Les objets de l'été - 5 -
De tous les âges et usages,
Le tournesol n’est plus qu’un objet, tout replié devenu, par concrétion commune et mécanique dans le nom de Van Gogh. C’est tout juste si l’on se souvient qu’il s’appelle aussi héliotrope, enraciné étymologiquement en terre grecque. Les botanistes, maniant le latin à la binette et sur le terrain, le nomment helianthus annuus et prétendent qu’il suit le cours du soleil en se tournant de l’est à l’ouest depuis le matin jusques au soir, ce qui est, cette fois, un tripotage de l’astronomie galiléenne celle qui inversa le cours de l’univers, il y a un bon moment déjà, montrant pour toujours que les mouvements rotatifs ont échu à la terre seule.
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Le tournesol, objet de culture et d’agriculture, kitschissime devenu en toutes matières et supports : la toile-cirée-des-tables-de-jardin, le couvercle-en-carton-des-boîtes-de-confiseries, la faïence-des-carreaux-aux-murs-des-cuisines-des-salles-de-bains-des-couloirs-des-lingeries, le papier-des-serviettes-en-papier et le papier glacé (glacé !) des publicités-pour-le-Sud plutôt que la lavande qui vient au second rang, selon mon classement rudimentaire, partial, non homologué. On dira aussi, pour achever les confusions de tous ordres, que bien des pages censées nous instruire de ce que nous ignorons – visibles à tout moment sur les écrans – se mélangent les pinceaux en affirmant plusieurs vérités, ce qui n’est pas la garantie d’en dégager une seule. Ainsi, si la plante fut introduite au 16ème siècle en Europe par les Espagnols qui la tenaient des Amérindiens en général et Mexicains en particulier, il s’agit de sa version domestiquée, cultivée donc, cependant que des héliotropes sauvages étaient bien implantés de ce côté-ci de l’océan, nous avons des textes. On dirait que l’ordinateur n’a pas les mêmes que nous. Pline l’Ancien en parle – Histoire naturelle, t II – dans la catégorie des remèdes, en décoction avec de la racine de mercuriale (mâle pour engendrer des garçons et femelle pour … c’est si simple !) aussitôt après – à prendre stricto sensu dans le contexte – il faut, au choix : boire le suc dans du vin cuit, manger les feuilles (de la mercuriale) bouillies à l’huile et salées, ou même crues dans du vinaigre, mélangées à de l’héliotrope. Le même, quatre chapitres et quelques pages plus loin rend hommage à cette merveille, laquelle en sympathie avec le soleil se tourne vers lui, même par temps couvert. La nuit, comme s’(il) le regrettait, (il) ferme sa fleur bleue. Surtout ne pensez pas que Pline a confondu avec le lin, un jour de grosse chaleur ; héliotrope désigne un genre, il en existe donc des centaines, dont celles aux fleurs petites et bleues ou diversement nuancées depuis le violet, au point que la couleur et la fleur se nomment pareillement.
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Plus grand-chose à voir avec les rondeurs éclatantes et haut portées de notre tournesol des champs, lequel serait bien incapable de nous protéger du scorpion, Pline encore, Pline toujours, nous instruit : avec un rameau d’héliotrope, encercler au sol l’animal, cela suffira pour qu’il n’en sorte pas. Vous pouvez aussi le recouvrir totalement de la plante, et bien d’autres recommandations pour éloigner les fièvres ou produire des effets aphrodisiaques.
Mais l’héliotrope d’Ethiopie a tout pour me séduire, puisque son nom contient les lettres de celui de son pays d’origine. L’inverse n’est pas tout à fait vrai. J’aime cette économie de moyens – 5 lettres communes – dont certaines langues ont le secret, les latines notamment, la française particulièrement. Seconde découverte, il ne s’agit pas d’une plante ou de sa fleur, mais d’une pierre, un objet minéral, que l’on tient dans le creux de sa main s’il est poli, qui lance des couleurs porracées – dixit (encore) Pline, et veiné de rouge. Mettez-le dans de l’eau et les rayons du soleil qui y tombent seront eux-mêmes madrés de reflets couleur de sang. Hors de l’eau, l’image du soleil lui fait un miroir et selon certains mages, mêlé à la plante du même nom, il vous rendra invisible, aidé par quelques incantations. Et là, mes pensées prennent deux chemins de textes différents. En raison du fait que je peux le saisir et le retourner dans ma main, ce caillou héliotrope est le galet pongien ; en raison de la légende d’invisibilité qui s’attache à elle, cette pierre est platonicienne, sertie dans un anneau qui rend Gygès inapparent à tous, s’il en tourne le chaton. Socrate – in Platon, République, ch. 2 – en fait une leçon philosophique redoutable : faisons-nous le bien par crainte des réprimandes ou parce que c’est (le) bien ?
Le tournesol porte aussi son poids de légendes, et comme il ne faut pas toujours croire qu’elles sont belles et douces, en voici une assez cruelle sous le régime courant de la métamorphose végétale. Avec Narcisse, Hyacinthe et les autres, voilà Clytia, dont Apollon, dieu du Soleil, était bien sûr ! éperdument amoureux … jusqu’à ce qu’il se lasse pour lui préférer Leucothée – forcément fille d’un roi qui en fut très fâché en l’apprenant et la fit ensevelir vivante. Clytia n’en retrouvait pas le repos, la jalousie et la délation sont vraiment deux vilains défauts qui vous pourrissent la vie ; elle passait désormais ses jours à suivre la course du Soleil son bien-aimé dans le ciel, avant, finalement, de se transformer en fleur héliotrope. Les deux amoureuses contrariées eurent une fin tragique, l’une sous la terre l’autre sous le soleil, pour l’éternité. Ce sera l’objet d’un ultime étonnement sans lien avec ce qui précède : comment se fait-il que dans le calendrier révolutionnaire, l’héliotrope apparaisse en Brumaire au 6ème jour, c’est-à-dire, à la louche ou plutôt la brouette, entre fin octobre et fin novembre, époque sans le moindre tournesol dans les champs de l’hexagone ?
Déjà, en ce début du mois d’Août, ils sont tous cramés. Bien m’en a pris de les photographier il y a quelques semaines,
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je certifie que ces clichés très ordinaires, sont miens et ne proviennent pas d’une réserve accessible à tous. Selon une très belle expression de Ponge ils sont (des) objets du dernier peu. Et tandis que Rimbaud pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin /Avec l’assentiment des grands héliotropes, nous lisons dans l’inventaire après décès du célèbre parfumeur, Jean-Louis Fargeon, fournisseur attitré de Marie-Antoinette, qu’il composait de la pommade à l’héliotrope, il y en avait 32 et 6 kg séparés dans son stock.
