inactualités et acribies

Les objets de l'été - 4 -

31 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

        

         [Addendum 1 à Les objets de l’été – 3 – La fenêtre.

         Il se pourrait bien que cela devienne un refrain … mais je n’y peux rien.

En compulsant à l’aveugle mais sachant où j’allais, le Manifeste du Surréalisme d’André Breton, je tombe sur l’expression, connue-oubliée et image inusable : une phrase (une phrase ! pas une idée) qui cognait à la vitre. Suivent des lignes qui tentent de rattraper l’instant fugace du souvenir faible d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe de son corps. Et Breton de regretter n’être pas peintre pour représenter cette vision : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » ; il faut avouer que ça manquait au billet précédent.

Addendum 2 : Breton, in Clair de terre – Nœud des Miroirs : Les belles fenêtres ouvertes et fermées/Suspendues aux lèvres du jour/ Les belles fenêtres en chemise/Les belles fenêtres aux cheveux de feu dans la nuit noire / Les Belles fenêtres de cris d’alarme et de baisers (…)Superbissime introduction d’Alain Jouffroy, dans l’édition Poésie/Gallimard 1961-1969]

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Donc, Les objets de l’été, 4ème épisode.

La boutique et le prie-Dieu.  

On pourrait y voir malice. C’est l’objet de notre billet de mauvaise foi, ou comment la présence du second ne rend pas la première moins accueillante, car il faut le reconnaître, le prie-Dieu, objet inattendu y compris dans les églises de nos jours, l’est encore plus dans une boutique joyeuse, hospitalière, lumineuse et autrement plus secourable qu’un oratoire confiné, sombre, humide, serait-il encensé.

Sans y avoir pensé, il se peut que se soit accompli là un geste surréaliste i.e : rapprocher deux objets hétéroclites ou, en poésie, deux mots ou deux images hétérogènes. L’une des plus puissantes réunions, selon le critère de l’étincelle chère à Breton et nos souvenirs :

celle d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, IV) ou pour le dire comme Reverdy, qu’il cite aussi, le rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Nous apprécions l’euphémisme.

Éloignés, nos objets susnommés ne le sont plus depuis qu’un facétieux bouquiniste a fait choix de mettre en sa bouquinerie et en bonne place, un agenouilloir comme porte-livre, ce prie-Dieu d’un autre âge remis au goût du jour. Reste à savoir ce dont il doit se confesser, nous parlons de l’objet, bien sûr.

Pour l’heure et les temps à venir, il lui faudra supporter la lourde faute de ceux qui, impénitents, se livrent, se sont livrés et se livreront au plaisir solitaire toujours renouvelé de la lecture, raison suffisante pour siéger en ce lieu défendu, au double sens de interdit, prohibé d’une part, protégé, préservé de l’autre. Sans exclure le péché d’abondance, non inscrit dans la liste des capitaux, ni même des capiteux, tandis qu’il est la cause directe et suffisante pour amorcer et entretenir ceux de concupiscence, gourmandise, envie et autres peccadilles – insatiabilité, appétit, ardeur curiosité, tentation – vénielles au regard de l’irrémissible inclination à se soumettre inconditionnellement à ce vice parfait, lire, lire et lire encore …

Mais le prie-Dieu-bouquiniste en dit bien plus. Qu’il soit là et seulement là  —une non-librairie, où vous chinerez et trouverez les ouvrages introuvables chez les vendeurs-de-livres-qui-viennent-de-paraître (attention, après les livres  – non, les « romans » de l’été, nous attendons ceux de la rentrée, puis ceux des prix, puis des fêtes, juste avant ceux de Janvier, tous, tous, sans la moindre exception, formidables et indispensables !) – que le prie-Dieu soit là et pas dans une bibliothèque par exemple – pardon, une médiathèque – est une invitation bien plus profonde encore : il est le seul signe sensible de ce qui manque dans les lieux susnommés, considération, estime, respect, curiosité pour des auteurs et des œuvres que la concurrence intéressée du marché et le manque de courage interdisent de rééditer, on y laisserait sa chemise. Et plus encore. Le prie-Dieu – retapissé aux couleurs cardinaliste et épiscopale, cela non plus ne peut échapper – rappelle à qui le regarde avec espièglerie, qu’en cette place de toutes les tentations,

il nous faut, avec sérieux, nous incliner devant l’infinité des manifestations de l’esprit humain qui tant font défaut depuis que rareté, élégance, précision, difficulté aussi, ont été ajoutées à la liste des vices d’écriture.

Aussi, quand nos yeux se portent sur la petite inscription gravée dans le cuivre et rivetée au dossier pour marque de propriété, comme fait le sang parfois devant l’étendue de l’ironie du sort quand elle confine à la perfection, nos yeux ne font qu’un tour dans leurs orbites : Mme Désespoir !

