Vous avez dit "C'est beau !" ?
À Wien, Vienne, ils sont venus ou nés ou ont vécu ou sont passés, qu’ils soient dorénavant sous les poids des marbres et des plafonds dignes de Rome –Kunsthistorisches Museum (billet du 21 juin) ou portés, rapportés, dans les blancs espaces de l’Albertina (billet du 19 juin), à la terrasse plantée d’agrumiers qu’on pourrait croire siciliens sous des ciels parfaits (billet du 18 juin) ou d’orages, porteurs de nuages lactescents ou blonds du soir. On comprend que le saisissement, le ravissement – quasi anagogique si ce mot ne contenait un mouvement trop mystique — ne se peut décrire, à défaut se peut écrire … un peu. On croit savoir à quoi l’on s’attend, on le sait même assurément. Les chefs d’œuvre connus, et même les inconnus, seraient porteurs d’un je-ne-sais-quoi à la magie puissante et inévitable, les mots les plus élégants ou les plus forts, voire les prévisibles, sont alors convoqués, mais dans un doute inévitable et tu, on se demande à quoi cela est dû, s’il fait ou s’il faut bien consentir à ce jugement esthétique universel – « C’est beau » – inconditionnellement. L’œil s’affole, le cerveau aussi, la mémoire, les savoirs, l’étonnement, la logique, les sentiments, trop de bruits en soi, comment y faire le vide et le silence, et accepter ce que, pourtant, l’on refusait à l’instant même : que la beauté se saisisse de vous et non l’inverse, ce qui s’appelle céder, succomber, abandonner toute préhension rationnelle ou sentimentale, émotive aussi, — d’aucuns diraient émotionnelle — savante ou mnésique, car ce serait s’approprier l’œuvre, la faire sienne aux prétextes, seraient-ils informulés, de ses (propres) plaisir, goût, préférences, connaissances, convictions et autres particularités humaines auxquelles nous sommes soumis — autre signification oubliée du terme sujet, sub-jectum. Comment faire pour admirer sans inspecter, contempler sans observer, regarder sans analyser, voire sans décrire, aspecter sans inspecter, rencontrer sans inventorier, être troublé sans défaillir, bouleversé sans savoir, saisi hors raison ? Que tout intérêt – ce qui désigne la relation d’un Sujet à un objet, serait-il le plus noble ou le plus généreux – s’absente et s’abstraie : la relation qui s’inverse alors, fait de l’objet – ici l’œuvre de génie – la source de sa propre beauté ; vous n’en êtes plus que le réceptacle, corrigeons, vous la recevez d’elle, alors que, jusque-là, vous vous projetiez en elle.
Ce qui est Beau quand on dit « c’est beau » n’est ni préalable, ni présumé, ni préconçu, prévisible, préexistant au chef d’œuvre, le croirait-on ou le désirerait-on coûte que coûte ; nous voudrions que la part que chacun a réservée, dans sa vie, à l’étude et la connaissance de l’Art ne soit suspendue, quand, justement, l’occasion lui est donnée d’être vérifiée, validée, exercée, confirmée. Est-elle – cette légitime rébellion de la raison devant l’indicible – est-elle la meilleure façon de prendre l’affaire, que la supposer résolue, une fois la difficulté émise, par un développement, un raisonnement, une argumentation, éliminant d’autorité et a priori, le « beau » risque de l’aporie ? Il ne saurait y avoir d’interrogation insoluble au trébuchet d’une réflexion déterminée, audacieuse s’il le faut, bien sûr, éclairée. Voilà ce qu’on aime accroire qui élimine du champ des idées, la tentation de l’assentiment et de l’avis émis par adhésion aux opinions partagées. Il faut reconnaître qu’en matière d’Art, et particulièrement de peintures, les lieux communs s’entassent comme les feuilles mortes sous les balais en automne. On pourrait même penser – mais quelle mauvaise pensée ! – que d’aucuns, au Musée, viennent vérifier si ce qu’on dit est conforme. La Tour de Babel de Breughel* pourrait bien laisser froid celui qui n’a pas rompu avec ses représentations alléchantes sur les couvercles de boîtes de chocolats de Noël. Les exemples sont légion qui nous donnent l’illusion de connaître les chefs d’œuvre de l’humanité sans les avoir jamais contemplés — ou entendus, n’oublier pas la musique, je sais des lecteurs attentifs avec raison — en et pour eux-mêmes. Cependant on se tromperait gravement, si l’on comprenait que tout savoir est ici inutile et qu’il faut commencer l’autodafé domestique de tous les livres, qui, chez soi, ont l’art pour sujet principal, adjuvent, pointu ou général, savant ou pas.
Comprendre n’est pas le verbe qui convient quand des circonstances heureuses vous ont mis devant un chef d’œuvre. Il est, en revanche, parfaitement adapté, avec beaucoup d’autres — savoir, par exemple — s’il s’agit de renouer avec ce que nous devrions faire le mieux, réfléchir, raisonner, penser. Et que l’objet de notre réflexion soit une difficulté de réflexion, n’est pas un échec. Malheureusement, l’époque favorise et promeut sans nuances, les réponses (rapides et brèves, si possible) au détriment des questions, oubliant que le questionnement seul est fécond et que l’appréhension formulée et développée d’un embarras qui se peut aporétique, est exactement ce qu’il faut appeler une problématique, [mot dorénavant totalement usité à la place de problème ! C’est une autre affaire, certes, mais je me donne l’occasion de remettre, une fois de plus, le point sur le i, et même sur le hic !]
