inactualités et acribies

Les 9 objets de l’été, fin.

31 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Si récapituler a bien quelque chose à voir avec « chapitre » donc avec chapeau, et si, empruntant au latin ce chemin de tête, il s’en éloigne de nos jours au profit d’un sens plus général — reprendre l’ensemble de ce qu’on a dit, en faire la synthèse — le verbe récapituler nous va comme un gant, mieux, un couvre-chef : il rattrape dans une sorte de dizainier chosiste, les objets qu’il m’a pris fantaisie d’égrainer ici : le dizainier, — ce billet d’aujourd’hui valant pour capitulation au chiffre 10 —  modèle réduit du chapelet, lequel mot vient de chapel, qui nous a donné … chapeau ! non point que l’on mît un jour le chapelet sur la tête, mais, en forme de couronne, l’objet de piété prit ce nom par contagion ; le chapelet, c’est d’abord et avant tout, un chapeau de fleurs.

La récapitulation commence sous de bons auspices, nous avons saisi d’un seul mouvement : des coiffures, des fleurs et le prie-Dieu – qui se présenta de lui-même à l’idée qu’un chapelet pût passer par là. Lui seul a quelque chance de nous forcer au silence, même si, pour marmonner son rosaire ou pour lire à l’infini, Fiez-vous au caractère inépuisable du murmure, qui fait d’abord contre-tapage : avons-nous la plus petite chance d’ouïr le moindre chuchotement si, autour de nous, le bruit bruit ? Ma tête un soir s’est ouverte au silence dit le poète, fenêtre intérieure, cérébrale ou réelle. Objet profond (…) mystérieux (…) fécond (…) ténébreux (…) éblouissant que toute fenêtre éclairée d’une chandelle. Nous connaissons ces mots, ils sont de Baudelaire, les autres de Jacques Réda et ceux qui les précèdent de Breton.

Que le rayon d’âme fuse par la fenêtre et les nuages gris rose (…) défilent et défient le ciel probable ; que la vie fasse signe dans l’échancrure (…) des fenêtres détruites, toujours pour le poète le mot le plus clair attend derrière la vitre. Ne pas s’arrêter trop aux choses qu’on dit sublimes, pour danser il ne faut que tendre des guirlandes de fenêtre à fenêtre (Rimbaud). Nous n’avons pas oublié L’Escalier de Supervielle, ni la ville, la rue, la maison dans laquelle il y a un escalier, une chambre, table, tapis, cage, quand tout se renversa, et montra qu’un escalier, on peut le dévaler ou le grimper. Ainsi parla Éluard. Mais le descendre nu, c’est à Duchamp qu’on le doit, n’est-ce pas ? Sans jamais sortir du cadre. Depuis Leon Battista Alberti jusqu’à Breton qui le maintient — in Le surréalisme et la Peinture : « il m’est impossible de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre » — il faut « toujours tracer un rectangle, dit le premier, De Pictura, 1435  — en guise de fenêtre ouverte où je puisse voir le sujet. »

Alors, on se le demande, qu’allons-nous faire dorénavant de cet aveu de Kandinsky :  Je savais à présent très exactement que l'objet était nuisible à mes tableaux, mais pas le désespoir de l’éventail au poète, vers minuit, depuis le Clair de terre, Breton dixit ; Apollinaire en calligrammes s’il a raté toutes les marches, n’a pas oublié l’Éventail des saveurs, mais il s’était replié entre deux pages et nous l’avions manqué.

Pour achever drôlatiquement – mais, un jour ou l’autre, nous reprendrons notre barda, c’est sûr, il y a autant d’objets à écrire et de mots pour le faire, que de nuages aux ciels d’hiver normands, d’escaliers dans la Tour de Babel, de silences dans un carmel, d’éventails dans l’histoire de la peinture, de fenêtres aux immeubles du monde, de tournesols dans les champs … de tournesols ou de chapeaux pointus turlututu ; le prie-Dieu n’est plus si répandu, avouons-le, mais nous ferons les brocantes et les vide-greniers des églises de campagne ; restent, restent les poires, tout le monde a compté, il y avait 9 objets pour les 10 doigts de la main ! nous manquent les poires. Certes, nous les avions déjà largement croquées avant même qu’elles ne fissent l’objet n° 2 de l’été et en trois occasions :  07/08/2020, Une poire pour la soif. 14 août 2021, Reprenons nos Ân(imal)eries ; 09 octobre 2021, Pyrus communis, mais revenons au début de notre phrase, abîmé dans les circonflexions et autres saltations de nos bavardages impénitents : achever drôlatiquement et avec des poires, espoir ! Je n’ai trouvé que – mais à tout seigneur tout honneur :

« A donc le Père Ubu hoscha la poire, dont fut depuis nommé par les Anglais Shakespeare » Alfred Jarry.

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Les objets de l'été - 9 -

26 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

Objet de nos surprises, parfois, l’escalier.