Magnifique travail du marguillier – il paraît que dorénavant il faudrait écrire marguiller, mais pourquoi donc ? – qui résout là une double difficulté : laisser le nom de la bienfaitrice à la postérité, lequel contient tout ce que l’avenir, peu avare de peines à venir, nous réserve. Ainsi, Madame Désespoir détenait en son église un prie-Dieu estampillé à son nom, qui, chaque fois qu’elle baissait la tête en signe de pénitence – c’est-à-dire sans cesse – lui rappelait sa condition définitivement irrécupérable. Madame Désespoir ignore aujourd’hui et là où elle est – si nous autorisons la synecdoque qui la ramène à sa seule chaise basse – que notre désespoir n’est plus le sien, mais que le sien était peut-être moins rude, si l’on considère qu’à genoux sur son prie-Dieu, elle n’avait qu’une seule dévotion livresque, son missel. Aucune autre tentation. Ce n’est vraiment pas notre cas.

Le prie-Dieu n’est pas le Saint-Siège, certes, certes. Mais la diablerie nous guette qui nous inviterait bien à poser notre séant où Madame Désespoir posait ses genoux, afin, tournant confortablement le dos à ce nom décidément trop in/croyable, nous voyions dans notre dévotion païenne aux livres refoulés des circuits consuméristes, la seule prière qui vaille.

Pour Luc B.

 en clin d’œil et remerciements pour préserver, à Rochefort, un petit coin de paradis.

Les objets de l'été - 3 -

24 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

 

[Addendum à Les objets de l’été – 2 –

Parcourant une nouvelle fois les Lettres de jeunesse de Freud pour y confirmer une intuition qui me tarabuste, je lis, à la date du 22 Août 1874, ceci : J’ai la plus grande envie de voir revenir le temps du raisin ; pour l’instant, il n’y a rien d’autre que de monotones poires. Les poires sont le fruit le plus stupide, le plus fade, le plus prosaïque du monde. Là, je dois dire à Don Cipion – Freud – mon plus profond et respectueux désaccord, auquel je mêle cependant la plus grande satisfaction de le lire dans un registre moins attendu.]

 

*

* *

Objet oublié de l’objectif, la fenêtre.

Même l’arc des fenêtres

Sera pour vous.

Guillevic Du Domaine.

 

Je choisis, lorsque je me déplace – la distance ne fait rien à l’affaire – les portes plutôt que les fenêtres dans mes (modestes) intentions photographiques. Un choix ni volontaire, ni déterminé, mais de fait, je le constate tout simplement. Et les toits aussi. Récemment j’ai commis deux exceptions remarquables au sens où les intentions tues qui président à certains gestes – écrire aussi par exemple – m’ont portée à saisir deux clichés que tout oppose premièrement, et, deuxièmement, que rien n’imposait ; rien, c’est-à-dire aucun sous-entendu esthétique, mental, mnésique, poétique ou philosophique, de ceux qui émergent dans une évidence fugace mais forte, quitte, un peu plus tard, à l’abandonner – elle n’était pas pertinente – ou l’oublier.

*

La façade parfaitement régulière, géométrique, simple, supportant la réplication qu’on pourrait croire à l’infini de fenêtres alignées sans recherche sinon un impeccable équilibre me plut, instantanément, parce que toute cette linéarité sans heurt, s’obstinait à être contredite par des courbes, de légers reliefs, de fausses sinuosités et flexions résolues dans un autre maillage lui aussi symétrique et stable dans ses méandres. L’anomalie de l’ensemble résidait dans sa seule fenêtre ouverte. Je ne le vis qu’après, toujours attirée par les lignes droites, seraient-elles soutenues par des volutes, arabesques et autres ondulations, et l’inverse.

 

Ciel ! que cette ouverture – je cherche quel pourrait-être son nom vrai – que cette ouverture est belle, qui deux fois bée sans laisser rien passer ni sans rien retenir : la première parce qu’elle est ouverte depuis toujours et qu’aux vents et tempêtueuses allevasses elle a résisté, la seconde parce qu’une partie de ses vitres sont cassées. Deux bonnes raisons pour une fenêtre, serait-elle lucarne, baie ou vasistas, pour faire courant d’air. Mais le châssis, coincé contre le mur probablement par des gonds rouillés et la poussière des verres restant ayant eu raison de toute transparence, la fenêtre de l’appentis s’est métamorphosée en véritables ruines, au sens noble de vestiges. Sans usage et sans âge, rongée de vermoulures infligées par les intempéries, retenant quelque brindille sèche ou fil mort depuis longtemps abandonné par des araignées xériques, de la fenêtre il reste mieux que l’embrasure, que la crémone, le dormant, le montant, la paumelle, il reste le goût, la souvenance, la remembrance qui font célébration.

 

 

Qu’elles soient d’Apollinaire (Calligrammes), de Mallarmé (Le Parnasse Contemporain), de Baudelaire (Le Spleen de Paris, XXXV), c’est au pluriel qu’elles se présentent, alors qu’au singulier, elles s’ouvrent le plus souvent et closent le poème du premier. La fenêtre s’ouvre comme une orange/Le beau fruit de la lumière. Éluard s’en serait-il souvenu sous le ciel bleu ?  Les croisées devenues, pour le deuxième, puis la vitre — plus loin, l’ode au vitrier, après le savetier, lui-même avant le cantonnier, lequel en quatre vers est dévêtu de sa chemise par le pur soleil, ébloui dans un déplacement réussi de la lumière — la vitre devant l’azur d’où chercher à s’enfuir Au risque de tomber pendant l’éternité. Du dernier beaucoup savent qu’Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle, modulation disloquée par l’apposition harmonieusement contraire de l’obscurité et de la lumière, s’achevant par une étonnante réfutation du sens commun : ce qu’une vitre sépare de l’extérieur, l’emporterait sur le spectacle du monde.

