Lettre à l'édile.
Ce 25 Octobre 1921
A Monsieur Émile Marot
Maire de N.
Monsieur le Maire,
Après bien des atermoiements mais encouragé par de nombreuses consultations auprès de mon voisinage, je me permets de m’adresser à vous, aucune de mes demandes à l’attention de vos services n’ayant été suivie d’effet.
Vous n’êtes pas sans savoir que la saison automnale apporte son lot de difficultés de circulation en ville : les pluies, la chute des feuilles, les flaques et les caniveaux qui débordent embarrassent piétons et véhicules plus que de raison. Les chaussées deviennent des espaces hostiles. Il faut veiller à ne point se faire éclabousser par les uns, renverser par les autres, brusquer par tous, et même rudoyer par certains.
Ma pauvre épouse, qui revenait de la mercerie chercher sa commande de rubans, m’en fit le récit quelque peu haletant. Il lui fallut, en effet, se garder de se tordre la cheville sur les pierres déchaussées de la grand-rue, glisser sur les feuilles tombées au sol, éviter une voiture automobile -de ces engins récemment sortis des usines Barré, qui roulent sans considération ni attention pour les passants et s’arrêtent là où bon leur chante- pour ne rien dire des véhicules hippomobiles qui éclaboussent bottes, bottines et bas de manteaux. Sa tenue s’en est trouvée toute souillée de boue.
Il ne me paraît pas outrecuidant, Monsieur le Maire, de vous rapporter ces contrariétés quotidiennes de vos concitoyens, que vous n’avez peut-être ni le temps ni l’occasion de subir par le menu, vos tâches considérables de Premier Magistrat de notre Ville, vous empêchant de la traverser fréquemment. C’est pourquoi, je me permets de vous en détourner un court instant pour la lecture de cette missive. Ne pourriez-vous, fort de votre autorité et rang auprès des agents municipaux, exiger qu’ils assurent avec régularité, ponctualité et efficacité l’entretien de la voie publique. Il appert, qu’alors qu’ils devraient être, en cette saison, en pleine activité pour ramasser les feuilles mortes, réduire les flaques d’eau, ranger les obstacles, délivrer les trottoirs des immondices gâtés par les intempéries, et inciter les conducteurs de véhicules, notamment à moteur, d’avancer prudemment et avec lenteur, il appert que les rues de notre ville sont aussi vides de leur présence que pleines de chausse-trappes.
Si je prends la plume c’est en raison des suppliques que je reçois, tant de mes amis qui tiennent commerce, que de leurs clients et surtout leurs clientes. Tous sont gênés, qui dans leurs activités, qui dans leurs promenades et visites de notre ville. Ils m’ont demandé d’être leur intermédiaire auprès de vous, faisant valoir une certaine proximité que nous avons parfois.
Je ne doute pas que vous aurez à cœur de faire le nécessaire pour rendre à notre cité sa propreté et à ses habitants le confort et l’aisance pour y demeurer.
Veuillez croire, Monsieur le Maire, à l’assurance de ma plus haute considération,
Armand Collet
On a oublié les Myrmidons,
fâcheuse omission d’un peuple de vaillants soldats, invincibles et courageux tels des fourmis qui avancent comme un seul homme sans faiblir et fondent sur leur proie. Alors qu’on oublie fréquemment la vaillance des fourmis, invincibles et courageuses comme les armées de Myrmidons qui avancent… fondent… proie.
Mêmes et semblables, les Myrmidons et les myrmidons*. On ne sait pas si les premiers ont réellement existé, sinon dans des récits mythologiques ce qui suffit. Ils ont quand même combattu sous le commandement d’Achille, le plus costaud de tous, venu en renfort auprès des deux frères bien décidés à détruire Troie pour récupérer une princesse, femme de l’un Ménélas, belle-sœur de l’autre Agamemnon. Tout le monde sait cela, plus ou moins. On dit aux enfants pour ne pas trop compliquer les choses qu’ils sont Grecs, même s’ils sont plutôt Achéens, et que les Troyens sont… troyens, en raison d’une raison légendaire qui, pour faire descendre un roi d’une lignée fameuse, fait remonter ses ancêtres à Zeus lui-même. Ainsi Zeus a semé sur les terres grecques et environnantes un nombre incalculable de garçons et de filles, qu’il eut d’un nombre juste à peine moins incalculable de femmes, épouses, maîtresses divines et humaines, dont l’inénarrable et impayable Héra, Héra la colérique, la vengeresse, la cruelle, la jalouse, la méchante, avec qui il forme l’un des plus célèbres couples incestueux de mythologie, Zeus et Héra étant frère et sœur, et ça, c’est un plus difficile à expliquer aux enfants.
Je bats ma coulpe à propos des Myrmidons. Chaque fois qu’Éléonore** et moi nous installons pour raconter l’histoire de la guerre de Troie, autant le dire de suite, sa préférence c’est le Cheval, on s’en doutait, la bombance que les Troyens ont faite après qu’ils l’ont transporté intra-muros, et surtout Ulysse le retour : les Sirènes -qu’il ne faudrait pas lui faire prendre pour des poissons- et le Cyclope qui compte pour Personne…. Les épisodes guerriers eux-mêmes, dans l’Iliade avant les odysséens exploits des revenants, sont quand même un sacré sac d’embrouilles entre mortels et immortels, dieux, déesses, humains, humaines à la merci d’oracles qui scellent tant leurs destins privés que des destinées générationnelles ; rapts, amours, morts, protections et vengeances, les divinités homériques ressemblent aux hommes qui leur ressemblent à leur tour. Les premières, calculatrices, intéressées, manipulatrices, les seconds fidèles, loyaux, généreux ; les premières reconnaissantes, les seconds stratèges en stratagèmes. On n’y voit goutte parfois surtout quand les prodiges sont entourés de brumes, d’orages ou de tempêtes et opèrent à l’insu de tous. Amour, gloire et beauté mais haine, puissance et laideur. Sous chacun de ces mots, les noms de l’un ou l’autre royaume, l’olympien, le chtonien, vont et viennent ceinturés de magie, de pouvoirs, armés de maléfices ou de vertus. Des cadavres, il y en a tant et plus ; et des dépouilles plus célèbres dans la poussière que ne l’auraient été les corps vifs dans leur palais. Une pensée pour Patrocle. Une autre pour Hector. Ces deux-là suffisent pour métaphores pérennes de toutes tragédies à écrire. Sans oublier les dilemmes qui ne sont cornéliens que par modernité : vivre longtemps sans gloire ou mourir jeune en héros.
Eros et Thanatos mènent le monde, cela nous fut rappelé par Freud il y a peu, eu égard aux durées fabuleuses qui nous occupent. Eros par qui tout arrive, surtout Thanatos, et non l’inverse -y prête-t-on assez attention ? - ici, l’un prétexte à tous les outrages et les démesures, l’autre à toutes les démesures et outrages ; il faudra plusieurs siècles avant qu’ils soient convertis en double énergie cosmique et thaumaturge, faisant et défaisant les liens du monde pour mieux l’organiser depuis un désordre initial et matériel, nos hommages sans fin à Démocrite, Leucippe et autres Abdéritains. Insuffisant quand même selon Empédocle pour se passer d’Aphrodite sans lui donner pour autant une stature héroïque. Le vieil Homère, répartissant les dieux et les déesses, selon la Terre, le Ciel, le Soleil, la Lune et les Constellations, les Eléments, n’aurait-il inventé rien d’autre qu’un ensemble de récits à image et dimension humaines, rien qu’humaines. On est frappé de la similitude entre les défauts et les qualités des uns et des autres… pratiquant la guerre et la paix, l’honnêteté et la vilénie, la crapulerie et la noblesse à la seule différence de leur intensité selon les circonstances et non selon leur rang au ciel et sur la terre. On rencontre même des indécis du côté des dieux et des résolus du côté des hommes. C’est dire ! Héphaïstos le boiteux ne l’était pas que de la marche, il clopina tantôt avec les Troyens tantôt avec les Achéens… et n’était pas le seul.
Les Myrmidons d’Achille, toujours oubliés des récits accélérés, opérant comme une litanie de fourmis silencieuses et efficaces pour faire place nette partout où ils pénètrent, autres hordes d’un très ancien Attila, peut-être moins hurlantes mais non moins sanguinaires, poussées aux champs catalauniques de tous les combats légendaires, les fidèles Myrmidons d’Achille, passés à Agamemnon après sa mort car aucune fourmi dans aucun monde ne peut cesser d’obéir, me sont devenus presque sympathiques un court instant. Peut-être en raison de leur excès d’anonymat dans ce foisonnement de célébrités et de lignages, de réputations. Il se peut qu’on oublie Thétis, experte en diplomatie divine ou en compromis diront certains, Diomède le courageux, et même Briséis, qu’on se partage et s’échange comme n’importe quel objet, Sarpédon fils négligé de Zeus et d’Europe, tous ont pourtant une identité, un caractère, des attributs, une histoire, serait-elle anhistorique. Pas les Myrmidons. Zeus ne les voit pas qui assiste à tous les combats du haut de l’Olympe, après avoir dans des légendes antérieures fréquenté le Mont Ida.