 

 

Si j’écris : l’escadron volant franchit la volée de marches de l’escadrin – en moins de temps qu’il ne faut pour le dire – vous allez penser que voilà un début, au choix : prometteur, rigolo, travaillé, relâché, stupide, intriguant, sauf pour les réguliers de la boutique qui se doutent que je trame là quelque chose dont je n’ai pas moi-même l’idée en démarrant. Ils ont raison, je suis sur la première marche ou, si l’on veut, je ne tiens pas encore bien solidement le fil que je vais tirer, et je crains même ne l’avoir pas encore saisi. Peut-être que l’objet de mon emballement m’effraie, ses vertigineuses déclinaisons ne seraient-elles pas légèrement hors de portée ; qu’il me faudra des marchepieds, voire des paliers, dans tous les cas, des rampes où m’accrocher. En y pensant encore, les escadrons volants n’ont vraiment rien à faire là, sinon une allitération comme je les aime auprès de l’escadrin qui, lui, a toute sa place, à condition cependant qu’il ne soit ni trop haut ni trop large. L’escadrin n’est pas de tous les textes ni de toutes les maisons, plutôt canaille non en son usage mais en ses contextes, il apparaît généralement dans l’argotique.

Objet calligrammaticable par excellence, il n’y a point d’escalier dans le recueil d’Apollinaire auquel tout le monde pense, tournant et retournant les pages qui ne tiennent plus au dos collé du livre et tombent sur le parquet, je retrouve, dans le désordre donc, La cravate et la montre, Jeunes filles à Chapultepec, Cœur couronne et miroir, Voyage, un sans titre, Il pleut, Visée, etc. mais aussi Ecoute s’il pleut écoute s’il pleut … Mon enthousiasme redescend. Pourtant, indispensable à tout lieu humain qui s’élève au-dessus d’une taille moyenne, qu’il soit échelle, gradin, ou simple degré, il nous faut un escalier, il nous le faut. Pour aller dans la chambre qui s’ouvre par la deuxième porte sur le couloir, même Ponge, Francis, montait par une sorte d’escalier de bois, dans La maison paysanne où, on ne se lasse pas de relire : par la fenêtre ouverte, le ciel tout à fait net. Et pour lui, jusqu’au silence effrayant de Pascal, rien ne peut troubler l’intérieur de la toile de l’araignée. Quelle étrange et douce et bienfaisante amitié des mots entre eux et en intimité avec soi, toute poésie familière dispense. A l’instant exact où il lit ces mots, le lecteur ignore que je viens de suspendre mon écriture pendant deux heures environ, un peu plus. Entre le point et la majuscule, il s’est écoulé le temps d’un livre, qu’en l’ouvrant je ne pensais pas qu’il m’immobiliserait de sa première à sa dernière page. Je savais seulement qu’il était impossible que quelques mots, lignes, paragraphes, ne me retinssent pas, pré armée d’un crayon noir à grise mine, la réserve d’autocollants à main droite ; je le connaissais, l’avais déjà consigné dans mes notes, et surligné, mais peut-être moins que d’autres ou plutôt, moins souvent. Les Ruines de Paris de Jacques Réda, n’ont pourtant aucun escalier remarquable. Des gares, des bâtiments, des café-bars, des magasins, des terrains vagues, palissades, encore des gares, des ponts ; des nuages parfaits, des silences plus-que-parfaits, mais d’escaliers, point. Quelques marches, bien sûr, de-ci-delà, il faut bien franchir les espaces, mais d’escaliers rien. Ce qui me fit réaliser que l’objet imprudent de mon choix – ciel ! mais comment peut-on en arriver là ? – est une possible erreur, voire une faute, une inattention de mon attention précipitée, à coup sûr. Je me voyais déjà – oui, je sais – parachevant d’échevelées formules dont l’escalier serait le monument central. Mais Réda, reprenant – lui aussi – l’adjectif métaphysique en plusieurs occasions de ses pérambulations poétiques urbaines, me rappela à mes fonts baptismaux – voire mes fondamentaux – philosophiques : tout objet en sa matérialité – mais aussi toute chose en tant qu’elle se présente comme objet pensable – est une image dégradée de ce que serait, si elle existait, sa pensée pure, son Être, indépendamment de son existence empirique.

Et de renoncer – de mauvaise grâce – à un raisonnement métaphysique à propos de l’escalier en général, parce qu’il est non seulement un objet dont toutes les existences sont variées, multiples, différentes, plurielles, mais aussi parce qu’il n’est jamais, jamais un objet sans finalité (merci Kant) mais qu’il sert toujours un but, un intérêt, monter, descendre, rejoindre et qu’il n’existe pas d’escalier qui ne mène nulle part (merci Heidegger) quelles que soient sa vétusté, son actualité inutile, son inefficacité, son insuffisance – sinon en art et justement pour cette raison. Et, je me suis alors cognée à un très vieux souvenir, à défaut de m’être jamais cognée à ses marches :