Les objets de l'été - 4 -
[Addendum 1 à Les objets de l’été – 3 – La fenêtre.
Il se pourrait bien que cela devienne un refrain … mais je n’y peux rien.
En compulsant à l’aveugle mais sachant où j’allais, le Manifeste du Surréalisme d’André Breton, je tombe sur l’expression, connue-oubliée et image inusable : une phrase (une phrase ! pas une idée) qui cognait à la vitre. Suivent des lignes qui tentent de rattraper l’instant fugace du souvenir faible d’un homme marchant et tronçonné à mi-hauteur par une fenêtre perpendiculaire à l’axe de son corps. Et Breton de regretter n’être pas peintre pour représenter cette vision : « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » ; il faut avouer que ça manquait au billet précédent.
Addendum 2 : Breton, in Clair de terre – Nœud des Miroirs : Les belles fenêtres ouvertes et fermées/Suspendues aux lèvres du jour/ Les belles fenêtres en chemise/Les belles fenêtres aux cheveux de feu dans la nuit noire / Les Belles fenêtres de cris d’alarme et de baisers (…) – Superbissime introduction d’Alain Jouffroy, dans l’édition Poésie/Gallimard 1961-1969]
*
* *
Donc, Les objets de l’été, 4ème épisode.
La boutique et le prie-Dieu.
On pourrait y voir malice. C’est l’objet de notre billet de mauvaise foi, ou comment la présence du second ne rend pas la première moins accueillante, car il faut le reconnaître, le prie-Dieu, objet inattendu y compris dans les églises de nos jours, l’est encore plus dans une boutique joyeuse, hospitalière, lumineuse et autrement plus secourable qu’un oratoire confiné, sombre, humide, serait-il encensé.
Sans y avoir pensé, il se peut que se soit accompli là un geste surréaliste i.e : rapprocher deux objets hétéroclites ou, en poésie, deux mots ou deux images hétérogènes. L’une des plus puissantes réunions, selon le critère de l’étincelle chère à Breton et nos souvenirs :
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celle d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection (Lautréamont, Les Chants de Maldoror, IV) ou pour le dire comme Reverdy, qu’il cite aussi, le rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Nous apprécions l’euphémisme.
Éloignés, nos objets susnommés ne le sont plus depuis qu’un facétieux bouquiniste a fait choix de mettre en sa bouquinerie et en bonne place, un agenouilloir comme porte-livre, ce prie-Dieu d’un autre âge remis au goût du jour. Reste à savoir ce dont il doit se confesser, nous parlons de l’objet, bien sûr.
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Pour l’heure et les temps à venir, il lui faudra supporter la lourde faute de ceux qui, impénitents, se livrent, se sont livrés et se livreront au plaisir solitaire toujours renouvelé de la lecture, raison suffisante pour siéger en ce lieu défendu, au double sens de interdit, prohibé d’une part, protégé, préservé de l’autre. Sans exclure le péché d’abondance, non inscrit dans la liste des capitaux, ni même des capiteux, tandis qu’il est la cause directe et suffisante pour amorcer et entretenir ceux de concupiscence, gourmandise, envie et autres peccadilles – insatiabilité, appétit, ardeur curiosité, tentation – vénielles au regard de l’irrémissible inclination à se soumettre inconditionnellement à ce vice parfait, lire, lire et lire encore …
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Mais le prie-Dieu-bouquiniste en dit bien plus. Qu’il soit là et seulement là —une non-librairie, où vous chinerez et trouverez les ouvrages introuvables chez les vendeurs-de-livres-qui-viennent-de-paraître (attention, après les livres – non, les « romans » de l’été, nous attendons ceux de la rentrée, puis ceux des prix, puis des fêtes, juste avant ceux de Janvier, tous, tous, sans la moindre exception, formidables et indispensables !) – que le prie-Dieu soit là et pas dans une bibliothèque par exemple – pardon, une médiathèque – est une invitation bien plus profonde encore : il est le seul signe sensible de ce qui manque dans les lieux susnommés, considération, estime, respect, curiosité pour des auteurs et des œuvres que la concurrence intéressée du marché et le manque de courage interdisent de rééditer, on y laisserait sa chemise. Et plus encore. Le prie-Dieu – retapissé aux couleurs cardinaliste et épiscopale, cela non plus ne peut échapper – rappelle à qui le regarde avec espièglerie, qu’en cette place de toutes les tentations,
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il nous faut, avec sérieux, nous incliner devant l’infinité des manifestations de l’esprit humain qui tant font défaut depuis que rareté, élégance, précision, difficulté aussi, ont été ajoutées à la liste des vices d’écriture.
Aussi, quand nos yeux se portent sur la petite inscription gravée dans le cuivre et rivetée au dossier pour marque de propriété, comme fait le sang parfois devant l’étendue de l’ironie du sort quand elle confine à la perfection, nos yeux ne font qu’un tour dans leurs orbites : Mme Désespoir !
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Magnifique travail du marguillier – il paraît que dorénavant il faudrait écrire marguiller, mais pourquoi donc ? – qui résout là une double difficulté : laisser le nom de la bienfaitrice à la postérité, lequel contient tout ce que l’avenir, peu avare de peines à venir, nous réserve. Ainsi, Madame Désespoir détenait en son église un prie-Dieu estampillé à son nom, qui, chaque fois qu’elle baissait la tête en signe de pénitence – c’est-à-dire sans cesse – lui rappelait sa condition définitivement irrécupérable. Madame Désespoir ignore aujourd’hui et là où elle est – si nous autorisons la synecdoque qui la ramène à sa seule chaise basse – que notre désespoir n’est plus le sien, mais que le sien était peut-être moins rude, si l’on considère qu’à genoux sur son prie-Dieu, elle n’avait qu’une seule dévotion livresque, son missel. Aucune autre tentation. Ce n’est vraiment pas notre cas.
Le prie-Dieu n’est pas le Saint-Siège, certes, certes. Mais la diablerie nous guette qui nous inviterait bien à poser notre séant où Madame Désespoir posait ses genoux, afin, tournant confortablement le dos à ce nom décidément trop in/croyable, nous voyions dans notre dévotion païenne aux livres refoulés des circuits consuméristes, la seule prière qui vaille.
Pour Luc B.
en clin d’œil et remerciements pour préserver, à Rochefort, un petit coin de paradis.
Les objets de l'été - 3 -
[Addendum à Les objets de l’été – 2 –
Parcourant une nouvelle fois les Lettres de jeunesse de Freud pour y confirmer une intuition qui me tarabuste, je lis, à la date du 22 Août 1874, ceci : J’ai la plus grande envie de voir revenir le temps du raisin ; pour l’instant, il n’y a rien d’autre que de monotones poires. Les poires sont le fruit le plus stupide, le plus fade, le plus prosaïque du monde. Là, je dois dire à Don Cipion – Freud – mon plus profond et respectueux désaccord, auquel je mêle cependant la plus grande satisfaction de le lire dans un registre moins attendu.]
