Grasdorp vue au Musée d’une ville de province – lequel possède aussi la gravure restaurée de Dürer, Le fils prodigue et les pourceaux, magnifique !

Daniel Arasse tout en ne disant pas exactement les choses n’est pas homme à mentir, il parlait des Annonciations. Aussi le petit escargot sous le gros bouquet (bien plutôt qu’une guirlande) de fleurs, ne se voit pas, surtout si, comme moi, on passe assez vite … des fleurs, des fleurs encore des fleurs ! On me tira donc par la manche. Et alors, le regretté Arasse le dit bien, on ne voit plus que lui. Dans les (autres et quelques) tableaux religieux – des Résurrections – où il peut apparaître, comme et avec la rosée, il est signe divin de retour et de fertilité. Et, contrairement à l’escargot de l’Annonciation de Francesco del Cossa, il ne participe pas au travail méticuleux de la perspective ni aux symboles religieux, à ce point anéanti par l’énormité du bouquet devant lequel il passe, qu’on pourrait bien, cette fois, en faire le capriccio auquel le peintre italien s’était, à l’évidence, refusé.

*ibidem : Le regard de l’escargot – 2 Avril 2022 – (les dernières lignes pour les paresseux.)

II — Démocrite.

On ne compte plus les tableaux, les statues en buste ou en pied les livres, les textes à avoir cédé au rire de Démocrite. Mes préférés, ceux de Starobinski – in L’encre de la mélancolie, ici même sous le titre Le paysage me gêne dans mes pensées, 11 mars 2019 – évidemment celui de Jean Salem, le spécialiste. Mais que fait Démocrite audit Musée, pas loin de l’escargot, de Françoise veuve Scarron – j’y viens – mais assez loin de la gravure de Dürer susnommée ? On ne sait pas. Ni pourquoi ni comment. C’est un portrait de Charles-Antoine Coypel – 1694/1792 - de l’École française. Rien de remarquable, un lourd drapé de velours anachronique et rouge sur l’épaule droite fait premier plan et oblige le philosophe à une torsion du cou pour regarder bien droit l’éventuel observateur, en riant de toutes ses dents qu’il a mauvaises. On connaît la légende – Démocrite riait tant et de tout, que ses concitoyens le prenaient pour fou et tant malade qu’ils firent venir le grand Hippocrate lui-même. L’intérêt de ces portraits écrits de Démocrite, est d’avoir fait passer le rire – et non les pleurs et/ou la tristesse sans fin, le tædium vitæ – pour une maladie, une folie, ce qui contredit le sens commun.

Ce Démocrite-là, accroché en province et décrochant un regard vernissé à qui passe par là – est-ce cela se tordre de rire ? – arrêta le mien non point pour sa qualité picturale, mais pour m’avoir rappelé, en quelques nanosecondes, le tableau d’un Empédocle tout aussi improbable et de plus de deux cents ans son aîné par Signorelli dans la chapelle Saint-Brice de la cathédrale d’Orvieto. Celui-ci se tordait aussi le cou, le dos, la tête, enturbannée, et le corps tout entier dans une posture intenable stricto sensu.

Le Démocrite du Musée de province, nonobstant une sorte de ressemblance avec un philosophe du 18ème qui aurait perdu son chapeau, ce Démocrite était, finalement, bien plus sage.

III — Françoise de.

Il y a 370 ans Françoise d’Aubigné épousait le contrefait Scarron. Devenue veuve et après des épisodes romanesques mais point romantiques, elle fut faite Madame de Maintenon. Tout le monde le sait. Il faut relire Michelet ou mieux, pour les détails et le style légers et croquignols un petit livre de 1936 – de Georges Girard dans une collection disparue – sous-titré celle qui n’a jamais aimé. La petite fille d’Agrippa d’Aubigné qui a bien des attaches avec la région poitevine et le Marais qui la sillonne à l’Ouest, s’affiche en deux portraits distincts au Musée. L’un en buste attribué à Pierre Mignard – toute de rubans, de dentelles, de perles et de tissu drapé couvrant l’en-dessous de son décolleté pour mieux laisser visible l’au-dessus. L’autre, datant du 19ème siècle, toute de noir vêtue, assise sans s’appuyer au dossier d’un noir fauteuil.