celle qui montait à l’étage, devait prendre le chiffon doux au coin de la première marche et le passer sur la marche devant elle, cela jusqu’en haut. Un impératif apodictique qui ne disait pas son nom. En redescendant, bien sûr, se positionnant en marche arrière, il fallait repasser le chiffon sur le degré juste devant soi, et retrouver le rez-de-chaussée. Remettre le chiffon à sa place – à droite – pour la suivante, c’est accordé au féminin, nous étions quatre filles. Les parents s’étaient exonérés de cette tâche, forcément. Ainsi, plusieurs fois par jour, l’escalier en bois blond et sans contremarche, était nettoyé jusqu’au dernier atome de poussière (ou d’impureté ? interprétation tardive de ma part), en montant, en descendant, et gardait l’aspect d’un premier jour du monde pour un escalier. Il faut dire que notre père – qui avait une tendance minuscule à l’inventivité et se prétendait moderne – en avait dessiné le tout d’un coup de crayon révolutionnaire, qui avait donné des sueurs froides au menuisier du coin. Chaque marche tenait résolument au mur à gauche en montant, et s’arrimait à celle qui la surplombait exactement – une fois un grand palier-plateau franchi à angle droit à mi-hauteur – par une barre de métal vernissé-doré à son tour arrimée au plafond, sans pour autant s’appuyer au sol. Il est difficile de se représenter cette affaire, je n’ai aucune photographie. Impression de flotter dans le vide garantie, nonobstant une réelle solidité et pas le moindre balancement. Je ne sais si l’on comprit tous à l’époque, l’ironie qu’il y avait à nous appeler – authentiquement – les Quatre filles du Docteur March. [Même si notre père n’était pas médecin, que le titre original, comme chaque fois, n’a rien à voir, mais personne ne le connaissait, et qu’il parut pour la 1ère fois en français en 1880. C’est-à-dire sans nous.]

A mon palmarès – j’en assure tous ceux qui passent par là – les escaliers que j’affiche ci-contre ou ci-dessous, bien que célèbres, voire très célèbres, viennent de clichés personnels, sauf le dernier,  donc tellement peu réussis techniquement parlant, d’autant que j’ai pris des photographies d’anciennes photographies. Mais, qui n’a jamais péché …

 

On trouve très facilement, des photographies des escaliers aux contremarches de mosaïques de Caltagirone, petite somptuosité baroque au sud-est de la Sicile, infestée dorénavant de touristes. Celle-ci toute vieille et mal fichue est la mienne,

se reporter si l’on veut mieux aux sites ad hoc.

 

 

 

 

 

Mêmes remarques pour ces escaliers vaticanesques.

          

 

 

 

 

 

 

 

 

Piccolo villagio, piccole stradine, piccoli gradini. – Sicilia costa orientale (tournée vers la Grèce)

On remarque, au fond, deux bleus différents, la mer et le ciel !

Selinunte, Sicilia. Ruines

On a tout dit de la Villa « Come me » de Curzio Malaparte, son toit terrasse, son escalier pyramidal ; le mobilier créé par Alberto Savinio, frère du peintre De Chirico ; décor inoubliable du film Le Mépris.

 

    De Raymond Guérin – par ailleurs, ami et correspondant d’Henri Calet – dans un petit livre intitulé Du côté de chez Malaparte (éditions finitude), invité par le Maître des lieux en mars 1950 : dans la plus étonnante maison qu’il nous ait jamais été donné de voir. Et plus loin, (…) insolite comme une architecture de Chirico, avec son escalier-terrasse de trente-deux marches en forme de trapèze, montant vers le ciel, impressionnant comme un temple aztèque (…)

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Les objets de l'été - 8 -

20 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

L’Objet avoué de mon animadversion.

 

Combre, combrieu, combriau, sig-de-bord, baigneuse, carbeluche, galucé, tromblon, claquart, feutre, borsalino, bicoquet, panama canotier, bicorne, melon, toque, tricorne, sombrero, cabriolet, calotte, bousingot, stetson, forme, bicorne, manille, bavolet, capeline, charlotte, fédora, béret, galurin, bibi, bonnet, galure, escoffion, bob, caloquet, montera, calot, toque, canotier, képi, doulos, tholia, galerus, haut de forme, boer, caudebec, faluche, estafier, coquebin, capon, bachi, aumusse, barrette, cloche, charlotte, toque, chapka, mortier, sombrero, camauro, kamilavkion (chamilauque), gibus, chèche, chechia, coiffe(s), dastar, doulos, fez ou tarbouche, gatinelle, hennin, escoffion, mitre, némès, ouchanka, pétase, pilos (pileus), quichenotte, suroît, turban … tous unis contre l’insupportable casquette, portée à l’endroit à l’envers depuis le berceau bientôt, du matin jusques au soir, jamais lavée, jamais levée, support de publicités en langue laide – sommes-nous des panneaux d’affichage ? –  flanquée de son maillot accompagnateur, pas non plus un modèle d’élégance, de discrétion ni de bon goût, mais nous n’irons pas plus loin dans les tenues qui ne se tiennent pas, tenons-nous en à la tête, alouette.

Justement, la casquette est au casque ce que la fourchette est à la fourche, la biquette à la bique, la languette à la langue, la cigarette au cigare, la pochette à la poche, cordelette à la corde, gaufrette à la gaufre, gouttelette à la goutte, jupette et jupe, trompette et trompe, bouclette, chaussette, fleurette … hachette, ce que plus petit est à plus grand. Ce casque à visière en modèle réduit devenu universel, fait offense à toutes les coiffures du monde, passées et présentes : nous ne prenons plus aucun pari sur l’avenir.

En feutre de laine, en castor, en lièvre, poil de chameau, toile, paille,

soie, velours, à plumes et plumets,

d’ici ou d’ailleurs, tyrolien, chinois, mais d’ici, de chasse, de pêche, de brousse, couronne de laurier, de fleurs, et ses accessoires obligés, épingles, gros-grain, souris, voiles, voilettes, rubans, bourdaloues, suivez-moi-jeune-homme,

galon, aigrettes, nœuds, plumes (ou « pleureuses » quand elles sont d’autruches), les couvre-chefs, tous écrabouillés par la désastreuse casquette, la calamiteuse, mitée sans mite, sans mythe, sans mystère.