Comment pourrait-on croire sérieusement qu’il y aurait quelques procédés, formules, ressources, tactiques et même techniques intellectuelle, philosophique, esthétique, pour garantir qu’un chef d’œuvre en est un ? Que puis-je mettre en facteur commun minimal, nécessaire et suffisant, entre Troncs noueux de Munch et une Vanité de Pieter Claetz ? Mais aussi comment et quoi faire pour échapper à la confusion d’un jugement individuel subjectif – j’aime, ça me plaît – avec le jugement esthétique – c’est beau ? Comment parvenir à renverser ce qui a nourri depuis toujours notre rapport à l’Art, rapport d’illusion généreuse, mais d’illusion ; aussi, ce n’est pas parce que « c’est Beau » que c’est de l’Art, mais parce que c’est de l’Art que c’est Beau ! Il faut oser la confrontation avec les œuvres qui ne respectent aucune des « normes » sociales, historiques, morales, culturelles de la Beauté pour prendre conscience très vite, que tout chef d’œuvre contient en lui-même, et indépendamment de nous, les règles de sa propre beauté, et s’impose à notre contemplation, laquelle n’est pas saisissable par les critères rationnels, même si le raisonnement, toujours a posteriori, nous est d’un grand secours pour formuler, justement, ces difficultés. Pour cela, il faut – ce que j’ai fait, m’obligeant cependant à ne pas céder à la tentation de la référence explicite aux textes et auteurs – il faut frotter et limer sa cervelle sans discontinuer à ceux des philosophes qui ont rédigé des pages « définitives » à propos de l’art. Définitives, ne signifiant évidemment pas que rien d’autre ne peut être lu depuis, mais qu’ils ont établi des analyses sans lesquelles il n’est pas sérieux de parler de l’Art,**ou alors, se contenter de paraphrase – c’est-à-dire, quand il s’agit notamment de peinture – de description ou de commentaire attendus – ah ! les pseudo-analyses qui vous disent ce que vous voyez et vous montrent ce qui est ! Aussi, et le fais chaque fois qu’il le faut, j’invite, invoque et relis in petto, les pages et passages que Kant consacra à la question du Jugement esthétique ; il faut s’y résoudre pour saisir leur pertinence, leur lecture ne supporte ni la vitesse, ni la précipitation, exige relectures et connaissance de la signification-kantienne-des-termes-kantiens. Il est toujours en sous-texte quand j’aborde la question du Beau – le premier mais pas le seul. D’aucun effet sur le saisissement devant un chef d’œuvre, il est ce par quoi on peut savoir — après, toujours après — comment, et non pourquoi, cela se peut. J’en décevrai plus d’un à m’en tenir là, pour des motifs d’ailleurs bien différents. Qu’au moins, l’on accepte l’idée que la frustration est nécessaire et légitime, qu’elle est peut-être, peut-être, l’une des composantes les plus favorables à l’inusable bouleversement qui saisit devant un chef d’œuvre dont on croyait tout savoir et dont on comprend – c’est bien la seule occasion d’user de ce verbe ici – que face au génie, comprendre n’est pas de mise.
*parfois orthographié Breugel ; chacun fera pour soi-même la liste de ces merveilles de la peinture et de la sculpture, détournées au profit de l’amélioration visuelle – ou commerçante – d’objets profanes. La question ici posée n’étant ni « morale » ni celle d’un procès en intention malveillante, mais celle de savoir si les reproductions mécaniques et pléthoriques, ne seraient pas de nature à nous fourvoyer dans notre rapport à l’Art ?
**j’exclus les historiens de l’art et spécialistes toutes catégories ; je ne vise que ceux qui s’autorisent à généraliser pour éviter toute impasse.
Qui ? de qui ? quand ? comment ? (2 )
On peut ignorer que Rubens était le Maître de Van Dick et l’ami de Breughel dit l’Ancien ; s’étonner de ce Saint Jérôme en Cardinal du même, tant l’image de l’ermite décharné, dévêtu, solitaire, est la plus prégnante dans la culture collective ; et se dire – mais comment se dire ? – qu’on s’est arrêtée devant un chef d’œuvre, puis deux puis tant, qu’on connaissait un peu dans les livres, mais dont on ignorait tout jusqu’à ce saisissement, là, ici, et pour toujours ; celui qui nous traversa, quelques autres fois, ailleurs : le Saint-Sébastien de Mantegna au Louvre (1480) ; une Vanité de Pieter Claetz présentée à Caen lors de l’exceptionnelle et internationale exposition de 1990 dont la seule pensée nous trouble encore aujourd’hui ; cette autre Vanité du même Claetz (1656), cet autre Saint-Sébastien plus tardif (1456-59) du même Mantegna font revenir intact et immédiat, un semblable bouleversement profond, jamais éteint. On peut avoir cru que la Tour de Babel *de Breughel, nous étant si familière, la brûlure de l’émoi s’en trouvera estompée, quelle erreur ! aussi Les Chasseurs dans la neige, Le combat de Carnaval et Carême, Le repas de noces, Les jeux d’enfants, Le suicide de Saül **, Le Massacre des Innocents … trois fois ponctué un silence égaré vient d’emporter vos mots.
