Le temps passé ... à la moulinette.
Il y a (belle) lurette que la patrie reconnaissante a mis le passé-simple au rang des grands morts de la langue française avec l’imparfait du subjonctif, le présent du même s’épuisant parfois encore en état de mort cérébrale et fautive par oubli de ses règles d’emploi, tant à l’oral qu’à l’écrit, bien qu’elles aient été apprises dans une vie scolaire antérieure. Notons l’incroyable méli-mélo inventé par ceux qui refusent — pour une fois et incompréhensiblement — de chasser un subjonctif qu’ils honnissent par ailleurs, lorsqu’une proposition est initiée par après que. Mais, ayant vaguement cru entendre qu’il faut pourtant le faire au profit de l’indicatif, ils usent alors d’une ruse grossière en donnant quasi systématiquement le passé antérieur dont ils ignorent jusqu’au nom – après qu’il eut permis, dit, voulu etc. – parce qu’à l’oreille qu’ils ont fausse, il pourrait bien « passer pour » un subjonctif valable, l’absence d’accent circonflexe ne passant pas, elle, pour un crime majeur. Cela donne à longueur de charabia, notamment journalistique mais pas que : après qu’il eut donné sa version des faits etc. … quel que soit le temps de la proposition principale pour sauver l’apparence d’un subjonctif tout en voulant « faire entendre/lire » l’indicatif pour calmer les grincheuses, alors qu’en toute simplicité et facilité, avec une principale au présent, il faut écrire et dire : après qu’il a donné sa version, son énergie, son temps, ses économies … ses légumes, après qu’il a mangé, qu’il a dormi, qu’il a maudit les pinailleuses, les acribiques etc. On résume : la question de l’indicatif après après que, doublée de la concordance des temps dudit indicatif entre propositions, sont deux opérations connexes mais différentes – au programme de l’enseignement des règles d’usage de la langue française dès le plus jeune âge, ah ? on me dit que ce n’est peut-être plus le cas ! On rappelle qu’on peut toujours détourner paresseusement mais plutôt élégamment la difficulté ainsi : après avoir donné, avoir mangé, avoir dormi, lu, et mille fois au moins avoir maudit la maudite pinailleuse jusqu’à la fin des … temps !
Mais je n’en suis point encore à l’objet de mes fourmillements : la confusion d’usage entre le plus-que-parfait et le passé-simple de l’indicatif, [ j’ai déjà dit mon incompréhension abyssale de l’indistinction courante entre imparfait et futur, avec accompagnement du présent ; là on frise la désorientation : il dit qu’il allait sortir, en lieu et place de, il dit qu’il va sortir : l’emploi d’un passé – qui s’appelle imparfait, certes ! – pour signaler une action future, me laisse sans voix, enfin, presque.] et revenons au mode confusionnel dorénavant en circulation dans toutes les conversations et les écrits publics et privés. On ne dit pas, ergo, on n’écrit pas y compris dans la rubrique des faits divers : tel jour à telle heure « tous les membres d’une même famille avaient perdu la vie » : cette horreur étant accomplie pour toujours, on la doit reprendre au passé composé, ils ont perdu la vie (alors qu’ils étaient partis en vacances ou en balade). Il faut noter, avec une certaine satisfaction, que ce passé-composé-là, par le petit coup de pouce de son auxiliaire, prend des airs de présent atemporel et définitif et, à ce titre, que la logique, la sémantique, aussi notre intuition sont satisfaites ; qu’il soit accompagné d’un participe passé, rectifie l’illusion en équilibrant le tout en quelque sorte. Enchantement, fascination et ensorcellement des conjugaisons françaises !
A ce propos, aurait-on oublié que notre langue comporte, pour conjuguer ses verbes, quatre modes qu’on pourrait dire « actifs », cinq avec l’infinitif invariablement lui-même. [Je rechigne, en revanche, à appeler « mode » le participe, dont l’accord, quand il se fait, relève de règles substantivales.] Leurs temps sont ainsi répartis : huit (8) pour l’indicatif – on n’oublie pas les passé et futur antérieurs forts délaissés ; quatre (4) pour le subjonctif ; trois (3) pour le conditionnel, dont deux au passé ; deux (2) pour l’impératif. Ce qui fait 15 possibilités pour les conjugaisons à 6 pronoms personnels sujets, [on fera un seul et même lot pour on, il et elle au singulier, et ils et elles au pluriel, qui n’affectent en rien la conjugaison] auxquelles on ajoute les deux (2) possibilités à 3 personnes seulement à l’impératif. Récapitulons : 6 x 15 = 90 d’un côté et de l’autre 3 x 2 = 6 soit, 96 occurrences possibles de conjugaison en langue française par verbe, l’infinitif comptant pour des prunes ou des nèfles, comme on veut. Nous parlons des verbes non défaillants, les autres, que la grammaire appelle défectifs — neiger, pleuvoir, s’agir, choir … nous faisant bonheurs, régalades, plaisirs et défis tout ensemble — en nous réservant bien d’autres fils à détordre.