« Nous pourrions parler de Musset et de ses chapeaux cambrés … », « du chapeau de castor » de Balzac – c’est Lamartine qui parle, colportant les propos de l’éditeur pour ce dernier. De Jack l’Éventreur, dans son petit livre éponyme, Robert Desnos, qu’on n’attendait pas forcément là, relève son chapeau de soie (et ses souliers vernis) : l’époque est soyeuse et poétique pour les têtes coiffées – les plus nombreuses – Breton écrit superbement Un chapeau de soie inaugure de reflets ma poursuite (in Clair de terre ou dans le texte dédié à Max Ernst – Silhouette de paille – on rencontre, joie ! « la marotte des modistes ») ; Daumier, il fallait s’y attendre, mord le bourgeois avec sa sottise, laquelle se niche aussi, dans ses chapeaux tuyau de poêle.

Mais, pour la débauche de chapeaux, il n’y en avait qu’une à l’œil précis et pointilleux, sans chichi mais sans concession pour tailler dans une plume alerte, aigre-douce, ironique sans morale ni arrière-pensée – puisqu’elle écrit tout ce qu’elle pense comme elle le pense – il n’y en avait qu’une pour s’alarmer de l’état de la chapeauté – comme on dit de la société – et en faire l’objet de plusieurs chroniques.  

Dans Paris-Soir, en 1941, mieux valait parler de n’importe quoi que de tout. Colette, qui ne manqua jamais une occasion de faire mentir sa détestation d’écrire, attaque les chapeaux – c’est-à-dire celles qui les portent, synecdoque – sur le registre du bon goût. Elle confirmait ainsi des propos tenus trois ans plus tôt – dans La Jumelle noire – mais aussi en 1940 dans Marie-Claire, enfin, et c’est le plus savoureux dans le Figaro en 1942 dans l’inévitable, mais probablement alimentaire, « page féminine », propos qui, sous un titre moliéresque annonçant que « Le petit chapeau est mort », salue le retour du volume oublié ; qu’on aimerait qu’elle eût raison avant l’heure quand elle affirme « c’en est fini du petit feutre sport, bon pour toutes les têtes » et du « petit canotier mal équilibré sur un œil ».

Ah ! il ne faisait pas bon être sous le coup de ses détestations. Voilà ce qu’elle répondit alors qu’une lectrice lui fit le reproche du ton de ses lignes : vos outrecuidants, minuscules, plats, pointus, sans fond, sans bord, sans dessus, vos inexcusables chapeaux.

 

 

Rendez-nous les capelines d’Audrey Hepburn,

le borsalino d’Alain Delon,

le bibi de Jacqueline Kennedy,

tous les chapeaux de la reine d’Angleterre,

l’inoubliable haut-de-forme noir et sa noire voilette de Marguerite Chapman, acmé de l’élégance et de la distinction,

la casquette de Bourvil –

la seule vraie, authentique, celle de l’ouvrier ou du paysan, dont on tolère une déclinaison urbaine en tissu de velours ou de laine, uni, écossais ou à chevrons.

 

 

 

 

Modigliani

Picasso

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Les objets de l'été - 7 -

15 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

Si je pose le mot silence

sur la courbe du monde,

soudain, tout se tait.

(in Ce beau silence de flocons et de plumes)

 

 

L’orage, fort, sec, tranchant, affligeait la nuit. Tout vibrait au rythme cadencé des explosions. Entre chaque déflagration, un désert de silence impénétrable, jusqu’au coup suivant, fort, sec, tranchant, entré dans l’épaisseur nocturne avec la force d’une massue pour la tailler en pièces. Ce tohu-bohu infernal mais scandé avec une régularité presque parfaite, n’en faisait que mieux percevoir les plages sans bruit, sans écho et sans vibration qui lui faisaient réfutation. Ainsi perçoit-on les effets sonores de la foudre, une alternance de conflagrations et de répit qui, progressivement, s’espacent et apaisent. Le calme revenu, alors nous n’entendons plus rien, sinon le mutisme habituel de l’objet – Ponge que nous nommons la paix, le repos, le silence.

Ce décor acoustique, nous l’avons tous expérimenté, et plus d’une fois ; il découpe le monde audible en deux zones qui se contredisent mais s’obligent, deux sensations nettement distinctes mais indissociables, étant nécessaires l’une à l’autre pour être perçues séparément : le bruit et le silence. Ce dernier n’étant « entendu » si l’on peut dire, qu’à la condition que le premier cesse. L’un et l’autre ne se pouvant supporter ensemble, il leur faut s’exclure mutuellement. Ainsi nous croyons – manquant d’habitude pour étudier finement les renseignements auditifs, nous sommes moins chiches avec notre vue – qu’il n’y a guère d’intermédiaires entre ce que nous entendons et ce que nous n’entendons pas, tout juste quelques nuances d’intensité, lesquelles, de moins en moins sollicitées, sont d’ailleurs en grand danger. Le bruit, les bruits, l’emportent : Le silence affleure à travers les trous du perpétuel vacarme. (Vladimir Jankélévitch in La musique et l’ineffable). Objet d’inattention et de peu de soin, le silence est devenu dans l’univers du son, l’équivalent du vide dans celui de l’espace, du néant pour l’indifférent, un rien dont on ne sait ni d’où il vient, ni de quoi il est fait et lui donne, au moins dans le discours, une certaine existence, disons une existence relative à la « norme » de laquelle il dépendrait – le bruit – dans un jeu d’exclusion totalement déséquilibré. Dans le vocabulaire atomistique, nous dirions que les particules élémentaires du bruit et du silence sont inégalement réparties, et, dans celui de Kant, que le silence devient une « grandeur négative ». Voilà un objet de réflexion venu à nous par la force de frappe et la malignité de Zeus.

