inactualités et acribies

Cher Christian Bobin : lettre perdue retrouvée

25 Novembre 2022 , Rédigé par pascale

Il faut que je vous dise : je viens de retourner ma maison, vraiment, pour retrouver la seule preuve de notre correspondance passée. Mon envoi, disparu – où est-il aujourd’hui que vous avez trouvé un arrangement avec le ciel pour rester avec nous mais autrement ? – et votre réponse, si précieuse qu’elle se cache, discrète comme vous. A elle seule, elle pourrait faire un grand livre à deux pages, recto/verso. Je n’ai jamais osé y répondre à mon tour, c’était avant-hier, aujourd’hui je crois bien que je le ferais ; j'ai glissé la feuille dans une pochette plastifiée pour qu’elle ne s’abîme pas, que le beau noir de votre belle écriture ne pâlisse pas. Mais voilà, quelques déménagements plus tard, je suis devant des cartons entiers de « documents papiers » par milliers, je dois le dire, dont les contenus ne trouvent pas de place – les murs sont recouverts de livres – il leur faut rester à terre. Vous êtes forcément au milieu de l’un d’eux, entre qui et quoi ? 

Ce 28/11/2022, après-midi : 

réapparue du fond du tiroir de la petite table noire, elle n'était

ni tout à fait cachée ni exactement visible, tenant tête à mon entêtement

et donnant raison à qui me disait que je la retrouverai. Nécessairement.

En voici les premiers et derniers mots.

(je remarque que l'objurgation à ne pas renoncer n'était pas finale mais initiale, comme une urgence à dire) 

Je n'enlève, bien sûr, pas un mot à ceux posés là,

il y a un peu moins de trois jours.

 

 

 

 

 

Quand elles ne sont pas tapées à la machine – en leur temps – ou à l’écran et imprimées désormais, mes notes sont écrites au crayon. Il devrait être facile de repérer au milieu de ces Everest l'unique feuille où les mots se distinguent, posés par une plume. Il en est des écritures comme des âmes, ce mot qui vous va si bien. J’en connais, hérissées telles des oursins, rien qu’à les lire on se pique le cœur, si l’on peut les lire tant elles sont insondables dans la main qui les tient. La vôtre – mais je vais la retrouver votre lettre, j’en suis certaine, je vais la retrouver ! – était généreuse, belle. Vous me parliez de « la neige » de mes mots, et l’acheviez en m’intimant cette douce obligation à laquelle je soumets tout mon être : « Ne cessez jamais d’écrire ».

Cher Christian Bobin, il me semble que vous êtes parti quand même un peu trop vite, un peu trop tôt, sans prévenir. Tout le monde va le dire et sur tous les tons, que ce n’est pas bien de nous avoir fait ça. Moi qui ne suis rien, sinon le temps d’une lettre devenu éternelle de l’avoir écrite-pour-moi, oui, moi seule, je vous lis, vos phrases, vos mots simples et lents et si profonds, et si intenses, sans la moindre concession au siècle bruyant, remuant, devenu laid, j’entre alors dans la closerie de la lecture, le monde dût-il s’écrouler.

Je vous sais dans un silence si beau, de plumes et de flocons.

Ce 25 Novembre 2022, nuit et froid.

L’invisible senteur de la pluie.

22 Novembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Un mot rare – mais c’est beaucoup plus rare – n’est pas toujours un mot perdu. Ce n’est pas non plus gagné, il peut être nouveau et inconnu, surtout s’il ne provient pas de grimaçants emprunts à l’anglobal, empreints eux-mêmes de sottises et de suffisances. Et non ! tout n’a pas été dit, le dernier mot de ceux qui n’abdiqueront jamais n’est jamais le dernier. Aussi, des trouvailles-bonne pioche sans gratter ni labourer les terres fécondes et anciennes des textes qui n’ont plus cours mais les sols arides contemporains, se raréfient. Nous disons bien « trouvailles » au sens d’astuces, de traits, d’innovations, d’inventions, non de trésors … i.e re-trouvailles, telle la récente berquinade – vocable qui rendrait tant de services aux rédacteurs de notices littéraires et leur ferait économiser bien des efforts, à moins que l’art de ne rien dire d’un roman qui lui-même ne dit rien soit un exercice rémunérateur. Exit la précise et cinglante berquinade dans ce cas, qui sous ses allures plutôt douces en commençant comme le Bernin, ou, plus modestement le ber, pièce essentielle de l’architecture de tout bateau, semblablement à un berceau dans quoi tout se fait et se joue et se lance, mais finit en capilotade ou en embuscade. En raison de ce qui lui donna le jour, la berquinademot fort usé au 19ème siècle mais dont le genre a toujours sévi – suffit pour désigner les sucreries livresques boursouflées par le néant qui donne une prétention générale inversement proportionnelle à leur qualité littéraire. Voici un mot perdu que nous pouvons retenir pour achever – au sens le plus fort – avec une belle sobriété de moyens, la grande majorité de ce qui se vend de nos jours sous le nom de romans.

Adonc un mot qui ne vient pas de l’anglais – mais que l’on doit à des anglophones – un mot qui n’a que quelques décennies d’existence, un mot qui danse et rime avec Terpsichore, passiflore, éclore, aurore, qui sent la terre, la pluie, l’argile, dont la double racine grecque s’entend et se lit – loin des textes scientifiques qui furent les premiers à le nommer – et l’une, dans ses meilleures acceptions, signifie le sang des dieux ou des déesses et qu’Homère emploie, ichor, χώρ, parlant d’Aphrodite et à laquelle nos deux Australiens ont adjoint πέτρα, pétra, la pierre – un était minéralogiste ;  un mot pour ne pas perdre les lecteurs au milieu des actinomycètes et autres bactéries chimiquement (re)composées à partir de matière organique en décomposition ? Le duo trouva, conçut, cousit pétrichor.