De cette éblouissante valse à mille temps, nos paresses et ignorances conjointes ont fait un mauvais pas de deux qui vire à la danse macabre.
L'entre-moi
Il reste des mots en trop tombés de mes paupières
sur le sol, mi, ré, do d’un clavier sourd et muet
*
Trois gouttes de pluie par le cou se tenant
rivière de diamants roulant à ma fenêtre
me font mille reflets de la noirceur du monde
*
Le tambour lourd des tourterelles
roule et coule
aux doigts du poète
ses rouges ongles rouges troubadours
*
Ouïr les sons dans l’air
et les tricornes rire
sur des vélos bleus
*
Le soir
tombe
en jupe plissée noire
le jour
point
de blanche dentelle
*
La montre se cassant mit le temps en apnée
course folle des nuages blancs me grise
ce cordage qui grince jusqu’à la fin du monde.
*
D’hyver le virelai tout recouvert de froid
met son jupon maudit de chagrins et de peaux.
La vie s’amuse à mésoffrir ses joies
avions-nous rendez-vous à la colline du Pnyx ce matin ?
*
Un contre-temps fait coup d’épée dans l’eau
sinon les papillons et les alérions
*
La sorcière chiffonnée
racramacaie disgracieuse
s’est noyée dans le lac
voûté creusé larmier
par la brume soudaine,
et ses pas difformés
où je me suis perdue.
*
Ma vie,
une appogiatura dans le néant du monde.
*
Quels seront de la dernière phrase
le dernier mot
et sa dernière lettre
amuïe et tue
es-tu
muette
et final
le point.
*
Penser au vif de soi
du secret la longue lame
et périr corps et mots
sous le poids de son âme
*
L’Être-poète touche le mot juste avant qu’il ne tombe en poussière, du bout de ses mitaines il effleure le froid souffle un grand courant d’air qu’il emplit de roseaux de flûtes et de stryges et bouscule et traverse des tourbillons de feu.
*
Nous sommes tant d’amis posthumes les uns aux autres
à n’avoir eu que des vies d’avant.
*
Regarder sa folie attendre au bord des mots
hésiter se lever dans un matin qui danse
*
… un arracheur de sons
écarisseur du sens
briseur du temps
voleur des ciels
brûleur des jours
pilleurs des nuits
compteur de rien
orpailleur de silence
heurs après heures,
un rêveur passe…
*
Il arrive que
des mots fondus de glace au feu
deviennent une ligne, un ruisseau, une rue,
un fil grisâtre, un ru, un filet tout troué tendu
dessus le rien au fond de quoi
nous compterons les morts.
*
Sous l’orage le jasmin a pleuré des pétales rouge sanglot
*
Tempêtes au Musée
Il y en a qui « ont piscine » et d’autres, robe de chambre pleinière. Avouons quand même que ne pas céder aux clichés, c’est autrement mieux, même si l’auteur de la seconde expression n’aurait pu user de la première, ce n’était pas l’époque. Pour autant, il ne donne pas dans la platitude, ce n’est vraiment pas son genre. S’il y a – mais il n’y en a pas – quelque vertu à ce que la pratique des auteurs classiques se soit perdue, ce pourrait être qu’ils échappent ainsi à la chute de leurs meilleures expressions dans le domaine public qui fait d’une trouvaille, d’une vérité scientifique ou d’un raisonnement, une formule à tout faire et surtout n’importe quoi. Si Diderot avait fait florès de sa robe de chambre pleinière, nul n’aurait plus à se demander s’il parlait de la vieille bleue ou de la nouvelle écarlate, ni même qui parlait, le psittacisme des clichés se suffisant à lui-même, c’est son principe. Un jour de février 1767, il y eut en effet, remplacement furtif et sournois de sa robe de chambre râpée, usée, fourbue, par une neuve et de belle facture. La fautive, la coupable de ce geste d’autant plus vil qu’il était plein de suffisance, devenue riche par matrimoniale union avec Pierre François Geoffrin, était fille du valet de chambre de la dauphine de France. On aurait bien envie de faire le lien direct entre le métier de papa et la nouvelle robe de chambre de Diderot – nous sommes de l’ère post-freudienne – nous éviterons aussi de traduire son irrépressible désir d’avoir auprès d’elle les esprits les meilleurs et les plus brillants qu’il se pouvait, en équivalent sublimatoire de ses propres lacunes. Ne soyons pas trop perfide, elle subventionna, pour partie, l’Encyclopédie.