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Objet oublié de l’objectif, la fenêtre.
Même l’arc des fenêtres
Sera pour vous.
Guillevic – Du Domaine.
Je choisis, lorsque je me déplace – la distance ne fait rien à l’affaire – les portes plutôt que les fenêtres dans mes (modestes) intentions photographiques. Un choix ni volontaire, ni déterminé, mais de fait, je le constate tout simplement. Et les toits aussi. Récemment j’ai commis deux exceptions remarquables au sens où les intentions tues qui président à certains gestes – écrire aussi par exemple – m’ont portée à saisir deux clichés que tout oppose premièrement, et, deuxièmement, que rien n’imposait ; rien, c’est-à-dire aucun sous-entendu esthétique, mental, mnésique, poétique ou philosophique, de ceux qui émergent dans une évidence fugace mais forte, quitte, un peu plus tard, à l’abandonner – elle n’était pas pertinente – ou l’oublier.
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La façade parfaitement régulière, géométrique, simple, supportant la réplication qu’on pourrait croire à l’infini de fenêtres alignées sans recherche sinon un impeccable équilibre me plut, instantanément, parce que toute cette linéarité sans heurt, s’obstinait à être contredite par des courbes, de légers reliefs, de fausses sinuosités et flexions résolues dans un autre maillage lui aussi symétrique et stable dans ses méandres. L’anomalie de l’ensemble résidait dans sa seule fenêtre ouverte. Je ne le vis qu’après, toujours attirée par les lignes droites, seraient-elles soutenues par des volutes, arabesques et autres ondulations, et l’inverse.
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Ciel ! que cette ouverture – je cherche quel pourrait-être son nom vrai – que cette ouverture est belle, qui deux fois bée sans laisser rien passer ni sans rien retenir : la première parce qu’elle est ouverte depuis toujours et qu’aux vents et tempêtueuses allevasses elle a résisté, la seconde parce qu’une partie de ses vitres sont cassées. Deux bonnes raisons pour une fenêtre, serait-elle lucarne, baie ou vasistas, pour faire courant d’air. Mais le châssis, coincé contre le mur probablement par des gonds rouillés et la poussière des verres restant ayant eu raison de toute transparence, la fenêtre de l’appentis s’est métamorphosée en véritables ruines, au sens noble de vestiges. Sans usage et sans âge, rongée de vermoulures infligées par les intempéries, retenant quelque brindille sèche ou fil mort depuis longtemps abandonné par des araignées xériques, de la fenêtre il reste mieux que l’embrasure, que la crémone, le dormant, le montant, la paumelle, il reste le goût, la souvenance, la remembrance qui font célébration.
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Qu’elles soient d’Apollinaire (Calligrammes), de Mallarmé (Le Parnasse Contemporain), de Baudelaire (Le Spleen de Paris, XXXV), c’est au pluriel qu’elles se présentent, alors qu’au singulier, elles s’ouvrent le plus souvent et closent le poème du premier. La fenêtre s’ouvre comme une orange/Le beau fruit de la lumière. Éluard s’en serait-il souvenu sous le ciel bleu ? Les croisées devenues, pour le deuxième, puis la vitre — plus loin, l’ode au vitrier, après le savetier, lui-même avant le cantonnier, lequel en quatre vers est dévêtu de sa chemise par le pur soleil, ébloui dans un déplacement réussi de la lumière — la vitre devant l’azur d’où chercher à s’enfuir Au risque de tomber pendant l’éternité. Du dernier beaucoup savent qu’Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle, modulation disloquée par l’apposition harmonieusement contraire de l’obscurité et de la lumière, s’achevant par une étonnante réfutation du sens commun : ce qu’une vitre sépare de l’extérieur, l’emporterait sur le spectacle du monde.
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L’un (naviguait) lentement depuis (sa) Lucarne, l’autre de (sa) fenêtre regardait le Palais-Royal, tous les deux admiraient Paris. L’un repeignait ses mots en gris, celui du zinc et de l’ardoise, la teinte dominante, l’autre ne voyait que toit(s) rose, tuiles à godrons, belle lumière. Le troisième, on s’en doutait, dit le tout en dix mots : Le corps posé sur ton appui/mon esprit arrive au-dehors.
Ponge, sans démentir ni Colette ni Calet, et sans qu’il le voulût, donne raison aux peintres et aux poètes qui firent de la fenêtre une passion à intempéries. Parce que l’ouvrant, la fermant, s’y penchant, regardant, le sachant ou l’ignorant, il est des fenêtres, réelles ou rêvées, écrites ou peintes où l’on cherche mieux que partout un point de perfection. Celui auquel Chirico parvint, qui aurait fait un chercheur se jeter par la fenêtre, s’il n’avait lu sa signature au bas du tableau après que René Crevel eut collé sur les vitres une (de ses) toiles qui l’empêcha de s’élancer dans la rue mystérieuse et miraculeuse devant lui ouverte, métaphysique.
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Les objets de l'été - 2 -
Précautions d’emploi.
Ne pas confondre objets de l’été et objets d’été. Les effets secondaires seraient fâcheux : humeur changeante et coups de chaud, suspicion de delirium à l’endroit de qui tient la plume, accusations à bas bruit de démence rampante. Ici, point de plages – sinon de musique ou de silence – ; le sable seulement quand il fait grincer la machine ; ni de sandales – hors celle d’Empédocle ; de soleil ni de boissons fraîches, de transat ou de parasol … Les objets élus pour de petites récréations estivales d’écriture ne sont pas nécessairement des choses, le mot désigne, on s’en souvient, tout ce qui se présente à un sujet – chaleur et oisiveté supposées de la raison en la saison n'ont point encore anéanti toute velléité de précision sémantique. Les objets de nos admiration, colère, énervement, joie, affection, tristesse, satisfaction … sont stricto sensu à admettre dans notre liste avec d’autres, animés et/ou inanimés, et là, les mânes de Lamartine se rappellent à nos souvenirs d’école.
Mais je suis bonne poire et vous le montrer me chaut, ce verbe seul convenant à l’air ambiant, il faut savoir s’adapter. Le fruit du poirier, gouleyant, léger comme un petit vin frais, fondant en bouche, en dégoulinade sucrée le long des doigts et gouttelant au bout des ongles, ne l’emporta point cependant dans le récit biblique pour dire la tentation, le désir, l’envie auxquels succomber ou, plus démoniaque encore, faire succomber l’autre, surtout s’il n’y en a qu’un. Impossible de garder une poire pour la soif. Les deux naufragés des premiers jours du monde, restent pour l’éternité les seuls mangeurs de pomme à s’être fait poirer*. Ne restait plus que la littérature pour leur inventer un destin plus goûteux, ou tout le génie de petits prométhées devenus maître-queux pour leur faire oublier qu’avant de descendre des singes, ils descendirent du pommier.