Près d’elle, sa nièce, dans une robe de tissu lamé, captant à lui seul, toute lumière possible et la renvoyant en reflets, moirés, chatoyants. Entre les deux tableaux, les années – on ne parle pas de celles des peintures, mais de Madame de Maintenon – ont passé.

 

IV — Retour

Quel rapport entre un évêque mort en 1493 à Séez – dans l’Orne, ce n’est jamais innocent – et le Callistemon lævis ?

Les deux s’appellent Goupillon – ce qui est quand même un peu fort d’eau bénite pour un représentant du culte – : le premier, prénommé Etienne, le second surnommé aussi rince-bouteille. Très vite leurs chemins se séparent, se seraient-ils même jamais rencontrés si le maniement des mots ne faisait thaumaturgie – l’ai-je suffisamment seriné ? – et mettre bras dessus bras dessous un évêque et … une jolie plante laquelle pour autant ne fréquente pas les églises, les rosières lui préférant le lys entêtant et royal ou un faux arum qu’on prend pour un vrai, alors qu’il n’est qu’un modeste zantedeschia réservé au vulgum pecus de bénitiers. La beauté du callistemon vient de son nom –καλός – « beau » en toutes ses variations, parfaitement adapté à son lignage de racine grecque. Nous effleurons la perfection.

Aussi, un Callistemon lævis ne pouvait pas ne pas prendre place en ma demeure, par la délicatesse avisée de l’amitié. On se reconnaîtra.

 

Mélanges, miscellanées, miettes - 17

5 Mai 2022 , Rédigé par pascale

 

De Tapon-Fougas, l’un de ces délicieux Excentriques disparus de Simon Brugal (alias Firmin Boissin 1835-1893) – chez Plein Chant, Imprimeur-Éditeur dont on ne louera jamais assez le travail magnifique, amoureux et nécessaire – cette imparable formulation à propos de la parution hebdomadaire de son pamphlet Les Taons vengeurs : « Nos abonnés ne sont pas encore très nombreux ; mais nous en avons un ».

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Dans la presse récente et locale : « Les Amis de la bibliothèque peufinent (sic) leur programme d’animations. Après avoir annoncé un nouvel évènement mis en place par un nouveau comité de lecture (un grand prix des lecteurs dont le Portugal est invité (re-sic !)) ; rappel des horaires de la bibliothèque : mercredi de 16 h à 18 h et samedi de 10 à 12 h. » Tout est donc nouveau et renouvelé, sauf les amplitudes horaires et les progrès à l’écrit.

Un peu plus loin : « Les daims de – ici le nom de la localité qui a quelques-uns de ces ruminants – sont sauvés de l’abattage suite à un élan de solidarité ». J’hésite entre crédulité et incrédulité. L’élan était-il volontaire ?

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Très en colère, il sortit de ses gonds et exigea que l’intrus prît la porte.

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Entre l’éphéméride du jour et la pandémie mondiale, je choisis la 3ème roue du carrosse … trois expressions entendues de visu oserais-je dire – et séparément, il est vrai –mais on me taxerait de mauvais esprit. Moi ? jamais !

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Il est formidable, en français, que le verbe nier et le mot rien usent des quatre même lettres en désordre – encore un effort et c’eût été un palindrome – pour se faire écho ; j’ai la faiblesse de m’en étonner toujours, avec tant de choses ordinaires ou simples qui ne surprennent plus personne. Comme enfoncer un bouton lui-même enfoncé dans un mur et obtenir que la lumière soit. Et encore ! d’aucuns me diront que je suis en retard d’un demi-siècle puisque, dorénavant, il suffit de taper dans ses mains.

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Nous avions perdu l’écrevisse, sans que je m’en rendisse compte ; elle fit tout pour revenir me demander que j’écrivisse quelques mots, quelques signes pour lui rendre son honneur. Aussi, j’ai le plaisir de faire savoir que l’écrevisse, qui en bas-latin se nommait Scrophula, se disait aussi en vieux français Écrouelle – mot dont la corruption a probablement donné Écrière (qui désigne aussi un tout petit crustacé d’eau douce du côté de Valognes (Manche) où l’on prononce même Ecrelle).