On peut savoir reconnaître Cranach l’Ancien – c’était à Rome, la première fois ; mesurer l’infinie distance entre le fragile premier autoportrait de Dürer à l’âge de 13 ans et l’imposant Portrait de l’empereur Maximilien 1er (1519) ; on peut avoir cru soumettre son affolement, pacifier sa fièvre, tempérer ses feux, ayant déjà affronté Caravage, à Rome aussi, mais vous voilà saisie, interdite, figée là ; comment envisager que deux portraits de Van Dick – Tête de femme rousse et L’Apôtre Jude-Thadée – vous tiendraient coite, immobile, béate ; que vous alliez allonger le pas, vous apercevez plus loin – vous ne pouvez pas vous tromper – Canaletto le Vénitien ; non, vous ne vous êtes pas trompée, mais Canaletto est inoubliable, une fois suffit ; le déchirement des voiles – et non les voiles déchirées – des bateaux à quai dont on touche les jointements défectueux, le clapotis perceptible de l’eau et les vaporeuses nuances rosées et grises des ciels de La Douane à Venise. Alors, on n’aurait pas dû se dire qu’Elisabeth Vigée Lebrun ne vous retiendrait pas longtemps, tandis que des murs recouverts de Velasquez vous attendaient : les robes des Infantes, la robe de Marie-Antoinette vous subjuguent, franchissant les temps et les espaces.
Et deux inconnus se sont payés votre tête, joués de vous, ont confisqué votre attention et obligée à fixer d’impeccables lignes droites verticales et horizontales seulement dérangées par les courbures appétissantes d’une Femme à la fenêtre (1654) pour l’un ; retenir une tentation de grand rire de l’Homme à la fenêtre (1658) pour l’autre. On fit bien de ranger Jacobus Vrel et Samuel von Hoogstraten – certes, les dates ne laissent pas de choix – au Siècle d’Or, qui rayonne ici d’une joie simple ; d’aucuns expliquent que le travail y est appliqué, ce qui passe pour un défaut, tandis que l'on se gausse d'une telle mésinterprétation.
* « la grande », une plus petite est aux Pays-Bas ; ** petit format, œuvre grandissime, fascinante.
Avec les mêmes réserves et pour les mêmes raisons que celles formulées dans le billet précédent, je juxtapose ci-dessous ces clichés imparfaits et défectueux, saisis dans un lieu aux salles somptueuses, dont voici une partie de l'entrée :
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(L'ordre d'apparition dans le texte n'est pas respecté ci-dessous ; il y a des absents et des non cités)
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Qui ? de qui ? quand ? comment ? (1)
Ces tableaux sont des chefs d'œuvre, il ne faut pas se payer de mots. Certes, on peut les trouver dans l'ordinateur, la reproduction sera parfaite. Ici, il s'agit des photographies que j'ai prises - in vivo - si l'on peut dire, ou mieux, in praesentia, elles sont absolument imparfaites - photographe d'art est un métier, je n'en suis pas - il fallut jouer tant avec les reflets des lumières venant des plafonds ou des côtés, que des faux-jours créés par les immenses fenêtres pourtant tamisées, à l'inverse, par le trop d'obscurité de quelque recoin, aussi avec la proximité dans le même champ, d'un tableau qui ne retenait pas mon émotion. C'est volontairement que je les aligne en petit format et sans espace, il ne s'agit ni d'une étude ni d'un compte-rendu, mais de la seule astuce que j'ai trouvée pour rendre si malhabilement que ce soit, ce saisissement qui est le mien devant la beauté de ces oeuvres archi-connues, ou moins, ou pas du tout - les époques, les modes, les formes, les écoles, les sujets, les manières, les techniques qu'on y voit ou qu'on décèle, selon la familiarité qu'on entretient avec elles en général ou quelqu'une en particulier, n'y changent rien et cela fait signe, cela fait sens. C'est une première approche - et non une réponse - à la question qui me taraude : qu'est-ce qui est beau quand on dit "c'est beau" ?
Noms et titres sont donnés dans l'ordre (et même entre crochets quand, dans l'exaltation, la photographie fut ratée, restent les indications). Même exercice très prochainement, avec deux autres séries étourdissantes en deux autres lieux, je n'ai respecté que l'unité de lieu ; les musées eux-mêmes font fi de l'unité de temps et de sujet ou de thème, sauf expositions dédiées aux touristes en mal de fraîcheur par temps de grosse chaleur, qui se partagent aussi l'occupation des églises, sans pratiquer cependant le silence ni l'immobilité, pourtant amorces et apprentissages de toute prière, serait-elle impie. (Une remarque secondaire : certaines oeuvres ne sont pas au fonds dudit Musée, mais ont été prêtées, c'est une pratique courante ; chanceux est-on d'avoir été là, à ce moment, hic et nunc, donc). Mon penchant pour les devinettes me fait retarder de donner le nom de cet endroit sans pareil, aussi parce que l'exceptionnel fut redondant - on ne rechigne pas aux oxymores - lors de ce séjour dans la ville des brioches et des cafés crémeux (cf l'article précédent).