Toujours reprendre la question pongienne – Qu’est-ce que le soleil comme objet ? – et la décliner tant en ses variétés, ses pentes que ses réfutations, en saisir le clinamen tel un kaïros négatif : « – non(le soleil) n’est pas un objet ; c’est un trou, c’est l’abîme métaphysique : la condition formelle et indispensable de tout au monde. La condition de tous les autres objets. La condition même du regard. ». Maintenant, remplacer et replacer soleil par silence. Et regard par écoute, ouïe, audition, sonorité, vibration, résonnance, retentissement, notes, musique, musique … musique, dont la condition de possibilité est qu’un certain silence soit, un silence certain, le contraire d’un silence incertain, gêné ou fiévreux, impur, osons le mot. Jankélévitch a tout dit des rapports de la musique avec le silence : elle impose silence aux bruits par l’épreuve – une terrible épreuve pour l’homme seul détenteur du logos – du mutisme obligatoire ! Il y a peu de cas, où nous sommes assignés à résidence mutique, la prière, la méditation, la concentration de l’artiste, de l’écrivain, supportent ou peuvent supporter, quelques bruits, quelques sons environnants, qu’ils n’entendent pas d’ailleurs … Seule la musique vit de silences, celui qu’elle exige du monde extérieur, et ceux qui articulent, écrivent et n’existent que pour rythmer et scander les lignes mélodiques, les mesures, la grammaire solfégique, harmonique : soupirs, pauses, demi-pauses, decrescendo, diminuendo, pianissimo, point d’orgue … La musique ne procède que par la double obligation d’un silence exogène profond, absolu, et de ses silences propres, endogènes, par elle et elle seule élaborés, créés, composés. Née du silence, elle se replie dans le silence. Seule à occuper l’espace vibrant. Entre brachylogie et silence méontique, il y a l’espace immense du bruit mélodieux, mesuré. Oui, lire Jankélévitch qui tient une double parole, celle du mélomane – il connaissait la musique qu’il pratiquait au piano avec un art exercé – et celle du philosophe – et métaphysicien. De Fauré qu’il aime tant, je m’étonne qu’il ne cite pas l’immensément immense Requiem, tonitruant de silences retenus, retardés, résonnants, palpitants, de retentissants silences qu’on voit, impondérables, monter jusques aux voûtes et leurs ombres portées, en toute plénitude.

Bousculade, clameur, cohue, branle-bas, chahut, désordre, hourvari, barouf, chambard, vacarme, fracas, raffut, hurlement, tumulte, agitation, tintamarre, jacasserie, criailleries, tant de bruits qui offusquent et massacrent le silence dont, bien sûr, je ne suis pas la seule à penser et dire qu’ils sont en proportion inverse de toute capacité à réfléchir. Pascal, deux fois dans l’élégance terrifiée : le silence des espaces infinis et l’incapacité à être inoccupé, i.e seul et silencieux ; Schopenhauer, plus direct, chacun peut s’y retrouver : lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence de leur propriétaire. C’est rude, ce n’en est pas moins indiscutable.

Lié aux arts « sonores » parce qu’il est la composante essentielle de notre sens auditif – sans lui, aucune distinction entre les sons, y compris les bruits – le silence est, conséquemment, particulièrement difficile à saisir en peinture, la poésie, quant à elle, la belle mensongère, y compris en prose, use de toutes les ficelles de la langue, qu’elle fait fines dentelles, brocarts soyeux ou brocatelles, texture lamée de fils d’or et d’argent pour dire l’informulable. L’horloge rimbaldienne qui ne sonne pas. On se souvient avec émotion du recueil de poèmes de Gilbert Trolliet, Le Fleuve et l’Être, dans lequel nous avions compté pas moins, mais peut-être plus, de 85 termes ou expressions connotant le silence.

Y a-t-il une cécité des peintres au silence, pour paraphraser une formule de Nietzsche ? L’insonorité est-elle soluble dans l’aquarelle, la gouache, les lignes, la toile, le crayon, le fusain ? Silencier le monde – pour reprendre un joli verbe de Patrick Laupin – est-ce geste pictural ? Comment peut-on tracer, faire ou laisser trace de ce qui n’apparaît que par disparition d’un excès ? Les bruits, les raffuts et autres vacarmes sont-ils saisissables sous le pinceau, par réfutation ou contradiction, ce qui imposerait que le silence soit. Peut-être la difficulté est-elle mal posée, encore que nous lui opposerions bien ce choix absolument subjectif :

Le Cri, déchirant parce que silencieux 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ou la mutité du piano fermé  de HammershØiun peintre du silence, ou dans le silence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et ces mots de Breton : – la peinture contemporaine, une aventure unique au pays du silence, non qu’il n’y ait rien à en dire ou qu’elle ne dise rien –  si les bavards pouvaient au moins se taire ! – mais parce qu’elle a réduit au silence le discours des objets, à l’immense exception près, Magritte, qui sut et réussit génialement rester fidèle aux moyens de la peinture dite naturaliste – un combat pourtant d’arrière-garde pour les surréalistes – dans une critique radicale de la signification, au sens d’une mise en échec de l’herméneutique redondante classique. Briser l’attendu, voire l’entendu, pour rendre compte de l’inattendu, inentendu. Remettre l’objet au silence de toutes interprétations a priori, le détacher du bruit des significations anciennes. Laisser le spectateur dans le silence du non-encore-dit.