Un certain Tibaut écrivit au 13ème siècle un délicieux roman au goût exquis de l’allégorie mêlant recherches visuelle et auditive – acrostiches, anagrammes, lecture inversée, chants – s’achevant par un motet profane bien dans l’esprit du temps, au duo de la Dame et du Poète se joignit le Rossignol. Le Roman de la Poire est bien plus édifiant que le récit de la Genèse, jugez-en : l’innamoramento – l’entrée en amour – de l’aimé, le narrateur, lui vient tandis qu’il prend en bouche une poire qu’elle a, la Dame, préalablement pelée avec ses dents et goûtée elle-même, c’est le mors de la poire. Si la sanction est autrement plus douce que celle reçue d’Eve par Adam, il y a cependant deux points communs : la condamnation – au péché, à l’amour – est sans fin pour les humains ; elle est transmise par la femme. Aucun commentaire de ma part, sur cette simple et dernière remarque. Ni l’auteur ni le destinataire du Roman de la Poire, ne sont à ce jour identifiés précisément. Les chercheurs cherchent. Certains commentateurs ont évoqué l’érotisme de passages particuliers, comme l’insistance sur l’épluchage du fruit, il est vrai que dans la symbolique médiévale la poire est intimement liée au désir sexuel. Elle est l’objet par lequel il appert. Mais à l’inverse du mythe biblique, aussi du (célèbre) récit augustinien dit « du vol des poires »** (Conf. II) il ne s’agit pas là d’un fruit défendu aux conséquences lourdes et longues – la nature dorénavant impure et peccamineuse de l’humanité pour le premier ; la dimension pécheresse de l’autotélie pour l’autre, qui fixe pour longtemps l’équivalence entre faute et intention de la faute. La poire du sieur Tibaut a un goût étourdissant, voire paradisiaque.
Ci endroit commence l'histoire
De la plus merveilleuse poire
Qui jamais soit, ni jamais ne fut
Dieu l'aima qui en planta le fût.
(folio 15r° - vers n° 398 à 401)
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Un autre et tout aussi peu, voire pas lu, roman dont les poires sont les héros, fut signalé dans l’impayable livre Romans à lire et à proscrire (du point de vue moral etc.) de l’abbé Louis de Bethléem – édition de 1914. Son auteur, Gyp – alias Sibylle Riquetti de Mirabeau alias comtesse Roger de Martel de Janville. Certaines poires n’ont décidément pas de pot : les crottes d’Hermite, seraient l’appellation argotique – disparue – des poires cuites, ce qui fait, à ce moment, l’objet de notre étonnement et rire.
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Jean Siméon Chardin - vers 1768 -
« Qu’en est-il : on rapporte que Schiller n’écrivait pas s’il n’avait, dans le tiroir de son bureau, des poires pourries … »
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Celles-ci furent par moi photographiées - dans un jardin ami livré aux abeilles.
***
* le verbe poirer existe bien. Il signifie surprendre, prendre par surprise. Sa conjugaison est magnifique. Pour le plaisir, voilà un exemple de l'imparfait du subjonctif : que nous poirassions etc.
** les poires sont ici aussi : archives, Pyrus communis (9 Octobre 2021) et Une poire pour la soif (7Août 2020)
Les objets de l’été - I -
C’est de l’éventail que viendra le salut.
Tel le petit pliage d’une pensée inexprimée mais déjà là, l’éventail s’ouvre et trouble l’air qu’il contrarie ; objet deleuzien – innommé – qui fait symbole pour une parole déroulée déroulante qu’on développe, sans que le contenu contenu dans ses plis ne désavoue ni contredise, une fois exposés, les détails ou motifs qu’ils renfermaient. Métaphore de toute démarche synthétique, qui ne dit ni n’ajoute, — à l’inverse de l’analytique — l’éventail, sous cet angle, est aussi un objet kantien, une condition de possibilité du raisonnement (hors les mathématiques, toujours a priori, relevant de la démonstration) ; ni leporello, ni flabellum en version réduite, domestique et laïque, cela fait beaucoup d’adjectifs – id est ce qui s’ajoute – pour quelque chose d’amenuisé – terme qui, à son tour, se rappelle à nous, la menuiserie étant l’art de couper le bois menu et pas les cheveux en quatre.
Reprenons sur un autre mode, l’épuisement du traitement de la forme baroque du système de Leibniz – le pli, donc – ne saurait retenir plus longtemps ; y penser, ouvrant un éventail, relève peut-être d’une altération du bon sens, du sens des choses, ou d’une marotte que d’aucuns jugeront proche de la manie. Je vous l’accorde, c’est ma corde sensible, d’ailleurs la marotte désigne aussi un sceptre achevé par une tête encapuchonnée d’une coiffe à grelots, aux fins de représenter la folie. La folie attaque la tête et par la tête. Avec un éventail aérons-là, objet de l’été s’il en est, dont je requiers solennellement la réhabilitation, qu’il devienne objet du siècle, ce qu’il fut au 19ème.
Ses qualités l’emportent sur ses défauts : individuel, portatif, léger, anénergivore, non polluant, peu coûteux. On demandera à quelques créateurs comme on dit, de le (re)mettre au goût du jour. Inutile de multiplier les dentelles et les matières dites nobles – l’ivoire, tant mieux, est dorénavant proscrit – le léger et prolifique bambou fera très bien l’affaire. Monochrome serait un choix ascétique de bon aloi, mais peu de chances de faire des émules sur ce terrain, ce ne serait pas assez vendeur.
Nous ne pouvons pas taire quelque inconvénient, dont le premier et difficilement réparable : nous condamner à l’usage d’une seule main tandis que l’autre nous évente. Premières victimes les lecteurs, autres premières victimes, les lecteurs avec crayon, autres premières premières victimes, les écrivains sur papier ou sur éventail, il faut choisir : poser ou pauser.
Mallarmé écrivait des sonnets ou simples quatrains – vingt et un – sur des éventails qu’il offrait à des belles. Leur transcription sur feuille les aplatissant, la frustration s’invite. Avec comme pour langage/Rien qu’un battement aux cieux/Le futur vers se dégage/Du logis très précieux (Les quatre premiers vers de Éventail - de Madame Mallarmé in Poésies). Claudel compose Cent phrases pour éventails : il fut ambassadeur de France à Tokyo, il est vrai : Éventail/c’est l’espace/ lui-même en se repliant/qui absorbe/cet oiseau/immobile à tire d’aile/s.