Il se trouve que par une de ces curiosités rhizomiques qui m’embarquent en un point précis mais me débarquent après un très long périple et tortueux voyage fort loin d’où je suis partie et sans savoir où je vais, je retrouvai la robe de chambre pleinière de Diderot dans une note de ses Salons. Qu’allai-je donc chercher ou vérifier qui n’était point tant diderotien que, probablement, pictural. A ce point de mes déviations, crochets et autres picorages affamés, je m’arrête à Vernet, son peintre favori, celui pour la Tempête duquel, il dit qu’il aurait tout abandonné – un tableau semble-t-il perdu aujourd’hui – ce qu’il clame et proclame dans le fameux texte publié en 1769 – Regrets sur ma vieille robe de chambre* un petit bijou d’ironie piquante et de dérision poivrée, qui ne paraît pas en introduction de mon édition Salon iv chez Hermann, alors qu’il y aurait pris place dans d’autres éditions. Qu’importe, nous ne sommes pas dépourvus, la bise n’est point encore venue. Mais je m’égare …
Il faut reconnaître à Diderot que je pratique avec une modération qui frise l’ascétisme – mon xviii ème siècle étant celui de Hume, Rousseau et Kant – une plume trempée tant dans la drôlerie que dans la finesse et l’impertinence ; je n’ai pas la certitude, en revanche, que son œil soit toujours à la hauteur de sa plume, qui, lorsqu’elle estime que le pinceau n’est pas à son niveau, se contente de jolies descriptions, ce n’est pas si mal, mais enfin c’est un peu court. Dès qu’il s’agit, en revanche, d’aller au-delà, pas toujours pour des raisons avouables, dont la mauvaise foi couplée à des formules assassines, j’ose le dire, c’est un pur bonheur ! Pour le Vernet dont il ne nous reste que l’évocation, mesurez le sens de la formule, beaucoup plus équilibrée mais redoutable dans le maniement du non-dit : La reconnaissance a eu son moment, il faut que l’équité ait le sien. Cela fait probablement plus de deux ans, qu’il a acquis la Tempête**, la contemplation s’est-elle usée, l’admiration rafraîchie, Diderot n'est plus aussi dithyrambique, il a quelques réserves, estime qu’il y a, dans toute sa beauté, des reproches à lui faire, il n’y manque pas d’ailleurs, par petites touches cependant. Plus loin, d’une autre Tempête, il a cette phrase qui est d’un écrivain mais non d’un critique d’art : L’orage, à peine éloigné, tient encore le ciel en désordre.
J’avançai donc dans les Salons, me promettant – ainsi le fait-on quand on va au Musée – qu’à coup sûr on reviendra, il le faut. C’est le vieux contentieux entre l’émerveillement et la frustration qui nous fait traîner les pieds, précisément ici, tourner encore des pages. Et la sérendipité fit tout ce qu’elle avait à faire, elle le fit au mieux, elle me mit, à deux reprises et à deux cents pages d’écart, comme quoi il faut toujours insister un peu avec elle, en présence d’un Diderot auquel on a juste envie de dire : ah ! Monsieur, approchez que je vous embrasse ! Dans Salons iii, je rencontre et découvre tout ensemble Madame vien. Diderot lui fit un sort dont, s’il n'était si aiguisé au sens de acéré, serait un modèle d’acuité au sens de vivacité. Diderot, c’est certain, n’aime pas Madame Vien. En 13 lignes, ou plutôt 8 phrases dont plusieurs sont semi-coupées par des points virgules, ce qui leur donne à la fois le souffle court et le mouvement long, Diderot exécute – je ne vois pas d’autre mot – Une Poule huppée veillant sur ses petits, dont il dit à la suite faisant élision de verbes : Très beau petit tableau ; bel oiseau, très bel oiseau ; belle huppe ; belle cravate, bien hérissée, bec entrouvert etc. Je me force à ne pas tout citer. C’est très très drôle et s’achève ainsi : Je fus surpris de sa poule ; je ne croyais qu’elle en sût jusque-là. *** Mais c’est pour mieux ... achever son Coq-faisan, doré de la Chine, juste après. Belle duplicité, élégant double langage, on ne sait plus, sept lignes plus loin, si Diderot se moque de nous ou de Madame Vien dont il souligne, finalement, l’immense talent d’imitatrice, jugez-en. Alors qu’il note dès l’entrée qu’il est froid d’expression, et qu’au fond la poule huppée avait bien plus de force, qu’on dirait presque de lui qu’il est un oiseau de bois, et après quelques formules pour faire dériver l’intérêt du lecteur, il termine ainsi, grandiose dans la déloyauté honnête – mais oui – puisqu’il dit à la fois que Madame Vien a du talent et à la fois qu’il ne s’est pas trompé, tout en disant l'inverse. L’honorabilité de chacun est ainsi préservée : Réparation à Madame Vien. J’ai dit que son coq était sans mouvement et sans vie ; et je viens d’apprendre qu’elle l’a peint d’après un coq empaillé.