Que sont les Myrmidons devenus ?
tandis que le Chaos s’élève
devant les murailles de Troie,
à l’écart sous sa tente,
plein de rancune et attendant son heure
Achille chante accompagné de sa Lyre
*myrmidon, μύρμηξ , fourmi ; ** 5 ans ;
Digne et modeste, Spinoza.
Baruch est un auteur très difficile. Son Ethique more geometrico, a donné du fil à retordre à plus d’un et d’une… mais il est de bon ton de faire croire le contraire, tendance détestable qui arase tout. Les obstacles logiques, axiomatiques, sémantiques, linguistiques… seraient solubles dans des formulations édulcorées. On en connaît comme ça, qui se font des succès et des revenus, en essaimant de la philosophie populaire, comprenons avant de se faire huer, qu’on pourrait aborder sans filet, sans préparation, sans étude, sans lecture des textes doctrinaux et de leurs appareils critiques, sans connaissance des sources, lesquels travaux peuvent couvrir des siècles de mises en question, de difficultés, de recherches, d’échecs, de confrontations lexicales, contextuelles, historiques…*
Il n’y a aucune obligation de lire Spinoza, ni les autres. Paradoxalement, l’affirmation suscite un certain malaise dans les conversations dites de salon ou de bistrot, au choix, tout le monde autour de vous fait mine de s’étonner, mais personne, sauf à avoir suivi le cursus philosophique, n’a réellement lu Spinoza. On retient son souffle, puis on continue à divaguer sur les bienfaits supposés des grands penseurs et de leurs grandes pensées… on a même des idées, des opinions, des points de vue, pour les enseigner, quand et comment. Bon, refrain connu et épuisement de cette lutte contre les fats. On notera que, comme les grandes douleurs, les grandes pensées sont muettes. Elles ne se crient ni ne se beuglent. Elles ont besoin de calme, de temps, de patience, l’époque est au bruit, à la vitesse, à l’empressement. Et voilà pourquoi soit on élimine, soit, technique plus sadique, on dévalorise, soit on caricature.
Spinoza reçut en son temps l’opprobre des siens pour avoir titillé les croyances de sa communauté -juive- osé la fréquentation de penseurs moins canoniques, risqué de se frotter au raisonnement libre de tout dogme. Seules les formes extérieures changent par l’effet des conditions intellectuelles, religieuses et idéologiques des époques…le reste non. Il n’importait en rien à l’opinion commune qu’on fît un procès en athéisme à Spinoza inconnu du grand public d’alors. En revanche, sa mise à l’écart résolue et pérenne valait pour mise à mort. Aussi, Baruch vécut isolé et misérable. Ce dont il ne se plaignit jamais. Il mourut jeune -44 ans- endetté à hauteur de ses petits revenus -le barbier, l’apothicaire n’auraient, à sa mort, pas été payés. On sait qu’il gagnait quelques subsides en polissant des lentilles pour les lunettes télescopiques d’invention récente dans le siècle de Descartes et de Galilée qui le précèdent d’une trentaine d’années environ dans la mort, Galilée dont la naissance précédait déjà de trente ans celle de Descartes. Où l’on voit que si l’on n’opère pas ces rapprochements de dates, on abstrait de leur contexte ceux qu’on prétend vouloir connaître, on oublie qu’ils pouvaient s’écrire, se répondre, se lire en temps réel en quelque sorte. Cela ne suffira pas. Une précaution, au sens d’une attention, supplémentaire s’impose : la visite de la bibliothèque. On ne sera jamais assez reconnaissant envers tous ces obscurs chercheurs et désintéressés, qui nous permettent de sauter d’une note à une autre, d’une remarque à une autre, d’une difficulté à une autre, comme si cela allait de soi, comme s’il était évident qu’un renseignement, une précision de bas de page éclairant tel parti pris de traduction ou de signification, ou simplement tel rappel étymologique, soient offerts à notre lecture attentionnée. La facilité avec laquelle nous prenons cela pour une évidence m’étonnera toujours…
Au fond de sa disgrâce et de son dénuement Baruch Spinoza ne manquait pas de livres mais il en avait peu, bien moins que Montaigne au siècle précédent, un millier environ, dont ceux de La Boétie reçus en héritage d’amitié**. On estime à environ 150, un peu plus mais guère plus, le nombre de volumes que Spinoza pouvait consulter à demeure. Dont une édition de la Grande Bible rabbinique du début du siècle (1618-1619) mais aussi du Nouveau Testament (dans une édition de 1579) ; plusieurs grammaires et dictionnaires ; traductions en et du latin, langue dans laquelle il écrit et de l’espagnol -langue qu’il aime et lit ; en bonne place les ouvrages de Calvin et autres calvinistes ; livres scientifiques -dont les mathématiques évidemment, et de poésie (Quevedo), des nouvelles de Cervantès ; pour les philosophes et dans le désordre, Aristote, Descartes bien sûr, Bacon, les Pères de l’Eglise, Machiavel, Maïmonide… et pour les Latins, Virgile, Pétrone, Ovide, Plaute, Cicéron, Sénèque. Décidément, Sénèque et Cicéron sont partout…
Par sa correspondance on comprend qu’il connait l’œuvre de Giordano Bruno -souvenons-nous, brûlé vif à Rome en 1600, accusé d’hérésie- celles du jeune Leibniz déjà parues ; du novateur Nicolas de Cues aux confins du Moyen-Age et de la Renaissance -qui admet, pour exemple, que la terre se meut ; et le De vita solitaria que Pétrarque avait écrit trois siècles plus tôt, qui devait peut-être si bien faire écho à sa propre solitude… Sauf erreur, on ne trouve pas le nom de Boèce dans l’inventaire de ses livres ni dans son œuvre. Pourquoi arrive-t-il là, même si l’on peut supposer qu’il n’est pas inconnu à Spinoza comme il ne l’était à aucun lettré de l’époque, alors que sa prospérité, pour ne pas dire son succès, fut surtout du Moyen-Age et de la Renaissance ? Boèce, comme exemplum de ces doctes qui, les conditions manquant d’un accès immédiat à ses livres -il fut emprisonné et torturé- peut se fier à sa mémoire savante parce que constituée d’une fréquentation précise et vitale des œuvres de ses prédécesseurs. On sait que l’époque, 6ème siècle de notre ère, n’était pas dégarnie de bibliothèques, mais le confort d’un usage et d’une jouissance à volonté est une vue de l’esprit… Les bibliothèques des philosophes sont d’abord à portée de leurs souvenances et de leurs savoirs, lesquels les mènent à ouvrir pour les consulter, les livres dont ils ne peuvent se passer.
Enfin, on ne saurait quitter Spinoza, ses quelques livres rassemblés sur des planches, ses manuscrits retrouvés à sa mort qu’un ami attentif retiendra pour les faire publier, sa dignité dans l’abandon, sans donner, puisqu’on en dispose, une idée de sa vie plus que modeste. Au moins avait-il un lit. De petites tables munies de tiroirs, un coffre, une armoire à livres -sa bibliothèque donc- avec cinq étagères -même chiffre chez Montaigne, mais bien plus longues et larges- où l’on trouva, en plus des œuvres susdites, des livres en hébreu et en français… Quelques menus objets hétéroclites, morceaux de verre (à polir), entonnoir, petit jeu d’échec dans un sac, du linge, chemises, mouchoirs, deux essuie-mains précisément usés ; des draps, deux oreillers, deux couvertures… c’est presque tout. Quel contraste avec les nantis de la philosophie, non qu’il soit nécessaire de grelotter de froid pour (bien) penser, mais à l’inverse, l’opulence, voire le luxe de certains contemporains nôtres qui fabriquent de la philosophie facile à qui mieux mieux, est un affront à Spinoza doublé d’un déshonneur.
* exemples de slogans lamentables, piochés au hasard de sites de maisons d’édition présentant divers ouvrages de philosophie auxquels on ne fera pas de publicité supplémentaire : « Vous en aviez assez des traités pontifiants : cet ouvrage se lit d’une seule traite, si l’on se prend au jeu ! » / « Populariser la philo » / « Loin de pompeux pensums soporifiques, étriqués, truqués, le livre, tel un Gps, nous oriente dans le cynisme antique. « In dog we trust », ce pourrait être la devise ! ». Je m’étrangle…
**cf Archives, 7 Août 2019
On peut se havir par excès,
parole n’engageant que celui qui la formule, havir n’existant plus, ni le pronominal se havir, on se retrouve gros-jean comme devant. Comme devant une phrase dont on ne comprend que pouic. On peut toujours penser à une faute de frappe -l’excuse des sots- le doigt aurait ripé et ravir rendrait l’affirmation sémantiquement correcte ; elle conviendrait mieux aussi à l’esprit du temps oublieux du sens premier au profit d’un sens trivialement hédoniste : amuser, exciter et leurs équivalents. Mais non. Havir donc, un de ces mots qui ne vit plus, n’a plus d’usage, disparu, introuvable à l’écrit, inemployé à l’oral même si l’Académique Maison le maintient dans son Dictionnaire -8ème édition précisément. On adore l’euphémisme : il est peu usité !