Le pétrichor ne se touche, ne se voit, ne s’entend, ne s’attrape ni ne se retient entre les doigts, entre les mains. Qui aime lorsque, sur la terre et la route et l’herbe sèches, la pluie rebondit en laissant une senteur à nul autre instant semblable ; qui hume avant l’arrivée des gouttes, leur aromatique fraîcheur issir et glisser dans l’air déjà mouillé, et sait reconnaître ces particules odorifères qui giclent depuis le sol chaud qu’elles frappent invisiblement pour mieux éclabousser l’espace et jusqu’au vent lui-même ; qui reconnaît alors une puissance volcanique, lavique, contenue, retenue dans la terre ou le basalte de la geste homérique ; qui se souvient des roches de l’Etna tièdes encore bien après que le magma s’y faufila et la neige y fondit ; qui respire le sang divin des pierres pour signe silencieux d’une perturbation du ciel, fréquentant le chœur antique du monde depuis toujours pétrisseur de nuages, acquiesce au pétrichor.  

Un sens du devoir ni unique ni interdit.

17 Novembre 2022 , Rédigé par pascale

 

Je viens de lire goulûment et d’un trait Fin de promenade et Trois autres contes de Remy de Gourmont* ; ce n’est pas un livre gros, épais, touffu, joufflu, mais une petite chose que quelques minutes de tranquillité vous permettent de déguster aux conditions suivantes : avoir pour l’auteur un attachement sincère dont témoigne la présence d’autres titres du même en vos rayonnages, présence que vous devez à votre amour des phrases bien rédigées, de l’ironie mordante bien sentie, d’un plaisir certain à déserter les autoroutes éditoriales imposées par les commerciaux et agents de « diffusion » des livres, laquelle, comme son nom l’indique, sait se répandre sans se faire ressentir. Peu importe si le format, la lourdeur du papier et les caractères épais ne (vous) paraissent pas absolument indispensables – vous n’êtes pas dupe de l’obligation de faire tenir quelques pages en un volume vendable (sinon qu’à tout jamais vous avez un respect absolu pour les œuvres qui s’apparentent à une cathédrale ou, comme on dit aussi, à l’assaut de l’Everest à mains nues et témoignent d’une érudition flamboyante), peu importe puisqu’en ces quelques pages vous avez touché le pur plaisir de lire, qui commence toujours par l’enveloppement de votre cerveau en des mots inaccoutumés, perdus : « il sortait et s’encourait … » une variante de courir aujourd’hui disparue, les dictionnaires et autres lexiques ne retenant que le sens ordinaire de « subir une pénalité » – j’en profite pour rappeler qu’il faut fuir Larousse et petit Robert, pourtant vénérés par le corps enseignant et leurs enseignés, à grandes enjambées : ils n’existent que pour reprendre les modes et autres défaillances de l’usage des mots au lieu de leur résister, le plus grand nombre valant pour le plus juste à leurs yeux marchands. S’encourir – mais point besoin de dictionnaire pour le comprendre – signifie aller quelque part, aller vers rien, aller au hasard dans la phrase gourmontienne. Vous avez vérifié au passage qu’Ahashvérus est l’autre nom du juif errant et que ægipans – au milieu des lutins, ondines, sirènes et autres archanges – désigne bien des divinités du genre sorcières, plutôt que des individus sales et répugnants. Vous vous réjouissez de rencontrer eucologe en raison de votre préfixe grec préféré – eu – mais vous déchantez un peu puisqu’il s’agit en vérité d’euch (pardon à mon helléniste préférée, j’ai perdu les accents en route), la prière, et qu’un eucologe est un livre pieux, un livre d’Heures, qu’on peut judicieusement orthographier aussi euchologe. Un quatuor de mots suffit à votre bonheur.

         Il y a mieux. Je ne cacherai pas que, de ces quatre historiettes, la dernière – Le Devoir – devient la première dans l’ordre de mes préférences. Avec l’incipit, tout est joué. En quelques mots fort ordinaires — M. Rame fut tout surpris d’avoir une maîtresse — et en quelques pages, se déroule sous nos yeux le contrat de lecture annoncé. Aucun retournement de situation, aucune surprise ni rupture ne seront introduits par le sur-usé et si artificiel « soudain » qui autorise de nos jours toutes et n’importe quelles modifications paresseuses dans un récit. Non, Madame Virgule et Monsieur Rame — deux purs personnages d’encre et de papier, d’ailleurs le second taillait ses crayons avec un soin et une finesse extrême (…) et parvenait à donner à la mine une acuité telle qu’elle piquait comme une aiguille (autoportrait ? se demande-t-on au passage) — sont des parangons de fidélité au titre : précision, solidité, loyauté que le texte manie avec sobriété et dépouillement. Nonobstant la trouble lutte de Rame pour respecter son sens des devoirs de mari, de père et de fonctionnaire et contrer l’outrage à la morale, Trois mois plus tard, Mme Virgule était sa maîtresse. Certes, celle-ci ne fut pas de première prudence et n’usa pas de la retenue que l’écrivain mit à raconter comment il succomba lorsqu’elle soulagea les boutons de son corsage, et que ses lombes à lui commençait à s’échauffer.