*cf ibidem Archives, Regrets, 24 novembre 2020 **Vernet en peignit plusieurs, on trouvera donc différentes toiles ainsi intitulées mais pas celle de Diderot.*** elle : madame Vien, à l’évidence.
Mélanges, miscellanées, miettes - 19
Soudain, vous entendez ceci qu’on vous dit joliment : J’écris comme celui qui jette l’ancre et, juste après, L’encrage des mots – qui sont de deux poètes. Et puisqu’en entendant vous écrivez dans votre tête, vous l’avez reporté ainsi dans le cahier de votre for intérieur : « j’écris comme celui qui jette l’encre », pour le 1er et « l’ancrage des mots » pour le second. Ce qui ne fait ni offense ni non-sens.
Mais, le premier est Italien. Et son ancre c’est l’ancora, celle qu’on jette à la mer. Et si l’on vous avait traduit le second en italien – il est Français – on aurait dit, son encre est inchiostro (notez le masculin) et l’inchiostrazione l’encrage. L’écho que l’homonymie autorise en français, est impossible en italien. Mais pourquoi fallait-il que, dans le même instant, D’Annunzio (Nocturne) et Ponge se retrouvassent sous ma plume ?
*
Je sais que je pense ne signifie pas que je sais ce que je pense. Là est toute la distinction entre le raisonnement de Descartes, d’une part, et l’entreprise psychanalytique de l’autre. Nous avons besoin des deux, la seconde se pourrait-elle sans la première ?
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André Breton, in Clair de terre
« Nous n’avons pas fini de désespérer si nous commençons. »
« A cette heure où la nuit pour sortir met ses bottines vernies » ibidem – Ligne brisée (à Raymond Roussel)
« (…) le seul parfum aimanté de la rose grise. » Ibidem – Au lavoir noir
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Lu dans l’article d’un scribouilleur qui se pique de soigner les mots, le tout emballé dans un papier journal à parution hebdomadaire, l’étonnement dudit curé du vocabulaire qui n’y connaît que pouic, lu adonc, son étonnement – à sa place, moi, je n’aurais rien dit du tout – d’apprendre que le mot biberon, vient du verbe latin bibere qui signifie boire ; il croyait (!) et le dit à ceux de la France entière qui le lisent, qu’il venait de bébé. Soit ! on peut croire des fadaises, mais lâcher ses ignorances au monde entier, c’est quand même un peu fort de café, ou de lait en poudre.
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A trop fréquenter qui voit tout en noir, on repeint son propre monde en gris, surtout si l’on a tendance à ne pas voir la vie en rose
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« Pauline passa au confessional une demi-heure fort agréable. » (Remy de Gourmont – Mauve – in Couleurs). Voilà ce qui s’appelle bien commencer un texte.
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Ce n’est pas le cas de ce qui suit, récupéré de la « présentation » d’un recueil de poésies – je n’ai évidemment gardé ni où j’ai fait ce ramassage lamentable, ni qui l’avait commis : « Un instant de poésie, magique, qui l’espace d’un instant nous fait oublier les vicissitudes du temps » ! (le point d’exclamation est de moi.) L’adjectif magique devenu insupportable tant il est servi à toutes les sauces – cela fait une indigestion – coincé entre deux instants dans la même phrase, laquelle est assaisonnée – restons dans la métaphore cantinière – des vicissitudes du temps qui (me) donnent des aigreurs d’estomac ; et là je sature l’espace d’un instant, j’aimerais tant aussi pouvoir oublier ! Wittgenstein ne disait-il pas, qu’il faut taire ce que l’on ne peut dire ?
