inactualités et acribies

« Pied de façon à la main comparable »

29 Janvier 2023 , Rédigé par pascale

 

Dédicace.

Son prénom est en or et ses cheveux d’argent. Le sourire bleu et le regard doux et franc. Mais n’en disons pas plus, elle ne saurait l’entendre sans s’en défendre, et donnons un invisible visage – elle se reconnaîtra – à un mot dégradé par sa réduction indue aux choses matérielles – la générosité.

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Les dieux me sont témoins, avec eux tous les diablotins et les esprits malins, que je ne suis pas facile à convaincre — le surusage des textes philosophiques doit en être la cause — mais qu’on peut m’atteindre usant de gentillesse, et non de « bienveillance » qui est une faiblesse en cela qu’elle admet le bien-fondé de toute chose avant son analyse ; la gentillesse, mot finement désuet et injustement réservé aux petits enfants, à l’inverse du qualificatif, gentil, qui caracole à toute fin inutile et dérisoire, préférentiellement à l’indulgence qui sent le vieux bois ranci des confessionnaux impudiques. Certains, ou la plupart, ne pratiquant l’acribie ni en parole ni en action mais par omission, ce dont ils devraient faire pénitence, confondent ces trois mots – générosité, gentillesse, indulgence – considérant pour l’ensemble un facteur commun de signification, ce qui est une paresse linguistique et philosophique blâmable. Pour ne rien dire de la tolérance qu’on vous met sous le nez pour mieux vous bâillonner, exposant au monde et à ce moment précis, l’illustration de ce dont on vous accuse. Résumons pour clore ce petit cercle étréci des mots qui font autorité par effet de passe-passe dans les passes d’armes et les passe-plats : par passe-droit des pénuries sémantiques et autres passe-partout, et cela, sans la moindre démonstration, vous devenez ce que l’autre vous dit que vous êtes, vous laissant tout pantois sur le pavé.

Certains mots, au magasin de leur usage, sont rivelins devenus, d’un nom que les marchands de chaussures donnaient aux souliers qui, s’étant détériorés à force d’exposition et/ou de mévente, étaient cédés à prix sacrifié, (des) souliers passés à l’état de vestiges en quelque sorte, ainsi parle Pétrus Borel, notre maître ès chausse-pieds*, un de ceux qui fixe(nt) de clous gouailleurs sur la semelle L’envie d’en découdre parfois** ou de prendre ses jambes à son cou. Pour aller où ?

 

Revenons à notre point de départ. L’itinéraire est tortueux, il présente des anfractuosités telles qu’il faut bien regarder où l’on met les pieds, les avoir bien chaussés, éviter de prendre une surquette, qui est une manière de faire jaillir de l’eau dans ses chaussures en marchant sur la terre détrempée, car disons-le tout net, si seules les pensées qui (nous) viennent en marchant ont de la valeur *** encore faut-il penser. Il n’est pas indifférent, n’est-ce pas, que l’on parle d’un raisonnement bien conduit ou mené selon une démarche ordonnée : il ne faut pas chausser de vieilles grolles juste rappointées de semelles neuves — qu’on appelle carrelures — elles ne suffiront pas à raccommoder le tout, des souliers lézardés, craquelés, s’éventrant, percés de toutes parts**** ne font pas avancer et vous blessent les pieds et parfois vous les brisent.

Si la ligne droite était le plus court chemin, comme on le croit souvent, nos piles et étagères de livres tiendraient dans une boîte à chaussures. Quelques formulations bien ramassées pourvoiraient à tout, qu’on saisirait à l’occasion et sans risque de renverser l’ordre du monde, ramené à la seule mesure de ses arpions. Pied gentillet, pied voulté, sec et net (…) Pied delicat, pied sensitif, pied tendre (…) Pied compassé de long et de travers (…) Pied mesuré, pied reiglé en son pas, Pied qui suyt l’autre en ordre et par compas. *****. On serait tous bienveillants, indulgents et tolérants et même accommodants. On marcherait droit et prendrait tout au pied de la lettre. Quel ennui ! Ni grandeur ni souffle, philosophie ni poésie ; ni folie douce qui est générosité du corps et de l’âme : chausser de rouge un pied, chausser l’autre de noir, répandre la bienfaisance et la gracieuseté. Avoir un prénom d’or et des cheveux d’argent.

