« Les plumes aux rayures ardentes » *
*François Cheng - Le livre du Vide médian
in à l’Orient de tout.
Cet oiseau d’ébène 1 dont la réputation frise la célébrité pour de mauvais motifs qu’on appelle légendes, méritait un los et sûrement mieux encore, lui tresser des lauriers mais en quelle matière ? Le corbeau aime le fromage – depuis 1668 – et les viandes passées, passées de vie à trépas. On le croit – croâ – malfaisant, pour le moins funèbre, d’augures mauvaises et redoutables auspices ; de son nom, personne ne convient qu’il est mieux que joli pour son corps tout entier – cor-bel – l’encorbellement lui fait synonyme et étymologie, qui signifie une avancée dans une architecture, une plus-value de son harmonie. Pétrus Borel lui-même en use dans ce sens 2.
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De la mission dont Noé le chargea – aller voir, après 40 jours diluviens si la terre émergeait – et de sa blancheur originelle mais mythique – c’est Apollon qui le fit passer au noir pour n’avoir pas rempli sa mission de vigilance auprès de Coronis – on ne retient rien. Le corbeau, et ses déclinaisons : choucas, moins gros qui perche haut ; cornillat, plus petit puisqu’il est l’oisillon, d’aucuns disent cornillas ; corneille qui nous la baille belle tandis que nous bayons, bâillons, béons ; tous corbinent, graillent, croaillent, babillent et bien d’autres encore ; le freux, le plus commun craille ou graille, craille ou criaille, d’un mot croasse, croâ-croâ-croâ, son vol noir sur nos plaines.
A tous, l’archétype manquait : le principe, le modèle idéal, ce qui suffit pour savoir de quoi l’on parle ou à quoi l’on pense, nonobstant la multitude de figures et de représentations, sans oublier les réels et véritables corbeaux, ceux qui traversent les champs, se posent en haut du chêne, ce funèbre et nôtre, oiseau noir, quatre mots chez Rimbaud les chers corbeaux délicieux. La philosophie dispose d’un terme pour dire cette exceptionnelle capacité à détacher de l’ensemble des objets réels, la représentation que l’on s’en fait en l’esprit : un concept, – nous tairons ici notre colère d’assister à son détournement permanent – qui laisse entendre que l’on tient tout par conception ou en le concevant par abstraction – ce qui nous rapporte à l’art et l’artisanat dans sa version la plus noble et désintéressée. Le concept, en cette abstraction même, rend possibles les réalités concrètes qui ne dépendent que de lui : ici, la foultitude de tous les corbeaux réels ou fictifs, passés, présents et à venir, sous toutes leurs formes, s’ajuste, sans la moindre trahison et pourtant dans une diversité constante, à un Corbeau princeps — non du point de vue de la chronologie, mais de l’achronologie — dont tous les autres ne sont que les manifestations. Je fus saisie, devant Le Corbeau de Rémi Jouve, par cette évidence.
Son nom, tout droit descendu de l’Olympe – Jouve et Jupiter ont même racine 3 – le porte naturellement à des fonds baptismaux de feu, qu’il façonne tant en forgeron-sculpteur sorti tout droit des ateliers d’Héphaïstos, qu’en moine bouddhiste graveur éternel de mandalas 3 bis . Rémi Jouve nous avait conquis autant par sa technique maîtrisée du fourneau que du souffle, il ne faut pas manquer d’air pour attaquer le caoutchouc de pneus 3 ter hors d’usage et en faire des beautés,
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tel ce corbeau aux noirs profonds, dont seule la tête se présente de profil, oiseau auquel on aurait coupé les ailes en quelque sorte. Buste d’empereur romain tourné avec calme et détermination à gauche, un horizon pourtant sinistre vers lequel, l’annoncerait-il, il ne pourrait s’envoler, un tel corbeau est un non-oiseau de malheur. Une expression peu courante dit à juste titre, qu’il ne faut pas tuer le messager.