         Un homme de devoir n’en est pas moins un homme. Et la (nouvelle) situation de Monsieur Rame – un mari qui aimait sa femme uniquement « et » avait une maîtresse – aurait dû, après ce moment d’égarement le rendre à son foyer. C’eût été la seule réponse acceptable à sa sottise. En revanche et à l’inverse, Remy de Gourmont qui le tient à sa main, n’écrit pas … « mais » il avait une maîtresse ! ce « mais » auquel tout le monde s’attend, qui signe une opposition insoluble, et autorise parfois que des devoirs contradictoires s’annulent comme devoirs. Ce messéant « et » lève toute inconséquence et réduit toute antinomie. Rame est, dorénavant, un homme aux deux devoirs : une femme qu’il adore avec laquelle vivre heureux, une maîtresse qu’il n’aime pas, à laquelle rester fidèle. Ce mot, une véritable trouvaille dans ce contexte, concentre et évite un fastidieux développement psycho-moral où le pauvre Rame aurait … ramé et l’écrivain usé trop de papier, à ne cesser de s’interroger sur le meilleur moyen de tromper deux femmes sans se tromper soi-même. Cet étrange sens du devoir multiple appliqué à un seul cas de conscience, lui vint aussitôt qu’il rencontra Mme Virgule, la femme d’un de ses amis. D’où l’on déduit que s’il n’avait probablement pas lu Kant – cet aparté strictement de moi – il n’en était pas loin ; Kant pour qui la morale s’arrime « nécessairement » au respect du devoir indépendamment de tout autre considération. Rame pour qui la seule réflexion – vite résolue – fut non pas de savoir si les hommes (mariés) doivent avoir des maîtresses, mais s’ils en ont, qu’elles doivent (souligné par R de G) être les femmes de leurs amis et non d’inconnus. Pour lui c’est une évidence qui permet de faciliter la réalisation de (son) impérieux devoir.

*Éditions Les Lapidaires – déc. 2021.

Confiteor ergo non salto

12 Novembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

« Ils confessent les filles sans qu’on y trouve à redire ». Ces mots tranchent net. Paul-Louis Courier a encore frappé.

On se souvient* que le Tourangeau rangé des affaires militaires, s’appliquait à rédiger des pamphlets entre Loire et Cher, une région bien douce mais, au début du 19 -ème siècle, lourde comme tout le pays de France d’interdits et autres décrets qui, au nom de la vertu, de la morale et de la religion condamnaient dans les villages, les dimanches et jours de fête, tant les danses que les violons. Il fallait ou s’abstenir ou désobéir. Dans le même formidable pamphlet (Pétition pour des villageois que l’on empêche de danser – 1822) et avec la même verve, Courier s’attaque, il n'y a pas d’autre mot, à ces jeunes séminaristes qui, non contents de faire la guerre à la danse, absolvent les jeunes filles de leurs péchés à la condition expresse qu’elles renoncent à danser, ce qui, de nos jours prendrait peut-être nom de chantage … Courier va/pense plus loin puisqu’il parle de l’ascendant que doive avoir, et sur leur sexe et sur leur âge, un confesseur de vingt-cinq ans … On admire la lucidité avec laquelle il a compris que trois facteurs au moins contribuent à cet « ascendant » : les aveux, le secret et l’intimité. Quiconque l’ayant pratiqué avec plus ou moins d’assiduité ou simplement visité par curiosité pour l’ameublement religieux des chapelles de campagne le sait, - tout le monde sait que l’étroitesse, l’obscurité, l’inconfort, le chuchotement, l’auto-accusation, au confessionnal, fabriquent, avec bien des terreurs névrotiques à venir, culpabilité et honte mêlées ; aussi, qu’un confesseur de vingt-cinq ans reçoive par l’autorité silencieuse de qui détient vérité et pouvoir, les confidences auriculaires des jeunes filles, Courier y voit une indécence bien plus grande que la supposée impudeur des danses villageoises. Ces tête à tête avec ces jeunes gens vêtus de noir, lui sont, non seulement suspectes mais hypocrites, vipérines, pour ne pas dire … sainte-nitouche. Et voici comment, par le truchement d’un petit racoin tout sombre l’on passe de danseuse à pénitente, de la joie d’un lieu public aux affres de la cagoterie dissimulée.

Bien que cela soit explicitement formulé et à de nombreuses reprises – impossible donc d’oublier le Républicain en lui, l’ennemi de l’ancien régime, le contempteur de la préfectorale, de la bourgeoisie, de la courtisanerie, des privilèges, le détracteur de toute forme d’atteinte à la liberté – on s’étonne que Courier reprenne sur ce point précis, le sempiternel argument pour mesure de toute chose : être devenu petit propriétaire. Quel rapport me direz-vous avec la confession des jeunes filles sous l’ascendant que l’on devine indécent de jeunes séminaristes ne distribuant le pardon divin dont ils seraient dépositaires, qu’à celles qui renonceraient à danser ? Une question d’équilibre au sens économique du terme, l’économie étant la répartition la meilleure possible des intérêts du petit jeu d’à qui perd gagne. On danse sur le parvis de l’église, pour trouver un mari, lequel prétendant a mérité ces repos et plaisirs après les lourds labeurs accomplis auxquels il s’est d’autant plus ou mieux soumis qu’il est propriétaire récent, id est, après des siècles d’esclavage où il travaillait pour d’autres, toujours riches, nantis et oisifs. Deux conséquences à cette chose nouvelle – le peuple ivre, encore épris, possédé de sa propriété – en font une rapide et petite sociologie avant l’heure : celui qui travaille tant n’a plus de temps disponible pour la religion, il est bien moins dévot ; et le loisir qu’il prend, ou prenait avant les maudits décrets, de temps à autre – les dimanches et jours de fête pour danser – lui est profitable, point de vue économique encore – ces jeunes gens (…) doivent se voir, se connaître avant de s’épouser ; ce qu’il vaut mieux faire publiquement sous les yeux de leurs amis et proches et non au bosquet ou aux champs, quelque part loin des regards. Les vieux curés tenaient ce raisonnement – le mal rarement se fait en public – dont les jeunes abbés sont incapables, on se demande bien pourquoi. En présentant une religion triste, sombre, sévère ils contribuent à sa disparition ; le peuple, dit Courier, est maintenant – un adverbe ou ses équivalents d’une importance absolue – comptable de son temps, puisqu’il l’est de ce qu’il sème, laboure, récolte pour la subsistance de toute sa famille et chevance (ce qu’on tient de ses pères, son bien). Autant dire que le propriétaire nouveau est un homme plein de vertu et de courage mais n’est plus un dévotterme lui aussi très fréquent chez Courier, qui, on le sait, avait lu Saint-Evremond qui en faisait grand usage ; au moins et à condition qu’on lui rende le droit de danser, le fait-il sur la place de l’église, danser là, c’est danser devant Dieu. Le lui interdire ne le fera pas entrer, au contraire.