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Dans l'inachevée série, au journal « on a laissé la plume au(x) stagiaire(s) » :

  • « Le locataire des lieux a réussi à sortir avant l’arrivée des Secours. Compte tenu de la fumée, tous les résidents ont été invités à se regrouper en bas de l’immeuble. » Je propose : le locataire a pu sortir avant l’arrivée des secours. En raison de l’épaisse fumée, tous les résidents ont été regroupés en bas de l’immeuble. (Je veux bien remplacer le stagiaire.)
  • « Le groupe « Bien vieillir » du Centre socioculturel de (bip) organise à nouveau un ciné-seniors jeudi 7 avril à 14 h 30 précises. Le film de Thomas Gilou, « Maison de retraite » a été choisi par le collectif. Il retrace avec humour la vie au sein d’un Ehpad. Le tarif reste inchangé, 4 €, film et goûter. » Choix parfait ! Et le goûter pour souvenir d’enfance. Formidable ! Et là, je manque de mots, c'est tout dire.
  • « Ce déstockage a été suivi avec attention par Simone M. qui gère la bibliothèque avec passion et beaucoup d’attention : le mercredi et le samedi, jours d’ouverture, les salles n’ont pas désempli. Des amoureux du papier de tous âges ont fait leur choix et le stock a diminué de jour en jour. »  Qui sont « de tous âges » les amoureux du papier ou le papier lui-même ? J’ignorais qu’on allait à la bibliothèque pour le papier. Je pensais, naïvement, que ce pouvait être pour les livres. L’art de la synecdoque n’est pas donné à tout le monde. Pas aux bibliothécaires à l’évidence.

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Mon esprit vétilleux, pointilleux, un tantinet sourcilleux se demande toujours si l’on ne fait pas une faute de logique en remarquant que tel ou tel a fait des efforts insurmontables. S’ils sont insurmontables, comment a-t-il bien pu y parvenir ? L’expression ne devrait-elle pas être un peu rabotée ?

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Si un tire-laine est un voleur de manteau, comment un voleur de porte-feuille pourrait-il s’appeler ? un tire-arbre ?

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J’aimerai tant que l’on emploie un peu plus le doux verbe douer : je doue etc. ils douent … serait-il désuet, comme on se plaît tant à qualifier la rareté dans les dictionnaires. Mais surtout, pour avoir quelque chance – comptant sur la concordance des temps et des modes et pour agacer ceux qui la piétinent et s’en moquent – de le conjuguer au moins une fois, à l’imparfait du subjonctif. Par exemple : bien que les enfants douassent [non, j’ai vérifié « douassassent » n’existe pas ; douer, verbe du 1er groupe, c’est très simple !] donc, bien que les enfants douassent de spontanéité naturelle, leur maladresse l’emportait. Comme il ne nous reste plus qu’un adjectif, doué – à peine un participe et toujours avec être – être ou n’être pas doué – nous voilà tout chamboulés !

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in Rue de l’Odéon d’Adrienne Monnier, déjà signalé ici même : « Donc, Fargue avait sorti des poches d’un vieux paletot deux des fantaisies qui devaient figurer plus tard dans les Ludions et qu’il avait modestement intitulées : Écrits dans une cuisine. L’une, c’était la fameuse Grenouille du jeu de tonneau que Satie avait mise en musique. On l’entendait partout et toujours avec un plaisir nouveau. »

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Il faut écouter les mots, ils nous apprennent à lire en nous prenant par l’oreille ; un texte véritablement grand, et seulement celui-là, infuse en nous une plénitude musicale absolue. Les autres se contentent de l’agitation bavarde des touristes qui piétinent les mêmes passages obligés et regardent à peine : les traîne-savates de la lecture.

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A-t-on déjà remarqué que de Baudelaire à Rimbaud l’un achève ce que l’autre initie ?

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Il n’y a que le langage pour s’étudier lui-même par lui-même et pour lui-même. Il est « l’objet de sa propre analyse ». Jean Bollack – l’empédocléen magnifique – in Parménide.

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« La fonction de l'artiste est ainsi fort claire, il doit ouvrir un atelier et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. Non pour autant qu'il se tienne pour un mage. Seulement un horloger » (F. Ponge in Méthodes).