Clef de toutes les autres vertus ****** la générosité est pour Descartes une humilité vertueuse frontalement opposée à la vicieuse (…) qui consiste principalement en ce qu’on se sent faible ou peu résolu, et que, comme si l’on n’avait pas l’usage entier de son libre arbitre, on ne se peut empêcher de faire des choses dont on sait qu’on se repentira par après. Tout est dit là qu’il fallait citer in extenso, pour comprendre que la générosité véritable est déliée, libérée, détachée, légère comme une danse, elle avance à pas de velours, à l’inverse de qui marche d’un pas lourd et pesant, attaché à soi-même, entraîné vers le bas, toujours dans la mésestime de soi, des autres et du monde. Spinoza le dit en deux mots : les « passions tristes ».

Il fallait quelque malignité — à moins que ce ne fût une gageure tue — pour jouer le gniaffe, le corbeau ou le cuac, autrement nommés le cordonnier ou savetier, et formuler un remerciement tout autant personnel que non conventionnel, décalé mais cependant direct, personnel sans être privé, non-conformiste, inédit … et avoir pris grand plaisir à emprunter des chemins vagabonds, cousant, décousant, recousant et filant la métaphore sabotière, dans laquelle je ne puis insérer valablement le moindre ribouis, sauf à avouer ignorer jusqu’à l’écrire, qu’il existât. Car je crois pouvoir assurer que si j'avais lu ribouis chez Pétrus Borel, je ne l’aurais pas oublié !

 

*la métaphore – comme l’objet – n’étant plus guère employée, il va de soi que nous parlons ici sous les deux espèces, pour le dire en vocabulaire liturgique. ** ces irréprochables clous gouailleurs sont ceux de Mallarmé (Le Savetier). *** Nietzsche, in Le Crépuscule des idoles. **** Pétrus Borel, encore. ***** François Sagon (fin XVème – milieu XVIème siècle). ****** les italiques à venir de Descartes sont extraites du Traité Les Passions de l’âme.

Photographie personnelle. 

« Dans un azur délicieux brille le clocher au toit de métal … »

22 Janvier 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Rapportée par Heidegger 1 cette parole de Hölderlin me saisit alors que je reçois – par la grâce de la confusion affectueuse de l’espace et du temps, du lointain et du proche – une photographie prise sur le vif d’une splendeur architecturale contemporaine.

 

Walt Disney Concert Hall, Los Angeles

 

Que ces toits soient clochers c’est l’évidence, virgules d’acier tendues au ciel, flèches horizontales aux lames tranchantes et infinies – qui ne veut pas tant dire qu’elles sont reproductibles ad infinitum comme la Colonne de Brancusi dont Frank Gehry tenait une photographie dans son atelier, mais qu’elles sont sans limite, vers l’infini – ; clochers d’un vaisseau, d’une nef baroque selon une grammaire des courbes, des cambrures et des galbes qui enveloppent la rationalité fondamentalement indispensable de l’ensemble. Ainsi la musique de Bach, où le contrepoint construit des lignes mélodiques différentes et indépendantes d’où résulte un équilibre général parfait, polyphonie n’est pas cacophonie mais harmonie. Tant l’oreille mélomane que l’œil spectateur la perçoivent dans toute œuvre de génie, tant la réflexion y trouve matière à penser. Ricercare, est le mot italien usité au 16ème siècle par les musiciens, pour signifier à la fois cette recherche dans la répétition des figures, des contenants – à quoi tout créateur se trouve confronté, il (se) répète cherchant des formes. Ce n’est pas un paradoxe, encore moins une coquetterie, mais une tension permanente. Écoutons les Variations Goldberg.

Il n’est donc pas indifférent que le bâtiment – le bâtir dit Heidegger pour le distinguer de l’habiter – que Frank Gehry élève autant qu’il l’enracine au ciel soit une salle de concert 2 non seulement gigantesque par ses dimensions, mais remarquable en ses entrailles – terme dont j’aperçois, la main l’écrivant sponte sua mais peut-être pas tant que cela, qu’il pourrait faire un mot-valise acceptable par imbrication (in)congrue d’entrée et de vitrail – lesquelles entrailles, donc,  abritent un orgue fabriqué tout exprès. Audace, hardiesse, rupture, priorités conjointes du musical et de l’esthétique, ses conception et réalisation ont nécessité quatre ans 3. Formes et matières de facture totalement inédite :

 

Oserons-nous écrire que nous en avons le souffle coupé ?