L’un (naviguait) lentement depuis (sa) Lucarne, l’autre de (sa) fenêtre regardait le Palais-Royal, tous les deux admiraient Paris. L’un repeignait ses mots en gris, celui du zinc et de l’ardoise, la teinte dominante, l’autre ne voyait que toit(s) rose, tuiles à godrons, belle lumière. Le troisième, on s’en doutait, dit le tout en dix mots : Le corps posé sur ton appui/mon esprit arrive au-dehors.

Ponge, sans démentir ni Colette ni Calet, et sans qu’il le voulût, donne raison aux peintres et aux poètes qui firent de la fenêtre une passion à intempéries. Parce que l’ouvrant, la fermant, s’y penchant, regardant, le sachant ou l’ignorant, il est des fenêtres, réelles ou rêvées, écrites ou peintes où l’on cherche mieux que partout un point de perfection. Celui auquel Chirico parvint, qui aurait fait un chercheur se jeter par la fenêtre, s’il n’avait lu sa signature au bas du tableau après que René Crevel eut collé sur les vitres une (de ses) toiles qui l’empêcha de s’élancer dans la rue mystérieuse et miraculeuse devant lui ouverte, métaphysique. 

 

 

Les objets de l'été - 2 -

21 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

 

Précautions d’emploi.

Ne pas confondre objets de l’été et objets d’été. Les effets secondaires seraient fâcheux : humeur changeante et coups de chaud, suspicion de delirium à l’endroit de qui tient la plume, accusations à bas bruit de démence rampante. Ici, point de plages – sinon de musique ou de silence – ; le sable seulement quand il fait grincer la machine ; ni de sandales – hors celle d’Empédocle ; de soleil ni de boissons fraîches, de transat ou de parasol … Les objets élus pour de petites récréations estivales d’écriture ne sont pas nécessairement des choses, le mot désigne, on s’en souvient, tout ce qui se présente à un sujet – chaleur et oisiveté supposées de la raison en la saison n'ont point encore anéanti toute velléité de précision sémantique. Les objets de nos admiration, colère, énervement, joie, affection, tristesse, satisfaction … sont stricto sensu à admettre dans notre liste avec d’autres, animés et/ou inanimés, et là, les mânes de Lamartine se rappellent à nos souvenirs d’école.

Mais je suis bonne poire et vous le montrer me chaut, ce verbe seul convenant à l’air ambiant, il faut savoir s’adapter. Le fruit du poirier, gouleyant, léger comme un petit vin frais, fondant en bouche, en dégoulinade sucrée le long des doigts et gouttelant au bout des ongles, ne l’emporta point cependant dans le récit biblique pour dire la tentation, le désir, l’envie auxquels succomber ou, plus démoniaque encore, faire succomber l’autre, surtout s’il n’y en a qu’un. Impossible de garder une poire pour la soif. Les deux naufragés des premiers jours du monde, restent pour l’éternité les seuls mangeurs de pomme à s’être fait poirer*. Ne restait plus que la littérature pour leur inventer un destin plus goûteux, ou tout le génie de petits prométhées devenus maître-queux pour leur faire oublier qu’avant de descendre des singes, ils descendirent du pommier.

Un certain Tibaut écrivit au 13ème siècle un délicieux roman au goût exquis de l’allégorie mêlant recherches visuelle et auditive – acrostiches, anagrammes, lecture inversée, chants – s’achevant par un motet profane bien dans l’esprit du temps, au duo de la Dame et du Poète se joignit le Rossignol. Le Roman de la Poire est bien plus édifiant que le récit de la Genèse, jugez-en : l’innamoramento – l’entrée en amour – de l’aimé, le narrateur, lui vient tandis qu’il prend en bouche une poire qu’elle a, la Dame, préalablement pelée avec ses dents et goûtée elle-même, c’est le mors de la poire. Si la sanction est autrement plus douce que celle reçue d’Eve par Adam, il y a cependant deux points communs : la condamnation – au péché, à l’amour – est sans fin pour les humains ; elle est transmise par la femme. Aucun commentaire de ma part, sur cette simple et dernière remarque. Ni l’auteur ni le destinataire du Roman de la Poire, ne sont à ce jour identifiés précisément. Les chercheurs cherchent. Certains commentateurs ont évoqué l’érotisme de passages particuliers, comme l’insistance sur l’épluchage du fruit, il est vrai que dans la symbolique médiévale la poire est intimement liée au désir sexuel. Elle est l’objet par lequel il appert. Mais à l’inverse du mythe biblique, aussi du (célèbre) récit augustinien dit « du vol des poires »** (Conf. II) il ne s’agit pas là d’un fruit défendu aux conséquences lourdes et longues – la nature dorénavant impure et peccamineuse de l’humanité pour le premier ; la dimension pécheresse de l’autotélie pour l’autre, qui fixe pour longtemps l’équivalence entre faute et intention de la faute. La poire du sieur Tibaut a un goût étourdissant, voire paradisiaque.