Apprenant que havir s’emploie dans une seule acception – parler d’une viande desséchée d’avoir été brûlée à l’extérieur par un trop grand feu, tandis qu’elle n’est pas cuite à l’intérieur – voilà le verbe disponible pour des chemins métaphoriques qu’on ferait bien d’inventer. Même si, chaque fois qu’un barbecue dominical de voisinage vient perturber votre tranquillité sous forme d’atomes de graillon chatouillant votre nez, émanés des saucisses cramées et passant la clôture, vous pourriez à juste titre vous exclamer : côtelettes bien cuites et autres chipolatas ne sauraient être havies ! Pour relustrer ce joli mot décati par usage de nouveaux modes de cuisson, sauf lors de ces cro-magniennes régressions tribales des soirs d’été, il faudrait le déplacer vers des objets plus abstraits. Faire ce que seule une écriture libre sait faire : ôter un mot de sa sphère de signification pour le porter en une autre, sans pour autant l’avoir dépouillé tout-à-fait de la première.
Être havi, ou être calciné en surface, pourrait avantageusement et joliment désigner tout état d’extrême consumation superficielle. Carbonisé, aduste, momifié, dessiqué par exposition à un feu trop intense et trop ardent. Ce premier déplacement de la seule viande à tout autre matière naturellement ignescente peut s’opérer sans difficulté. La généralisation ne blesse pas la signification pourtant si précise de ce joli verbe passé. Tout ce qui grille ou roussit à l’excès devrait pouvoir être dit havi. Ce premier succès relatif, mais engageant, peut devenir délectation par un coup audacieux : le passage hors du monde combustible réel. On dira alors havie toute personne consumée d’excessive ardeur… superficielle. Précisément l’état de celui ou de celle qui ne sait ni ne peut résister à des tentations extérieures. Dans le cercle infernal qui va du désir à l’acquisition à l’usure au rejet pour un nouvel objet désiré, acquis, usé, jeté… ad infinitum. Consommateur consumé*, brûlé, cramé, recuit, trop cuit, enflammé par des propositions mercantiles hautement incendiaires qui le mettent sur le grill et l’y laissent, défait, asséché.
C.Q.F.D : on peut se havir par excès.
*toujours rappeler la racine commune de ces deux mots.
Qu'est-ce que lire ?
« Ce serait bien d’acheter des livres, si l’on pouvait acheter le temps de les lire. »
Les grands esprits ne disent pas que des choses compliquées, mais les plus banales ne sont pas toujours les plus faciles à exprimer ; aussi, quand il arrive que l’un d’eux se saisisse d’une évidence, il nous laisse tout ébaubis. C’est exactement l’effet que cette formulation de Schopenhauer a sur moi. Et se trouverait-elle dans un livre au titre improbable –Parerga et Paralipomena– sa clarté aphoristique n’en subit pas le moindre ombrage. Inutile d’aller chercher dans l’un des 38 stratagèmes de son Art d’avoir toujours raison, dont le titre un peu plus séduisant cache pourtant des difficultés éristiques inutiles pour notre affaire.
L’économie de moyens dans l’affirmation d’un tel truisme présente la force d’un impératif édifiant : puisque notre temps pour la lecture se rétrécit en proportion inverse du nombre de livres que nous achetons ou détenons, ne devrions-nous pas avoir la sagesse d’acquérir exclusivement ceux dont la nécessité s’impose comme un destin* ? Tout lecteur sensé et raisonnable devrait savoir qu’il ne peut détenir plus de livres que ceux qu’il pourra lire dans le temps qu’il habite. Ce qui engage quand même deux interrogations : s’agit-il du temps dont on sait qu’on le maîtrise pour en avoir organisé plus ou moins rationnellement la disposition, ou s’agit-il du temps sur lequel nous n’avons aucun pouvoir, formule que Schopenhauer lui-même validerait eu égard à son commerce régulier avec les textes des Anciens.
On peut le dire ainsi : puisqu’il est totalement inutile, absurde, illogique, insensé -rayez les mots inutiles, s’il y en a- d’acquérir plus de livres qu’on n’a de temps pour les lire, pourquoi le fait-on ? pourquoi une proposition aussi arithmétiquement sensée se fait-elle annuler par un geste déraisonnable ? On pourrait déjà faire observer que l’expression lecteur sensé et raisonnable fait oxymore, et préciser précocement qu’il n’est pas question ici de lecture sèche. Et là tout se brouille entre lecteurs, tout se complique, là se dessinent des univers radicalement différents, où personne ne reconnaît les siens, où de mots identiques partent des forces centrifuges qui jamais ne se recouperont. C’est là que Schopenhauer fait sens pour moi en bousculant des évidences pourtant rivetées, ce penseur n’élude pas les cahots.
L’art bienvenu des secousses :
- Lire nous fait penser par procuration nous épargnant un long et difficile travail d’élaboration au profit d’une satisfaction immédiate. Nous sommes soulagés dit exactement Schopenhauer alors que nous ne faisons qu’arpenter des chemins par d’autres défrichés. Ce qui peut mener à confondre instruction et pensée.
- Nous admettrons alors que les livres doivent servir notre loisir. Ce qui serait -comme Kant le dit de l’art en général– une occupation d’agrément. Pour une fois, mais sans le dire ici, notre contempteur de tout grégarisme s’accorde avec celui qu’il a fustigé dans une partie de son œuvre. Schopenhauer n’a pas de mots assez cruels contre ces livres-là, un exemple parmi cent autres : les élucubrations quotidiennes des cerveaux ordinaires, qui éclosent chaque année en foule innombrable, comme les mouches ; et cela, parce qu’elles ont été imprimées aujourd’hui et sont encore humides de la presse. On rappellera opportunément que ces lignes ont paru en 1851 !
- En cela, aucun livre ne change la vie. Rassemblant dans la même argumentation sciences, art et philosophie, Schopenhauer peut montrer sans grande difficulté que la plupart de ces ouvrages ne sont que des reprises ou des démentis qui seront démentis à leur tour, réservant à l’histoire littéraire une formule assassine : (elle) est dans sa plus grande partie le catalogue d’un cabinet de monstruosités ; elle nous autorise à bavarder de tout sans rien savoir avec précision. Un peu plus haut il faisait remarquer, avec justesse, que nous ne retenons rien de ces lectures paresseuses, celles qui agrémentent nos heures et nos jours. Et nos nuits aussi. Et pas plus qu’on ne peut retenir en soi tout ce qu’on mange, on ne peut….
- Lire des romans, ce n’est pas lire, c’est occuper son esprit avec des histoires, lesquelles peuvent bien nous apporter du plaisir, celui de la narration est réel, c’est le plaisir du continu ; il est confortable, parfois nécessaire, il est de soin, de médicament, de besoin. De calme, d’autre chose, mais de besoin.
Où l’on comprend que Schopenhauer ne condamne pas ces lectures alors qu’il les réprouve avec la dernière énergie ; il dresse un tableau et tient une sévère mise au point, précisant :
- qu’il est salutaire d’apprendre et de cultiver l’art de ne pas lire ces parutions qui font du bruit, les dernières nouveautés (c’est lui qui souligne cette fois) les élucubrations quotidiennes des cerveaux ordinaires, qui éclosent chaque année en foule innombrable, comme les mouches. 1851 faut-il le répéter !
- qu’il invite à la lecture directe des Classiques -y compris à toute petite dose- et non de ceux qui leur font obstacle en leur substituant bavarderies et bavasseries. Qu’il est même recommandé de les lire plusieurs fois, au moins deux dans tous les cas, en raison aussi et surtout de l’excellence de leur langue.
Prolongeons. Se lasse-t-on d’admirer les chefs-d’œuvre de la peinture ou d’écouter ceux de la musique au motif qu’une fréquentation assidue engagerait une usure de notre émotion ? Le réquisitoire de Schopenhauer -le penseur de Maupassant- est aussi un éloge de l’écriture, ce à quoi l’on s’attendait moins. Sa pente pessimiste formule une hypothèse inenvisageable à l’époque – et encore un siècle plus tard, soit le milieu du XXème siècle- on en reste interdit de lucidité : si l’on doit cesser un jour d’apprendre les langues anciennes, comme on nous en menace, nous aurons une littérature nouvelle consistant en un gribouillage d’une barbarie, d’une platitude et d’une indignité sans pareilles jusque-là ; parlant de la langue allemande, la sienne, on aura aucun mal à adapter à l’usage actuel de la langue française, tant au quotidien qu’en ce qu’il ne convient plus d’appeler de la littérature, ce sera la dernière citation longue** (la langue) est dilapidée et massacrée à l’envi et méthodiquement par les infâmes écrivailleurs du « temps présent », de sorte que, appauvrie et estropiée, elle tombe peu à peu à l’état de misérable jargon.
Et enfonçons le clou, sans éviter l’insigne plaisir de déplaire et de dissoner. Jamais peut-être n’y eut-il autant de livres disponibles. Jamais on n’a si peu ou disons si mal lu, l’excuse pédagogico-culturelle grégariste étant la meilleure parce que la plus forte. Certes. Mais si parfois –pour que la balance des opinions courantes soit un peu engagée dans la contradiction aux fins de l’illusion du débat (forcément) bienfaisant…– si parfois, tel ou tel commentateur donne un coup de griffe ou frappe à petit poing, cela change-t-il quelque chose ? L’engouement public et comptable pour la lecture donne la main à la détestation publique pour la réflexion, l’abstraction, la lecture exigeante en deux mots. Que Schopenhauer rassemble sous un seul les Classiques.