Pour ne pas alimenter trop ce sentiment d’inassouvi, deux petites choses sur papier plat, qui si bien disent et si différemment et sans se faire ombrage :
Un léger somme –
La main s’arrête qui agitait
L’éventail
Taïgi (1709-1771)
« Dressez l’oreille au frrruit énigmatique de l’éventail qui se replie, au flac sec et superbe de l’éventail qui s’épanouit. »
In Grand Dictionnaire universel du XIX è siècle etc. … Pierre Larousse t.7 (1866-1877)
[Nous n’oublions pas le délicat roman d’Hubert Haddad – Le peintre d’éventail – Folio 2013.]
S’il fallait retenir des éventails sublimement peints au 19ème siècle qui ne s’en lassait pas, alors je garde
Renoir :
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Klimt :
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Modigliani :
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Mais s’il fallait n’en garder qu’un ce sera :
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où le modèle est peintre aussi – qui peignit tant de femmes à l’éventail – cette fois dissimulée derrière le sien mais si peu, dans sa longue robe, son regard et son éventail noirs. Qui se cache à l’autre ? Qui se révèle et quoi ? Que regarde-t-elle vraiment ? Berthe Morisot par Edouard Manet ne pouvait que diablement me séduire.
Lire en arborescence.
Parce qu’une page vous mène à d’autres, que la mémoire en vous n’en finit pas d’aller plus loin, de plus en plus loin, tout en tournant toujours le même chant, le même contre-champ des Pas perdus, dans lequel des mots ou des noms riment avec des souvenirs flottants à la surface du monde, le vôtre, le seul. Ça commence toujours comme ça pour moi, ouvrir un livre. Puis deux puis trois. Ça ne finit jamais, l’infinitude des textes dessine en vous – in fine – un univers, le vôtre, le seul, d’arabesques tissé ou plutôt de guipure, cette fine dentelle et ajourée qui, invisiblement, danse autour de vous.
J’avais besoin d’en savoir plus. Le poète dont le nom paraissait plusieurs fois par page avec d’autres, m’était bien sûr familier, mais – c’est l’inconvénient des crises aiguës d’acribie, elles ne se résorbent jamais – chaque fois tricotait un nouveau rang à l’épais manteau de mes réminiscences. Il fallait vérifier que ces Champs magnétiques n’étaient pas plantés de traîtres mancenilliers. Il y a des chemins dans lesquels on avance les yeux fermés, sans qu’il soit nécessaire de les sillonner chaque jour ; les premiers pas qu’on y a posés ont fait trace pour toujours. Aussi légère qu’une Gradiva, aussi inoubliable, ineffaçable, inguérissable mais irremplaçable que le souvenir du nom de Breton pour Dušan Matić dans un livre — André Breton – Oblique — bien moins ancien que tous les autres, qui fit prétexte à bousculer un peu le rangement presque réussi des ouvrages surréalistes, comprendre écrits par les Surréalistes ou à propos d’eux, pour retrouver La Clé des Champs de mes voluptés intactes.
Les pages s’ouvrent là où elles doivent. Les marques, les traits, les signets, les repères, sont exactement là où je les aurais mis si j’avais dû le faire aujourd’hui. Cette nécessité là est sans résolution volontaire ou consciente, elle vous a fait depuis et pour toujours. Vous l’avez écrite, vous l’avez laissée cette trace pompéienne sur la première page : vous aviez moins de vingt ans, l’un des livres fut lu en Juillet, l’autre en Août cette année-là : cela dit aussi que, loin des amphithéâtres et des cours de l’Université, mais tenue par une libido sciendi augustinienne à tout ce qu’il s’y disait, vous lisiez, déjà la plume à la main ; foin des romans qui mangent le temps pour n’y rien apprendre ni retenir, pour ne s’y former point. Ce n’est pas sans émotion que je réalise avoir souligné – déjà ! – un passage entier consacré à ce que Marx dit de l’écrivain, qui ne doit en aucun cas vivre et écrire pour gagner de l’argent … Mission accomplie pour la plupart. Mais Marx voulait dire, et il le dit clairement plus loin, qu’écrire n’est pas un moyen, mais un but en soi. Plus loin encore, un autre passage consacré à Chirico, subit le même sort – marques et signets – il s’agit du portrait qu’il fit d’Apollinaire ; dans l’autre livre sorti de son étagère … Chirico toujours ! précédé par cette célèbre phrase de Kant – non attribuée mais qui ne pouvait échapper à l’autre mémoire, la philosophique : « Quand Galilée fit rouler sur un plan incliné etc. » ; dans les pages consacrées à Lautréamont, beaucoup de coups de crayon pour fixer les accordances ; et aussi Jacques Vaché, que personne, ou presque n’a lu, mort à 23 ans d’opium et de divertissements ; Breton commence ainsi : Les siècles boules de neige n’amassent en roulant que de petits pas d’hommes. On n’arrive à se faire une place au soleil que pour étouffer sous une peau de bête.
Alors qu’il y a peu je visitais au 19 Berggasse à Vienne, l’aménagement nouveau qu’on fit des cabinet et appartement de Freud, je rappelais que Breton, en 1921, y rencontra celui qui eut tant d’influence sur lui, sobre entrevue cependant. Aussi, je ne m’étonne même plus que la page « Interview du Professeur Freud » – formulation totalement inadaptée – fut, elle aussi signalée d’une marque et qu’elle s’ouvrit d’elle-même. Mais, mon émotion s’intensifie, apprenant que dans le salon d’attente il y avait quatre gravures faiblement allégoriques : l’Eau, le Feu, la Terre et l’Air qui ne sont plus de nos jours. J’en demande pardon aux mânes de Breton, mais faiblement allégoriques est une double erreur de lecture – osons dire d’interprétation – car les quatre Éléments sont la spécificité des philosophies préplatoniciennes – atomistiques matérialistes – ils ne sont ni allégoriques ni faibles, particulièrement dans la physique d’Empédocle, que Freud vénérait – en dépit de traductions imparfaites – pour avoir présenté le monde en équilibre entre Haine et Harmonie autant dire Principe de Plaisir et Principe de Réalité. Ce raccourci est un affront tant à l’un qu’à l’autre … Le hasard objectif de Breton porte-t-il en lui quelque chose du Kairos grec ?