Ci endroit commence l'histoire
De la plus merveilleuse poire
Qui jamais soit, ni jamais ne fut
Dieu l'aima qui en planta le fût.

(folio 15r° - vers n° 398 à 401)

 

 

Un autre et tout aussi peu, voire pas lu, roman dont les poires sont les héros, fut signalé dans l’impayable livre Romans à lire et à proscrire (du point de vue moral etc.) de l’abbé Louis de Bethléem – édition de 1914. Son auteur, Gyp – alias Sibylle Riquetti de Mirabeau alias comtesse Roger de Martel de Janville. Certaines poires n’ont décidément pas de pot : les crottes d’Hermite, seraient l’appellation argotique – disparue – des poires cuites, ce qui fait, à ce moment, l’objet de notre étonnement et rire.

Jean Siméon Chardin - vers 1768 -

 

« Qu’en est-il :  on rapporte que Schiller n’écrivait pas s’il n’avait, dans le tiroir de son bureau, des poires pourries … »

Celles-ci furent par moi photographiées - dans un jardin ami livré aux abeilles.

***

* le verbe poirer existe bien. Il signifie surprendre, prendre par surprise. Sa conjugaison est magnifique. Pour le plaisir, voilà un exemple de l'imparfait du subjonctif : que nous poirassions etc. 

** les poires sont ici aussi : archives, Pyrus communis (9 Octobre 2021) et Une poire pour la soif (7Août 2020)

Les objets de l’été - I -

16 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

C’est de l’éventail que viendra le salut.

Tel le petit pliage d’une pensée inexprimée mais déjà là, l’éventail s’ouvre et trouble l’air qu’il contrarie ; objet deleuzien – innommé – qui fait symbole pour une parole déroulée déroulante qu’on développe, sans que le contenu contenu dans ses plis ne désavoue ni contredise, une fois exposés, les détails ou motifs qu’ils renfermaient. Métaphore de toute démarche synthétique, qui ne dit ni n’ajoute, — à l’inverse de l’analytique — l’éventail, sous cet angle, est aussi un objet kantien, une condition de possibilité du raisonnement (hors les mathématiques, toujours a priori, relevant de la démonstration) ; ni leporello, ni flabellum en version réduite, domestique et laïque, cela fait beaucoup d’adjectifs – id est ce qui s’ajoute –  pour quelque chose d’amenuisé – terme qui, à son tour, se rappelle à nous, la menuiserie étant l’art de couper le bois menu et pas les cheveux en quatre.

Reprenons sur un autre mode, l’épuisement du traitement de la forme baroque du système de Leibniz – le pli, donc – ne saurait retenir plus longtemps ; y penser, ouvrant un éventail, relève peut-être d’une altération du bon sens, du sens des choses, ou d’une marotte que d’aucuns jugeront proche de la manie. Je vous l’accorde, c’est ma corde sensible, d’ailleurs la marotte désigne aussi un sceptre achevé par une tête encapuchonnée d’une coiffe à grelots, aux fins de représenter la folie. La folie attaque la tête et par la tête. Avec un éventail aérons-là, objet de l’été s’il en est, dont je requiers solennellement la réhabilitation, qu’il devienne objet du siècle, ce qu’il fut au 19ème.

Ses qualités l’emportent sur ses défauts : individuel, portatif, léger, anénergivore, non polluant, peu coûteux. On demandera à quelques créateurs comme on dit, de le (re)mettre au goût du jour. Inutile de multiplier les dentelles et les matières dites nobles – l’ivoire, tant mieux, est dorénavant proscrit – le léger et prolifique bambou fera très bien l’affaire. Monochrome serait un choix ascétique de bon aloi, mais peu de chances de faire des émules sur ce terrain, ce ne serait pas assez vendeur.

Nous ne pouvons pas taire quelque inconvénient, dont le premier et difficilement réparable : nous condamner à l’usage d’une seule main tandis que l’autre nous évente. Premières victimes les lecteurs, autres premières victimes, les lecteurs avec crayon, autres premières premières victimes, les écrivains sur papier ou sur éventail, il faut choisir : poser ou pauser.

Mallarmé écrivait des sonnets ou simples quatrains – vingt et un – sur des éventails qu’il offrait à des belles. Leur transcription sur feuille les aplatissant, la frustration s’invite. Avec comme pour langage/Rien qu’un battement aux cieux/Le futur vers se dégage/Du logis très précieux (Les quatre premiers vers de Éventail - de Madame Mallarmé in Poésies). Claudel compose Cent phrases pour éventails : il fut ambassadeur de France à Tokyo, il est vrai : Éventail/c’est l’espace/ lui-même en se repliant/qui absorbe/cet oiseau/immobile à tire d’aile/s.