Aussi, et terminons sans achever. On se laisse berner –bercer ?– par des récits, des fictions, des autofictions, des romans, chaque fois que l’on croit y trouver ce que l’on y met soi-même on dit alors que l’auteur exprime à merveille ce que l’on ressent ! illusion jubilatoire que l’on pense généreuse… générée par les qualités intrinsèques de l’auteur. Pourtant, aucun livre –nous parlons des romans-dont-on-parle justement– ne nous apporte des sentiments ou des descriptions ressentis ou découverts hic et nunc pour la première fois, voire « la seule » grâce à lui. En revanche, telle lecture les a portés, trouvés, en nous à ce moment, dans ces circonstances ou ces conditions-là. En ce sens, et au beau risque de contrarier, ces fameux livres qui auraient, à jamais, pour toujours changé une vie, comme il se peut qu’on l’entende plus naïvement qu’orgueilleusement d’ailleurs, demandons-nous qui les relit ? quand ? à quelle fréquence ? combien de pages, de lignes, de phrases, quelles expressions véritablement pour toujours en soi, par cœur ou approximativement, mais revenant dans des entêtements sublimes et énigmatiques à la fois ? et quid dans les faits des relectures éblouies de ce qui nous a tant donné…
Il y a des proses jubilatoires desquelles, comme on dit avec un peu d’usure et beaucoup de justesse, on ne ressort pas intact. Quand cette énigme du travail d’écrire génère en miroir un travail de lire, il faudrait peut-être l'entendre à bas bruit freudien, comme on parle du travail de l’inconscient : une intense activité psychique dont une partie nous reste inaccessible -que se passe-t-il vraiment en nous quand nous lisons qui nécessite et génère de puissantes énergies (esthétique et/ou intellectuelle) dont nous sommes tout ensemble sujet agissant et recevant, dans une double opération mystique et rationnelle. Croire que la lecture est une opération contrôlée, est une erreur : nous nous sommes seulement adonnés à une attraction bienfaisante, nous avons brûlé des livres en nous, nous les avons consumés, c’est-à-dire, stricto sensu, consommer, c’est la même chose, le même verbe. Il n’en reste rien.
Seules des écritures et/ou des pensées sublimes, incandescentes, éblouissantes*** peuvent nous éviter de lire d’insipides pages si tentantes, si présentes, si alléchantes, si faciles, de ces lecture(s) constante(s), immédiatement reprise(s) à chaque moment de liberté, dit encore Schopenhauer disant bien en quoi elles ne nous sont pas essentielles, juste circonstancielles. Rien ne vaut un grand pessimiste assumé pour sortir les lieux communs des chemins balisés. Pléonasme assumé, c’est dans l’air du temps. Pour ma part, je ne lis plus les livres-qui-viennent-de-paraître… je veux dire dans les articles de journaux, sur les plateaux télé et dans les vitrines, et qui font l’objet de clubs de lecture… et autres échanges de peu.
Que ce temps dont nous ne disposons pas assez pour lire -au sens revu et corrigé ci-dessus- ne soit pas obstacle pour conquérir ceux qui n’existent plus dans les commerces. C’est de ceux-là dont il faut faire provision sans se préoccuper du temps qu’il (nous) reste, pour les avoir toujours chez soi, près de soi, en soi. Ouverts, à ouvrir, en piles, en tas. Pages annotées, marges emplies, phrases soulignées, mots entourés… y revenir toujours, y revenir sans cesse. N’avoir plus de temps pour les livres-dont-on-parle… trop, beaucoup trop. Signe mauvais qu’il faut remplir leur vide !
* de quoi réconcilier des contraires posés par Schopenhauer comme incompatibles, mais ailleurs : soit une connaissance est de l’ordre de la démonstration, soit elle est de l’ordre de l’intuition. Incompatibilité dont il extrait, contre toute attente, la supériorité de l’évidence intuitive sur la logique, –sans l’exclure absolument à certaines conditions il est vrai. **mais devant la force d’une telle évidence, la paraphrase toujours fautive, deviendrait ici coupable. *** liste impossible à dresser. La mienne est énervante à beaucoup. Disons qu’il y faut des Anciens, des Classiques, de la Poésie, de la Philosophie, de la Littérature démodée selon le sens commun, donc je passe mon tour...
l'instant d'un mot
Folle avoine ne vous a jamais lâchés. Accrochée pour toujours à un ciel bleu comme blés, une terre presque sèche en grains de sucre brun collés à vos souliers. Vos souliers, vous les aviez laissés tout à côté de vous. Tant sots étiez-vous alors. Pourtant jamais vos vies n’ont recouvert ces heures volées, ces heures maudites. Il faisait temps de printemps entrouvert sur l’été, temps de rien, temps de personne à perte d’horizon. Juin s’achevait peut-être.
Du nom de l’herbe au nom de vous, il suffisait de se laisser aller. Renversement des têtes, inversement des ciels. Folle était l’herbe dont le nom le disait. Sauvage. Néfaste. Nuisible. Aveneron. Folle dans les blés, folle dans les champs. Folles heures perdues éperdument. Eloignèrent la paix, oublièrent le rouge coquelicot dans le colifichet des amours mortes.
Venue du plus loin qu’il se peut, pourquoi la mal-aimée légère et fine revient à vous un soir d’automne commençant. Folle-là n’est douce qu’à vos mots, flèche acérée pointue poisonne, délicate à vos yeux, à vos mémoires cruelle. Hampe frêle, tige duveteuse. Vos doigts s’en sont amusés. Ombre ni fraîcheur où se poser un peu. Tendres les blés.
L’ignoriez-vous vraiment qu’elle n’avait la douceur des prairies ni la couleur des jardins d’un âge qu’on dit d’or pour n’avoir point été ? tout vous était mépris hors vous-mêmes. Son nom vous ne le preniez pas au sérieux. Fols étiez-vous de vous, sans savoir que l’avena fatua l’était bien plus encore. Qui jamais ne vous quitta. Comme sa ligne l’horizon.

… et autres mémorables… : saison II, épisode 5 : Piazza del Campidoglio
Dans les immenses salles des Musées Capitolins, à Rome, l’exposition « Lux in Arcana » sous-titrée L’archivio segreto vaticano si rivela. La lumière enfin faite sur les secrets vaticanesques ? ou seulement quelques-uns ? Il fallait s’y rendre.
Dans les meilleures conditions d’accès que peuvent offrir les ressources modernes, un très bel itinéraire intérieur est proposé que je n’hésite pourtant pas à détourner. Ne pas suivre le fléchage officiel pour ne pas dire imposé, est une manie que je ne cherche pas à combattre. Ce qui me fait accélérer devant des documents de première importance : l’excommunication de Luther, ou ceux -très fragmentaires- sur Pie XII. Les habits de l’historien-chercheur-entomologiste ne sont pas de ma vêture, aussi je suis passée, me suis arrêtée certes, mais j’avais compris dès le premier pas franchi, que d’un autre savoir viendrait une émotion bien plus intense. Rien n’aurait pu me convaincre du contraire.
L’entrée se fait dans une très douce lumière sombre. Il faut protéger ces trésors enchâssés, ne les rendre accessibles qu’aux regards caressants, embarrassés de leur propre humilité. Des arches, des coffrages, résolument euclidiens, droits, anguleux, au matériau lisse comme un inox et gris comme un acier. Et des gouttes de mots verticales et lentes, le long de leurs parois. Très vite, j’abandonne l’idée de les déchiffrer, même s’il me semble imprécisément que, le faisant, je décline une intention implicite mais impérieuse à comprendre ce que j’ai sous les yeux. Il me faut trouver par moi-même le point ténu, fragile, vibrant, illuminant l’ombre qui va de l’ignorance au savoir.
Je sais que nous détenons tous quelque chose de ce qui se dit là. Mais si peu. Aussi, au lieu de m’attarder -il est impossible de tout regarder, de tout lire, de tout comprendre, de tout retenir- passer comme en badant dans les fouillis d’une grande forêt, devant un manuscrit du XIème siècle affirmant la suprématie des papes sur tout autre pouvoir sur cette terre ; une lettre sur soie de l’impératrice de Chine, Helena Wang, convertie au christianisme, son prénom le dit bien ; une missive du chef indien Ojibwa à Léon XIII ; la lettre de Bernadette Soubirous, d’écriture toute tremblée, rapportant l’apparition de la Vierge ; un énorme livre de comptabilité, présenté cadenassé dont on nous apprend qu’il pèse, au bas mot, 67 kg…. ; une très touchante lettre de Marie-Antoinette à son beau-frère, rédigée depuis sa cellule, dont on se demande comment, avec tant d’autres, elle a bien pu arriver là, c’est-à-dire dans les tiroirs cachés des papautés. C’est même mon premier étonnement. Car pour le reste, je suis vaincue par l’émerveillement : cette écriture de poudre d’or sur une toile de pourpre ; ces arabesques du latin et du grec parfaitement régulières sur d’invisibles tire-lignes, étrange et solide alliance de la courbe et des droites ; l’objet, les objets, l’emportent sur leurs légendes et font un écran d’élégance et de délicatesse aux chiffres, dates, distances, temps, mesures qui les accompagnent avec précision. Mais je prends les chemins de traverse, je préfère les miscellanées aux rangements thématiques pourtant terriblement désirables : Gardiens de la mémoire ; Tiares et couronnes ; Scientifiques, philosophes, inventeurs…. Je préfère favoriser le hasard de mes rencontres avec Mozart -une récompense honorifique ; Napoléon Bonaparte -la question de la liberté religieuse en France ; Lucrèce Borgia, fille du pape ; remerciements de Sissi, impératrice ; billets de Voltaire, Erasme, Copernic. Je désorganise le sens des choses pour ne retenir qu’une enthousiasmée flânerie dans les idées, et surtout le saisissement esthétique que certaines curiosités me procurent : ce petit parchemin de poésie persane ; ou ce plus ancien document connu sur papier, en langue mongole. Leur rapport avec l’Histoire en général, l’histoire de la chrétienté en particulier, et même l’histoire de l’histoire, ne s’impose pas à moi dans l’instant. J’ai perdu tout sens hégélien au profit d’une improvisation raisonnable.