Saluons à nouveau l’agilité de plume de Courier qui réussit en quelques paragraphes : à condamner les curaillons et abbétons de confesse qui distribuent des bénéfices vertueux et impalpables pour prix de l’abandon de plaisirs bien honnêtes ; à montrer que ce calcul est si pitoyable qu’il est perdant pour la religion ; à convaincre qu’un champ et une maison dont le peuple est dorénavant ou maintenant propriétaire – héritage de la Révolution – lui prenant tout son temps, ses pensées et ses efforts, il n’est plus disponible pour Dieu, ou plutôt pour une religion qui lui refuse la distraction sans risque et bien méritée par le travail fourni, pire, met la danse au rang des péchés mortels.

Courier, défenseur d’une vertu laïque, terrienne, propriétaire, contre le zèle confesseur de certains demi-prêtres.

 

*in Archives – 11 et 17 Octobre 2022 – L’épistolier – Le pamphlétaire (suite)

Broquilles de presse inactuelles

9 Novembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

La dame Blot, 28 ans, faisait son marché en sa petite ville de Mesnil-Durand. Elle tenait son vieux parapluie gorge-pigeon, acheté 2 fr. 45 à un marchand ambulant, qu’elle laissa, à l’auberge où elle passa, ayant pris un autre gorge-pigeon-glacée par erreur. Sa propriétaire, la dame Valentin, l’avait payé 11 fr. L’erreur est humaine. Elle n’en dura pas moins 18 mois, le temps, pour le tribunal de Lisieux d’établir qu’en réalité, c'était constitutif d’un fait de vol en termes juridiques, et passible d’une peine. La dame Blot fut condamnée à deux jours de prison. Ce fut relaté dans le journal local, en Octobre 1873, qui ne relata pas pour autant les détails – qui eussent pu être passionnants – de cette terrible enquête. Le titre, passablement neutre : Un parapluie hors de prix.

Cette authentique brève – datée de Juillet 1896 – toujours à Mesnil-Durand, en Basse-Normandie. Le sieur François Gautier, 45 ans, s’est noyé en pêchant dans la Vie. Le rédacteur de l’information est d’une remarquable concision. Entièrement responsable des termes qu’il choisit pour présenter les faits divers du coin, il aurait dû – évidemment – ne pas faire la Vie  la cause directe de cette mort : soit il n’a rien vu, en quoi il est fort médiocre et fort indélicat ; soit il le fit délibérément, présageant avec un brin d’optimisme que les lecteurs des nécrologies sont en mesure de saisir cet humour … noir. Cela reste fort indélicat, bis repetita. Rappelons que la Vie est une rivière qui sillonne la campagne normande, passant par Vimoutiers et même Livarot. (ne pas confondre avec la Vie, en Pays de Loire).

Dans la toujours même presse très locale, les années passent et le style, à mi-chemin entre le presque sérieux d’un ton artificiellement neutre et la désinvolture des affaires dérisoires du (petit) monde de Mesnil-Durand, selon, probablement, qui tient la plume. En Septembre 1899, l’article intitulé « Effet de chagrin » commence ainsi : Quand Martin Morisse, 51 ans, est à jeun, il voit tout en rose, quand il est gris, il voit tout en jaune. On se dit que l’échotier d’avant n’est plus. Celui-ci, nous gate avec un semblant d’écriture et une lueur d’audace – comme tous les ivrognes, il voit double – qui s’achèvent pourtant dans un compte-rendu raplapla des quelques échanges au tribunal qui nous apprennent – dans le patois normand – que le pauvre Martin venant de perdre une vache (eune vaque) il avait tant de chagrin, qu’il but encore et encore et frappa sa femme « plus fort que d’habitude ». Le tribunal de Lisieux ne voulant pas encore augmenter son chagrin le condamna à 15 jours de prison.

Ces « Morts subites » maintenant, remarquables par les patronymes et le mystère. Il n’en faut peut-être pas plus pour atterrir dans la rubrique « faits divers » : Monsieur Fromage, tout d’abord – rappelons que la commune du Mesnil-Durand est en plein pays d’Auge avec le pavé du même nom (succulent et moins connu que les célèbres autres normands), Livarot à quelques tours de roue de charrette – meurt d’un coup après avoir procédé à une adjudication pour le compte de la commune. Y a-t-il un lien de cause à effet, ou un questionnement subliminal ? La veuve Champagne ensuite – les amateurs ne peuvent pas ne pas penser à la Clicquot – mourut aussi d’un coup, sans autre explication, de la part du gazetier s’entend. La demoiselle Roinsart, servante chez un fermier de Livarot, expira d’un coup elle aussi, tandis qu’elle « taillait le pain pour la soupe ».