 

Le titane enveloppe tout à l'extérieur, l’habille d’un geste ample et simple, – celui d’un chef d’orchestre qui maîtrise l'ensemble et le détail et peut s’en libérer ? –  mais ne dit pas autant qu’on a pu l’écrire qu’il s’apparente au Bernin, plutôt à un Issey Miyake qui aurait lissé tous les plis de ses tenues pour n’en garder que les voilures, les envolées, la souplesse, contenues dans des lignes géométriquement indiscutables. Mais quand c’est lui qui parle, il faut croire Frank Gehry lorsqu’il nomme ceux qui l’ont influencé et de qui il se réclame. A commencer, étonnamment pour nous, par Giorgio Morandi 4, peintre italien qui a fréquenté en son temps les futuristes – dont Marinetti, leur chef de file – et paraît, tout d’abord, aux antipodes de l’architecte californien. Ses Nature morte ressortissent plus à des Vanités contemporaines qu’à un vaisseau de métal gigantesque immobilier. Il n’est pas indifférent que sa Natura morta de 1944, voisine avec la Mélancolie d’un après-midi, (1913) de Chirico dont il avait fait la connaissance (ainsi que de Carra) en 1919, dans la récemment achevée exposition du Louvre, « Les Choses ». Pour la seconde, c’est évidemment le terme Métaphysique qu’il faut retenir : si celui-ci signifie bien « au-delà (méta) de la nature » (physis, qui englobe tout réel environnant en grec), le geste esthétique, qu’il soit peint, bâti ou écrit, est, par essence, méta/physique : les apparences y sont toujours prises pour ce qu’elles ne sont pas, en raison de ce geste même. Qu’elles soient objets – Morandi – ou bâties – Gehry – les réalités que Platon appelait à juste titre sensibles, et Husserl phénoménologiques, sont d’abord des surfaces ou des volumes, ou les deux, occupant un espace, elles sont faibles en être. Leur similitude – par la curvité qui attrape la lumière et la modifie, les teintes, gris, blancs et bruns ; leur simplesse apparente masquant une complexité technique redoutable ; la géométrisation, juxtaposition et l'enchâssement des formes, la composition – ont plus que des points communs. Gehry revendique de s’en être imprégné 5.

Avons-nous quitté les rivages d’Hölderlin ? Pourrions-nous – comme le fait Heidegger – reprendre à notre compte une autre de ses paroles, « … L’homme habite en poète … » ? Nous ne suivrons pas le développement du philosophe, mais retiendrons cependant quelques fragments ou intuitions parce qu’ils rencontrent, sans la fonder pour autant, une spécificité du bâti de Gehry. Heidegger reconnaît volontiers qu’il a détaché deux vers avec des ciseaux cruels, et concède qu’il faut les rétablir dans le poème tout entier. A défaut de l’accompagner dans ce travail pointilleux, nous prélèverons ce qui nous paraît, au moins dans l’expression et dans l’intention, correspondre à la dimension métaphysique, au sens où nous insistons pour contenir ce terme, de l’œuvre bâtie de Gehry ou précisément du Walt Disney Concert Hall 6 de Los Angeles.  Car bâtir, ne signifie pas seulement élever des édifices, construire ce qui ne pourrait l’être sans l’homme, mais dépasse et surpasse ce qui, déjà, relève de ses mérites et capacités propres, car bâtir pour « habiter » ne suffit pas, y compris en passant, et même surtout en y passant. Autrement dit, des lieux recherchés pour d’autres « mérites » que la stricte utilité (ici, une salle de concert) sont d’un ordre et d’une mesure autres, par lesquels l’homme « s’arrache » à sa condition première, ce que veut dire « en poète » : celui qui mesure le monde qu’il habite non pas fermant les mains ou serrant les poings sur une règle ou une toise, mais les ouvrant au ciel, et nous dirons de préférence, à l’infini, aussi pour nous sentir plus près de la  lumière qui glisse sur les courbes et se brise contre les angles.