C’était sans compter sur l’immense machine fabriquée tout exprès pour dérouler les 65 mètres des minutes du procès des Templiers, dans une pièce au passage obligé, entièrement dévolue, sur un plan incliné magistral qui en son point le plus haut tutoie le plafond très élevé et en son point le plus bas, à mi-hauteur d’homme. Il est impossible de lire. Le document tourne sans cesser, doucement, passant des rouleaux d’en haut aux rouleaux d’en bas dans un immense drap de papier constitué de pièces identiques, réunies, cousues, collées, on ne sait comment en un seul morceau long de leur attachement, long, si long, dans son mouvement perpétuel. J’ai dû rester là un moment d’éternité infixé jusqu’à deviner que l’émotion pour laquelle j’étais venue n’était pourtant pas devant moi. Ni l’objet que je cherchais pour savoir que j’allais le trouver.
Le procès de Galilée, consigné en un livre offert à tous et ouvert ici à la dernière page, celle où la signature du vieil homme fatigué, usé, malade, trahi par son ami cardinal devenu le pape Urbain VIII, clôt officiellement l’affaire tandis que dans son âme et sur ses lèvres, Galileo Galilei murmure une vérité inaudible, jamais inscrite nulle part, inlassablement reprise dans le mouvement insaisissable de l’univers qui la porte à tout jamais : è pure si muove… l’invisible affirmation que l’Eglise en la reléguant, l’enfermant, la scellant dans un dogmatisme séculaire, interdit en même temps qu’elle l’autorise forcément en secret, celle d’un monde pensé et compris rationnellement comme héliocentrique et infini. La signature de Galileo, à l’encre sépia sur ce vieux grimoire est le signe et le sens, devenus patents, non de la fin d’un monde mais de l’advenue d’un autre. Placée en ouverture de l’exposition, personne ne peut l’éviter, je l'ai contournée jusqu'à la fin. Surplombée, comme une dérision négative, par l’immense statue du Cardinal Barberini, celui dont le silence devant les Jésuites, l’Inquisition et les Dominicains permit la condamnation et la réclusion de Galileo. Aujourd’hui encore une formule, en latin et en italien, accompagne sa mauvaise réputation : quod non fecerunt barbari, fecerint Barberini ; quello che non hanno fatto i barbari, l’honno fatto (i) Barberini. La traduction est inutile, le jeu de mots des barbares aux Barberini suffit.
Je n’ai pu, je l’avoue sans la moindre honte, empêcher un mouvement discret mais bien réel d’irrévérence à l’égard de ce Barberini de marbre, pour lequel mon regard fut de foudre. Et de réprimer un mouvement trop visible de tendresse pour celui qui incarne, en cette signature arrachée par des autorités crépusculaires à l’intelligence, la finesse et la sagesse de Galilée. Sa rationalité. Bien qu’il ne soit pas premier, le nom de Galileo Galilei est celui auquel il faut toujours revenir. Et si l’homme fut fragile, son raisonnement ne le fut pas. De l’ombre de son procès jaillit une lumière pour toujours. Lux in arcana…
En son honneur et celui de Giordano Bruno, l’hérétique brûlé vif dont le nom brille en lettre de feu, je me suis rendue Campo dei Fiori lever et boire un verre d’Orvieto sous sa capuche. Ceux qui connaissent le lieu comprendront.
Rome, le 25 Mars 2012
instants
Pluies
Pluie se cogne à la fenêtre
souffre et disparaît ;
trace nos misères ordinaires,
pluie séchée,
larme d’eau douce ;
l’ennui s’égoutte
à nos pieds
en flaches sombres.
Pour alentir la goutte de pluie
qui roule au carreau,
écrire avec.
La cigogne
Un point blanc au loin
portait un long cou noir
et son bec fin, invisiblement
Héraclite
à l’heure frêle où dansent les abeilles
aucun ciel n’est d’aujourd’hui,
aucune mer,
toujours à la naissance du monde ;
le fleuve ne passe ni ne s’arrête quand nous marchons à ses côtés.
ondoie et frôle le silence entre les mots.
Le coin des canards
Des miettes, des boulettes, probablement pas de croquettes, pas encore, ils avalent ce qu’on leur jette, du haut des passerelles qui enjambent la rivière qui traverse la ville. La passerelle, demoiselle, le féminin de passereau se demande l’ingénu ? Pour éviter cette niaiserie, nous disposons de ponceau, qui a l’avantage d’un double sens, ce n’est pas si courant au-dessus d’une rivière. Un ponceau, petit pont à une arche est aussi, rarement, le nom d’une couleur ou de la fleur qui porte cette couleur -rouge coquelicot- éblouissante métonymie. Ah ! pourquoi ignore-t-on dorénavant que l’on métonymise à tout va, comme Monsieur Jourdain… oui, oui, on sait, on sait.
Retombons à nos canards qui passent et repassent infatigables sous la seule jambe du ponceau qui n’est point rouge coquelicot. Mais bleu, mais vert, vert foncé, vert sapin, vert canard. Tous les enfants qui le franchissent veulent y camper un peu, beaucoup, au grand dam de ceux qui les tirent par la main. Car ils veulent lancer du pain aux canards. Mais voilà, soit on n’a pas de pain, soit on n’a pas le temps, et les deux, c’est encore plus courant -au-dessus de la rivière, bis repetita. Alors le ponceau s’emplit de hurlements différentiels selon l’âge, le sexe, le genre, le rang, la météo, le sens du vent, tandis que les canards passent et repassent, indifférents tant aux petites tragédies qui se jouent là-haut qu’aux désordres du monde.
Il faudrait pourtant se demander -surtout si l’on est insensible à toute beauté désintéressée- à quoi servent des canards-de-ville et ce qu’on nourrit en leur jetant du pain rassis à jet continu, se déroutant par là pour éviter les voitures, même si le Parking du Centre est au bout du ponceau… Le pain rassis tombé dans l’eau, chacun le sait, se fait méduse dans l’instant ; aussitôt, un raid de volatiles en formation réglée comme la Patrouille de France fond sur la pauvre chose qui n’a pas même le temps de se noyer. Pour quelques rogatons détrempés, l’escadron ailé rase le fil de l’eau au fil du rasoir. A ce spectacle mesuré à la plume près, le monde d’en-haut s’ébaubit. Et recommence.
Nous dirons que les-canards-de-ville ont un avantage sur nous : ils admettent leur défaite et abandonnent le terrain, si l’on peut dire, dès que la mouillette, le quignon qui fait trempette, est saisi par un bec plus véloce, ou moins bigleux qui sait ? ou moins affamé peut-être, ou moins obèse, encore qu’on n’a jamais vu, et c’est un grand mystère pour des canards soumis à un tel régime –gavage monophagique à tout heure– des anatidés en surpoids. Mais enfin, ils nous ressemblent, ces étonnants palmipèdes citadins qui sillonnent toujours la même avenue d’eau noire de crasse dans laquelle on ne voit plus leurs pattes orangées tricoter sous leurs ventres nageurs. La vie d’un canard citadin relève plus de la poicrerie que de l’image d’un long fleuve tranquille. Mais ils ne le savent pas, c’est en cela qu’ils nous ressemblent, à qui tout paraît lisse comme un plan d’eau douce : saturés par la main invisible du Marché –non point celui des Halles, mais celui du Monde de la phynance– sitôt gorgés, recommencent. Et s’abattent en meute sur ce qui se présente, serait-il toujours le même en des mains différentes. Le canard citadin est urbain, entendons adapté à la vie en groupe, il se promène, il se pavane, semblablement semblables à ceux qu’il croise ; s’il s’arrête c’est pour s’ébrouer un peu, et reprendre le train-train de son train quotidien. Le canard citadin urbain est heureux. De ce bonheur simple qui enjambe les rivières des villes par des ponceaux depuis lesquels les reliefs boulangers de quelques-uns finissent par ruisseler sur leurs plumes.
… mon été à… ; Saison I, épisode 6 : Le Vallon (suite)
On peut ne pas le croire, mais dans les Vallons, il y a des Vallées. Réduisons au singulier, un vallon peut cacher une vallée et des sinuosités dessinées dans les angles. Tant de merveilles se méritent qui demandent à être gravies,

ruelles, venelles, escabelles sur les pavés qui bossellent, les degrés desquelles supportent l’empilement des ans en volumes chargés. Simplifions l’équation au plus petit dénominateur commun fait de raretés et de surprises en ce lieu, lesquelles comme il se doit, ne se peuvent trouver qu’à raison de fouiner. Fouinons. Œil de lynx, système de détection awacs personnel, flair de limier affûté, garde rapprochée aux abois. Ce que d’aucuns appellent un festival du livre peut se métamorphoser, dès la première prise, en un jeu de piste sans fléchage, sans énigme mais non sans excitation. Quelle drôle d’expression et peu sagace qui pourrait indiquer que le livre -devenu par slogan un objet très abstrait- entre en festivités, qu’il est à la fête.