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Mesurons bien cette évidence fort simple, aux conséquences incommensurables : l’homme est le seul être vivant qui s’habille.
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Rareté du prénom Restitude. Déjà inaccoutumé au féminin, il est masculin dans un roman d’Angelo Rinaldi – La confession dans les collines.
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On reprend toujours avec plaisir un peu de Remy de Gourmont :
« Victor Hugo prétendait ne lire que les livres que personne ne lit. J'ai une tendance à la même dépravation » (in - Le Problème du style).
« La vie va devenir de plus en plus dure pour les hommes qui ont des nuances dans l'intelligence » (Epilogues).
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En 1910, Chirico joue avec la beauté, imagine et réalise ce qu’il veut : il peint « Le Chant d’amour » où l’on voit réunis des gants de boxe et le visage d’une statue antique. Il peint « Melancholia » dans un pays de hautes cheminées d’usines et de murs infinis. Cette poésie triomphante a remplacé l’effet stéréotypé de la peinture traditionnelle. C’est la rupture complète avec les habitudes mentales propres aux artistes prisonniers du talent, de la virtuosité et toutes les petites spécialités esthétiques. Il s’agit d’une nouvelle vision où le spectateur retrouve son isolement et entend le silence du monde. – Magritte in Les mots et les images. - éd. Labor 1994 –
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« Je pense parfois que les bons lecteurs sont des oiseaux rares, encore plus ténébreux et singuliers que les bons auteurs. » Borges.
En effet, mais ce n'est pas le cas des boulimiques, avaleurs de livres, – quelle que soit leur qualité littéraire – ils ne sont pas de bons lecteurs. Ce sont des affamés, dont la voracité remplit du temps devenu indisponible pour l’analyse, et l’insatiabilité favorise l’indistinction par risque d’étouffement. Le cumul systématique chez ces lecturomanes, ces dévoreurs de livres, est celui des compulsifs, qui lisent pour lire, prenant la fin pour le moyen et inversement. Paradoxalement, leurs lectures obsessionnelles ne les éclairent pas, mais les enferment. Jamais ils n’y font référence dans une conversation policée ou instruite, jamais ils n’en retiennent quelque passage éclairant, leur esprit, strictement occupé à mastiquer du contenu, s’est étriqué au point que leur capacité d’émotion et d’admiration, de réflexion aussi, a disparu.
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Wassingue est un mot masculin pour Colette (Paris de ma fenêtre – Pléiade IV – p. 618 : l – « le wassingue noir » … mot déjà usité dans Le Képi : « J’allais chercher des « wassingues » et le secours de Maria. ») qui avoue – quel bonheur ! – une certaine tendresse pour Madame Vigée-Lebrun. Aussi, quand une note bien venue – ibidem, note 3 pour la page 628 – rappelle que « Plusieurs photographies de cette époque montrent l’auteur de Chéri avec un ruban dans les cheveux « “à la Vigée-Lebrun ”, disait ma mère » (Sido, t. III, p. 513) ; j’en suis toute enrosie à l’intérieur. Enrosie est ici une pure invention de ma part, à force de lire Colette, forcément, ça déteint …
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Et syrinx – féminin pour les dictionnaires – est masculin pour Rimbaud. De la famille des flûtes, elle est aussi – orthographiée syringe – une sépulture thébaine. J’en profite – tout est bon sur ce terrain – pour rappeler que le mot Sphynx se dit et s’écrit Sphynge au féminin – il arrive que l’on voie ceci : la Sphynxe. Enfer et damnation !
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Aujourd’hui 14 septembre, je ne suis pas la seule à l’avoir trouvée, mais je ressors chaque 21 Juin, mais pas seulement, la douloureuse expression : défaite de la Musique. Ne peux pas m’en empêcher.
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Et toujours dans la presse (locale, régionale, nationale) : Untel soutient Untel sur telle circonscription. Quand je lis cela, je vois Untel porter l’autre à bout de bras au-dessus d’un pâté de maisons, d’un nid de coucous ou du vide, faisant effort pour qu’il ne s’écrase pas en-dessous. Ah ! comme je regrette n’avoir pas la pointe agile de Caran d’Ache. (1858-1909).
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Rapportées (ou citées) par Athénée in Les Deipnosophistes :
L’empereur Trajan, se trouvant en Parthie à bien des journées de la mer, Apicius lui fit parvenir des huîtres fraîches conservées par un procédé à lui.