Délibérément, je me suis refusé à faire une « présentation » des réalisations de l’un des architectes les plus fameux du siècle passé et présent, dont on connaît parfois les œuvres plus que le nom (Cf. Le Musée Guggenheim de Bilbao, ou la Fondation Vuitton) ; mais je ne résiste pas à reproduire la Maison dansante de Prague– et m’en excuse auprès des connaisseurs –

tant elle semble aux antipodes du Concert Hall, or ce n'est pas le cas. Et ajouter, mezza voce, que cette danse, ou plutôt cette danseuse7 qui semble prise par la taille, ne m’est pas apparue de suite, nonobstant l’évidence du mouvement, voire de la torsion. J’y voyais, formulation stupide et inepte car il ne s’agit pas de cela ! un écrasement.

 

1) in Essais et conférences ; 2) qui héberge et reçoit l’Orchestre Philarmonique de Los Angeles dans un auditorium de 2 265 places ; 3) les description et inventaire quantitatifs de ce chef d’œuvre sont proprement vertigineux ; 4) 1890-1964 ; 5) on a beaucoup cité, à juste titre aussi, la sculpture d’Henri Laurens, La Guitare (1914) ; 6) Ainsi nommé en raison de son financement par la famille Disney. 7) cette appellation est celle des Pragois, pas de Gehry.

- Merci infiniment à mon expéditeur  délicat -

" Écrire est un verbe intransitif "

15 Janvier 2023 , Rédigé par pascale

 

Je me délectai de Tallemant des Réaux ou plutôt, revenant à lui pour m’en délecter, par le truchement d’une certaine Julie que l’on disait incomparable – je reviendrai donc et à l’un et à l’autre – je trouve en bas d’un article consacré à la valeur historique des anecdotes – la spécialité de Gédéon Tallemant des Réaux – une note renvoyant au texte de Roland Barthes, intitulé « L’effet du réel », lequel appartient au tome IV des Essais critiques, Le bruissement de la langue : ouvrage qui, pour m’être toujours accessible et avec lui tous les autres du même, n’est pas « rangé » linéairement et alphabétiquement – d’ailleurs quel en serait le lieu exact ? – mais « à disposition »  sine die. Approcher « un Barthes » c’est en prélever cinq après parcours de la table des matières de tous, relire, recommencer, reprendre encore, être immobilisée et définitivement séduite chaque fois, – ce n’est pas contradictoire – par ce que je compare à une rencontre, un entretien, un tête-à- tête – bien trouvé pour désigner cette perfection de l’accordance de l’écrivain et du lecteur dans les choses de l’esprit. Ces derniers mots pour tracer, de suite, les contours de ce qui, momentanément, m’éloigna et de Gédéon Tallemant et de Julie d’Angennes, d’autant que je doutais très vite de la pertinence de la référence en note, sinon par un effet déformant d’analogie entre l’« infonctionnalité » narrative du détail et ce que Barthes appelle la notation insignifiante – donc inutile ? – dans les romans. Et ceci me frappa telle une évidence : si je crois savoir pourquoi je rechigne tant – euphémisme – à la lecture des livres actuels – ceux dont on vous fait publicité permanente et qui arrivent par palettes hebdomadaires en librairies – et même si je suis capable de faire la liste de ce qui m’en détourne, m’exaspérant, m’horripilant, m’irritant, indisposant, crispant, en un mot comme en cent ou en mille, m’agaçant … les mots de Barthes sont de ceux, sont peut-être les seuls dans la durée, à formuler avec justesse ce que je ressens, conséquemment, opportunément mais secondairement, à me dire que je ne suis pas totalement « hors-jeu », mes alliés en cette affaire se seraient-ils – mais pas tous – absentés du monde, ils (me) parlent encore.  De ma revisitation involontaire mais ô combien nécessaire de Barthes, j’ai repris les deux points qui me tiennent le plus à cœur : la question de la description et celle de l’écriture, ou du style, les deux n’en faisant qu’une, nonobstant parfois leur éloignement physique en différents articles.

S’il y a dans le récit romanesque des plages insignifiantes, des passages dont on peut (se) dire qu’ils « ne servent à rien » ou qu’ils ne servent en rien le syntagme narratif, l’ensemble du roman, de l’histoire racontée, la question de leur présence inutile peut-elle être légitimement posée ? On les appelle couramment descriptions : d’objets, de paysages, d’intérieurs, de personnages aussi et passent, aux yeux – au sens strict – de lecteurs peu aguerris pour d’insupportables superfluités comparées au trajet que l’on préfère inattendu et que l’on aime imprévisible des personnages enracinés dans l’action, en comparaison de quoi, les descriptions ne font pas avancer les choses, n'est-ce pas ? … Barthes aura beau nous rappeler très pertinemment que décrire la réalité est une opération propre aux humains – la communication dansée des abeilles, par exemple, n'ayant rien de commun avec une description du message à transmettre – il ne serait déjà pas si dérisoire de noter ce point ; tel ou tel élément du « décor » non justifié par quelque impératif dans l’action ou le récit,  la présence du « détail inutile » devient-elle paradoxalement, d’importance ?