En fait de fête, c’est plutôt la ballade des introuvables retrouvés, au train de sénateurs d’une balade de chineurs qui reviennent sans mot dire au maudit plaisir de farfouiller partout, régressive satisfaction d’enfin pouvoir tenir, palper, soupeser, braver l’interdit archaïque, la pulsion primitive, le tabou puissamment refoulé et redoutablement actif : noli tangere ! aussi quand le livre festoie, le lecteur flamboie, se brûle, repose, reprend, s’enflamme, souffle sur les braises, secoue la cendre qui fait poussière entre les pages, ou l’inverse, et y revient. Tant et encore qu’il se laisse attraper par l’œil qui frise du bonimenteur qui dit vrai -cet ouvrage m’attendait ; et par le vendeur chapeauté étonné et souriant un peu trop au verre de vin qui prend le soleil avec lui. Pour une poignée de dollars et une négociation de principe - deux raretés faisaient tapisserie- on peut sortir de l’oubli et obtenir l’élargissement après condamnation par l’air du temps, des deux imprévus. Ce en quoi il y a bonheur plutôt que fête. La véritable eu-phorie est muette, ce joli mot né sans débordement il y a longtemps, bien avant que les livres et festivals n’existent, ensemble ou séparément.
Aussi, on doublera, dépités mais agacés, les bancs qui cachent ce qu’ils présentent : torture par le supplice de Tantale revu et corrigé sous des emballages transparents mais fors-clos, et ceux qui les tiennent et confondent fouineurs-lecteurs avisés avec collombiculteurs-reproducteurs et affichent des prix de truands. Alors on déambule, pérambule, ambule, la tentation à droite, à gauche, devant, partout.

Les livres qu’on a déjà -beaucoup ; ceux dont on s’étonne de les voir ici et ceux dont on ne s’étonne pas. Et puis la place est belle, qui surplombe la même rivière que trouvèrent les Angles en arrivant là, peuple alors inapaisé et guerrier.

Ruiné pour toujours le château, pris par les protestants de Coligny, on l’avait oublié, pillé par les Ligueurs quelques années plus tard, repris aux nouveaux frondeurs-pilleurs du siècle suivant par une troupe royale ; les restes d’un château d’antan, les toitures de vieilles tuiles,

les pierres disjointes d’un escalier qui ne mène nulle part,
pour des livres sans âge et deux lecteurs solistes au milieu de la foule.
Le 16 Août 2019
Dans mon escarcelle, ces deux captures : le Tome des Récits de l’Histoire romaine d’Amédée Thierry (éd. 1879) consacré à Nestorius et Eutychès, les deux hérésiarques du Vème siècle, ou comment, par des voies détournées, revenir aux sentiers familiers de jadis ; un autre de 1886, tacheté et tavelé, qu’il n’était pourtant pas possible d’abandonner -accompagnée d’encouragement- surtout pour les illustrations de Caran d’Ache. Le nom à lui tout seul fleure l’encre violette dans les encriers de porcelaine, les mines de crayon de bois, seuls et uniques moyens d’écrire d’une époque fantôme. La Comédie du Jour sous la République athénienne, par Albert Millaud, en est le texte. Le trait du dessinateur, à nul autre pareil. Une merveille. Y revenir.
…mon été à… : Saison I, épisode 5 : Le Vallon
(Pour A.B)
J’avais promis que des huîtres arriveraient avec moi. Ici, on a oublié que la mer existe. Les petites routes et les chemins mènent aux champs, aux prés, aux villages, aux hameaux, laissant quelques arbres regroupés sur les bords et bien verts malgré les chaleurs estivales accablantes, trouant ce qui devait être des forêts munificentes il y a des siècles, passant la rivière La Creuse qu’on n’attendait pas là. Mais puisque des livres disent qu’elle coule au milieu de la France, un jour ou l’autre on finit par la voir boucler au ras des herbages, et s’insinuer sous les vieux ponts de pierre construits pour l’enjamber dans les bourgades, fleuris pour faire jolis, plaire aux habitants, inviter le voyageur à s’arrêter peut-être.
La Creuse, affluent d’un affluent de la Loire, vient de loin depuis longtemps. Elle parcourt chaque jour une distance deux fois plus grande que celle que nous franchissons, les huîtres et moi aujourd’hui, parce qu’il faut croire avec les enfants que les fleuves font quotidiennement le trajet qui les mène de leur source à leur confluence à d’autres fleuves, ou même jusqu’à la mer quand ils s’y jettent, bien que ce jaillissement propulsé soit parfaitement invisible. Et la voiture poursuit son avancée tranquille, un tracteur devant, un autre en face, certainement une conjuration volontaire contre tous ceux qui s’abstiendraient de musarder en si douce campagne et si modérée.
Dans le virage retenu par l’obligation de bonté qui recouvre tout le paysage, ses lignes, ses lointains, ses courbes, ses vallons, la longère apparaît adossée à la chaussée, exactement parlant, lui tournant le dos. Franchir le pas, la barrière est ouverte, rouge brique, rouge sérieux, cerise mûre, pourpre, grenat clair, lie de vin, rubis. La façade blonde, les contrevents de bois blanc. Le ciel bleu. L’instant doré. De ce côté-là des murs, l’horizon n’est pas à perte de vue comme on le dit à tort, mais à bénéfice, excédent, plus-value. Rien n'arrête le regard, ni clôtures, ni relief étroit ou pointu, ni rupture des courbes. L’espace devant, au fond, de chaque côté, d’infinies teintes en demi-teintes, aplats, touches, nuances des prairies prolongées jusqu’au ciel qui prend la relève, oblige à une vertigineuse contre-plongée, une syncope éblouie de lumière bleue. Un petit coulis de vent emporte alors toute nécessité pour l’anéantir.
Et puis les nuages sont arrivés sans point de départ visible, sans moment saisissable, étirant le ciel tel l’océan qui disparaît et libère dans les vaguelettes de sable de l’estran d’insoupçonnés nuanciers de gris et de nacres roses pâlis,

sitôt remplacés par une toison lainée, luminescente et drue, un lourd tissu mais froissé et troué, tout chiffonné d’usure et de splendeur. On aurait aimé que la voûte fût, le temps de le dire et contre toute logique, l’image sensible d’un envoutement d’un autre temps.

Dans la partie vide dépourvue de nuées, l’impeccable, fine et courte trace d’un avion.
Il s’en fallut de peu que les nuages noctulescents ne tissassent pas la trame sur laquelle une lune insolente vint se pendre et lancer un regard tout droit venu de Méliès. Il aurait suffi que le fond de l’air fût juste un peu plus frais pour ne pas gober les huîtres sous la treille de lourdes grappes noires. L’entassement des coquilles vidées avec une délectation et une célérité certaines faisait joie à une représentation singulière dans son ordinaire : tandis que des pics-verts attaquaient les hautes branches du grand arbre et que d’autres avions, cette fois invisibles dans la nuit devenue opaque, laissaient filer à l’étouffée leur sillage si peu sonore, depuis le lac noir de la terre, la lune telle un inversé soleil placé en abîme, la lune remontait, impossible noyée.

Jusqu’à demeurer face à nous, arrimée au-dessus du sol, concentrée, d’une si parfaite rondeur qu’il y avait là du défi, de la bravade, de la superbe assurément. Équilibre inattendu et opiniâtre de Viviane et de Sénélé, perfection de l’eurythmie cosmique, l’harmonie du soir, l’urgence de toute beauté simple.
Le 16 Août 2019
–à suivre–
...et autres mémorables... Saison II, épisode 4 : Misenum
Faut-il vouloir désavouer par avance les stratégies du destin pour baptiser un bateau Fortuna, surtout s’il est militaire ? On peut le penser. Puis l’oublier si l’on croise dans la baie de Naples. Les champs Phlégréens ne le sont pas tant que ça, seule la beauté de la mer allume mille feux aux yeux des poètes, des penseurs, des habitants eux-mêmes capturés par et retenus dans la magnificence des paysages, et s’en remettent depuis toujours à la quiétude que l’air, la terre et l’eau, répandent alentour.