Observons, laissons-nous séduire par la puissance de ses noirs selon l’épaisseur et les reliefs, celui, unique, de son œil doux, ou peut-être, le noir doux de son œil unique. Arrêtons-nous sur cette parfaite coïncidence des signifiants et signifiés en ce corbeau, personne n’envisageant, spontanément, qu'il ne puisse être noir. C’est une adhérence remarquable et exclusive dans les sculptures de Rémi Jouve. Nous nous souvenons aussi, plongeant dans l’alternance des matités et des brillances selon la rotation des plumes, que cette seule couleur à disposition de l’artiste, par décision volontaire et motivée du choix de la matière, nous relie aux noirs rupestres d’un temps où les courbes, les profils, les appuis, la nature des parois, l’humidité, la poussière, l’obscurité, creusaient à eux-seuls les distinctions des noirs, bien avant que l’on ait les mots pour les dire – entre d’ébène, de charbon, de jais – plus encore pour les écrire – noir d’encre, de réglisse ou … aile de corbeau !
La tentation du noir – sa sublimité esthétique dorénavant acquise, nous avons tous pour Soulages plus qu’une admiration 4 – est ici en acte, elle est partout en puissance, pour le dire selon Aristote ; peu, bien peu s’y risquent, encore moins se saisissant d’un matériau industriel devenu l’exemplarité édifiante de dérivation – déviation ou déroutement, pour faire métaphore efficace – artistement accomplie. Le choix des temps actuels étant, hélas ! celui du recyclage aux fins de réintroduction dans le même circuit consumériste, insalubre et pollueur sous d’autres formes. Ce à quoi Rémy Jouve ne souscrit pas, nous tenons à le saluer.
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« Il se percha, s’installa, et rien de plus » 5
- 1.Edgar Poe, The Raven, dans la traduction de Baudelaire. 2. Dina, la Belle Juive, in Champavert. 3. « Jouve : quelques souvenirs de latin rappelleront à certains, que Jupiter se décline, Jovis au génitif » in Cf Archives : (Octobre 2020 : Le baiser de Zeus). 3 bis. Ibidem. 3 ter. Ibidem. 4. Il y en a tant d’autres pour qui le noir domine la palette chromatique, ce texte est à écrire. 5. Edgar Poe, ibidem.
- jusqu'au 4 juin au Musée Bernard d'Agesci, Niort.
Portraits de mémoire courte.
Jamais Abel ne déchaussait ses lunettes en or rond. Un après-midi commun, il se posa dans le fauteuil-crapaud de velours qui l’enveloppait pleinement et s’endormit. Comme il se doit, nos parents dirent à tout le voisinage qu’il était parti pour un long voyage. Moi, j’attends toujours son retour.
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Au Marché :
- Vous voulez goûter ? mou, tendre, moelleux ?
… euh … euh … le touriste-passant-par-là accepte sans entrain le petit morceau, faisant la lippe et l’important tel un dégustateur de caviar d’Aquitaine, prend son temps, tourne et retourne en bouche, lève les yeux au ciel, incline la tête, réfléchit, réfléchit beaucoup, réfléchit encore et cela pour chaque morceau, cherche ses mots, fait tomber le verdict après 3 minutes de silence profond et de consternation pour la fromagère et les fidèles clients qui patientent en file :
- Fort et sec.
La fromagère obéit, emmaillotant dans un papier blanc, aussi précieusement qu’un antiquaire un bijou ancien, un lingot de fromage de chèvre si vieux, si vieux qu’on aurait dit un morceau de bûche recuit ; le lui cède pour un prix inférieur, sans même qu’il le demande.
Le touriste-passant-par-là jura, mais bien plus tard, une fois croquée la première bouchée dont il ne soupçonnait pas à quel point il s’en souviendrait, qu’il fera confiance désormais à celle qui connaît mieux les fromages et ses chèvres que les arrondissements de Paris.
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Mademoiselle Boudin tenait salon de coiffure dans la rue principale. Depuis le temps, plus personne ne s’offusquait de cet oxymore commerçant désastreux mais authentique. Il faut dire qu’en la ville – petite, vieillotte, même avant qu’on se le dise – les rumeurs couraient bon train à propos des supposées activités annexes de Mademoiselle Boudin, dont ma mémoire insuffisante me souffle à demi-mot qu’elle se prénommait Denise. Peut-être bien. Denise, appelons-là ainsi, était grande, se tenait très droite dans son maquillage bleu sans défaut et ses hauts talons, surplombée de son chignon banane d’un blond vraiment très blond. Les petites vieilles – qui l’aimaient bien quand même, car Denise Boudin était d’une amabilité irrésistible – la venaient consulter pour déjaunir leurs cheveux fatigués. Ils ressortaient violets.