Inversons la question, en la dotant d’une précision : à quelle fin peuvent bien répondre les passages descriptifs qui, tant dans l’histoire que dans l’institution littéraires, constituent l’une des caractéristiques de la culture occidentale, ramassée sous le nom générique de « roman », tant l’épidictique – qui est un genre – que l’hypotypose – qui est une figure – concourent à la reconnaissance de la description dans l’ordre rhétorique, c’est-à-dire du bien dire, qui se distingue en cela du dire-vrai, apanage du politique et du judiciaire. Autrement dit, et nous suivons ici au plus près Roland Barthes, l’idée même d’une finalité esthétique du langage n’est ni insensée ni secondaire. Qu’il soit daté ou non – il l’est – l’usage reconnu de l’ekphrasisκφράζειν, expliquer, décrire jusqu’au bout – signifie validation, légitimation de tout passage de texte (oral ou écrit) qui tient en lui-même sa fin propre, indépendante de toute fonction d’ensemble.  Une détachabilité intrinsèque, en quelque sorte, en raison d’une valeur esthétique ajoutée, d’une élégance particulière dans l’expression, d’une beauté harmonieuse ou d’une harmonie si belle qu’elle tient d’elle-même sa force et sa licéité littéraire, en un mot dont les Anciens n’usaient pas, le style.  

Aussi, il y a quelque logique, dans les récits narratifs contemporains, appelés romans ou non, à s’ennuyer ferme dans les descriptions et autres développements ; ils ne sont – nous parlons bien de ces livres qui se vendent à la pelle sous la seule recommandation de leur placement dans les listes des meilleures ventes de la semaine, peut-être du mois – ils ne sont portés par aucun travail des mots, aucune subtilité sémantique – confusion permanente de la comparaison et de la métaphore, aplatissement de la seconde par la première par usage systém(at)ique de l’adverbe comme et sans aucune réticence pour les clichés les plus éculés. Barthes montre, à l’inverse, que la description flaubertienne de Rouen – remaniée au moins six fois – s’apparente à une peinture – c’est une scène peinte que le langage prend en charge – laquelle se conforme aux règles esthétiques qui lui font alibi, impertinent(e) eu égard à la seule structure de l’œuvre, mais point à sa logique d’écriture qui ne pourrait s’en passer sous peine d’abandonner un lecteur débarrassé alors de toute représentation. Dans un autre essai, Barthes analyse longuement l’écriture de Robbe-Grillet, le contraire même d’une écriture poétique, reprenant le terme d’alibi ou comment être là où l’on ne nous attend pas, aussi d’épaisseur, restant en surface des objets le mot n’explose pas – quelle expression juste ! Ici, sa distinction devenue courante de l’écrivain et de l’écrivant prend tout son sens. Indifférent, ou pire, méprisant à l’égard de la littérature – quand il ne l’ignore pas tout simplement – le second fait œuvre « sociale », tandis que le premier est un travailleur de la forme, un artiste.

« Le réalisme, ce ne peut donc être la copie des choses, mais la connaissance du langage ».

… « l’esperance de l’endemain » …

8 Janvier 2023 , Rédigé par pascale

 

 

J’ai vu le ciel aux doigts de laine saisir sa pelote grise, la dévider jusqu’en la terre luisante, ocre, marron, noire ; elle, étirer ses ficelles maigres pour les mieux cordeler, pour rompre mieux la colossale infinité des rouleaux de mélancolie brumassant par-dessus les prés, négligeable nacre pauvre à l’étendoir du destin ;

j’ai vu le ciel aux doigts de glace et d’argent, d’hiver revêtu sans chausses ni chemise, et tant le gel lui brûler la peau, ses espérances usées tel un manteau mité, pieds nus les gueux marcher de galet en galet, levant à leurs semelles des voiles ennuagés ;