Il fait bon. On reconnaît le changement de saison à la fraîcheur des petits matins, aux nuances orangées du ciel le soir, aux raisins arrivés sur les tables de Stabæ la luxueuse, Misenum la portuaire, Oplontis la résidentielle, et les olives nouvelles, la sorbe en couleur d’automne chez Lucius Crassus Tertius qui fait allumer des braseros pour dîner sur sa terrasse et admirer l’anse dans laquelle la flotte impériale vient de prendre ses quartiers. Il y a bien une sensation tout à la fois insignifiante et prégnante, de celles qui vous retiennent parfois devant un ciel immense et sublime, mais Lucius Crassus n’est pas homme à prêter attention à l’infime, trop soucieux de garder intacts les signes de sa réussite, sa villa, ses fresques, ses bijoux… qu’il manqua de perdre il y a dix-sept ans dans un séisme aussi inattendu que violent, lui causant des dommages considérables qu’il réussit cependant à réparer. Il ne faudrait pas que le souvenir d’un moment si douloureux vienne gâcher ce sentiment de bien-être et de satiété qu’il goûte devant la mer chaque soir et jusqu’aux premiers froids de l’hiver, et que le léger rappel que le sol envoya il y a deux ans environ dans toute la région ne réussit pas à entamer. Alors, quand le ciel se rétrécit, enfermant tout dans une épaisse enveloppe de fumées grises, Lucius Crassus ne s’aperçut de rien. Il était encore trop tôt ce 24 Octobre, il n’avait pas mis le pied hors de sa luxueuse demeure.
En revanche, à Stabæ, un peu plus au Sud, une inquiétude extrême tourmente deux habitants, au point que l’un -ils sont parents- décide de réagir : on vient lui porter la supplication d’une connaissance romaine, prise au piège du déchaînement soudain du Mont Vésuve, ce qui conforte sa décision de partir sur le champ rejoindre Misenum et la flotte impériale qu’il commande. Depuis ce jour, son jeune neveu et fils adoptif resté sur place ne l’a jamais revu vivant.
Vingt-cinq ans plus tard, il raconte ce qu’il sait, ce qu’il a reconstitué, ce qu’on lui a rapporté. Comment son oncle et père adoptif, après avoir parcouru l’Empire du Nord au Sud, de la Gaule à l’Espagne, rempli tous les devoirs de ses charges, conseillé Vespasien, réalisé la plus grande Encyclopédie d’histoire naturelle jamais écrite, étudié Sénèque, infatigable travailleur, omniscient, comment cet homme admirable trouva avec la mort, le linceul de cendres dans lequel on le découvrit intact et parfaitement conservé (corpus inventum integrum). Dix-neuf siècles et quarante ans plus tard, on en sait beaucoup plus, on sait presque tout, mais on ne peut s’empêcher de relire les deux lettres que Pline dit le Jeune écrivit à Tacite sur la disparition de Pline dit l’Ancien et l’éruption du Vésuve. L’itinéraire de l’un pour rejoindre Pompéi et Herculanum, compliqué par les fumées, les ponces, les nuées ardentes, les coulées de lave brûlante de l’autre. La foule qui s’enfuit vers la mer pour échapper au pire. La mer qui recouvre le littoral dans un raz-de-marée inouï. On apprend des fouilles, des recherches, des travaux, qu’ils sont morts asphyxiés, ceux qui sont sortis de chez eux et carbonisés ceux qui sont restés. Ou selon qu’ils vivaient à Pompéi ou à Herculanum. Que le tapis de cendres dans les rues était aussi épais, et peut-être bien plus, que celui de la neige en hiver sur les flancs de l’Etna, l’autre monstre et connu de tous, à jamais légende du philosophe d’Akragas. On sait aussi, et cela dès la correspondance de Pline dit le Jeune, que ce jour-là le jour se confondait avec la nuit, tant fumerolles, émanations, vapeurs contraignaient toute lumière. On a même appris très récemment qu’il fallait réécrire les livres d’histoire et de latin, ou seulement les premières lignes consacrées à l’Éruption –ou aux Pline– pour la rajeunir de plusieurs semaines : preuves ont été dûment, irréfutablement établies qu’il s’agit du 24 Octobre et non du 24 Août –de l’an 79 de notre ère. Cela fait 20 ans, 20 ans seulement, que l’on a authentifié le squelette de Pline dit l’Ancien, au milieu de plusieurs dizaines, mais légèrement à part, à l’embouchure du fleuve Sarno, porteur de nombreux et riches bijoux. On sait où son cadavre avait été trouvé, on a lu Pline le Jeune, mais on le croyait disparu, corps et biens. On avait à moitié tort, car du corps s’il ne subsiste que quelques os, les biens, quand ils sont bracelets et torque d’or et d’ivoire, font des restes bien plus présentables, accompagnés d’un glaive richement orné. Et les motifs en coquillages des indices très suffisants d’appartenance à la marine et son haut commandement ; on apprend aussi et encore que ce squelette remarquable peut raisonnablement être rattaché, comme Pline dit l’Ancien, à la classe équestre par les têtes de lion caractéristiques sur le bracelet sus nommé. Enfin, le crâne déposé au Museo storico nazionale dell’arte sanitaria de Rome, un musée de la médecine en somme, a toutes les chances d’être reconnu plinien, de Pline l’Ancien mort devant Pompéi en allant secourir ses concitoyens en application de la sagesse stoïcienne, puisque l’étude de ses dents a révélé un cocktail d’isotopes ad hoc…
Ergo, il faut tenir pour acquises deux choses –et quelques autres, mais deux– à propos des philosophes : primo qu’il leur faut demeurer éloignés des volcans ; deuzio, rédiger leurs dernières volontés sur le devenir de leurs os et particulièrement de leur crâne, qui a une fâcheuse tendance à être décollé de leur corps*… Mais aussi que non solum l’œuvre de Pline a vécu loin et hors de sa dépouille présumée, sed etiam, ce que l’on vient de découvrir, ne la modifie pas d’un iota. Qu’il ne faut pas manquer de revêtir le mort illustre d’autres habits bien mieux taillés. Ce que le Jeune Pline dit de son oncle l’Ancien montre aussi et d’abord un homme de l’antique, pétri de ses lectures stoïciennes, là où l’on pourrait voir et s’en offusquer, une certaine indifférence à l’urgence, voire un certain mépris. S’il y a mépris, c’est à l’égard du danger et de la frayeur qu’il suscite ; le détachement affecté de Pline rapporté dans les deux lettres de son neveu, est le contraire d’un désintérêt ou d’une désinvolture, ils entreraient d’ailleurs en contradiction avec sa décision de partir mettre les nefs et les liburnes au service de la population. Pline le Jeune rapporte que son oncle, qui s’est arrêté préalablement chez un ami à distance du volcan, prend un bain, se repose, se détend. Il n’y a là aucun scandale, l’image de la tranquillité de l’âme, l’ataraxie -équanimité- commune aux épicuriens authentiques et aux stoïciens est une obligation d’ordre moral. Le neveu est précis : l'oncle soupe avec gaité, ou en feignant la gaité ; à quoi cela sert-il de propager et multiplier les peurs ? avons-nous le moindre pouvoir sur les éléments ? pour le dire en termes précisément stoïciens, cela ne dépend pas de nous. Il faut donc, en dépit de la gravité de la situation, éviter le trouble de l’âme. Cela s’appelle aussi, dans ce registre, la temporisation que l’on pourrait traduire par la suspension des effets dramatiques ; entre le défi posé par le volcan et la souveraineté de sa volonté, Pline l’Ancien ne choisit pas, il sait. La seconde est la seule sur laquelle il a du pouvoir. Il va (tenter de) s’adapter à la situation. Raison contre émotion. Cela lui coûta-t-il la vie, et celle de ceux, ils furent nombreux, qu’il ne put sauver à temps ? Mais qu’il n’aurait pu sauver de toute façon chuchote Sénèque à notre oreille….
Il avait appelé son bateau Fortuna, on s’en souvient.
[*cf l’aventureuse histoire du crâne de Descartes, archives 8, 10 et 14 Mai 2017]
les temps, les mots
Trinacria,
On me dit que violette est la mer là-bas,
que les temples la nuit ne dorment pas,
on me dit qu’ils se souviennent de moi
depuis des siècles ; et que le jasmin devenu fou
de trop m’attendre dans le cloître petit,
toute sagesse s’en est allée se jeter dans l’Etna.
*
Dame-Oiseau
belle et beau
*
Hache
devant l’hêtre,
abattant son coup fend l’air
et Arche le fait être
*
La baie fait béer la mer
*
Le renard bleu mit une patte avant dans le piège,
ni plus malin qu’un leu blanc
*
Apollinaire
Elle se promenait le long des lés de France,
Marie,
portant haut son verre aux brisants de la rime
Marie marchait tout aux bords de l’abîme.
*
Air, Terre, Eau
aronde vole autour du soleil,
et mésange passée en silence ;
moineau qui craint l’eau
n’ôte pas son habit.
Les anges font la part plus belle
aux nuages qu’ils mélangent
au presque-rien
Rouge fraise et petite,
tu bois
l’eau sous la feuille
elle épingle au ciel des milliers
de pointes étoilées,
la lune,
et jette
une mince rognure d’ongle
blanche serpe cintrée
…et autres mémorables… Saison II, épisode 3 : Dordogne
A perte de vue. Boisé, gibbeux, doux, le paysage. Sous un ciel gris pâle, opalescent par endroits, gazeux. Il fait plus que frais. Depuis peu, l’automne annoncé modifie les verdures, certaines en les décolorant, d’autres en les fanant. Je ressens des frimas encore indécelables bien que déjà épandus dans la campagne d’où ils se sont disséminés dans la pièce, par eux frappée d’humidité poisseuse. J’ai dû franchir l’allée d’honneur sous la marche forcée des nuages, protégée par les grands chênes et les cyprès, laisser la tour de l’angle nord-est, la Trachère, le corps principal du château et ses échauguettes, la terrasse, les deux autres tours ; quelques pas dans la cour et ses douze marronniers, le hennissement des chevaux depuis les écuries contre les remparts, les abois des chiens au chenil, une volière, serre, potager, chapelle, et revenir vers la porterie de la dernière tour, moins élevée ; à peine le temps de distinguer les armoiries, emprunter quatre à quatre l’escalier à vis qui serpente le long de trois étages. Personne ne m’a vue. J’entre.