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Odette Mottin – voilà que je ne me souviens plus s’il y avait un ou deux « t », nous alternerons – passait pour l’archétype de la « vieille fille », y compris pour ses élèves qui ne pouvaient saisir tout ce que l’expression retient de péjoratif, défavorable, voire malsain, même si nous étions plutôt bien placées au pensionnat des bonnes sœurs pour en juger. Mademoiselle Motin, professeur de mathématiques vérolée à tout jamais par les vestiges d’une acné depuis longtemps passée d’âge, arrivait en 2 CV bleue et cahotante juste à point, sous ses cheveux noirs, courts, semi-mis-en-plissés de la semaine dernière sans même que le shampoing y ait refait visite. Un jour, la consternation nous saisit d’apprendre que Mademoiselle Mottin s’était mariée. Ce qui ne la changea ni d’un cheveu ni d’un epsilon, nous ne retînmes pas son nouveau nom. Mais pourquoi ? et par quelles inconnues et mauvaises pensées insinuées en nous, avec elles des commentaires qu’il fallait s’empresser de déplacer, tant ils seraient passés pour impudents au grand jour.
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Il est de ceux qui – pieds nus dans des chaussures d’été même en hiver, parce qu’il ne possède ni chaussures d’hiver ni chaussettes même pour les chaussures d’été – ne vous importunent ni ne vous retiennent, sinon par son grand sourire triste, et bientôt par ses quelques mots enrobés dans une voix calme. C’est lui qui vous réconforte quand – sans aucune malignité ni la moindre tromperie – vous devez avouer que vous n’avez monnaie ni piécette, les cartes de crédit – qui ne sont bleues ni pour leurs détenteurs ni surtout pour ceux qui n’en ont pas et fonctionnent désormais au premier euro – ont aussi gelé ce choix du don auquel nous pouvons consentir ou pas. Il est de ceux qui vous disent avec délicatesse que ce n’est pas grave – mais pourtant, si, c’est grave ! – et vous souhaitent une bonne journée, agrandissant son sourire jusqu’à ses yeux. L’autre jour, j’avais pensé me prémunir du nécessaire pour qu’il aille chercher quelques cafés et accompagnements – il ne boit jamais ni vin ni alcool d’aucune sorte ; avec précaution il me demande mon prénom. Le sien, « Saïd », me dit-il fièrement, signifie « qui porte chance ».
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Au bureau juché sur une estrade, elle siégeait, tournant les pages d’un magazine de travaux d’aiguilles, d’un geste sec et définitif, juste après nous avoir transmis les consignes du jour – je n’ose pas écrire du cours : confectionner un mouchoir ourlé à petits points, pour la couture ; dessiner le vase présenté sur une table, pour le dessin. Silence monastique dans lequel nous guettions le moment où, immanquablement, sa tête allait fléchir, ses yeux se fermer, ses mains se relâcher. La narcolepsie durait quelques secondes, ce qui devait lui laisser croire que nous n’avions rien remarqué, mais se reproduisait à intervalles réguliers. Personne, jamais, ne formula officiellement la moindre remarque, cela pendant des années.
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" La vérité est si petite à dire" *
Avec sa patte relevée, aviez-vous déjà songé que votre chat ressemble à une théière anglaise ? A cet instant — l’image est tant flagrante que vous n’en verrez plus jamais aucune autre possible — vous ressentez un de ces plaisirs minuscules et souriants qui font rioter en silence ; pour un peu vous rageriez de ne l’avoir jamais saisie ; monte en vous un léger picotis doublé d’une admiration coite pour cette puissance d’écriture qui, en trois mots simples, fait performance et vous percute. Vous venez d’entrer dans un monde où toute chose importe et compte – et conte – posée à l’envers sur le fil élastique des souvenirs et de leurs ombres secouées, entraînant dans leur chute jusqu’à la tentation du désespoir.