Tout près il y avait aussi, pour achever de rapporter cette expérience arborescente dont je suis coutumière, un autre livre – collectif – dont l’un des articles, signé Jean-Luc Steinmetz, achève son introduction par ces mots lumineux où il dit que ce qu’on croit ne plus être, se poursuit et se réalise pourtant dans ce qui sera : … dans le très vieux tissu des jours et la conformation millénaire des êtres une nouveauté, de tout instant, peut naître … où il faut comprendre que les affinités électives intellectuelles qui se tissent des œuvres aux esprits, ne s’achèvent jamais, sans pour autant se répéter à l’identique. Pour précision dernière et secondaire, dire que je ne lisais ni André Breton, ni un essai à lui consacré cet après-midi, mais qu’il se présenta par porosité bienvenue de mon attention et que cela est totalement indépendant de toute satisfaction de lecture, qui est d’une autre nature, et c’est tant mieux, sinon aucun travail, aucune réflexion intellectuels n'auraient jamais pu se constituer dans le monde.
Pour un seul mot - qui était un nom propre - il y avait sur la table quelques heures plus tard, sept (7) livres ouverts …
dits et tus
J’ai cinq o-i-s-e-a-u-x dans mon panier
qui font cinq plumes pour écrire
bleue – rouge – blanche – noire – verte
à l’encre violette
*
l’infini se contraint dans un roseau
ployé abandonné au pourpris du vent
qui façonne les branches fastigiées à mi-mots
les horizons plaintifs ;
tant qu’aux azeroliers les fleurs reviendront
aux blancs ypreaux les feuilles de fine soie
et le temps qui chatoie et le temps qui poudroie
aux terres yttriques du Χάος
saltarelle à trois temps sur quatre
sautille cavalcade caracole
Souventefois.
*
Les phrases ont les mots pour squelette
de broderies garni
*
Sur des tablettes de buis
je décompte les heures gravées d’acméiste manière
Le cœur battant des pierres est brouillé par la pluie
*
Songe au silence
de l’arrière-pays des mots
*
les braises soufflées,
l’angelus sonné
où pendre désormais nos larmes
entre tous nos chagrins
*
Seule une blanche main peut dessiner des E muets
dans un silence si épais
qu’il recouvre tous bruits.
*
Dans le mot ciel,
aucun nuage.
*
Pieds nus dans la blanche herbe
qui gelait à mots fendre
en la vallée petite de silence
où si froid il faisait
jusqu’à la revenance.
Un vloulement d’ailes
suffit.
*
Crevel et Chirico
Le poète me tient par la main
pour traverser ensemble
l’ombre verte et la grand place
les rues métaphysiques du peintre
Sigmund l’inconnu ou la malédiction de la célébrité.
Le crédit porté au nom de quelques-uns est, bien souvent, en proportion inverse de la connaissance qu’on en a. Damnation et condamnation perpétuelles aux à-peu-près, malentendus et autres approximations ou contre-sens que subissent, longtemps encore après leur passage sur cette terre, les prodiges et génies qu’une humanité démiurge, dans son maniement mystérieux des esprits, des dons et des intelligences, répartit très inégalement selon les époques et les lieux. Certaines fois leur concentration est si favorable qu’elle donne à croire, discrètement, qu’il n’y aura jamais aucun malaise durable dans la civilisation, garantie de sa propre grandeur à l’ombre de ses géants. Leurs découvertes, inventions ou créations passeraient les siècles tant en raison de leur incandescence que de la mémoire soigneusement entretenue par les garants (les gérants ?) de l’édification des masses. Ainsi, Einstein ramassé en une formule jetée aux quatre vents de tout échange qui finirait par une embrouille ; Machiavel rabougri dans l’adjectif qui l’excommunie à tout jamais du cercle étriqué de nos références intellectuelles et historiques ; César, ramené à son seul rang impérial pour l’éternité ; pour ne rien dire d’Épicure, certainement l’un des plus malmenés à l’aune d’un succès fabriqué sur l’une des insciences les plus statufiées de l’histoire des idées ; ne pas oublier Marx non plus.
Mais Sigmund, de ses véritables prénoms Sigismond, Sigismond Schlomo Freud. Il est de ceux-là, dont on ignore le tout et le reste : l’an de sa naissance, parfois le siècle ou le moment dans ce siècle – début, milieu, fin ; la formation intellectuelle, le parcours et l’inscription dans la vie des idées de son temps et de son milieu ; ses passions, ses goûts et dégoûts, choix et itinéraires biographiques y compris géographiques. Usant jusqu’à la corde des termes auxquels il consacra des milliers de pages et tout le temps de sa vie qui fut longue, jetés dans la trivialité exécrable de l’insignifiance – refoulement, inconscient, complexe d’Œdipe, lapsus, névrose – nous arrachons de piteux lambeaux à une œuvre colossale, pour ne rien dire de la correspondance – évaluée à 20 000 lettres dont une grande partie non encore publiée – preuves et contre-preuves à la fois qu’il appartient à l’infinie kyrielle des hommes les plus célèbres et les plus mal connus.
Ces remarques que je mâchonne et rumine autant à propos du Père de la psychanalyse (réalise-t-on bien que cette expression rabâchée est un véritable épitome ?) que de bien d’autres, n’étaient pourtant pas celles qui me venaient quand je franchis à Wien, au 19 Berggasse, le porche du Sigmund Freud Museum, dont les plus familiers de son œuvre et de sa vie, savent qu’à cette (fameuse) adresse il vivait avec sa nombreuse famille et recevait ses patients. Cette identification du lieu, de l’homme et de ses travaux, a tout recouvert, au point qu’on ignore parfois qu’il n’y entra qu’à 35 ans mais y resta 47, souvent dans un état d’impécuniosité et d’amertume dont il se plaint auprès de Fliess dans nombre de ses lettres. Ne sachant ce que j’allais trouver mais désirant y croiser l’ombre du maître, il fallut se rendre à l’évidence, s’il y avait un peu de Freud, il n’y avait plus rien de Sigmund. Et encore, le premier n’était pas tant freudien qu’écrivain, penseur, théoricien, et du second seul un gros poêle en faïence calé dans un coin, rappelait les heures miséreuses de ses débuts quand la famille n’était pas toujours chauffée à souhait pendant les longs hivers autrichiens. Nous n’étions pas au 19 Berggasse qui est à Freud ce que la jarre est à Diogène, malgré le minuscule artifice d’entrée qui demande de sonner avant de passer le pas, mais dans un appartement ripoliné, éclairé, sans meubles sauf la salle d’attente reconstituée, aux pièces occupées principalement en leur centre par des sortes de châsses où de nombreux livres et précieux – par leurs dates, leurs sujets, leurs éditions, leurs auteurs etc. – reposent ad vitam æternam et depuis toujours. Autant dire des pièces vidées, déménagées, ce que devint l’appartement – la clarté en moins probablement – quand Freud et les siens le quittèrent le 4 Juin 1938 pour Londres, via Paris. L’antisémitisme qu’à de nombreuses reprises et depuis des années il pensait en partie responsable du mauvais accueil que l’on faisait à ses découvertes – là encore, lire sa correspondance – l’antisémitisme n’était plus rampant comme on dit par une métaphore dont l’euphémisme cache mal le niveau d’inquiétude, l’antisémitisme n’était plus latent, pour emprunter le vocabulaire psychanalytique, il était bel et bien manifeste. Début Mars de cette année maudite, les nazis entraient en Autriche.