Si l’on prend ces mots au sérieux : l’art, un mode de connaissance de la réalité différant de celui que nous procurent nos perceptions courantes – formulation volontairement générale pour ne pas trop effrayer – et si l’on sait qu’il fut lecteur de Nietzsche, le philosophe se saisissant de la modernité – alors on entre dans la peinture de Giorgio de Chirico avec un double parti pris favorable. (Grands dieux, parviendrai-je un jour à faire aimer ces œuvres – celles que l’on dit métaphysiques ?) et l’on est saisi, immanquablement saisi, par ces paysages urbains figés dans un épais silence, le silence gelé par l’arrêt du temps, celui qui passe et celui qui a passé : coprésence de l’antique (cet italien était né à Athènes, faut-il le préciser ?) et du moderne, du classique et du contemporain dans les objets, l’architecture, les monuments … 

Chirico lui-même, n’avait-il pas débaptisé l’expression consacrée « nature morte » par nature silencieuse ? même si ses « natures » furent d’abord des espaces citadins vides ou quasiment. Une place, une rue où ne passe qu’une ombre ou qu’un piéton, ne sont-elles pas vides ? Vides de tout bruit aussi. Emplies de silence, d’arcades, de statues, de tours … de silence, encore. Certes, on y voit parfois des trains, au loin, ou des chevaux. Silencieux eux aussi. Titien – une révélation pour lui – Caravage, Poussin, Lorrain, sont ses grands modèles. Qu’on ne lui fasse pas un procès en destruction, qu’on aille à ses peintures a-métaphysiques pour s’en convaincre.

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Les objets de l'été - 6 -

8 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

- Qui défroissera les nuages d’acier que la pluie enfermée tant grise retient ?

In Ce beau silence de flocons et de plumes

 

Il arrive qu’on vienne d’avoir 14 ans tout juste et ne pas s’en souvenir des années et des années plus tard, tandis qu’une phrase, inoxydable, indévissable, ineffaçable, reste, petite musique pas tout à fait lamento ni triste, imprescriptible assurément. Écrite, elle était écrite et je ne vois qu’elle, dans le noir sur blanc des caractères imprimés en haut d’une page vide que l’on me demandait d’emplir avec des mots à moi. A moi ! On les orientait aussi, exigeant qu’ils viennent de mon imagination et de ma sensibilité, c’était é-c-r-i-t, là, devant moi. Sait-on bien à 13 ans passés de quelques jours, ce qu’est la sensibilité ? Aujourd’hui je l’ignore encore un peu, entre sensiblerie, sentimentalité, et même sensation – que je réserve plutôt à la catégorie philosophique des sens. De quel objet de mes imagination et sensibilité voulait-on me faire dire – écrire – ce que, moins d’une minute avant j’ignorais ? Et qui ? et pourquoi ? Dehors le ciel, gris, lourd, chargé de pluies patientes, de lui je me souviens si parfaitement : il courait, roulait, croulait.

         Je ne me souviens plus en revanche, si j’avais déjà lu Baudelaire tout entier ou en partie, ou Le spleen de Paris ou « l’Étranger » seulement. Sincèrement, je crois bien que non. Je ne vais pas me vanter, me faire mousser, me donner les gants, de connaître ce que j’ignorais. A l’époque, Victor Hugo tenait le haut du pavé de la fréquentation des poètes par les collégiens. Aussi, j’ignore si j’ai restitué après coup son auteur à la phrase imprimée dans ma mémoire sitôt lue, ou si la réparation se fit plus tard, mais longtemps je pris ses trois derniers mots pour le titre du poème en prose baudelairien : J’aime les nuages … les nuages qui passent … là-bas … là-bas … les merveilleux nuages ! Et je veux croire aujourd’hui encore qu’à eux seuls ils constituaient l’objet d’une rédaction pour l’épreuve de français qui achevait, avec d’autres dont je n’ai rien retenu, le cycle du collège : « Les nuages, les merveilleux nuages que disent-ils à votre sensibilité, qu’inspirent-ils à votre imagination ? » A ce moment-là – croix de bois, croix de fer, si je mens je vais en enfer – le ciel normand qui se joue des saisons et des mois, le ciel normand que je voyais depuis une fenêtre à ma gauche, la table d’écriture contre le mur, le ciel normand s’enfonçait dans un gris ardoise de plus en plus profond.

C’est après, c’est toujours après que l’on trouve dans les mots des poètes ce qu’on sait qu’il aurait fallu pouvoir et savoir écrire soi-même. C’est aujourd’hui – hier ou avant-hier, si l’on préfère – que l’ardoise des ciels normands est pour moi celle de Ponge :  Il lui manque d’avoir été touchée à l’épaule par le doigt du feu. Contrairement aux filles de Carrare, elle ne s’enveloppera donc ni ne développera jamais de lumière.