Pour ne pas alimenter trop ce sentiment d’inassouvi, deux petites choses sur papier plat, qui si bien disent et si différemment et sans se faire ombrage :

Un léger somme –

La main s’arrête qui agitait

L’éventail

Taïgi (1709-1771)

 

« Dressez l’oreille au frrruit énigmatique de l’éventail qui se replie, au flac sec et superbe de l’éventail qui s’épanouit. »

In Grand Dictionnaire universel du XIX è siècle etc. … Pierre Larousse t.7 (1866-1877)

[Nous n’oublions pas le délicat roman d’Hubert Haddad – Le peintre d’éventailFolio 2013.]

 

S’il fallait retenir des éventails sublimement peints au 19ème siècle qui ne s’en lassait pas, alors je garde 

Renoir : 

Klimt : 

Modigliani : 

 

Mais s’il fallait n’en garder qu’un ce sera :

 

où le modèle est peintre aussi – qui peignit tant de femmes à l’éventail – cette fois dissimulée derrière le sien mais si peu,  dans sa longue robe, son regard et son éventail noirs. Qui se cache à l’autre ? Qui se révèle et quoi ? Que regarde-t-elle vraiment ? Berthe Morisot par Edouard Manet ne pouvait que diablement me séduire.

Lire en arborescence.

13 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

 

Parce qu’une page vous mène à d’autres, que la mémoire en vous n’en finit pas d’aller plus loin, de plus en plus loin, tout en tournant toujours le même chant, le même contre-champ des Pas perdus, dans lequel des mots ou des noms riment avec des souvenirs flottants à la surface du monde, le vôtre, le seul. Ça commence toujours comme ça pour moi, ouvrir un livre. Puis deux puis trois. Ça ne finit jamais, l’infinitude des textes dessine en vous – in fine – un univers, le vôtre, le seul, d’arabesques tissé ou plutôt de guipure, cette fine dentelle et ajourée qui, invisiblement, danse autour de vous.

J’avais besoin d’en savoir plus. Le poète dont le nom paraissait plusieurs fois par page avec d’autres, m’était bien sûr familier, mais – c’est l’inconvénient des crises aiguës d’acribie, elles ne se résorbent jamais – chaque fois tricotait un nouveau rang à l’épais manteau de mes réminiscences. Il fallait vérifier que ces Champs magnétiques n’étaient pas plantés de traîtres mancenilliers. Il y a des chemins dans lesquels on avance les yeux fermés, sans qu’il soit nécessaire de les sillonner chaque jour ; les premiers pas qu’on y a posés ont fait trace pour toujours. Aussi légère qu’une Gradiva, aussi inoubliable, ineffaçable, inguérissable mais irremplaçable que le souvenir du nom de Breton pour Dušan Matić dans un livre — André Breton – Oblique — bien moins ancien que tous les autres, qui fit prétexte à bousculer un peu le rangement presque réussi des ouvrages surréalistes, comprendre écrits par les Surréalistes ou à propos d’eux, pour retrouver La Clé des Champs de mes voluptés intactes.

Les pages s’ouvrent là où elles doivent. Les marques, les traits, les signets, les repères, sont exactement là où je les aurais mis si j’avais dû le faire aujourd’hui. Cette nécessité là est sans résolution volontaire ou consciente, elle vous a fait depuis et pour toujours. Vous l’avez écrite, vous l’avez laissée cette trace pompéienne sur la première page : vous aviez moins de vingt ans, l’un des livres fut lu en Juillet, l’autre en Août cette année-là : cela dit aussi que, loin des amphithéâtres et des cours de l’Université, mais tenue par une libido sciendi augustinienne à tout ce qu’il s’y disait, vous lisiez, déjà la plume à la main ; foin des romans qui mangent le temps pour n’y rien apprendre ni retenir, pour ne s’y former point. Ce n’est pas sans émotion que je réalise avoir souligné – déjà ! – un passage entier consacré à ce que Marx dit de l’écrivain, qui ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent … Mission accomplie pour la plupart. Mais Marx voulait dire, et il le dit clairement plus loin, qu’écrire n’est pas un moyen, mais un but en soi. Plus loin encore, un autre passage consacré à Chirico, subit le même sort – marques et signets – il s’agit du portrait qu’il fit d’Apollinaire ; dans l’autre livre sorti de son étagère … Chirico toujours ! précédé par cette célèbre phrase de Kant – non attribuée mais qui ne pouvait échapper à l’autre mémoire, la philosophique : « Quand Galilée fit rouler sur un plan incliné etc. » ; dans les pages consacrées à Lautréamont, beaucoup de coups de crayon pour fixer les accordances ; et aussi Jacques Vaché, que personne, ou presque n’a lu, mort à 23 ans d’opium et de divertissements ; Breton commence ainsi : Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. On n’arrive à se faire une place au soleil que pour étouffer sous une peau de bête.