j’ai vu le ciel aux doigts d’épée émorfiler le temps émoulu aux lézardes des masures effondrées ; l’infortune s’écrire en poèmes de feu le long des longues nuits que lacèrent les pluies ; nul diable ne nous fait perdre la raison, devenir fol, nous lamenter ;

entendu au ciel d’outre mer Rutebeuf déclamer la complainte de terre promise ; souvenu que nul secours ne vient, nulle aide à qui  manqua de générosité vers ses amis passés, mais la griffure du temps aussi froid qu’une lame ; le linceul est trop court pour qui a trop gros ventre ; ainsi parle Rutebeuf en son livre ;

cois, pantois, toujours sont les peureux ; gémissent et se lamentent tant qu’alentour effacés sont le ciel et la terre beaux et bleus ; ne voient dans les nuées que reflets de leur âme toute de malfaçon qu’ils prennent pour un monde tout entier ; le martyre leur est un baume et la joie un poison.

En la corde où s’entordent nos destinées passées et celles à venir, aussi faut-il lâcher les sons qui se descordent, pour ne point avec eux retomber en lourdes terres et limons de bourriers mêlés ; honnir, maudire, aux gémonies vouer les plaintes qui corrompent l’âme et asservissent icelle qui tant a entendu cette ballade aigrie, surie, lugubre, qui marche à pattes nues sur la glace ; tombe et retombe encor et toujours tombera ; toujours plus bas.

Les gens de bien ne sont pas sans infortune ; ils n’en font pas leur berceau ; ils n’en font pas leur tombeau.

Les longues et grandes robes de laine rêche que vêtent les mendiants sont le seul or à leur ceinture qu’ils ont d’espoir à même la peau ; jamais ne pleurent.

J’ai vu des ciels brisés de tourments maupiteux ; leurs braises rouges à vif aux nuées s’accrocher, repeindre tout l’entour d’écarlate beauté ; des ciels de jonglerie pleins de chiffons de soie emplis de rosée fraîche faire les petits nuages bleus d’un matin de bonté.

 

- après lire Rutebeuf, ce jour -

Broquillette du mardi de l’an nouveau.

3 Janvier 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Elphège Boursin ne savait pas qu’il portait le nom d’un futur fromage industriel lequel prendra à son tour le nom de celui qui conçut de le produire – François Boursin au milieu du 20ème siècle dans un village de l’Eure, ce qui, pour certains, est aussi la Normandie. Le prénom – magnifique – disparu depuis longtemps déjà, normand d’origine itou. Il faut reconnaître que s’appeler Elphège Boursin, c’est inentendu. Né à Falaise – commune de la plaine de Caen ce qui fait un peu mentir son nom, et de naissance de Guillaume le Conquérant – Elphège fut peut-être baptisé au calvados pour humer le goût de la pomme dès ses premiers vagissements. Aussi, trouver un nom pour la société littéraire et artistique qu’il cofonda avec un sieur Sébillot, ne dut prendre ni beaucoup de temps, ni beaucoup d’énergie. La Pomme vit le jour en 1877 à Paris bien sûr ! parce qu’il n’y a pas de meilleure place pour rassembler artistes et écrivains bretons et normands, et sa revue en 1889. On s’autorisait forcément, par le biais de concours et d’assises à inviter des non régionaux autour de la table et au sens strict lors de dîners mensuels – sans surprise le Dîner de la Pomme, 8 francs.

Autour de la table donc, Messieurs Fouace, Poubelle, Boursin, Poirier — et quelques-autres, Leconte de Lisle, Millet, Félix Faure, Pierre-Waldeck-Rousseau, Erik Satie, dont on convient sans effort qu’ils ne doivent pas leur célébrité seulement à leur nom, tandis que les premiers de la liste héritèrent d’un patronyme qui les déborda largement. On appelle du même mot fouace, selon les régions, soit un pain, soit un gâteau brioché, lesquels à titre étymologique ont quelque chose à voir avec la focaccia italienne, ce pain plat qui n’a, contrairement à ses apparences, rien de commun même de loin avec la pizza. Nous aimons que notre Guillaume Fouace — celui-là même dont nous avons découvert il y a peu les plateaux d’huîtres — ait peint (pain) des Nature morte avec brioche ; que Monsieur Poubelle soit né à Caen ; et que Monsieur Boursin fasse le fromage avant Monsieur Poirier, dont nous ne savons rien. Avouez qu’un tel aréopage de commensaux, valait le détour…