         Que demandait-on au juste à la future lycéenne, une fois les grandes vacances passées, qui montrât qu’elle était digne de changer d’univers, peut-être de fréquenter enfin les grands écrivains, ou de faire la preuve qu’elle maîtrisait les règles du bien écrire ? Et puisque je n’ai plus la moindre idée de ce que je pus coucher sur le papier tandis que je m’absorbais dans le spectacle bouillonnant

des bloc(s) de cristaux plumeux s’écrasant à portée de regard et de l’encre de mon stylo, me voilà tenue de croire que je me suis appliquée à restituer tant ce que je voyais que je ce que je ressentais, qui devait confondre, dans le principe de toute paréidolie ordinaire ou enrichie par l’imagination, l’illusion et le réel, l’invisible et le visible, le vu et l’invu, le songe et l’exact, l’objet et le sujet : les nuages et moi, la courbe blanche sur fond noir que nous appelons pensée dit si joliment Breton.

(photographie personnelle)

         La première phrase du chapitre VIII de L’air et les songes de Bachelard, consacré aux Nuages est des plus simples, ce sont les plus efficaces. Les nuages comptent parmi les « objets poétiques » les plus oniriques. J’ai retardé un peu la saisie du volume, tant je savais y trouver des formulations décisives, non parce qu’elles auraient l’épaisseur apodictique qui manque à mes souvenirs, mais pour la joliesse de leur tournure. Les nuages sont une matière d’imagination pour un pétrisseur paresseux. « Un pétrisseur paresseux » quelle expression ! qui, en deux mots, a tout compris de ce désir toujours inassouvi de plonger ses mains jusqu’aux coudes dans un édredon de nuages ou ses doigts dans un pâton moelleux et tiède, et déplace, pour une fois, l’imagination de la vue au toucher, ce n’est pas si fréquent, tant on s’esbigne à trouver des formes où la volonté de voir l’emporte sur l’objet vu, le regardant sur le regardé, ses mains sur ses yeux, dans cet univers de flocons et de plumes. Le silence, ce beau silence que le nuage porte, et emporte avec lui le chagrin, le métal et le cri.

         Les concepteurs de sujets d’examen ne vont pas chercher loin. Il eût suffi qu’ils allassent sans quitter Baudelaire, à ces lignes heureusement titrées Curiosités esthétiques, ils eussent laissé pantois et interdits les petits cerveaux qu’ils prétendaient piquer au vif de leur créativité verbale. Pensez-donc ! des nuages encore, des nuages toujours, le poète achevant une phrase longue, ébouriffée, rugissante, dit qu’ils sont comme une boisson capiteuse ou comme l’éloquence de l’opium. Après cela que voulez-vous qu’il s’é-c-r-i-v-î-t ? : « Tous ces nuages aux formes fantastiques et lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en deuil ou ruisselant de métal fondu, toutes ces splendeurs me montèrent au cerveau [].»

et d’ajouter : « Chose curieuse, il ne m’arriva pas une seule fois, devant ces magies liquides ou aériennes, de me plaindre de l’absence de l’homme. » Baudelaire - Pléiade, p 1082 – on ne s’étonnera pas que ces lignes fussent écrites à propos d’Eugène Boudin – Salon de 1859

 

 

 

Mantegna - détail - circa 1500-1502

 

Divagation des nuages

fait le ciel s’étrécir
S’entorser

rêche et rude

sec des pluies qui tardent.

in Ce beau silence de flocons et de plumes.

 

 

 

 

Photographie personnelle

 

Magritte - 1939

- ces deux dernières, à l'instant, levant la tête et l'appareil au bout des mains à bout de bras.

Nicolas de Staël 1953, immense !

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Les objets de l'été - 5 -

4 Août 2022 , Rédigé par pascale

 

 

De tous les âges et usages,

 

Le tournesol n’est plus qu’un objet, tout replié devenu, par concrétion commune et mécanique dans le nom de Van Gogh. C’est tout juste si l’on se souvient qu’il s’appelle aussi héliotrope, enraciné étymologiquement en terre grecque. Les botanistes, maniant le latin à la binette et sur le terrain, le nomment helianthus annuus et prétendent qu’il suit le cours du soleil en se tournant de l’est à l’ouest depuis le matin jusques au soir, ce qui est, cette fois, un tripotage de l’astronomie galiléenne celle qui inversa le cours de l’univers, il y a un bon moment déjà, montrant pour toujours que les mouvements rotatifs ont échu à la terre seule.