Ce qui s’appelle rester sur sa faim, l’anecdote cessant là.
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Jusqu’à cet instant ou presque, j’ignorais que la serviette pliée que le garçon de café porte toujours à son bras s’appelle liteau. Mais en y réfléchissant bien, aucun garçon de café ici – qui n’est pas Paris – n’en porte jamais. Faut-il ajouter ce détail vestimentaire au portrait sartrien ?
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Dans le courriel – le mail bien sûr ! – qu’un proviseur d’un grand lycée de province envoie à l’ensemble des parents d’élèves à la suite de l’agression d’une enseignante, il « apporte tout son soutien au professeure » et termine par « Bien cordialement ». Serait-on dans l’émotion, on se doit de n’être pas négligent, c’est même le premier respect. Alors 1) apporter tout son soutien, ça commence à faire petite-mécanique-non-pensée-de-premier-ministre-fatigué 2) au est la contraction de à le, donc il faut choisir : soit ôter le « e » à professeur, soit écrire « à la ». Dans les deux cas, la formule n’est pas particulièrement chaleureuse. Enfin 3) la fameuse et insensée expression qui fait prendre votre correspondant pour celui à qui vous êtes lié par le cœur – cordialement – ici plus de mille cinq cents destinataires – est, elle aussi, le signe de mots non choisis, non voulus, non élus. Pour un représentant de l’Education Nationale, franchement … peut mieux faire !
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Une brève présentation de Lacenaire, bourgeois déclassé et poète à ses heures, tranche avec la clientèle ordinaire des cours d’assises. Quand on sait qu’il mourut sous la lame de la guillotine !
Broquille du samedi.
Le principe de cruauté. En deux mots comme en quatre, voici un titre dont j’avais oublié qu’il se tenait là, entendez, bien à sa place. Mais parce que Le principe de cruauté comme livre, n’est pas très épais, il avait disparu de ma circulation visible sans être pour autant sur une voie de garage. Nous ne savons ni pourquoi ni comment, notre cerveau se substitue à notre personne tout entière, les jours de lassitude, et se souvient pour nous, de ce dont nous avions oublié de nous souvenir nous-même, il nous tend sa main pour sortir de l’amnésie ce qui ne devrait pas y être. Le principe de cruauté était un peu coincé entre L’école du réel et Le choix des mots. Clément Rosset – un nom qui, à l’oreille, désavoue son prénom, lequel, l’ayant anticipé, tient son mensonge par devers lui – l’auteur donc de ces trois titres et de bien d’autres, n’a pas toutes mes faveurs, mais enfin, il trempe un peu sa plume là où d’autres renvoient leurs crachats. De ces deux mots, principe-cruauté, que faire, tandis qu’à chanter un peu trop haut quelques oiseaux s’efforcent et que j’entends siffler le train ? Clément Rosset peut-il me seconder un peu, ou le titre est-il à lui seul suffisant pour broder une broquille, babiller une babiole, brichebrocher une broutille ?
Dès l’entrée – mais pourquoi le mot introït m’est-il venu d’abord ? – Rosset pose que le domaine réservé de la philosophie ne peut être qu’une théorie du réel, en d’autres mots, le résultat d’un regard porté sur les choses. Certes, certes, mais Ponge n’a-t-il pas déjà tout dit et tout écrit là-dessus ? J’avance un peu, dubitative, tournant des pages durcies de jaunissures, annotées, surlignées, dans lesquelles je peux relever par l’artifice des traces, quelques états d’âme de mes réflexions passées, ce qui est à la fois contradictoire et vain, à quelques exceptions près. Je comprends dans un mouvement d’ensemble, que ce titre légèrement plurivoque, ne m’avait pas porté à la meilleure solution, en son temps. Mais les temps sont révolus et à la lumière sombre de mes sidérations présentes, je les entends autrement que dans les mots du philosophe, on n’est jamais trahi que par les siens ! Et je reviens aux sources. Il y a, par principe, dans toute cruauté, une composante sanglante, une réalité cruentée, une cruentation essentielle et inhérente, que l’étymologie révèle crûment, sans cuisson et sans mijotage. Par principe, la cruauté – convoquons Lévi-Strauss plutôt que Rosset – est la marque de tout ce qui n'a point été attendri par la chaleur, le foyer, l’humanité, laquelle est la seule, la seule, dans l’ensemble des êtres vivants à cuire ses aliments et les apprêter. Au risque de s’y brûler. L’accusation de cruauté est de crudité et jette l’autre dans l’animalité, ce qui est le meilleur moyen de le nier en tant que personne ; au moins, c’est simple, d’un mot, le voilà anéanti, renvoyé à rien, jeté dans le vide. On aurait envie de dire, si l’on avait soi-même ces intentions sanguinaires, que c’est celui qui l’dit qui y est, comme à la récré, la cour de récréation où les mômes font la bagarre, histoire de se prendre pour des grands (pft…).