Alors qu’il y a peu je visitais au 19 Berggasse à Vienne, l’aménagement nouveau qu’on fit des cabinet et appartement de Freud, je rappelais que Breton, en 1921, y rencontra celui qui eut tant d’influence sur lui, sobre entrevue cependant. Aussi, je ne m’étonne même plus que la page « Interview du Professeur Freud » – formulation totalement inadaptée – fut, elle aussi signalée d’une marque et qu’elle s’ouvrit d’elle-même. Mais, mon émotion s’intensifie, apprenant que dans le salon d’attente il y avait quatre gravures faiblement allégoriques : l’Eau, le Feu, la Terre et l’Air qui ne sont plus de nos jours. J’en demande pardon aux mânes de Breton, mais faiblement allégoriques est une double erreur de lecture – osons dire d’interprétation – car les quatre Éléments sont la spécificité des philosophies préplatoniciennes – atomistiques matérialistes – ils ne sont ni allégoriques ni faibles, particulièrement dans la physique d’Empédocle, que Freud vénérait – en dépit de traductions imparfaites – pour avoir présenté le monde en équilibre entre Haine et Harmonie autant dire Principe de Plaisir et Principe de Réalité. Ce raccourci est un affront tant à l’un qu’à l’autre … Le hasard objectif de Breton porte-t-il en lui quelque chose du Kairos grec ?

Tout près il y avait aussi, pour achever de rapporter cette expérience arborescente dont je suis coutumière, un autre livre – collectif – dont l’un des articles, signé Jean-Luc Steinmetz, achève son introduction par ces mots lumineux où il dit que ce qu’on croit ne plus être, se poursuit et se réalise pourtant dans ce qui sera : … dans le très vieux tissu des jours et la conformation millénaire des êtres une nouveauté, de tout instant, peut naître … où il faut comprendre que les affinités électives intellectuelles qui se tissent des œuvres aux esprits, ne s’achèvent jamais, sans pour autant se répéter à l’identique. Pour précision dernière et secondaire, dire que je ne lisais ni André Breton, ni un essai à lui consacré cet après-midi, mais qu’il se présenta par porosité bienvenue de mon attention et que cela est totalement indépendant de toute satisfaction de lecture, qui est d’une autre nature, et c’est tant mieux, sinon aucun travail, aucune réflexion intellectuels n'auraient jamais pu se constituer dans le monde. 

Pour un seul mot - qui était un nom propre - il y avait sur la table quelques heures plus tard, sept (7) livres ouverts … 

dits et tus

9 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

 

 

J’ai cinq o-i-s-e-a-u-x dans mon panier

qui font cinq plumes pour écrire

bleue – rouge – blanche – noire – verte 

à l’encre violette

 

*

 

l’infini se contraint dans un roseau

ployé abandonné au pourpris du vent

qui façonne les branches fastigiées à mi-mots

les horizons plaintifs ;

tant qu’aux azeroliers les fleurs reviendront

aux blancs ypreaux les feuilles de fine soie

et le temps qui chatoie et le temps qui poudroie

aux terres yttriques du Χάος                         

saltarelle à trois temps sur quatre

         sautille cavalcade caracole

Souventefois.

*

Les phrases ont les mots pour squelette

de broderies garni

*

Sur des tablettes de buis

je décompte les heures gravées d’acméiste manière

Le cœur battant des pierres est brouillé par la pluie

 

*

Songe au silence

de l’arrière-pays des mots

 

         *

 les braises soufflées,

l’angelus sonné

où pendre désormais nos larmes

entre tous nos chagrins

 

*

 

Seule une blanche main peut dessiner des E muets

dans un silence si épais

qu’il recouvre tous bruits.

 

*

Dans le mot ciel,

aucun nuage.

 

         *

 

Pieds nus dans la blanche herbe

qui gelait à mots fendre

en la vallée petite de silence

où si froid il faisait

jusqu’à la revenance.

Un vloulement d’ailes

suffit.

         *

Crevel et Chirico

         Le poète me tient par la main

pour traverser ensemble

l’ombre verte et la grand place

les rues métaphysiques du peintre

 

Sigmund l’inconnu ou la malédiction de la célébrité.

1 Juillet 2022 , Rédigé par pascale

 

         Le crédit porté au nom de quelques-uns est, bien souvent, en proportion inverse de la connaissance qu’on en a. Damnation et condamnation perpétuelles aux à-peu-près, malentendus et autres approximations ou contre-sens que subissent, longtemps encore après leur passage sur cette terre, les prodiges et génies qu’une humanité démiurge, dans son maniement mystérieux des esprits, des dons et des intelligences, répartit très inégalement selon les époques et les lieux. Certaines fois leur concentration est si favorable qu’elle donne à croire, discrètement, qu’il n’y aura jamais aucun malaise durable dans la civilisation, garantie de sa propre grandeur à l’ombre de ses géants. Leurs découvertes, inventions ou créations passeraient les siècles tant en raison de leur incandescence que de la mémoire soigneusement entretenue par les garants (les gérants ?) de l’édification des masses. Ainsi, Einstein ramassé en une formule jetée aux quatre vents de tout échange qui finirait par une embrouille ; Machiavel rabougri dans l’adjectif qui l’excommunie à tout jamais du cercle étriqué de nos références intellectuelles et historiques ; César, ramené à son seul rang impérial pour l’éternité ; pour ne rien dire d’Épicure, certainement l’un des plus malmenés à l’aune d’un succès fabriqué sur l’une des insciences les plus statufiées de l’histoire des idées ; ne pas oublier Marx non plus.