Edvard Munch – Les invités indésirables – Ungebetene Gäste – (1932-1935) ; Edvard Munch – Troncs noueux dans la neige – Knorrige Baumstämme im Schnee – (1923) ; Edvard Munch – La mort du bohémien – Der Tod des Bohemian – (1910-1920) ; René Magritte - Le domaine enchanté - (1953) ; Paul Klee – Figurine « L’idiot » - Figurine « Der Narr » - (1927) ; Wassily Kandinsky – Point jaune – Gelbe Spitze – (1924) ; Alexej von Jawlensky (1864-1941) - Femme pensive – Sinnende Frau – (1913) ; Henri Matisse – Rue à Arcueil – (1903-1904) ; Albrecht Dürer – Kopfstudie – (1521) ; Albrecht Dürer - Autoportrait (à l'âge de 13 ans) ; [Hieronymus Bosch – Der Baummensch – L’homme-arbre – circa 1500 -] ; Pieter Bruegel. D. Ä – Die großen Fische fressen die kleinen – Les gros poissons mangent les petits. -1556 ; Pieter Bruegel - Le peintre et l'acheteur - Maler und Kaüfer - (circa 1565) ; Albrecht Dürer – Le lièvre – Feldhase – (1502). Autant d'atteintes et de fautes majeures par l'opération cruelle du choix.
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Où ?
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Il vaut mieux prendre l'avion. Pour qui aime les nuages, les merveilleux nuages, toujours, partout, à toute heure, la récompense est au bout des yeux, on y pensera devant un tableau de Madame Vigée-Lebrun, un peu plus tard.
Une poignée de minutes sépare les deux ciels. Le second joue le cuivre et le sable, les reflets d'or et la poussière propre.
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Ni à Rome, ni à Palerme, les mandariniers.
Ni minéral, ni d'acier, puissant, ardent, ni égyptien ni de Prusse, entre cobalt et cyan peut-être, céleste assurément, divin probablement, un ciel d'ailleurs qui passait là et s'installa.
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Le soir, le marché plie ses étals, dresse des tables, sert le piéton.
L'orage grondait, la pluie giclait de toute part, au-dessus de la ville menacée menaçante.
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Les lampions sont d'ici tout en étant d'ailleurs, je n'ai quitté ni la ville ni son cœur.
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Coupé en deux le soleil roux ; déformée la lune opposée ; ouvrant l'espace, le couvercle aménage une trouée d'ardoise. Le soir grisaille en sa lumière.
Peut-être deux indices fiables ? La façade en ses droitures cachant des baroqueries, le café onctueux et la brioche crémeuse,
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pour un moment et malicieusement, sont les preuves les plus fermes du nom de cette ville qui joue subtilement, dans la langue française il est vrai, avec l'impérative nécessité d'y aller.
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S'étonner : à droite aucun signe qui trahirait le lieu, à gauche, quelque chose d'inéluctablement italien. mais seules, assurément, les deux caresses blondes, mettent le nom de la ville sur le bout de la langue.
Mélanges, miscellanées, miettes - 18.
Il m’arrive de penser que les écrivains ignorés des programmes scolaires sont chanceux : ils seront mieux et moins lus tout ensemble, ce qui les conservera intacts.
*
Henri Calet est assurément de ceux-là. Manquerait plus que l’on demande, comme sujet de dissertation littéraire, de montrer « par la connaissance de son œuvre » la pertinence de cette phrase, extraite d’un entretien au Figaro littéraire en 1948 : « Ces traités d’abdication que sont mes livres », ou d’illustrer – toujours par l’œuvre – que selon ses propres mots et pour lui, écrire est une « débagoulée intérieure ».
*
Peut-être, et même sûrement, René Crevel aussi, lequel écrivait (à Klaus Mann) en Janvier 1935, depuis le sanatorium de Davos : « Ici, rien de neuf. C’est la suisserie, la suissanderie neigeuse » ; d’ailleurs ne dirait-on pas du Calet, le Calet de Rêver à la Suisse ?
*
Reprenons la recension régulière des bourdes dont nous gratifient aussi généreusement que stupidement la presse, dans laquelle, on l’a déjà beaucoup dit, l’usage du pléonasme tient le haut du pavé : à propos des rongeurs nuisibles aquatiques que sont les ragondins, on a écrit sans barguigner, que leur présence constitue un risque sanitaire en termes de santé publique, puisqu’ils sont porteurs et vecteurs de maladies. Difficile de faire plus ! ou pire !
Mais le pléonasme n’est pas drôle. Aussi, pour rire un peu, on peut compter sur les jeux de mots forcément involontaires puisque charriés par le surusage des clichés. Un résultat d’élection pour un candidat lambda – et identifié – fut rapporté en ces termes : X. récemment condamné pour violences conjugales, a été battu. Osera-t-on dire qu’il y eut, sur ce coup-là, une justice immanente ?