Il me revient aussi que Montaigne, en sa grande sagesse, a trouvé la formule. Une minute, je cherche. Voilà : Essais, Livre ii, Chapitre xi – de la Cruauté, duquel j’extrais cette expression remarquable : un essay à fer esmoulu (avec des armes aiguës et tranchantes, ce qui nous replonge dans un bain de sang !) – aussi, Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l’extreme de tous les vices. Le bon Montaigne qui connaissait son latin, remet toujours les mots à leur place. Adonc être cruel, ce n’est pas un défaut qui s’entendrait par affaissement de quelque gentillesse ou bonté, c’est la négation même de l’autre, de l’humain. Toujours revenir aux sources : Des Cannibales i, xxxi où le principe de (la) cruauté est tout entier contenu : seuls les mangeurs de chair crue et buveurs de sang sont des êtres cruels, qui-vous-croquent-tout-crus, ce sont les ogres dans les histoires qui font peur aux enfants. Tandis que les Cannibales de Montaigne, eux, font cuire, rostir et mangent en commun leurs ennemis morts, et, signe suprême de leur humanité en envoient des lopins à ceux de leurs amis qui sont absens. (citations dans la graphie originale). Ne traitez pas trop vite vos amis de cruels, vous pourriez vous en mordre les doigts jusqu’au sang, il n’y aura que vous à en souffrir.
La Mort provisoire de Patrick Laupin
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Voyez comme les mots sont farceurs et mauvais plaisantin leur arrangement parfois. C’est pour mieux réparer la vie, tel un objet ou un jouet, un peu cassée, fêlée, disloquée , pouvoir la rétablir ; ils sont là depuis le Commencement, dit-on, mais on ne sait pas qu'ils sentent si bon le bois de charpente, l’atelier de réparation ; nous n’en faisons pas suffisamment ou pas assez bien provisions, et ne les gardons pas en réserve, mais les laissons filer et passer et trépasser et ne repasser pas, tandis que seule la vie, la vie seule n’est jamais réapprovisionnée. Patrick Laupin, en trois mots nous a tout chamboulé : il a poncé le vrai avec le faux, lustré le moche avec le beau, raboté la douleur par la douceur, mélangé les couleurs et les vernis, de ce qu’on croyait à jamais irréparable – la vie – il a Malgré tout, tel Baudelaire en exergue, fait merveille dans l’impalpable.
Si provisoire est la mort, nous ne pouvons ni ne devons y rester, lui élever des monuments perpétuels, sempiternels, éternels. Il faut la broyer non dans le noir mais dans l’air bleu, la jeter du haut d’une falaise bleue, cueillir le lys bleui, faire corps avec la couleur de phrase, la vie est un maître-verrier. Nous n’effacerons ni la douleur, l’injustice, le malheur, la cruauté ; nous ne renverserons ni l’idiotisme social, les faillites et les fardeaux, ni ne consolerons le petit enfant do qui pleure. Mais si provisoire est la mort, il se peut que, dans la vie, on la puisse détourner. Oh ! il ne s’agit pas d’une manœuvre, d’une tricherie, d’une ruse ou d’un pari. Les mots de Patrick Laupin sont bien trop beaux et doux et tendres, fragiles et pesés aux secrets du silence pour être confondus avec un exercice de style, une plastique de la volonté de puissance que serait la résistance à tout ce qui nous tue ; ou, peut-être pis encore, un aménagement des peines, un compromis avec nos chagrins, non. Il y a dans les mots dont Patrick Laupin se saisit sans aucune exclusive – les simples et les faciles, les connus et usagés, les graves, les pointus, les fins, les gros, les rares, savants ou spécialisés, inconnus ou inventés, souvenus ou retenus, les mots, tous les mots – une charge poétique intrinsèque, comme on parle de la charge d’un atome, qui font de ses phrases, de ses pages, de ses livres, une lumineuse théorie – on sait qu’en grec, ce mot signifie contemplation – du poétique, cet artisanat délicat et puissant qui métamorphose et transfigure ce que l’on voit, entend, touche, goûte, sent, en une esthétique – celui-ci, venu aussi du grec désigne la/les sensation(s) – renversante. La mort, à cette thaumaturgie fabuleuse, ne peut être que provisoire.