Nous retrouvons La Vie – la rivière n’est-ce pas – dans laquelle un certain « Henri Jonchard, domestique à Mesnil-Durand, aperçut nageant à fleur de l’eau, une jolie truite qu’il tua d’un coup de fusil. A l’audience il brille par son absence et attrape 30 francs d’amende par défaut. » Il fallait recopier cette annonce mot pour mot, tant elle est succulente – on peut le dire. D’abord s’appeler Jonchard et voir, certes par les mots du journaleux, mais c’est bien cela l’intérêt, un poisson nager à fleur de l’eau, autrement dit joncher la surface, pour ensuite briller (de n’être pas) tel le dos d’une truite pour attraper un (poisson)-amende ! cela me ravit. (la faute pénale est le coup de fusil).

Je jure que je n’ai rien inventé, rien du tout, dans ce que je rapporte. J’ai simplement trié dans d’authentiques nouvelles et échos des jours, celles qui m’ont alléchée – comme l’odeur du fromage de la fable ? – tant, en quelques mots, en un nom parfois, elles semblaient fictives. Félix Fénéon qui s’amusait, lui, à les bâtir de toutes pièces en trois lignes et les glisser, ni vu ni connu, dans le Journal, est largement battu vs la réalité qui, comme chacun le sait, dépasse l’invention. Ainsi et toujours à Mesnil-Durand, on trouva un cadavre dans un ruisseau – la Vie ne semble pas responsable cette fois. Il s’agissait d'un dénommé « Péchet ». Rien à ajouter, c’est à cela que l’on voit comme le banal et le minuscule peuvent être sublimes parfois.

Aux petits travaux sans peine des petits chroniqueurs de nécrologie d’un petit journal d’une petite ville normande à la fin du 19ème siècle, et même au début du 20ème , ajoutons ces deux derniers évènements ainsi rapportés  :  à la suite de mauvais traitements, mauvais soins, et coups réguliers assenés sur la jeune Berthe, 9 ans, les parents furent condamnés à 3 mois de prison pour l’un et un mois couvert par le sursis pour l’autre. Cela faisait deux ans, apprend-on, que les voisins entendaient les cris de la « pauvre petite (qui) manquait de nourriture et de vêtements » et parfois couchait dehors. C’est sûr qu’avec des voisins comme ça, les indignes parents pouvaient taper sans crainte. Soudain, je me demande s’il est pertinent d’indiquer une époque ?

Jugement météorologique inaccoutumé : l’auteur des lignes, peut-être en manque de précisions chiffrées mais pas d’inspiration, après avoir fait remarquer qu’en ces jours (février) baromètre et thermomètre montent et redescendent en sens inverse, nous avise de son point de vue. C’est tout de même le dégel, espérons-le. Mais un dégel sans pluie n’est jamais bien sincère. J’avoue, j’avoue que cet usage de sincère est un petit bonheur inattendu, suivi, quelques lignes plus loin, d’un proverbe qui n’a pas dû franchir les limites de Mesnil-Durand, de Livarot et du Pays d’Auge – on ne le connaît point dans l’Orne, mais je veux bien être démentie : « Jamais février n’a passé sans voir groseillier feuillé ».

Un Abyssin nommé Rimbaud.

3 Novembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

 

A l’occasion, et pour la saluer, d’une nouvelle – énième – réédition de

Rimbaud en Abyssinie d’Alain Borer (1ère édition, nov. 1984, Seuil) :

ma libre relecture.

Hommage.

 

 

Vous arrivez en Afrique à vingt-sept ans – au xix e siècle ; et vous êtes seul pendant dix longues années, absolument seul ; n’ayant rien, absolument rien ;

 

Un siècle plus tard, au même âge, et ce n’est évidemment pas un hasard, Alain Borer y revient. Il revient où, pourtant, il n’était jamais allé, ni lui, ni avant lui aucun de ceux que l’on nomme rimbaldiens, qui ont lu, relu et encore et toujours sans cesser, le fulgurant poète mais sans sortir de ses livres, sans quitter leurs maisons : on s’y perdrait à parcourir le monde des écrivains ! Alors fallait-il se mettre dans ses pas, ses routes, ses traces ? Pourquoi oui et pourquoi lui ? Rimbaud en Abyssinie répond longuement à cette double et même question : oublieux des fiction, pèlerinage, divinisation ou légende, pour ne pas dire mythe, et très sévère à l’égard des vérités altérées, ce livre n’est pas une quête mais repose sur une requête si l’on veut bien maintenir ce mot en son sens le plus strict : demander justice auprès de qui en a le pouvoir. Il fallait réviser le procès inique : Rimbaud contre Rimbaud.