Le tournesol, objet de culture et d’agriculture, kitschissime devenu en toutes matières et supports : la toile-cirée-des-tables-de-jardin, le couvercle-en-carton-des-boîtes-de-confiseries, la faïence-des-carreaux-aux-murs-des-cuisines-des-salles-de-bains-des-couloirs-des-lingeries, le papier-des-serviettes-en-papier et le papier glacé (glacé !) des publicités-pour-le-Sud plutôt que la lavande qui vient au second rang, selon mon classement rudimentaire, partial, non homologué. On dira aussi, pour achever les confusions de tous ordres, que bien des pages censées nous instruire de ce que nous ignorons – visibles à tout moment sur les écrans – se mélangent les pinceaux en affirmant plusieurs vérités, ce qui n’est pas la garantie d’en dégager une seule. Ainsi, si la plante fut introduite au 16ème siècle en Europe par les Espagnols qui la tenaient des Amérindiens en général et Mexicains en particulier, il s’agit de sa version domestiquée, cultivée donc, cependant que des héliotropes sauvages étaient bien implantés de ce côté-ci de l’océan, nous avons des textes. On dirait que l’ordinateur n’a pas les mêmes que nous. Pline l’Ancien en parle – Histoire naturelle, t II dans la catégorie des remèdes, en décoction avec de la racine de mercuriale (mâle pour engendrer des garçons et femelle pour … c’est si simple !) aussitôt après – à prendre stricto sensu dans le contexte – il faut, au choix : boire le suc dans du vin cuit, manger les feuilles (de la mercuriale) bouillies à l’huile et salées, ou même crues dans du vinaigre, mélangées à de l’héliotrope. Le même, quatre chapitres et quelques pages plus loin rend hommage à cette merveille, laquelle en sympathie avec le soleil se tourne vers lui, même par temps couvert. La nuit, comme s’(il) le regrettait, (il) ferme sa fleur bleue. Surtout ne pensez pas que Pline a confondu avec le lin, un jour de grosse chaleur ; héliotrope désigne un genre, il en existe donc des centaines, dont celles aux fleurs petites et bleues ou diversement nuancées depuis le violet, au point que la couleur et la fleur se nomment pareillement.

Plus grand-chose à voir avec les rondeurs éclatantes et haut portées de notre tournesol des champs, lequel serait bien incapable de nous protéger du scorpion, Pline encore, Pline toujours, nous instruit : avec un rameau d’héliotrope, encercler au sol l’animal, cela suffira pour qu’il n’en sorte pas. Vous pouvez aussi le recouvrir totalement de la plante, et bien d’autres recommandations pour éloigner les fièvres ou produire des effets aphrodisiaques.

Mais l’héliotrope d’Ethiopie a tout pour me séduire, puisque son nom contient les lettres de celui de son pays d’origine. L’inverse n’est pas tout à fait vrai. J’aime cette économie de moyens – 5 lettres communes – dont certaines langues ont le secret, les latines notamment, la française particulièrement. Seconde découverte, il ne s’agit pas d’une plante ou de sa fleur, mais d’une pierre, un objet minéral, que l’on tient dans le creux de sa main s’il est poli, qui lance des couleurs porracées – dixit (encore) Pline, et veiné de rouge. Mettez-le dans de l’eau et les rayons du soleil qui y tombent seront eux-mêmes madrés de reflets couleur de sang. Hors de l’eau, l’image du soleil lui fait un miroir et selon certains mages, mêlé à la plante du même nom, il vous rendra invisible, aidé par quelques incantations. Et là, mes pensées prennent deux chemins de textes différents. En raison du fait que je peux le saisir et le retourner dans ma main, ce caillou héliotrope est le galet pongien ; en raison de la légende d’invisibilité qui s’attache à elle, cette pierre est platonicienne, sertie dans un anneau qui rend Gygès inapparent à tous, s’il en tourne le chaton. Socrate – in Platon, République, ch. 2 – en fait une leçon philosophique redoutable : faisons-nous le bien par crainte des réprimandes ou parce que c’est (le) bien ?

Le tournesol porte aussi son poids de légendes, et comme il ne faut pas toujours croire qu’elles sont belles et douces, en voici une assez cruelle sous le régime courant de la métamorphose végétale. Avec Narcisse, Hyacinthe et les autres, voilà Clytia, dont Apollon, dieu du Soleil, était bien sûr ! éperdument amoureux … jusqu’à ce qu’il se lasse pour lui préférer Leucothée – forcément fille d’un roi qui en fut très fâché en l’apprenant et la fit ensevelir vivante. Clytia n’en retrouvait pas le repos, la jalousie et la délation sont vraiment deux vilains défauts qui vous pourrissent la vie ; elle passait désormais ses jours à suivre la course du Soleil son bien-aimé dans le ciel, avant, finalement, de se transformer en fleur héliotrope. Les deux amoureuses contrariées eurent une fin tragique, l’une sous la terre l’autre sous le soleil, pour l’éternité. Ce sera l’objet d’un ultime étonnement sans lien avec ce qui précède : comment se fait-il que dans le calendrier révolutionnaire, l’héliotrope apparaisse en Brumaire au 6ème jour, c’est-à-dire, à la louche ou plutôt la brouette, entre fin octobre et fin novembre, époque sans le moindre tournesol dans les champs de l’hexagone ?

Déjà, en ce début du mois d’Août, ils sont tous cramés. Bien m’en a pris de les photographier il y a quelques semaines,

je certifie que ces clichés très ordinaires, sont miens et ne proviennent pas d’une réserve accessible à tous. Selon une très belle expression de Ponge ils sont (des) objets du dernier peu. Et tandis que Rimbaud pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin /Avec l’assentiment des grands héliotropes, nous lisons dans l’inventaire après décès du célèbre parfumeur, Jean-Louis Fargeon, fournisseur attitré de Marie-Antoinette, qu’il composait de la pommade à l’héliotrope, il y en avait 32 et 6 kg séparés dans son stock.

 

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