La vie avait écrit pour Lily le scénario du pire, oscillant alternativement entre gris et gris. Tante Ida a beau battre sans cesse les coussins plats des chaises, le niveau des consolations possibles ne monte pas. Pas de consolation possible. A moins de mettre toute tristesse à l’envers, ce qui rime avec le roi Dagobert, se revêtir de détails, trucs, riens et vétilles cousus aux fils d’or et de soie – fragilité et solidité tout ensemble – et régler la caméra au plus net, la pellicule à la sensibilité la plus fine, l’écriture à la virtuosité la plus ingénieuse, formidable composé de maîtrise et de spontanéité. Un travail prodigieux de haute couture, où l’envers est toujours aussi parfait que l’endroit. L’envers des ombres de Céline Navarre** est lumineux, rayonnant, radieux. Oui, c’est cela, radieux.
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Quand, à l’âge de raison, – sept ans – la vie déraisonne, il n’y a pas mille solutions. Lily s’est pelotonnée dans le désordre de ses songes, pour mieux y tisser, un point à l’endroit un point à l’envers, la trame d’une existence qui partit de guingois, à laquelle livres, films et musiques vont faire des broderies tourbillonnantes. Ça virevolte de tous côtés, il se pourrait même que les images viennent sans être convoquées, comprenons sans le concours actif de la conscience réfléchie ; ainsi, que la robe de Tante Ida flotte autour d’elle comme un nénuphar géant, nous voilà chez Boris Vian ! L’ambiance est cinéphile jusqu’au bout des ongles — ah ! le pouce gauche verni tandis que, plus tard dans sa vie, Lily regarde tout autour d’elle à la terrasse du monde, qu’une bière démousse sur le plateau de la serveuse, qu’un écrivain dont elle a lu tous les livres passe et, superbe audace de la simplicité, qu’Un homme porte les chaussettes rouges du pape.
On ne sait — je ne sais — ce qui l’emporte sur ce qui emporte. La confection d’une toile dont l’envers et l’endroit dessinent des motifs alternativement et simultanément tristes-légers, rudes-badins, douloureux-heureux ? Quand on se surprend — pour qui ne lit pas la moindre ligne du moindre texte autrement qu’un crayon à la main — à ne laisser aucune page, aucun paragraphe intacts des traces et sillages qu’une écriture fait en vous, on ne sait plus de quels termes user pour en faire témoignage. Parce qu’enfin, tout est là : jamais un récit, sa narration, ses « rebondissements » ne suffiront. Il faut dire et redire haut et fort, ce que l’époque s’obstine à ne pas entendre : ils font obstacle à la littérature, s’ils en sont le critère, l’occasion, le seul indice. La vie, l’amour, la mort, les souvenirs, les peines, les joies, les vides et les pleins qu’ils laissent dans nos âmes … et quoi d’autre ? sur les étagères des librairies, et par les promotions de la presse paresseuse – oxymore volontaire – nous ne sommes pas en peine, ça déborde et c’est insipide.
L’envers des ombres échappe à toutes les facilités du temps présent. On serait bien incapable, par exemple de deviner ce qu’un mot, une expression, une image, appellent à leur suite. Aucun lieu commun, aucun poncif, aucune formule figée, stéréotypée, attendue, usée, à la mode, toute faite. J’en épingle (dorée) une au hasard : les fils noirs de la balayette et de la mélancolie, ou comment, d'un seul trait, faire un sort à l'inévitable quotidien et la tristesse incommensurable. Et quand la douleur en fait des tonnes — car ce livre dont l’écriture pétille n’est pas un livre de légèretés — deux mots suffisent, entre deux points. Dur silence.
Les ombres inversées de Céline Navarre brillent et brûlent de mille feux.
* « La vérité est si petite à dire, et le conditionnel, cette jolie grammaire de l’impuissance ». Superbe ! Trois lignes avant la fin. **Gallimard – Janvier 2023 – son premier roman.