Aussi, il ne fallait pas, comme je l’entendis de visiteurs qui s’attendaient sinon à s’allonger sur le fameux divan, au moins à le toucher des yeux, il ne fallait pas croire entrer chez le Pr. Freud, ni même en son bureau, puisque tout partit à Londres et s’y tient encore et pour toujours. Celles de sa collection de figurines antiques qui n’entrèrent pas dans les malles, sont regroupées dans un petit meuble vitré où elles se font du coude et se tassent, assez mélancoliquement, leur liste nominative et numérotée punaisée au mur. Il existe quelques photographies de Freud dans son cabinet, dont deux tardives, 1935 et 1938, où l’on perçoit dans la semi-obscurité une armée de statuettes et petits objets (il en aurait possédé plusieurs centaines) faisant rempart ? protection ? frontière ? devant et derrière lui, assis au bureau. Une autre, de 1912, le montre devant un moulage de l’Esclave mourant de Michel-Ange. De cela, et tant d’autres moments et objets, il faut, soit se souvenir par la fréquentation de son œuvre, de ses spécialistes et biographes, soit, les ignorant, demeurer – le mot est juste – dans un état de frustration à la mesure du mythe que le seul nom de Freud, fait advenir. Sauf à être en contact soutenu, voire dans le compagnonnage intellectuel de cette pensée si puissante qu’elle ne se peut enclore ni dans la seule lecture des œuvres que l’on dit majeures, ni même dans un commerce honnête mais relâché, on ne peut comprendre (au sens de prendre avec soi) une pensée qui ne cessa jamais de s’élaborer, de s’exercer et se théoriser, se reprit et se précisa, jamais ne se renia. On ne peut savoir à quel point l’homme Sigmund est un amateur fou d’objets d’art ancien, un admirateur attentif de peintures et obstiné de quelques grands maîtres, un passionné de littérature, un voyageur enfiévré et mystique qui haïssait le train, un écrivain précis et rigoureux, un épistolier admirable, un commentateur remarquable, un enthousiaste et fervent curieux des travaux et trouvailles de l’archéologie, alors en son âge d’or et d’enfance. De Schliemann, qui découvrit Troie en 1871 et Mycènes quatre ans plus tard, il dit – toujours dans sa correspondance avec Fliess – comme il se reconnaît dans ce travail de pic et de pelle qui ont exhumé les ruines … se comparant toujours à ces découvreurs du passé humain, enseveli mais non disparu, à l’instar de celui de ses patients, pour la mise à jour duquel il procède par la technique de défouissement d’une ville ensevelie. (in Études sur l’hystérie, 1895) précisant cependant dans un article bien plus tardif (1937) que parce qu’il travaille sur un matériau encore vivant, le psychanalyste l’emporte sur l’archéologue : le passé du patient (est) toujours à l’œuvre dans son présent (et) resurgit à l’improviste dans ses associations, reparaît dans ses rêves (…). Il l’emporte même deux fois, puisqu’il faut des circonstances exceptionnelles pour découvrir des restes de civilisations suffisamment en état pour reconstituer le tout, tandis que dans l’inconscient, rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié. L’inconscient ignore les effets d’usure du temps – la théorie freudienne envisage notre psychisme, et particulièrement notre inconscient, comme une énergie, en cela aussi et d’abord elle est novatrice – et ne connaît ni la négation ni la contradiction qui pénètrent et modifient notre conscient et notre rapport au monde.
De toutes les statuettes qu’il installa devant lui jusqu’à former en demi-cercle un bataillon tutélaire, il aimait tout particulièrement un Janus de pierre qui, avec ses deux visages me contemple d’un air de supériorité, écrit-il à l’ami Wilhelm Fliess à l’été 1899 – une amitié qui dura quelques 17 ans, qui est avant tout pour nous aujourd’hui, le récit et l’acte de la Naissance de la psychanalyse. Mais ce Janus risque bien d’être surtout l’un des meilleurs visages (sinon quel mot ?) de Sigmund Freud : l’homme qui, dès qu’il mit le pied à Vienne pour ne la point quitter, si ce n'est 78 ans plus tard pour les raisons que l’on sait, la détesta. Ce qu'on ne dit pas si souvent. 1888 : l’atmosphère de Vienne, (…) peu faite pour fortifier la volonté ou pour inspirer le ferme espoir d’une réussite ; 1898 : depuis trois jours à peine que je suis revenu, je subis déjà l’influence déprimante de l’atmosphère viennoise. Quelle misère de vivre ici (…) ; mars 1900 : J’ai voué à Vienne une haine personnelle (…) ; avril 1900 : Vienne est toujours Vienne, donc tout à fait exécrable. L’antidote est Rome, si longtemps désirée, si longtemps attendue, évitée, contournée, même voyageant en Italie où il se rendra plus de vingt fois. Vienne, où bien que marchant dans la ville, il était à demeure dans son cabinet, Rome et l’Italie où il se rendait en train – malgré la phobie qu’il en avait ; d’un côté l’écrivain, le penseur, le psychanalyste, de l’autre l’homme animé d’une pulsion viatorique – selon l’expression de G. Haddad ; dualité de la culture gréco-romaine qu’il maîtrisait par ses deux langues, son art, sa mythologie, sa littérature et de l’hébraïque dans laquelle il fut élevé, sans excès mais dans ses traditions. Aussi, si le Janus, évidemment, n’est plus au 19 Berggasse, ni le divan, ni les moulages de statues florentines, si la salle d’attente est la seule et infidèlement reconstituée, si des reproductions de photographies (dont Einstein avec lequel il correspondit) ont été ajoutées, déplacées, sur les murs, si l’on sait que la visite que lui rendit André Breton en octobre 1921, fut courte, polie mais sans enthousiasme pour Freud, cela incompréhensiblement pour le fondateur du surréalisme ; et qu’à l’inverse, en 1938, Salvador Dali lui fit une très forte impression avec ses yeux candides de fanatique ; si l’on sait un peu de tout cela et trop peu de tout le reste, l’une des premières « prolongations » de la visite au Sigmund Freud Museum de Vienne, si propre, si blanc, où aucune odeur de fumée de cigare ne flotte, fut de relire les belles pages de la Gradiva – Délires et rêves dans la Gradiva de Jensen pour le titre exact – dont il ne reste nulle trace non plus au 19 Berggasse, ni la légèreté, ni la grâce. Il faut donc entrer là, laissant tout espérance pour le dire comme Dante – un auteur que Freud affectionnait – non qu’on soit devant l’enfer, mais parce qu’on n’a aucune chance, visitant les lieux, d’y rencontrer l’homme.