       Mais Sigmund, de ses véritables prénoms Sigismond, Sigismond Schlomo Freud. Il est de ceux-là, dont on ignore le tout et le reste :  l’an de sa naissance, parfois le siècle ou le moment dans ce siècle – début, milieu, fin ; la formation intellectuelle, le parcours et l’inscription dans la vie des idées de son temps et de son milieu ; ses passions, ses goûts et dégoûts, choix et itinéraires biographiques y compris géographiques. Usant jusqu’à la corde des termes auxquels il consacra des milliers de pages et tout le temps de sa vie qui fut longue, jetés dans la trivialité exécrable de l’insignifiance – refoulement, inconscient, complexe d’Œdipe, lapsus, névrose – nous arrachons de piteux lambeaux à une œuvre colossale, pour ne rien dire de la correspondance – évaluée à 20 000 lettres dont une grande partie non encore publiée – preuves et contre-preuves à la fois qu’il appartient à l’infinie kyrielle des hommes les plus célèbres et les plus mal connus.

       Ces remarques que je mâchonne et rumine autant à propos du Père de la psychanalyse (réalise-t-on bien que cette expression rabâchée est un véritable épitome ?) que de bien d’autres, n’étaient pourtant pas celles qui me venaient quand je franchis à Wien, au 19 Berggasse, le porche du Sigmund Freud Museum, dont les plus familiers de son œuvre et de sa vie, savent qu’à cette (fameuse) adresse il vivait avec sa nombreuse famille et recevait ses patients. Cette identification du lieu, de l’homme et de ses travaux, a tout recouvert, au point qu’on ignore parfois qu’il n’y entra qu’à 35 ans mais y resta 47, souvent dans un état d’impécuniosité et d’amertume dont il se plaint auprès de Fliess dans nombre de ses lettres. Ne sachant ce que j’allais trouver mais désirant y croiser l’ombre du maître, il fallut se rendre à l’évidence, s’il y avait un peu de Freud, il n’y avait plus rien de Sigmund. Et encore, le premier n’était pas tant freudien qu’écrivain, penseur, théoricien, et du second seul un gros poêle en faïence calé dans un coin, rappelait les heures miséreuses de ses débuts quand la famille n’était pas toujours chauffée à souhait pendant les longs hivers autrichiens. Nous n’étions pas au 19 Berggasse qui est à Freud ce que la jarre est à Diogène, malgré le minuscule artifice d’entrée qui demande de sonner avant de passer le pas, mais dans un appartement ripoliné, éclairé, sans meubles sauf la salle d’attente reconstituée, aux pièces occupées principalement en leur centre par des sortes de châsses où de nombreux livres et précieux – par leurs dates, leurs sujets, leurs éditions, leurs auteurs etc. – reposent ad vitam æternam et depuis toujours. Autant dire des pièces vidées, déménagées, ce que devint l’appartement – la clarté en moins probablement – quand Freud et les siens le quittèrent le 4 Juin 1938 pour Londres, via Paris. L’antisémitisme qu’à de nombreuses reprises et depuis des années il pensait en partie responsable du mauvais accueil que l’on faisait à ses découvertes – là encore, lire sa correspondance – l’antisémitisme n’était plus rampant comme on dit par une métaphore dont l’euphémisme cache mal le niveau d’inquiétude, l’antisémitisme n’était plus latent, pour emprunter le vocabulaire psychanalytique, il était bel et bien manifeste. Début Mars de cette année maudite, les nazis entraient en Autriche.