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Dans un recueil d’Actes de Colloque, ceci, rédigé par un universitaire lettré et lettreux, j’ai juste barré ce qui devait être supprimé à la relecture, qui n’apporte rien au sens mais tout à la lourdeur :

On peut se demander pourquoi l’artiste a -t-il choisi ce texte qui est souvent jugé, dans les notes critiques et les commentaires sur Alfred Jarry, comme étant un texte presque auxiliaire.

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Les goélands du Groenland ne manquent pas d’air, contrairement aux apparences.

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« Où est la plume du pigeon de velours ? » - Éléonore – pas encore, mais bientôt – 8 ans. Et Armance – 2 ans tout juste – en écho : Youppie !

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Le 14 juin 1907, le journal Le Matin organisa au Trocadéro une manifestation avec pour ordre du jour : « Tous pour le vin, contre l'absinthe ».

La séance fut ouverte par le Pr. d'Arsonval très éminent scientifique : « Le but de cette séance est de dénoncer au public un péril national : l'absinthe et l'absinthisme. L'utilité des boissons alcooliques n'est point en cause : l'absinthe, voilà l'ennemi ! » à quoi fit écho un académicien non moins illustre à l’époque : Jules Clarette : « Faisons que les marchands de vin, qui ont bien le droit de vivre, vendent du vin, du vin français, du vin naturel et sain, celui que le roi gascon faisait couler sur les lèvres de son nouveau-né. Alors, ils auront bien mérité de la France ».

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Les authentiques normands et ceux de cœur et les solidaires qui passent ici, savent qu’en Normandie on dit parfois encore – assurément dans la campagne – chanir pour moisir. D’un fruit par exemple : des pommes chanies, qui veut dire pourries. Une source tout à fait sérieuse et érudite – qui a pris ses renseignements auprès des parlers locaux – nous apprend qu’arrivé au Canada, le chanir normand est devenu canir avec la même signification. [Tout cela, c’est, bien sûr, la faute au latin … canus, cani, ayant à voir avec le blanc et/ou le gris.].

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Toujours au Canada – nous n’aurons pas fait le voyage pour rien – on appelle ou plutôt on appelait – il semble que ce soit de plus en plus rare – marionnette une aurore boréale. Encore dans les années 70 du siècle dernier, certaines cartes de l’Atlas linguistique de l’Est du Canada utilisaient ce terme.

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On ignore probablement que la 1ère loi réprimant l’outrage aux mœurs fut votée en 1819. On aurait pensé qu’elle l’eût été bien avant. En réalité, il s’agissait de rectifier celle de 1810 qui visait les « chansons, pamphlets, figures ou images », où l’on constate que le livre ne figure pas : la censure avant impression étant passée par là. Dans les faits, bien des œuvres paraissaient cependant en franchissant l’obstacle – tout le monde pense à Sade ou à Parny. A l’origine, la Cour d’Assises avait seule compétence pour juger ces « procès de mœurs » intentés pour « outrage aux mœurs » à l’écrit, car, composée d’un jury populaire, elle refléterait au plus près l’opinion publique, et serait libre de toute pression politique. Dès 1822, ils furent transférés aux tribunaux de police correctionnels. On ne sait si compétence professionnelle versus compétence populaire fit progresser la liberté d’expression. On rappelle la date des procès de Flaubert et Baudelaire : 1857. L’admirable Paul-Louis Courier avait comparu, en 1821, devant la Cour d’Assises : deux mois de prison, où il fut visité par ses amis, pour sa Lettre à Messieurs de l’Académie. Il faudra bien y revenir.

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« Dans un pré dont le confin se marque d’un rang d’arbres plumuleux, une femme bleue et un enfant cachou, adossés à l’ellipsoïdal tas, se décolorent. » Superbe ! Félix Fénéon « le terrorisme en trois lignes » selon l’expression d’un … authentique inconnu ; mais, Jean Paulhan – qui ne l’est pas – le comparaît à La Rochefoucauld et Saint-Évremond. Que du beau linge !

L’instantané petit portrait d’une ruminante.