Pour la doxa scolaire il n’y a qu’un Rimbaud et pour la critique universitaire, Rimbaud eut deux vies : la première, à l’âge où l’on vient tout juste de laisser tomber Maurice Carême pour les romantiques, raccourcit son existence d’une bonne moitié nous disant qu’il fut génial puis maudit, sans préciser ni comment ni pourquoi ; la seconde ne fait guère mieux, elle la coupe en deux, élevant un mur épais, une cloison étanche, un fossé infranchissable pour mieux reléguer au rang de mystère cet incompréhensible abandon de toute poésie, voire de toute écriture ! Ce qui n’est ni plus ni moins que l’invention par avance d’une réponse qu’on n’a plus la peine de chercher ni d’élaborer. S’il y a mystère – par position dogmatique irrécusable – il n’y a plus de raisons ni de causes, ne reste qu’à forclore l’affaire et annoncer que Rimbaud l’Africain n’a rien à voir avec le poète – sinon une sorte de dédoublement de personnalité, une scission irréversible, une schizocéphalie tératologique. Ainsi, la plupart des biographes ont voulu qu’il y eût deux Rimbaud, ou deux vies de Rimbaud, ou deux récits rimbaldiens, séparés par une cassure dans sa vie : il devenait évident que le premier Rimbaud était libre mais pas le second, qui passe alors pour un parangon de perdant, dans le sillage devenu obscur du Voyant disparu corps et âme.

La faute majeure est de n’avoir pas lu le poète à l’aune de l’« Africain » mais l’inverse, si l’on peut dire, car il était entendu … qu’il n’y avait rien à lire ! La faute majeure est de n’avoir pas voulu, ni essayé, ni désiré saisir, entre l’œuvre et la vie un continuum qui était tout sauf hasardeux ou de circonstance ou de posture. La faute majeure est d’avoir opposé les textes d’une part et l’absence – le silence – des textes de l’autre. Fautes majeures de lecture : n’avoir pas vu, pas voulu voir, que la puissance des premiers était telle qu’elle constitua – reconstitua, au sens du symbolon grec, qu’Alain Borer convoque plusieurs fois – l’unité d’une existence devenue insécable. Pour comprendre Rimbaud, il faut aimer Rimbaud, dit-il. Ce qui n’est ni nécessaire ni suffisant et peut même faire obstacle à un travail épistémologique solide dans tout autre cas. Toutes les lettres d’Aden – entendez-vous Éden ? – du Harar – voyez-vous deux fois en aller-retour les initiales du poète ? – lettres de sable, d’or, de désert et d’ennuis étaient mieux qu’écrites, elles étaient inscrites, dans ses textes ; tout était déjà-là et, inversement, tout fut contenu – au sens de la contention – et distillé – au sens chimique et alchimique – dans les « lettres d’Afrique » Les cotons anglais ; la soie, les caravanes, la route rouge, les hyènes, les plaines poivrées, l’encens, le cuivre, le sable rose, le désert de bitume, les vendeurs, les voyageurs, les déserts tartares, l’étambot, les pays poivrés, la marche, le fardeau, le désert, l’ennui et la colère ; la vie dure, l’abrutissement simple ; une mosquée à la place d’une usine, ils sont tous prélevés dans l’œuvre poétique – la période créatrice – beaucoup paraissent à de nombreuses reprises, avec tant d’autres, à cet inventaire inachevé. A l’inverse, sa Correspondance « africaine » parle de neige, d’ennui, de froid, de pluie, de boue, d’hiver. « On s’étonne que Rimbaud ait effectué à la lettre ce que son texte énonce de toutes parts : le départ en mer, le désert, la marche, le fardeau … Ce qui inquiète, c’est qu’il fasse ainsi corps avec son texte. » dit Anne Berger dans un article de la revue Romantisme en 1986. Pourquoi inquiète ? sinon pour noter le trouble ou l’émoi d’avoir saisi, compris, une telle proximité féconde et illuminée, grâce, dit-elle, à « l’exégèse minutieuse des terribles et passionnantes lettres d’Afrique. ». Certes, mais c’est oublier la démarche, ou plutôt – pour tâcher d’être borérien – le sens de la marche, qui se fait désertion pour mieux rejoindre le désert, ou le silence dont le désert est la métaphore. On s’étonne, suivant l’auteur pas à pas dans les lettres qui avancent chiffres après chiffres – l’argent, les distances, les températures, le nombre de fusils, de chameaux, le poids du café, l’argent encore – et constate les relisant grâce à lui, à quel point le poète est, hic et nunc – là, le latinissime Rimbaud ne nous en voudra pas – non-voyant de toute faune et flore. Disons-le autrement : à lire ses lettres, dit Alain Borer, on est déconcerté par ce silence-là, ce non-dit-là : un aigle au ciel très haut, des vautours, des serpents, des oiseaux de toutes sortes, des tortues vertes, des sangliers noirs, des singes, outardes, criquets, sauterelles, ils sont tous absentés. Ni les roses, jasmins, lys, œillets ne parfument ses lettres. Une fois, en 1881 : « Les caféiers mûrissent ». Un pays en trois mots … commente A. Borer. Rimbaud, un homme pressé qui s’ennuie, peut être retenu plusieurs mois, jours et jusqu’à une année dans et par les imbroglios politico-juridiques et militaires qui affectent lourdement la circulation des biens et des négociants, se dissout pourtant dans une écriture épistolaire elliptique, y compris quand il s’agit de sa propre personne, sa santé, les dangers auxquels il échappe. Encore du non-dit dont, finalement, on sait l’essentiel ou le tout. Quelques mots suffisent, ils reviennent sous toutes les formes : fatigues, épuisements… physique et psychologique. Colères aussi. Nous savons tout des expéditions, de leurs difficultés, de la constitution d’une caravane de chameaux, des négociations de prix, des contrats de travail. Mais la conclusion est sans appel : Il a parcouru l’Abyssinie en silence.