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Digne héritière des Nouvelles en trois lignes de F. Fénéon, mais relevée dans les potins du mois de mai dernier : un corbillard, qui transportait un cercueil, circulait sur la départementale 6 (…) quand, pour une raison indéterminée, le conducteur a perdu le contrôle et le corbillard finit au fossé*. Les gendarmes ont procédé aux tests d’alcoolémie et de stupéfiants. Aucun de ces tests ne s’est révélé positif. J’ai deux questions cependant pour la maréchaussée : a-t-on fait subir les tests à l’occupant du cercueil ? La brève ne l’indique pas. Ni, si l’on a considéré qu’il y avait un mort ou aucun mort. (* on notera la coexistence dysharmonique dans la même phrase du passé composé et du passé simple, mais écrire « à l’oreille » – comme Nietzsche – n’est plus de ce monde.)
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De l’encre et ses couleurs. Il y avait des sortes de concours de justice à Athènes – lointains ancêtres de nos concours d’éloquence – où l’on désignait chacun par une lettre de l’alphabet, alpha, béta, gamma, delta, etc. inscrite à l’encre rouge, rubrica. On voit nettement la suite de cette information.
Une encre d’un rouge pourpre, particulière, était réservée à la signature des édits.
Les poèmes que Néron récitait étaient écrits en lettre d’or.
Enfin, avec du lait frais et en saupoudrant de poudre de charbon, les amants, sur les conseils d’Ovide, pouvaient correspondre invisiblement.
Et mieux : Rousseau raconte qu’il mit « au net – nous dirions « au propre » - avec un plaisir inexprimable [les deux premières parties de Julie ou la Nouvelle Héloïse] employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d’azur et d’argent pour sécher l’écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers ». Celui qui rapporte ces mots, ajoute, injustement selon moi, que Rousseau fétichisa lui-même ses propres manuscrits.
*
Viendrait-il à l’idée de quiconque de dissimuler un gros diamant dans un citron ? ou tout autre cadeau précieux ou rare dans un objet ordinaire – manœuvre de l’imagination la plus exquise ou la plus vulgaire, chacun jugera. L’offrande, en revanche, porte l’épatant nom de sapate, tout droit venu, bien qu’un peu déformé, de l’espagnol zapato, soulier, souvenir de la coutume qui met les cadeaux de Noël dans les chaussures.
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Dans « Le Petit Musée d’Alphonse » – le musée Alphonse Allais de Honfleur, le plus petit musée du monde – on peut trouver, entre autres : le crâne de Voltaire enfant ; une tasse à thé à anse à gauche pour un empereur Ming gaucher ; une casserole carrée qui empêche le lait de tourner ; un aquarium en verre dépoli pour poissons timides etc. autant d’inventions insolites d’ « Alphie », le jeune A.A.
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Toujours quelques gourmandises de Michel Chaillou : Justement, elle l’est, sourde, faible d’oreille, d’esprit, avec son maigre corps à peine habitable autour d’un cœur en remous. Et aussi S’il cause avec lui-même, s’il s’adonne au style comme d’autres à la boisson, ce n’est pas uniquement pour désaltérer son âme. Il a surtout soif de rétablir la vérité. Et encore Il conte comme la Volga coule, des trains d’histoire, trains de bois défilant au fil de sa parole. J’en tressaille encore. (in La rue du Capitaine Olchanski). Ah ! lui non plus, il ne faut pas le faire entrer dans les programmes scolaires.
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« Ma lettre venait de partir, au milieu des rumeurs de la capitale, et des anxiétés de mon âme, ne sachant si je devais l’aimer, le regretter, ou le plaindre, j’ouvre le Journal de Paris, et j’apprends sa mort. ». Bernardin de Saint-Pierre à propos de son ami Jean-Jacques. On aurait pu hésiter, n’y a-t-il pas du Rousseau dans ces mots-là ? Jugez-en : « Il n’y a que la solitude, à la campagne, qui puisse calmer les peines profondes. (…) Les environs de Paris me représentaient les lieux où tant de fois nous nous étions promenés, ceux où il aimait à s’asseoir, ceux qui lui rappelaient les jours de son innocence. » Il serait alors le Rousseau des Rêveries, bien sûr, qui n’est pas, mais pas du tout celui du Contrat. C’est pourtant signé B de St-P.
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Il y a parfois, et plus souvent que parfois, dans les Mots croisés et autres fléchés (mais certains, seulement) de vraies trouvailles, des concentrés de figures de style et/ou d’humour, d’authentiques saveurs, et même des retrouvailles de mots perdus. Pour aujourd’hui, et pour commencer : Villa à louer. Solution (d’) Este.
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Les arguments de Socrate : on connaît les préventions de Socrate à l’égard de l’écriture (cf Platon, Phèdre, 274e-275a) qui rendrait la mémoire paresseuse et la connaissance exogène et illusoire — avec des formules d’une incroyable fraîcheur : « lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d’être savants, c’est savants d’illusion qu’ils seront devenus » et le reproche que le texte écrit puisse tomber dans n’importe quelles mains « une fois écrit chaque discours s’en va rouler de tout côté » (273-d) « aussi bien auprès de ceux auxquels il ne convient nullement ».
Il suffira – mais on l’avait deviné – de remplacer « texte écrit » par « Wikipédia » ou tout autre source que l’on croit d’informations, notamment les rumeurs réticulaires ou claviculaires, le reste demeure. Ce n’est pas tant, d’ailleurs, que les choses soient écrites qui oblige à la méfiance, mais qu’elles le soient sur la seule foi de connaissances infondées et partagées tout de go, sans travail, sans sérieux, sans méthode.