       Aussi, il ne fallait pas, comme je l’entendis de visiteurs qui s’attendaient sinon à s’allonger sur le fameux divan, au moins à le toucher des yeux, il ne fallait pas croire entrer chez le Pr. Freud, ni même en son bureau, puisque tout partit à Londres et s’y tient encore et pour toujours. Celles de sa collection de figurines antiques qui n’entrèrent pas dans les malles, sont regroupées dans un petit meuble vitré où elles se font du coude et se tassent, assez mélancoliquement, leur liste nominative et numérotée punaisée au mur. Il existe quelques photographies de Freud dans son cabinet, dont deux tardives, 1935 et 1938, où l’on perçoit dans la semi-obscurité une armée de statuettes et petits objets (il en aurait possédé plusieurs centaines) faisant rempart ? protection ? frontière ? devant et derrière lui, assis au bureau. Une autre, de 1912, le montre devant un moulage de l’Esclave mourant de Michel-Ange. De cela, et tant d’autres moments et objets, il faut, soit se souvenir par la fréquentation de son œuvre, de ses spécialistes et biographes, soit, les ignorant, demeurer – le mot est juste – dans un état de frustration à la mesure du mythe que le seul nom de Freud, fait advenir. Sauf à être en contact soutenu, voire dans le compagnonnage intellectuel de cette pensée si puissante qu’elle ne se peut enclore ni dans la seule lecture des œuvres que l’on dit majeures, ni même dans un commerce honnête mais relâché, on ne peut comprendre (au sens de prendre avec soi) une pensée qui ne cessa jamais de s’élaborer, de s’exercer et se théoriser, se reprit et se précisa, jamais ne se renia. On ne peut savoir à quel point l’homme Sigmund est un amateur fou d’objets d’art ancien, un admirateur attentif de peintures et obstiné de quelques grands maîtres, un passionné de littérature, un voyageur enfiévré et mystique qui haïssait le train, un écrivain précis et rigoureux, un épistolier admirable, un commentateur remarquable, un enthousiaste et fervent curieux des travaux et trouvailles de l’archéologie, alors en son âge d’or et d’enfance. De Schliemann, qui découvrit Troie en 1871 et Mycènes quatre ans plus tard, il dit – toujours dans sa correspondance avec Fliess – comme il se reconnaît dans ce travail de pic et de pelle qui ont exhumé les ruines … se comparant toujours à ces découvreurs du passé humain, enseveli mais non disparu, à l’instar de celui de ses patients, pour la mise à jour duquel il procède par la technique de défouissement d’une ville ensevelie. (in Études sur l’hystérie, 1895) précisant cependant dans un article bien plus tardif (1937) que parce qu’il travaille sur un matériau encore vivant, le psychanalyste l’emporte sur l’archéologue : le passé du patient (est) toujours à l’œuvre dans son présent (et) resurgit à l’improviste dans ses associations, reparaît dans ses rêves (…). Il l’emporte même deux fois, puisqu’il faut des circonstances exceptionnelles pour découvrir des restes de civilisations suffisamment en état pour reconstituer le tout, tandis que dans l’inconscient, rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié. L’inconscient ignore les effets d’usure du temps – la théorie freudienne envisage notre psychisme, et particulièrement notre inconscient, comme une énergie, en cela aussi et d’abord elle est novatrice – et ne connaît ni la négation ni la contradiction qui pénètrent et modifient notre conscient et notre rapport au monde.

       De toutes les statuettes qu’il installa devant lui jusqu’à former en demi-cercle un bataillon tutélaire, il aimait tout particulièrement un Janus de pierre qui, avec ses deux visages me contemple d’un air de supériorité, écrit-il à l’ami Wilhelm Fliess à l’été 1899 – une amitié qui dura quelques 17 ans, qui est avant tout pour nous aujourd’hui, le récit et l’acte de la Naissance de la psychanalyse. Mais ce Janus risque bien d’être surtout l’un des meilleurs visages (sinon quel mot ?) de Sigmund Freud : l’homme qui, dès qu’il mit le pied à Vienne pour ne la point quitter, si ce n'est 78 ans plus tard pour les raisons que l’on sait, la détesta. Ce qu'on ne dit pas si souvent. 1888 : l’atmosphère de Vienne, (…) peu faite pour fortifier la volonté ou pour inspirer le ferme espoir d’une réussite ; 1898 : depuis trois jours à peine que je suis revenu, je subis déjà l’influence déprimante de l’atmosphère viennoise. Quelle misère de vivre ici (…) ; mars 1900 : J’ai voué à Vienne une haine personnelle (…) ; avril 1900 : Vienne est toujours Vienne, donc tout à fait exécrable. L’antidote est Rome, si longtemps désirée, si longtemps attendue, évitée, contournée, même voyageant en Italie où il se rendra plus de vingt fois. Vienne, où bien que marchant dans la ville, il était à demeure dans son cabinet, Rome et l’Italie où il se rendait en train – malgré la phobie qu’il en avait ; d’un côté l’écrivain, le penseur, le psychanalyste, de l’autre l’homme animé d’une pulsion viatorique – selon l’expression de G. Haddad ; dualité de la culture gréco-romaine qu’il maîtrisait par ses deux langues, son art, sa mythologie, sa littérature et de l’hébraïque dans laquelle il fut élevé, sans excès mais dans ses traditions. Aussi, si le Janus, évidemment, n’est plus au 19 Berggasse, ni le divan, ni les moulages de statues florentines, si la salle d’attente est la seule et infidèlement reconstituée, si des reproductions de photographies (dont Einstein avec lequel il correspondit) ont été ajoutées, déplacées, sur les murs, si l’on sait que la visite que lui rendit André Breton en octobre 1921, fut courte, polie mais sans enthousiasme pour Freud, cela incompréhensiblement pour le fondateur du surréalisme ; et qu’à l’inverse, en 1938, Salvador Dali lui fit une très forte impression avec ses yeux candides de fanatique ; si l’on sait un peu de tout cela et trop peu de tout le reste, l’une des premières « prolongations » de la visite au Sigmund Freud Museum de Vienne, si propre, si blanc, où aucune odeur de fumée de cigare ne flotte, fut de relire les belles pages de la Gradiva – Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen pour le titre exact – dont il ne reste nulle trace non plus au 19 Berggasse, ni la légèreté, ni la grâce. Il faut donc entrer là, laissant tout espérance pour le dire comme Dante – un auteur que Freud affectionnait – non qu’on soit devant l’enfer, mais parce qu’on n’a aucune chance, visitant les lieux, d’y rencontrer l’homme.

[Ses cendres reposent dans un cratère grec du Ve-IVe siècle avant J-C, à Londres. Ce qui dit tout.]