C’est dans les mots, dans leurs placements, rapprochements, les inattendus échos qu’ils n’avaient pas isolément, mais en les laissant se frôler, se frotter, se froisser et chiffonner, se consoler les uns aux autres, se prêter, s’offrir, s’aimer, c’est dans les mots que le monde existe – Il y a la terre et les arbres. C’est une phrase. Mais écoutez cela … le vent berce la sévérité janséniste des châtaigniers. Cher Patrick – vous permettez ? – la sévérité janséniste des châtaigniers ! Voilà bien, selon moi, mais qui suis-je ? le touché-juste, la note juste, le trait juste, ce qui fait que ces mots se devaient d’être dits-écrits, qu’il ne se pouvait pas qu’ils ne le soient pas, que leur inexistence sous cette forme n’était que contingence ou errance, et leur nécessité présente, une obligation d’être. Dorénavant, de tout châtaignier de par le monde, peut advenir admirablement une sévérité janséniste que personne, personne avant le Poète n’avait soupçonnée. Cette vibration de l’univers, du minuscule – Le petit bruit de la bouilloire qui fait venir le mourir ému jusqu’à soi – jusqu’aux génies des peintres – Marquet, Nicolas de Staël, mais j’entends Van Gogh dans Et qu’une chaise éclaire le repos de la chambre et Malevitch dans sur carré blanc, avec eux les profondeurs du ne pas – s’articule et se désarticule tout ensemble en clinamens verbaux qui se tiennent et se retiennent entre eux. Thaumaturgie de l’art de l’accrochage, du crochetage par le trait d’union, qui fait inséparablement distinguer et se compléter la vie hémisphérique du poète, qui toujours écrit dans le grand abécédaire mort-né des débutants. Contre-feu ; double-fond ; mi-dire ah ! ce mi-dire qui repassera avec des mi-mots ; entre-deux ; maître-verrier ; colin-maillard ; mi-dite ; demi-teinte ; mort-vie ; vie-mort ; sur-passeur ; mimes-réflexes ; mal-nés ; passe-muraille ; mi-prière ; contre-forme ; sous-parler. Pourquoi cette attirance – je parle de moi – pour ces petits arrangements qui n'ont rien à voir avec la familiarité de qui a définitivement lié sa vie et les mots, sinon parce qu’il y a là toute la puissance du simple, ou – supériorité magistrale du poète sur le philosophe – comment montrer dans la frugalité des mots un intense pouvoir, tandis que le raisonnement échoue à le développer : il suffit – car L’inspiration est une paroi précaire – que le poète saisisse les petites lettres pour se faire ami avec une phrase.
Plus je tourne les pages et les reprends, après l’ordre ordonné de la première lecture, dans le désordre de leur propre décision à s’ouvrir là plutôt que là ou au hasard d’un feuilletage dorénavant aléatoire, plus je m’émerveille – ne devrait-on point décider de l’existence de l’adverbe alicieusement ? – de côtoyer des porcelaines et des commodores, des scribes et des buchettes, des caraques, une massette, ou de balèzes haltérophiles. Mais, mais, ne vous y trompez pas. Ce livre est d’abord et avant tout, celui des miniatures du silence, qui s’interposent si souvent entre les souvenirs et les mots. Alors, pour ne pas se taire, se taire ce serait mourir, il faut emplir un peu, beaucoup, de ces interstices, entre-ouvertes fenêtres entre soi et soi-même, il faut tenter, tenter seulement de les combler, si peu, pour n’être pas aphone du sans voix.
Il faut s’arrêter aussi – et d’abord devrais-je dire alors que je termine – au premier texte, la première page, ce Malgré tout seul titre avec le dernier L’homme seul, lisible au-dessus de son texte, comme il paraît qu’il se doit, tous les autres, se sont rangés en fin de volume, par prélèvement des premiers mots pour effacer sans le faire disparaître le principe du titrage. Il faudrait que partout, son plaidoyer fort et puissant siffle sur les têtes de tous ceux pour qui un livre est désormais tenu pour du vent. Que celui-ci les fasse mentir, définitivement. Nos têtes sont plus têtues que les leurs.
Patrick Laupin – La Mort provisoire – Editions La rumeur libre -
le 23 Mai 2021, ibidem : L'insignifiance sacrée des coccinelles pour Mon livre de Patrick Laupin, préfacé par Alain Borer. Prix Max Jacob 2021.