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Si c’est bien la langue qui délimite et organise ce qu’on peut penser, qu’en est-il de la négation qui dit ce qui n’est pas ou nie ce qui est ? Mais comment la langue fabrique-t-elle la pensée ou de la pensée ?
Il ne se passe pas un seul jour sans que de telles questions me viennent.
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Mais nier – dire que ne … pas – est toujours l’opération consciente et volontaire d’un sujet qui pense ce qu’il nie, donc qui l’affirme.
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Italo Calvino – mais où donc ? dans quel livre ? – propose ce choix, escargot ou artichaut. Le monde ou les livres ? Avancer lentement et revenir toujours en sa coquille ; ou effeuiller à l’infini. Je crois bien pratiquer les deux.
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D’un entretien de 2003 – Dix questions à Pascal Quignard – je prélève : « C’est la lecture qui est pour moi vitale. Au sens strict : qui m’a permis de ne pas étouffer, de surnager, de survivre. La lecture (l’étrange passivité, le regressus, la mise au silence) plutôt que l’activité conquérante ou volontaire d’écrire. » Ce que contient la parenthèse – et devrait nous convaincre que les parenthèses n’ont pas pour fonction la mise au second plan – est fondamental, (reste cependant l’immense question de contenu du livre).
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Je lis, dans un article consacré à l’histoire des techniques d’impression et production littéraire (quelle expression indélicate !) qu’au 19ème siècle les éditeurs « inventèrent leur profession » en se séparant définitivement des métiers et tâches de l’imprimeur et du commerçant. Ce faisant, ils auraient endossé « leurs responsabilités intellectuelles et esthétiques ». Diantre ! on a des noms et des listes qui contredisent cette belle intention. Listes qui s’allongent, s’allongent, s’allongent. Les librairies sont emplies de ce genre d’ouvrages, dénués de toute garantie « intellectuelle et esthétique ». La petite liste de ceux qui viendraient redonner sa noblesse – il y en a – au métier – plus qu’à la profession – d’éditeur a été perdue dans lesdites librairies, entre deux cartons de … livraisons. Il faut voir décharger – cela m’arrive parfois passant devant une – des palettes, oui, oui, des palettes sorties tout droit de gros camions. Il faut bien trois fois deux petites mains, sans compter le chauffeur-livreur le mal nommé, pour vous descendre tout cela, plusieurs fois par semaine.
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Benjamin Franklin, créa, seul, sa propre imprimerie avant de fonder, avec d’autres, l’indépendance des États-Unis. Voilà un raccourci formidable !
In Memoriam Jacques Villeglé,
décédé ce 6 Juin 2022 à 96 ans : pour lui, ces lignes rédigées à la parution du livre délicat, ardent, emporté et emballant d'Alain Borer en 2019.
En un mot comme en cent,
par la grâce savante d’Alain Borer, ce livre* compte son pesant de jubilation et de délices (il nous faut contenir encore un peu le terme ravissement) qu’on avale tant heureux de se sentir coupable de gourmandise ; la main tourne les pages semblable à celle qui chaparde dans un paquet de chocolats fins et, tout en gardant le goût de celui qui vient d’être dégusté, plonge à nouveau pour en découvrir un autre… jusqu’à atteindre le dernier. Sans s’en apercevoir.
Cent grammes* ce n’est pas grand-chose, pensez-vous. En effet, le poids des mots et de l’encre est charge légère rapportée aux savoirs qu’ils contiennent et qu’elle retient. Mais ces grammes-là sont autrement plus denses, voilà pourquoi il y a des artistes, ces êtres si particuliers ou étranges qui n’hésitent pas à nous faire supporter des décollements de rétine pour voir autrement l’ordinaire, si manifestement banal, pour ne pas dire insignifiant, ne pas dire quelconque, ne pas dire trivial, usé, vieux, corrodé d’être resté par terre ; ou abîmé, déchiré, lacéré, d’avoir subi les passages des hommes et du temps. L’inattendu point de rencontre entre des fils de fer rouillé que personne ne relève et des affiches aux murs que personne ne voit. Ramasser les premiers et arracher les secondes font un seul et même geste qu’Alain Borer va décliner en cinq actes, cent scènes, et un certain nombre d’accessoires et de personnages dont Jacques Villeglé fait le centre et la circonférence toujours, la hiérarchie ou l’importance jamais celles que l’on croit. Ce livre est une démonstration implacable. Éblouissante. Acérée. Attentionnée. Précise. Et comme toute démonstration l’exige, sinon elle n’est qu’étalage, d’une élégance accomplie. Jacques Villeglé l’anarchiviste, tour à tour et simultanément, regardeur – c’est mieux que voyeur – choisisseur – c’est mieux que décideur – cadreur – c’est mieux que filmeur – et transgresseur pour une défense et illustration des affiches, par décollage et arrachage. Avec Villeglé, toute affiche est possiblement objet de ravissement. Double sens heureux.