Le jour d'après,
chacun-chacune s’interroge encore, tel Platon en son Académie devant ses disciples disciplinés ; un lieu réservé à la recherche obstinée de la vérité, dont on suppose qu’il était légèrement écarté de l’agitation commerçante d’Athènes et planté d’oliviers bienfaiteurs, parce qu’on ne peut pas ne pas l’envisager. Chacun-chacune avait oublié – pour un moment, un moment seulement, car la petite assemblée des amis se distingue par son instruction, ses savoirs, et l’élégance individuelle et commune qu’elle a d’en faire usage – chacun-chacune avait oublié un court instant, que l’Académie platonicienne, si elle devait son existence physique, historique, datée, au disciple de Socrate, celui qui dérangeait les fats, les prétentieux, les assoiffés de la reconnaissance des puissants et leurs ombres portées, dût-il en mourir, était aussi lointaine et indirecte héritière de la légende troyenne, excusez du peu. Décidément, Hélène n’est jamais loin. Relire Plutarque : il assure qu’avant d’être enlevée par Pâris – ce que nous avons retenu – elle fut raptée par Thésée, occasionnant une première guerre. La douceur d’Hélène, celle que chanta Ronsard – Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, tout le monde connaît n’est-ce pas ? – n’effleure pas l’hellénique célébrité, autour de laquelle tout, tout, n’est que guerres et complots. Aussi nous faut-il Plutarque pour démentir Ronsard – bénissant vostre nom de louange immortelle – et ne point balancer à balancer : à quoi son fier dédain profita-t-il ? certainement pas à elle, cette vieille accroupie au foyer, cette cruelle à qui il suffisoit de m’avoir pouldroyé/Outragé, terrassé, sans m’oster l’esperance.
Qu’aurait-on dit de ce petit cénacle réuni en une académie des Amis, s’ils avaient évoqué ce rapprochement plus qu'audacieux de l’antique et de la renaissante ? mais, le jour d’après, que n'oserait-on pas, préoccupé de traquer la vérité et poursuivre les perfides, leurs paroles et leurs actes ? L’Académie platonicienne – du nom du héros Άκάδημοζ, qui épargna la ville vouée à être détruite en répression du premier rapt d’Hélène – est devenue un modèle pour tous les lieux de célébration de la vérité et ses déclinaisons civiles : honnêteté, loyauté, sincérité. Socrate, opposant infatigable à Gorgias – dont il ne reste aujourd’hui que L’éloge d’Hélène – est notre héros du jour et du jour d’après, pour avoir privilégié le questionnement (dont on rappelle qu’il n’est pas l’équivalent de la question) et refusé l’artifice de la persuasion, qui est un poison lent et indolore en vue d’un acquiescement sans le moindre rapport à la vérité. Certes, on peut et même on doit admettre que l’échange de paroles éloigne la violence – ce que dit Madame de Romilly, dans son analyse si précise de la douceur dans la pensée grecque – mais il n’éloigne pas le mensonge ou la trahison, il en est même la nécessaire condition. C’est en persuadant que l’on trompe, c’est en parlant que l’on persuade. L’épée ne sort pas de son fourreau, ne quitte pas la couture du pantalon. La mainmise est dans les mots, dans les mots seuls. L’hospitalité – vertu grecque s’il en est, académique, philosophique – est effondrée, bafouée. Hélène, qu’elle soit ou non, mais elle l’est, la cause de la guerre de Troie, en est le centre. Autour d’elle et en bas des remparts, on se bat, on se déchire, on trahit, on ment, on invente des stratagèmes, on ruse, on avale des potions magiques, on se dérobe, on tue.
Les Amis du petit cénacle du jour-d’avant-le-jour-d’après, buvaient de l’eau, du café d’abord, des paroles de réconfort ensuite qu’ils se faisaient les uns aux autres : ils savaient que ce pourquoi ils étaient ensemble, n’ayant rien à voir avec des intérêts particuliers et partisans, venait d’être puissamment percuté. Alors, ils firent académie, de bonne chère, de bon vin, de douceur parlée, d’amitié attentive. Ils prirent soin les uns des autres.