2 Mai 2022 , Rédigé par pascale

Les bonnes occasions viennent toujours d’ailleurs : si nous avions pour nous-mêmes et sans hésiter la mesure de ce qui (nous) convient, nous ne les autoriserions ni à nous provoquer ni à y consentir, et si nous ajoutons le zeste de procrastination qui avantage souvent les surprises fructueuses et avec elles l’énergie et la concentration pour nous y adonner, nous passerions plus de temps à ne rien faire qu’à nous agiter. A la seule condition, cependant, que ce temps – cet usage de soi – fasse réceptacle pour un travail en soi en dépit du monde ; à condition, disons-le autrement, que tout – ou partie, bien sûr, l’inconscient choisira – de ce que nous avons appris, retenu, oublié, enregistré, accumulé, fasse acharnement silencieux, entêtement incessant, activité permanente. Je pars de loin tandis que ces remarques liminaires (me) viennent à l’instant et procèdent assurément de ce que je décris.

         Je pratique méthodiquement l’absence de méthode : ouverture simultanée de chantiers multiples, près d’une dizaine de livres béent à portée de ma main, ici ou là, des paperolles partout à la fois sur les bureaux et les tables, des rangements toujours provisoires de documents ou autres textes – ce qui annule le principe même du rangement – des dossiers en attente et en vue de, des notes à lire, à relire, à rerelire, sans oublier la saisie incalculée – du moins le pensè-je – d’un volume qui se présente per se, sans que rien – n’est-ce pas ? – ne l’ait provoqué, dussé-je le sortir de force d’entre deux autres.

L’absence de méthode est un alibi formidable pour, en ratissant large, ne retenir qu’un peu, abandonner beaucoup sans jamais abandonner ; nourrir obsessionnellement la volonté insensée – incomblable et impossible à contenter – de toujours occuper mon esprit, de le nourrir, gaver et gorger sans jamais le rassasier. Ce qui exige non point un emploi du temps, ni un emploi de mon temps, mais l’inemploi volontaire du temps ordinaire, le dessaisissement du temps commun qui commence – horresco referens – par le refus de gaspiller les heures à lire les recommandations des librairies et autres médiathèques clientélistes et grégaires. 

         Aussi, l’inactualité est mon rythme, que je ne confonds pas avec le démodé, l’anachronique, le vieilli, le vieillot, le ringard, l’usagé, je laisse à d'autres le choix de ces mots qui font cache-misère. J’essaie de cultiver, cette force qui permet à quelqu’un de se développer de manière originale et indépendante, de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères, ces mots sont de Nietzsche in Considérations inactuelles, II. Distinguant, quelques pages plus loin, les savoirs de l’homme moderne de ceux de l’homme ancien, il précise que la culture (prudence pour la traduction française de ce mot à partir de l’allemand) du premier est une sorte de savoir sur la culture ; nous autres modernes, nous ne possédons rien en propre et nous (r)emplissons cumulativement. Il propose cette image efficace d’une encyclopédie qui par destination contient l’ensemble des savoirs constitués, mais dont le titre, autrement dit, ce qu’on lit sans ou avant de l’ouvrir, serait « Manuel de culture intérieure pour barbares extérieurs ». Il y a là deux volontaires ambiguïtés. La première est de penser cette culture intérieure à l’égal d’une profondeur, alors qu’elle est à l’intérieur d’un contenant auquel on va soustraire du contenu, le puiser, voire l’épuiser. La seconde, est d’oublier – ce qui ne risque pas d’arriver pour Nietzsche – le sens premier de barbare ce qui fait quasiment pléonasme en le qualifiant d’extérieur, on n'y revient plus. Aussi, l’usage instrumental des livres et des textes – y employer son temps en vue de le remplir quantitativement, quand il n’y a plus rien d’autre à faire – fait contre-sens. Dans Considérations inactuelles III et à cette aune, Montaigne est placé très haut – aussi haut que Schopenhauer – pour cette qualité qu’ils ont en partage comme écrivains : ils apportent la sérénité à l’existence. Du fait qu’un tel homme (Montaigne) a écrit, le plaisir de vivre sur cette terre en a été augmenté. Lisons bien, justement, Nietzsche ne parle pas de passer de bons moments, ni de se changer les idées, comme on peut l’entendre si souvent, mais du plaisir de vivre, la différence entre l’extérieur, même savant, auquel on est profondément indifférent  quoi qu'on en dise – sinon pourquoi cette boulimie de livres commerciaux ? –  et l’intérieur, le soi-même, ce qui nous rend définitivement des humains ruminants.