Inconcevable silence qui le rendrait suspect ou soupçonnable de n’avoir ni vu, ni entendu, ni dit ce que d’autres pensent qu’à cette/sa place, ils auraient dit ! D’où le mépris dans lequel ce Rimbaud-là, au nom de l’Autre Rimbaud, du Premier, le mépris dans lequel les glossateurs casaniers (…) tiennent encore l’Abyssin. Méprise totale, projection coupable du « sujet » (le commentateur, le critique) sur « l’objet » (Rimbaud l’Abyssin), le lecteur mal lisant, recouvrant ce qu’il lit de ce qu’il voudrait lire au nom de ce qu’il a déjà lu. Une question de l’auteur – avec réponse – le dit plus élégamment et autrement : Est-ce parce qu’il écrit à sa mère qu’il ne dit rien de l’Éthiopie ? Non – c’est parce qu’il n’a rien à dire qu’il n’écrit qu’à sa mère. [Et comment ne pas voir, dès qu’on écrit son prénom, que Vitalie, l’excessive mère, celle qui donne la vie, qui fait œuvre vitale, exacerbera son rôle ?] Il n’a plus rien à dire. Ses pré-voyances en sur-présences incandescentes dans la vraie vie des Illuminations ont réalisé par un brouillage chronologique unique, un ailleurs où le silence l’emporte. Coïncidence à jamais inimitable de l’œuvre et de la vie dit encore Alain Borer, dans l’Introduction à l’indispensable édition du Centenaire — Arthur Rimbaud, Œuvre-Vie, Arléa 1991— qu’il a dirigée, et qu’il faut lire du même pas.

Venu en Abyssinie pour dé-brouiller ses pistes et suivre ses traces, entendre ce qu’il ne dit pas et voire ce qu’il ne voit pas, A. Borer comprend au mieux la « liberté libre » que Rimbaud clame et réclame pour seul critère ou mesure de sa vie. Dès la lettre à Demeny du 17 avril 1871, il affirmait pourtant, « Je suis condamné dès toujours, pour jamais ». Comment concilier ce qui paraît inconciliable, par quel renversement sémantique, logique, esthétique, métaphysique, ces contraires se peuvent-ils accorder, cette assertion liminaire admise dorénavant et une fois pour toutes : l’Abyssin n’a pas trahi Rimbaud, partant, il n’a pas trompé ses « adorateurs », ce que leur déception, frustration, ou mépris laisseraient entendre. A. Borer montre avec la belle obstination de celui qui connaît son sujet sur le bout des textes – ici, en particulier cette « Correspondance africaine » – que la question rimbaldienne pure, liée à l’entreprise poétique, n’est pas celle, illusoire, d’une cassure dans sa vie, mais de la permanence du renoncement, de la répétition de l’abandon, de la passion de l’échec. Magistrale formulation, ô combien aboutie dans sa négativité, laquelle, par mouvement dialectique, fait la liberté se dépasser elle-même et accomplir toute sa signification : la « liberté libre », expression difficile au profane qui se demande s’il se peut qu’une liberté soit contrainte. Alain Borer saisit – est saisi par ? –  la dimension absolue de cette liberté — une question pure — comme on le dit d’une solution al-« chimiquement pure ». Inaltérée, inaltérable, par essence, par quintessence. Quelle liberté celle de l’ennui profond, répété à longueur de lettres ? quelle liberté pour une vie atroce – mot dont l’auteur signale à juste titre qu’il est l’un des plus usités, tous textes confondus, chez Rimbaud, (en effet, maintenant que vous le savez, vous le rencontrez toujours) ? quelle liberté dans la misère, la soif, la souffrance obligées ? quelle liberté pour qui se sent toujours en état de légitime offense (quelle trouvaille !) ? Aucune, si l’on se réfère aux catégories binaires du sens commun pour lequel la liberté serait de ne choisir ni subir aucune contrainte, ou ne pas poursuivre les situations favorisant les obligations. Mais, je m’autorise un pas de côté, souhaitant rendre accessible par une autre voie, l’expression « liberté libre ». Rimbaud lui-même le suggère puisqu’à plusieurs reprises, il se dit « condamné » … à errer, à vivre, à suivre les pistes, etc. Condamné, c’est le terme par lequel Sartre dira bien plus tard – et sans le moindre rapport avec notre propos mais pouvant l’éclairer, c’est la vertu de l’abstraction philosophique – que nous ne pouvons échapper à notre liberté, que nous sommes libres à la mesure de notre existence tout entière et non par exception ou par moment – un mot, existence, dont l’écho est puissant chez lui, on ne peut reprendre tout son raisonnement ici. Nous sommes condamnés à être libres dit-il : affirmation qui brise, une fois pour toutes, la conviction du sens commun qui conditionne ou indexe la liberté à tel ou tel degré de contrainte ou d’obligation, et plus encore au succès de l’action. Ce que Sartre dément vigoureusement. La liberté est toujours absolue ou plutôt entière, entièrement libre donc, et l’échec en fait intégralement partie, il ne l’annule ni ne l’anéantit mais la confirme et conforte. La refuser – se comporter ou se dire non-libre ou moins libre — est encore une manifestation de liberté. Seul un être libre peut décider de, ou vouloir se contraindre ou s’obliger. Et choisir de ne pas choisir, vouloir ne pas vouloir, est signe patent de liberté.

Si pour beaucoup, Rimbaud a joué de malchance — par une faculté quelque peu maudite de retrouver toujours les mêmes situations impossibles, comme si ses échecs l’attendaient inexorablement, autre façon de nommer la fatalité, le non-choix — la récusation est à portée de raisonnement, à condition de ne pas tomber dans le simplisme opposé que serait un stoïcisme béat. Dans L’homme révoltéLa Poésie révoltée – Camus emploie les mots de « consentement » et de « contradiction » dans le même passage, non en les opposant, mais pour faire comprendre ce mystère dans la banalité que nous disent « les lettres du Harar » (dont nous comprenons qu’il vient de les lire). La « liberté libre » de Rimbaud serait-elle de n’avoir pas fui cette commune mesure qui coïncide involontairement avec la grandeur. Quelque chose comme un mysticisme sans Dieu, Sisyphe qui remet toujours la pierre au sommet, l’ayant fait rouler jusqu’à l’abîme, Sisyphe qui redescend d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin, mais son destin lui appartient ; il a compris qu’il est maître de son destin parce qu’il n’y a, ni pour lui ni pour personne, de destinée supérieure ; à cet instant subtil, il sait.