J’en témoigne avec une admiration émue,
Rose Pierre de Ronsard
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Broquille d'un mardi de mars
Gabriel, Michel, Raphaël (l’ordinateur s’obstine à refuser Rafael) pèsent lourd, très lourd ; aussi, leur voyage dut-il être éprouvant, traversant les mers et les terres difficiles, venus de Normandie, un peu sonnés par un périple qui avait tout d’une pérégrination, nos trois archangéliquement prénommés arrivèrent il y a peu mais depuis longtemps – comme les trois rois mages – en terre inconnue, inconnue de nous. Accompagnés des notabilités nécessaires à cette mission, Gabriel, Michel et Rafael, y furent déposés à l’heure dite. Ce n’était peut-être qu’un juste retour des choses : ces trois doublement ailés mais triplant la rime, avaient été portés jadis, par une impératrice également fort bien prénommée – Eugénie, Εύγενία, bien née ou de bonne naissance – sur les fonts baptismaux de la lointaine église du couvent Notre-Dame de l’Heure – en onomastique, il n’y a pas de miracle – en des temps d’autant plus révolus qu’il n’en restait plus rien. C’était avant les guerres.
Exit, démoli, défoncé le toit du couvent, dézingué si toutefois le mot convient. Avec lui les maisons de la ville ancienne, les églises, la mosquée al-Nouri dont le minaret si vieux – presque 9 siècles, c’est bien plus qu’Épiménide, mais un peu moins que Mathusalem – si vieux, qu’avant même de subir les outrages militaires, il était déjà tout penché, et les autres, si détruits ou endommagés qu’ils en étaient méconnaissables et muets devenus.
Revenons à Notre-Dame de l’Heure pour laquelle une résurrection semblait possible en lui rendant voix, cerveaux, épaules, lèvres supérieures et robes, pour les prénoms, c’était chose faite : Gabriel, Michel et Rafael arrivaient du côté de l’ancienne Ninive, baptisées, bénies et … fondues. Non, je ne délire ni ne faute, encore moins ne perds le nord, bien que le périple s’achevât loin au sud, qui ramena à Mossoul trois cloches tout droit venues de chez les Sourdins, Villedieu-les-Poêles dans la Manche*. Preuve s’il en était que le mystère est total quant au choix de leur petit nom, car en matière religieuse la foi l’emporte sur la raison n’est-ce pas ; quant à la théologie, elle n’a toujours pas résolu la question du sexe des anges, alors pensez-donc, des archanges … ou des cloches !
Dorénavant, elles sont trois, trois belles et grosses** et pansues, dont le bronze fut coulé dans les moules réfractaires* – on ne se lasse pas de cet oxymore parfait – des ateliers sourdins et manchots de Villedieu-les-Poêles, Normandie, arrivées accompagnées d’un représentant de l’État laïque, trois pour résonner, carillonner, tinter, sonnailler au campanile d’un couvent dominicain en terre irakienne. On ne sait en quelle tonalité, chacune ayant la sienne propre*. Le supérieur de la communauté se laissant certainement emporter par l’exaltation, aurait formulé cet impossible vœu : que les cloches retrouvent « une fonction de dialogue ». Permettez qu’on en doute, pour les raisons suivantes : on ne peut dialoguer, même entre cloches, si l’on est trois. Mais, c’est le moment de faire charité, si la formulation se voulait métaphore de l’échange entre personnes de bonne volonté, le choix des mots reste médiocre. Monsieur le père abbé n’a-t-il jamais tenté de parler à quiconque alors que les cloches sonnent à la volée au-dessus de sa tête et s’en donnent à … chœur joie ?
*les cloches en bronze de Villedieu-les-Poêles, capitale du cuivre, ont déjà frappé, c’est ici : Archives 13/07/2021 : Convertir les cloches en canon. ** de 110 à 270 kg, ce n’est guère précis, mais, pas mieux !
L'excuse.
L’imprécision paradoxale d’un seul mot ne suffit pas toujours pour emporter le goût de comprendre. Vocable dur à l’oreille et difficile à entendre – excuse – les enfants, seraient-ils des locuteurs précoces et précis, ont bien du mal à l’articuler avec cet autre tout aussi redoutable à émettre sans le disloquer, spectacle. La phonologie instruirait-elle à nos dépends : l’excuse, ce très mauvais spectacle qu’on se donne pour mieux, une fois rodé, le jouer devant les autres ?