La pièce, vide de toute présence n’est pas inhabitée. Des jours que je guette depuis le village en bas que le maître des lieux s’en échappe pour quelque commerce extérieur. Des jours que j’attends, à mangeotter des cotignacs entre deux averses. Le bien nommé hameau de Montravel, le mont d’où l’on observe. Des heures que je surveille Pierre de Lagreau le receveur, toujours à son rôle d’officier du domaine agité, va et vient permanent. J’y suis enfin. D’abord je ne vois pas les rayonnages, les livres, la table, la chaise, les poutres du plafond, plutôt je ne vois pas bien, et me dirige vers une des fenêtres, il y en a trois, pour adapter mes yeux à cette quasi obscurité d’un après-midi pluvieux de contrebande ; je l’ouvre grand et fais entrer tout ensemble la bruine et les vertes collines trouées çà et là de rouille et d’or. Parvenant dans mon dos, étouffés par l’épaisseur des pierres et l’espace extérieur, les gloussements volaillers et les affairements domestiques. J’entre en songerie.
Une gifle de pluie me fait refermer la fenêtre et me retourner alors que je viens tout juste de discerner au loin le pont de Palot, sous lequel passe le surion d’eau, familier à tous, roulements de cailloux, fâcheries d’hiver et petits poissons que les gamins pourchassent en courant au bord des aubarèdes, manquant chaque fois tomber dans le ru. Ni à la croisée, ni dans la pièce, je ne peux m’alanguir : je suis là en intruse, indiscrète, espionne, sans-gêne, fouinarde. D’abord, toucher avec les yeux : cinq longues tablettes reçoivent des livres empilés en nombre. Elles courent le long de deux murs, de part et d’autre d’une table, d’une écritoire. Impossible de compter, des dizaines, des centaines à coup sûr. Au-dessus d’eux, comme en miroir inversé, les poutres font un immense recueil béant, recouvertes de citations peintes à même le bois, noir sur blanc, dont je découvre que certaines sont reprises dans la tranche épaisse des étagères. Lettres, mots, formules, français, latins ou grecs, tournaillent partout. Je suis au centre d’un cercle sacré. Je me mets à virevousser.
Et saisir le premier livre à portée de ma main stricto sensu. AUSONE, édition italienne du début du siècle ; un ouvrage magnifique, dont les pages contiennent en marge du texte des notes manuscrites en latin et en grec. Juste au-dessous de lui, le même, dans une édition française, lyonnaise précisément, un peu plus tardive. Ordre alphabétique respecté : Jan-Antoine BAÏF, Les Œuvres en rime, dont Les Amours, manque le volume II ; 3 volumes de CESAR, en latin : Rerum ab se gestarum Commentarii, édition parisienne ; Commentarii, édition hollandaise récente, notes et synthèse manuscrites en marge, en français, Commentari di G.Guilio Cesare, superbe édition vénitienne avec gravures de Palladio. Signature quasi illisible. Fébrilité. Excitation. Frustration à venir. Je passe d’une pile à l’autre, DENYS d’ALEXANDRIE, ΔΙΟΝΥΣΙΟΥ ΑΛΕΞΑΝΔΡΩΣ τῆϛ οἰκουμένηϛ περιήγησιϛ, De situ orbis libellus, Paris, R.Etienne, édition récente, une petite indication manuscrite en première page, ‘provenance B’ ; même indication pour un DIOGENE LAËRCE édité à Bâle, avec note marginale en latin du mystérieux B. Avec note finale en italien un PETRARQUE, Il Petrarca, édité à Lyon… Impossible de tout regarder, de tout saisir, il y en a tant, et chacun d’eux est une merveille. Je reste un bon moment à feuilleter avec précaution l’édition allemande du Livre III De rebus Philosophicis des Enneades de PLOTIN, dans la traduction de Marsile Ficin. Je découvre Le miroir hystorial de VINCENT de BEAUVAIS 2 vol, traduction Jean de Vignay, Paris. Quand j’entends les sabots d’un cheval au petit trot passer sous les fenêtres et s’engager dans la Cour, je disparais.
ce 18 décembre 1584,
veille de l’arrivée du Béarnais, ses gentilshommes et ses chiens, pour chasser le cerf dans la forêt de Bretonnard, alentour, et prendre son repos au Château de Montaigne. Ni lui, ni ses gens ne monteront dans la librairie aux mille livres et aux poutres pensantes.
Mon rêve traversera les siècles
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Petites recommandations d’une indécrottable : lire Montaigne sans discontinuer* in extenso et par petites touches, ne jamais ranger Les Essais, avoir une bibliographie montaignienne charpentée et toujours en voie d’extension**…
*dans le français de son cru pour éviter faux sens et contre sens, choisir une bonne édition et même en avoir plusieurs (et donc renoncer aux « romans de la rentrée ») croiser les notes, les explications, les commentaires. Et oser le rompement en s’attardant à la beauté de cette langue, chose qu’on ne fait pas assez.
**comme ce dernier lu, occasion indirecte de ces lignes : Michel Chaillou, Domestique chez Montaigne (L’imaginaire, Gallimard, 2010), ni essai, ni roman, savant mais point pédant, très précis et léger, au style ébouriffant, qui vous met Montaigne, ses contemporains, et les villageois des siècles suivants, dans le creux de la main.
…et autres mémorables… Saison II, épisode 2, Firenze.
Elle s’appelle Maddalena. Agée de cinq cent soixante sept ou peut-être huit ans, elle a failli disparaître il y a cinquante trois ans, mais réapparut pour toujours il y en a quarante-sept. Ainsi une existence que l’on croirait de peu, a traversé les âges, leurs malheurs et leurs calamités, tandis que les plus puissants des puissants furent emportés en leur temps et à jamais.
Maddalena est née toute vieille, en 1453 ou peut-être 54. L’époque n’était guère précise, nul ne pouvait savoir… Maddalena est née vieille et grande, plus grande qu’à l’ordinaire pour une vieille femme. Maddalena est née vieille, grande et fripée, comme si elle était morte déjà, ou tout près de mourir. D’ailleurs elle tient ses deux mains jointes, et ses cheveux si décoiffés et si longs, sont de ceux d’un cadavre enseveli de peu, qui continuent de pousser encore, avec les ongles dit-on, dans un dernier et vain effort et contre l’inéluctable. Mais Maddalena est debout, pieds nus, chétive, fugitive presque. Sa jambe droite à peine fléchie à hauteur du genou que le haillon recouvre en s’entrouvrant tant il est élimé. Était-elle souillon, gaupe ou mendiante ? quelle famine rendit son corps si décharné et sec que son cou, que ses bras sont devenus parchemins où suivre le dessin de ses vaisseaux vidés de leur sang. Mais Maddalena debout, pieds nus, mains jointes, ne chancelle ni ne défaille, peut-être Maddalena sait-elle que ses osseuses formes et squelettique allure seront le meilleur atout de sa longévité.
Son visage, quelques mèches de sa chevelure ligneuse retombant sur le front, son visage n’est pas doux. Ni frais, ni caressant. Mais aride et desséché. On n’y voit pas les yeux tant ils sont engagés dans les orbites, aucun sourire ne point, pourtant, légèrement décollées l’une de l’autre les lèvres paraissent vouloir l’esquisser, c’est peut-être qu’on se prend à vouloir déchiffrer d’énigmatiques signes. Alors pourquoi Maddalena, pourquoi cette imperceptible inclinaison de tête, vous déportant doucement à l’opposé du point d’appui de votre jambe, sinon pour que je ne puisse détacher mon regard de vos deux mains jointes, mais jointes à peine, formant un petit pont, une petite entrée voûtée, un arc trop resserré à hauteur de votre souffle, à hauteur de votre âme ?
Maddalena, aujourd’hui ocrée, terre de Sienne, terra cotta, brun-rouge, venue en notre monde au mitan du XVème siècle, d’un peuplier blanc qui lui donna forme, et, nous dit-on aussi, que l’on recouvrit d’un peu de couleurs dont il ne reste plus rien. Il y a environ un demi-siècle, quand le fleuve a déversé ses eaux et ses boues dans toute la ville, une fois de plus, une fois de trop, quand, en ce jour maudit de Novembre, le 2, le jour des Morts, la pluie commença de tomber pour ne plus cesser, et que deux jours après, les sols, les rues, les terres, tout était sous les eaux sales et fangeuses ; quand le déluge revint sans ramener Noé, Maddalena fut au nombre de ceux qui ne périrent pas. On la retrouva abimée, décolorée à jamais. Quand il fut temps quelques années plus tard encore de la nettoyer, de la soigner, de la restaurer, d’avoir pour son humilité tout le talent réparateur qu’elle méritait, on découvrit dans ses cheveux de bois de minuscules traces de fils d’or.

Maddalena, sculpture sur bois de Donatello (1386-1466) ; Florence, Museo dell’Opera di Santa Maria del Fiore. Émotion triste rebrodée de joie simple.