Supposons. Supposons un passant passant un peu trop vite un peu trop près d’un mur ; il accroche un bout d’affiche publicitaire et… passe son chemin. Supposons aussi les pluies qui font… passer les couleurs et le soleil aussi. Supposons qu’en dé/passant un affichage politique d’autres passants passant décident d’y laisser leur marque, tailladant les mots et les photographies. Ceux-là et tous les autres sont des lacérateurs anonymes ; les passages de ces passagers des rues vont faire de Villeglé le flâneur, l’inventeur de ce bruit de déchirure si particulier d’où va naître l’affichisme. Ledit de la déchirance. Avec des bonheurs d’écriture saltimbanque, des prouesses vertigineuses, des acrobaties verbales inouïes, Alain Borer soutient absolument le tout et le détail qu’il enroule et déroule dans une réflexion d’autant plus acérée qu’elle se nourrit à la pointe fine de toute culture.
Ce qu’il construit : un petit traité d’un nouvel art pariétal ou si l’on veut, une archéologie au présent et du présent, où l’on comprend pourquoi (ce terme qui manque à tant d’essais, Alain Borer parle de pensivité) en arrachant des affiches lacérées et les trans/portant au musée, les décollagistes, dont Villeglé est le Prince, ont arraché avec elles tout ce qu’on aimait rabâcher sur l’art et l’artiste : distinction verrouillée entre sujet et objet ; rapport cuirassé au réel et au symbolique ; question insensée du sens ; de la transcendance mystique du talent, voire du génie ; et même du rôle surdéterminant du musée. Tout cela vole en éclat, mieux, explose, par avulsion concertée… au pied levé. Il y a dans ce geste, une véritable gestation. Une gestation par tous et pour tous aux conséquences métaphysiques : disparition de toute supériorité créatrice au profit d’une immanence atomisée ; confusion éjouie de l’un et du multiple (on oubliera volontiers les majuscules) ; abrogation de la fracture sujet/objet au profit du second ; établissement du chaînon qu’on aurait cru manquant entre Duchamp et le copié-collé de l’ère virtuelle, c’était ignorer le décollé-transporté villegléen.
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Éloge de l’avulsion. Avec Raymond Hains, Jacques Villeglé combine une petite entreprise de décollage et arrachage heureux – ce qui est un délit – en bande organisée – circonstance aggravante donc amusante – doublement eu/phorique. Le mot, on le sait, en rapprochant deux éléments grecs, nous porte au bonheur, à la bonne et belle vie (à soi seul, le préfixe eu), nous trans/porte. Les rôles – par l’enroulement de l’affiche en vue d’un déplacement qui fait Sens – sont totalement inversés : l’objet se charge du sujet, il s’en charge. La contradiction et la confusion supposées entre œuvre anonyme et œuvre collective est résorbée, l’artiste désigné pluriel. Aucune avulsion sans collage antérieur mais séparé, sans lacérateurs anonymes indépendants les uns des autres. Villeglé lui aussi taillade les textes et défait les sous-textes que nous avions arrimés à nos cerveaux et bien rangés. Il n’est pas le premier, mais Alain Borer montre qu’il est le seul, à aller aussi loin dans le renversement et même la volte-face : ou comment l’appropriation de l’anonymat fait l’artiste par effraction, à son insu voulu. Comment le collet-monté de nos certitudes en art devient un collé-démonté. Comment la transfiguration du banal chère à Danto commence au pied d’une palissade, mieux encore que devant certains Fontana aux incisions qu’on pourrait dire préambulatoires à toute lacération. Alain Borer explique que l’avulsion d’une affiche lacérée ne relève pas de l’hypotypose, laquelle est une adhérence, une ultra-lisibilité, une lucidité aveuglante qui n’autorise rien que la coïncidence stérile entre le vu et le dit, et même le dit et le dit, où le langage ne déborde ni ce qu’il voit, ni ce qu’il énonce. Une fonction en quelque sorte strictement communicationnelle où quand l’on vous dit (écrit, dessine) Oui, c’est Oui. Ce serait aller trop vite en besogne que de ranger (ranger !) l’affichisme de Villeglé de ce côté-là. Alain Borer développe avec une précisée patience qu’il y a diatypose au contraire : lacérations, choix, décollements, avulsions, arrachages, cadrages, sont autant de formes et de formulations, c’est-à-dire au fond de sens, qu’il s’agit de trouver sans qu’il en soit un seul : le sens unique est à proscrire. Au fond, tout est, mais en doutions-nous ? question de langage. L’illisibilité paradoxale mais féconde que revendique Villeglé n’est qu’un rejet de l’hypotypose situationniste. Il ne s’agit ni de ne rien dire, ni de dire le rien, mais de dire autrement, ce qui fait lyrisme. Dans l’arrachage, Villeglé ès maître en avulsion, élit, re/cueille, dé/tache aussi couleurs, lettres, reliefs, typographies, formes… C’est le contraire des bombages, un développement de pur plaisir que nous offre Alain Borer en fin de volume, sans oublier l’inattendu hommage aux chapeaux de Madame Vigée-Lebrun. Une merveille !