Le rodage d’une pièce bien huilée – au théâtre et au garage – en assure l’entier succès, le texte emportant l’assentiment, qui sent un peu trop son ressenti, lequel risque à son tour de nous prendre dans ses rets, ne risquerions-nous pas de devenir sentimental ? Mais c’est bien le but recherché et presque toujours atteint par l’excuse : la prosopopée a un public acquis et d’aucuns jouent la représentation à guichet fermé, succès garanti ! La façon la meilleure de ne point échouer, reste de jouer sans cesse le même rôle qu’à force de façonner on finit par magnifier ; la satisfaction à entendre toujours la même chose la normalise jusqu’à la rendre désirable.
L’excuse que l’on sollicite et parfois implore auprès d’un autre, requiert la conscience de la commission d’une faute, erreur, manquement, ou inconduite, et consiste à prier qu’on vous en exonère – encore un mot qui demande un soin articulatoire – lui renvoyant la charge de l’effort à supporter ce contre quoi on n’a pas lutté soi-même. Il y a dans cette implacable mécanique, une rupture injuste et inégale de l’équilibre de la relation à l’autre, même éphémère, précaire ou provisoire, une inversion du faix que tout le monde semble accepter, et, pour qui la refuse, un risque avéré de condamnation. Procédé irrecevable qui cherche à harponner l’excuse de l’autre tout en agitant celle que l’on s’est, par avance, accordée.
J’entends au loin une réprobation monter : n’usé-je pas du même mot pour dire deux choses contraires ? Mais, si excuser est bien, en langue française, l’antonyme de accuser, il n’y a pas grande tergiversation : s’étant fourni des excuses, en accusant les circonstances, les déterminismes, l’ignorance etc. on demande à celui qui en a fait les frais d’en supprimer les conséquences : « C’est pas moi, c’est mon cerveau » dans toutes ses expressions, de la plus démodée – « Je suis malade des nerfs » – à la plus inélégante – « j’ai pété un câble ». La différence est dans la provision de vocabulaire disponible ; rappelons au passage que, plus elle est riche et nuancée, plus elle accable celui qui en dispose et rend sa manœuvre irrecevable.
Car, de quoi parlons-nous sinon de la liberté que nous avons d’arbitrer entre diverses possibilités : celles que nous confisquons à notre avantage ou celles que nous choisissons de liquider en les renvoyant aux autres, à eux d’en porter et supporter le fardeau, en les acceptant. Ici, on voit et entend comment des excuses qu’on expédie et exile en exutoire à ses propres faillites deviennent l’expédient magnifique d'une auto-détestation. Ces accommodements qu’on accorde à bas prix à son for intérieur, plus faible que fort d’ailleurs, implacable cour d’injustice qui condamne l’innocent et soulage le peccant, ces accommodements portent signature, non point tant de nos dépendances que du libre jugement ou usage que nous en faisons*. D’aucuns préférant même leur maladie à leur guérison – Freud dit besoin de maladie et volonté de guérison – s’inventent des conforts dans leur inconfort même. Chacun connaît cette incapacité dans laquelle, dénonçant une mauvaise habitude et lucide sur ses inconvénients, on en poursuit cependant l’exercice tout en s’en défendant. Les pratiquants assidus de l’excuse vont plus loin que ces petits arrangements avec soi-même, ils ont la dévotion de leur irresponsabilité vissée au corps, par le truchement d’une malfaçon de leur esprit qu’ils entretiennent à ne pas réfléchir, réfléchir sur soi faisant pléonasme.
Que l’on comprenne. L’analyse – quel mot ! – porte sur l’engrenage qui, pour n’avoir pas été démonté, devient stratégie. L’excuse pour excuse du spectacle** d’une vie qu’on a, une fois pour toutes, laissé être agie par des causes dont les effets toujours, quelle aubaine ! sont reportables hors de soi. Cette mise en abyme de celui qui s’est abîmé lui-même, devient sa nouvelle plainte et son nouveau motif pour l’indulgence infinie qu’il estime se devoir plutôt qu’aux autres, juste bons à transformer ses incessantes disculpations en vertueuse complaisance.
*merci Descartes, merci Sartre – qui n’a jamais tu sa dette envers lui, même s’il l’a un peu cachée ; ** Sartre encore en embuscade – mais pas le seul en cette affaire – tout le théâtre baroque est là aussi, avant lui Montaigne, après lui Pascal … : notre vie comme un rôle, un jeu, une représentation dont nous sommes le premier consentant et ravi spectateur.