 

Anne Berger, dans l’article cité plus haut, concluait : « C'est un livre libre, quoique scrupuleux, qui ne s'embarrasse ni de procédures, ni de la pesante bureaucratie critique. C'est donc un livre qui court des risques. (…) C'est le livre d'un érudit, d'un initié à l'expérience et au rêve de l'écriture. » J’ajoute : dont l’énorme et précieuse rimbaldothèque fait oxymore à la minceur de l’œuvre à laquelle elle est consacrée. Mais il voyagea léger en livres celui dont Le rêve de rejoindre l’homme-qui-fuit ne se soutient que d’un questionnement tenace de sa poésie.

 

Deux pépites dans les notes, lesquelles, comme toujours dans les livres d’Alain Borer constituent un recueil de savoirs à elles seules, les ignorer est une faute majeure.

         - La note 1, du chapitre 1, (p 341) - intégralement : « Il faut au livre des voiles, et une cale. Ici (i.e avec cette note 1) commence la cale, un deuxième voyage, souterrain, labyrinthique, discontinu, mais pas moins infini que la promesse des voiles, avec ses renvois à d’autres directions. Éléments hétérogènes, bouts de ficelle et cailloux du chemin s’agglomèrent au livre comme à sa coque : notules flottantes qui rêvent, dit Mallarmé dans Divagations. « l’hymne (…) des relations entre tout. » Les notes forment un défi au lecteur, ce passager clandestin. Comment surmonter l’interruption fréquente, les troubles de la sollicitation, tous ces appels ? Un voyage peut se décrire comme une succession d’interruptions. Voyager, c’est s’interrompre mille fois : arriver une seule. Il est probable que notre manière de lire ne diffère en rien de celle de voyager. Une solution est de lire deux fois, l’une en mettant les voiles, l’autre à fond de cale. »

- Apparition (sans développement) du nom de Pétrus Borel – p 357 – note 22. Mon commentaire : Mort en 1859, en Algérie où il arrive en 1845 – il n’a pas pu lire Rimbaud, mais qu’en est-il de l’inverse ? Je laisse à la sagacité du passant-lecteur ces quelques vers de l’Aventurier (in Rhapsodies) : « Ce désert étouffant est donc infranchissable ? » (…) « Harassé, (Rimbaud se dit harassé, au Harar, mot qui contient deux fois ses initiales, il parle aussi d’Aller-Retour - A-R - exténuants) je m’assieds, mourant solitaire » (…) « Au réveil trop cruel d’un trop court songe d’or » (…) « Je voulais l’opulence, et j’embrasse la mort ».

Et pour finir :

         Plus de cent trente noms d’écrivains, penseurs, poètes, philosophes, essayistes … apparaissent, souvent à plusieurs reprises. Dans cette liste ès qualités, je n’ai pas compté Dieu – 23 fois ; ni Jésus et Bouddha – 3 fois seulement chacun ; les Beatles et Caïn – une fois ; même tarif pour Folcoche ; ni les nombreux biographes qui ne seraient pas « classés » parmi les premiers ; ni les peintres – une bonne douzaine ; si l’on ajoute les noms de ceux que Rimbaud a rencontrés « pour de vrai » – employeurs, politiques, gouvernants de tous poils, amis, savants et autres –, les personnages des œuvres et mythologies classiques, modernes et contemporaines – il y a dans ces trente-deux dizaines de pages – compte non tenu des notes en tout petits caractères, dont certaines font plusieurs pages et l’ensemble 60, et compte non tenu également, des innombrables toponymes, d’une précision inouïe, on a une idée de l’autre épaisseur de ce livre, celle qui ne pèse pas dans la main mais accompagne un lecteur dorénavant voyageur et caravanier devenu, et chamelier et négociant lui aussi, tant A. Borer maîtrise l’art de la perspective, celle des trois dimensions tant cérébrales que sentimentales, du sujet, de l’auteur et du lecteur, qui s’incarnent là, au plus haut niveau.

         Deux dernières libres remarques :

- dans les premières pages, je lis : « Ce que je vois, Rimbaud l’a vu ». Ce fut, la première fois et pour toujours, ce que je dis, puis écrivis, quand je vins et quand je vis, comme Empédocle, 2 500 ans plus tôt, le sol et les ciels d’Agrigento, Sicile, et ses temples grecs. Et chaque fois.

- j’ai cinquante kilomètres pour répondre, soliloqua l’auteur à une sollicitation sans urgence ; à quoi fera écho, trois cents pages plus loin : Tu as parlé dix kilomètres, (de bobines de film, qui a lu ou lira, comprend). Alors, on se prend à rêver à l’invention géniale d’un poète qui mesurerait la longueur de ses mots déroulés en équivalent de tours de roue de bicyclette … Aujourd’hui les paroles se mesurent en longueur. Dix kilomètres de mots. Quelques mots en dix mille kilomètres. Peut-être faudrait-il autant de mots que Rimbaud a parcouru de lieues ( et de lieux ?) pour le rejoindre et pour se taire.​​​​​​​