Jacques Villeglé, effacé comme derrière une affiche, c’est-à-dire et c’est unique, une page sans verso si elle n’était décollée, fait de la lacération une activité abhumaine** car rien ne saurait être moins mécanique : ni ramasser un fil de fer rouillé au bord de la mer, ni transpercer une annonce publicitaire ou politique sur un mur, l’écorner, en déchirer des morceaux, la dilacérer. Rien. Ce livre vertueux et terriblement réjouissant, réveille avec énergie toutes nos paresses enkystées dans des approximations dogmatiques, de celles qui nous font croire que l’art, étant hors du champ de la rationalité, serait de facto, inaccessible au discours rationnel***. Alain Borer fait ici la preuve du contraire et nous convainc. Et nul ne pourra dire, de ces pages qui sourient et rendent l’exigence si aimable, quelque chose fut oublié. ****
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*Villeglé l’Anarchiviste, 100 « grammes » pour Jacques Villeglé. Gallimard. Novembre 2019 ; Alain Borer explique – p. 26 note 1 – ce que grammes signifie hic et nunc : des fragments qui font maillage – tissage – et constituent un réseau dont les renvois et les relations dûment numérotés dessinent un ensemble réticulaire. ** in N° 2 de la revue grâmmeS, 1958, article de Jacques Villeglé intitulé : Des réalités collectives. *** et une petite musique kantienne ne ferait pas fausse note ; la lumineuse et difficile expression d’universalité subjective quand on la soustrait du développement dont elle fait conclusion, semblerait bien trouver ici une niche. ****Ce qui n’est pas le cas de ces lignes… où ce qui manque l’emporte, pensez-donc ! cent grammes.
A la recherche de mots perdus - 8 -
A le lire et le prononcer, doucir ne vrombit ni ne tonne, mais chantonne, bourdonne tout bas, résonne longuement dans le silence qui le suit et porte en lui tout ce qu’il dit. Doucir chasse douloir à pas feutrés qui disparaît à mots comptés, n’ayant pas messis aux parlers gras et gros des temps nouveaux.
Ayant douloi de ces abandonnements, quelques parlers jolis paraissent impromptus, inconnus, en improvisade au tournant d’une phrase depuis tant délaissée qu’elle semble contrefaire les hiéroglyphes que nous aimons saluer pour leur étrangeté incognoscible et par admiration d’autant plus feinte et fausse que des mots juste perdus ou des mots justes, perdus, dorénavant indiffèrent. Dorénavant étonne, lui aussi, portant vers l’avenir, de hora – à partir de cette heure – d’abord en trois lettres, ora/ore – tandis qu’une oreille sensible aux résonnances, entend : l’avant était doré, pour toujours couronné d’or, auréolé. Cela ne manquera pas de susciter chez les uns, grimaces et autres rictus – terme devenu invariable en français emprunteur une fois encore du latin – chez d’autres, l’irréparable grief – de gravis, grave – de passéisme, ringardisme, traditionalisme et perfectionnisme exaspérants, autant de fautes – il y a de la morale dans ce jugement – autant de fautes donc, auxquelles on vous renvoie vous accusant d’être has been, c’est tellement plus facile en français courant, tombant comme un couperet.
Dorénavant n’est pas, convenons-en, un mot perdu – il n’était pas, d’ailleurs, le point d’entrée – aussi rendons lui sa pertinence aux dépends de sa musicalité, même si et bien que, je l’entendrai toujours chapechuter à mon oreille, dans l’inversion de ses syllabes, que le passé se peut repeindre à la feuille d’or. Qu’il m’amenât à ces broderies n’est pas le seul de ses mérites. Ignorant le mot et son sens, et vous rappelant comme votre goût est mauvais puisqu’il n’est pas du jour, il n’est pas frais, il est passé, dépassé, d’aucuns ont ranimé ma mémoire d’un terme dorénavant inusité : couvi. Se dit de l’œuf pourri, gâté — qu’on entend comme comblé, qu’il faut ouïr comme avarié — couvé trop longtemps, indigeste en conséquence iningérable. Nous serions, selon qui ne l’entendent pas de cette oreille et ne le goûtent pas ainsi, nous serions, tels des œufs couvis, impropres à la consommation, mot qui percute immédiatement une autre parcelle de mon cerveau, insensible à l’usage consumériste de la langue, celui qui pervertit l’élégance ordinaire – je dis bien ordinaire – du français parlé et écrit.
Aussi, la perte par abandon volontaire et mise en accusation de toute résistance à cette lâcheté quotidienne, de mots qui ornent, enjolivent, embellissent, précisent nos phrases, et, partant, les pensées qui s’y forment, fait notre esprit se douloir et saigner notre cœur. Croyant qu’à en réduire le nombre de ses mots, on ôterait à la langue française ses épines – ce qui est quand même une étrange et inquiétante conception et confusion – on empêche, à l’inverse, que tels un marbre ou une verrerie, on la puisse doucir, polir, velouter, satiner. Mais si, par seul effet de mode quelque mot est repêché – il ne faut pas minimiser ce goût du coup d’éclat – son sens est quasi toujours altéré. Ainsi de doucir, qu’on a pu lire récemment mais de très rares fois dans des articles mal fagotés, pour – il fallait s’en douter – adoucir : une saison doucie, à la place de douce, et dans une recette écrite avec les pieds, mettre des œufs à doucir dans l’eau ! Et là, l’intention m’échappe et toute espérance m’abandonne, aussi j'opte, dans l'accablement et la détresse, pour la faute de frappe non corrigée, ce n'est pas moins impardonnable.
Florilégères
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Pour les natifs de Juin, avec & autour d’eux ceux qui leur sont chers