[Ses cendres reposent dans un cratère grec du Ve-IVe siècle avant J-C, à Londres. Ce qui dit tout.]
Vous avez dit "C'est beau !" ?
À Wien, Vienne, ils sont venus ou nés ou ont vécu ou sont passés, qu’ils soient dorénavant sous les poids des marbres et des plafonds dignes de Rome –Kunsthistorisches Museum (billet du 21 juin) ou portés, rapportés, dans les blancs espaces de l’Albertina (billet du 19 juin), à la terrasse plantée d’agrumiers qu’on pourrait croire siciliens sous des ciels parfaits (billet du 18 juin) ou d’orages, porteurs de nuages lactescents ou blonds du soir. On comprend que le saisissement, le ravissement – quasi anagogique si ce mot ne contenait un mouvement trop mystique — ne se peut décrire, à défaut se peut écrire … un peu. On croit savoir à quoi l’on s’attend, on le sait même assurément. Les chefs d’œuvre connus, et même les inconnus, seraient porteurs d’un je-ne-sais-quoi à la magie puissante et inévitable, les mots les plus élégants ou les plus forts, voire les prévisibles, sont alors convoqués, mais dans un doute inévitable et tu, on se demande à quoi cela est dû, s’il fait ou s’il faut bien consentir à ce jugement esthétique universel – « C’est beau » – inconditionnellement. L’œil s’affole, le cerveau aussi, la mémoire, les savoirs, l’étonnement, la logique, les sentiments, trop de bruits en soi, comment y faire le vide et le silence, et accepter ce que, pourtant, l’on refusait à l’instant même : que la beauté se saisisse de vous et non l’inverse, ce qui s’appelle céder, succomber, abandonner toute préhension rationnelle ou sentimentale, émotive aussi, — d’aucuns diraient émotionnelle — savante ou mnésique, car ce serait s’approprier l’œuvre, la faire sienne aux prétextes, seraient-ils informulés, de ses (propres) plaisir, goût, préférences, connaissances, convictions et autres particularités humaines auxquelles nous sommes soumis — autre signification oubliée du terme sujet, sub-jectum. Comment faire pour admirer sans inspecter, contempler sans observer, regarder sans analyser, voire sans décrire, aspecter sans inspecter, rencontrer sans inventorier, être troublé sans défaillir, bouleversé sans savoir, saisi hors raison ? Que tout intérêt – ce qui désigne la relation d’un Sujet à un objet, serait-il le plus noble ou le plus généreux – s’absente et s’abstraie : la relation qui s’inverse alors, fait de l’objet – ici l’œuvre de génie – la source de sa propre beauté ; vous n’en êtes plus que le réceptacle, corrigeons, vous la recevez d’elle, alors que, jusque-là, vous vous projetiez en elle.
Ce qui est Beau quand on dit « c’est beau » n’est ni préalable, ni présumé, ni préconçu, prévisible, préexistant au chef d’œuvre, le croirait-on ou le désirerait-on coûte que coûte ; nous voudrions que la part que chacun a réservée, dans sa vie, à l’étude et la connaissance de l’Art ne soit suspendue, quand, justement, l’occasion lui est donnée d’être vérifiée, validée, exercée, confirmée. Est-elle – cette légitime rébellion de la raison devant l’indicible – est-elle la meilleure façon de prendre l’affaire, que la supposer résolue, une fois la difficulté émise, par un développement, un raisonnement, une argumentation, éliminant d’autorité et a priori, le « beau » risque de l’aporie ? Il ne saurait y avoir d’interrogation insoluble au trébuchet d’une réflexion déterminée, audacieuse s’il le faut, bien sûr, éclairée. Voilà ce qu’on aime accroire qui élimine du champ des idées, la tentation de l’assentiment et de l’avis émis par adhésion aux opinions partagées. Il faut reconnaître qu’en matière d’Art, et particulièrement de peintures, les lieux communs s’entassent comme les feuilles mortes sous les balais en automne. On pourrait même penser – mais quelle mauvaise pensée ! – que d’aucuns, au Musée, viennent vérifier si ce qu’on dit est conforme. La Tour de Babel de Breughel* pourrait bien laisser froid celui qui n’a pas rompu avec ses représentations alléchantes sur les couvercles de boîtes de chocolats de Noël. Les exemples sont légion qui nous donnent l’illusion de connaître les chefs d’œuvre de l’humanité sans les avoir jamais contemplés — ou entendus, n’oublier pas la musique, je sais des lecteurs attentifs avec raison — en et pour eux-mêmes. Cependant on se tromperait gravement, si l’on comprenait que tout savoir est ici inutile et qu’il faut commencer l’autodafé domestique de tous les livres, qui, chez soi, ont l’art pour sujet principal, adjuvent, pointu ou général, savant ou pas.
Comprendre n’est pas le verbe qui convient quand des circonstances heureuses vous ont mis devant un chef d’œuvre. Il est, en revanche, parfaitement adapté, avec beaucoup d’autres — savoir, par exemple — s’il s’agit de renouer avec ce que nous devrions faire le mieux, réfléchir, raisonner, penser. Et que l’objet de notre réflexion soit une difficulté de réflexion, n’est pas un échec. Malheureusement, l’époque favorise et promeut sans nuances, les réponses (rapides et brèves, si possible) au détriment des questions, oubliant que le questionnement seul est fécond et que l’appréhension formulée et développée d’un embarras qui se peut aporétique, est exactement ce qu’il faut appeler une problématique, [mot dorénavant totalement usité à la place de problème ! C’est une autre affaire, certes, mais je me donne l’occasion de remettre, une fois de plus, le point sur le i, et même sur le hic !]
Comment pourrait-on croire sérieusement qu’il y aurait quelques procédés, formules, ressources, tactiques et même techniques intellectuelle, philosophique, esthétique, pour garantir qu’un chef d’œuvre en est un ? Que puis-je mettre en facteur commun minimal, nécessaire et suffisant, entre Troncs noueux de Munch et une Vanité de Pieter Claetz ? Mais aussi comment et quoi faire pour échapper à la confusion d’un jugement individuel subjectif – j’aime, ça me plaît – avec le jugement esthétique – c’est beau ? Comment parvenir à renverser ce qui a nourri depuis toujours notre rapport à l’Art, rapport d’illusion généreuse, mais d’illusion ; aussi, ce n’est pas parce que « c’est Beau » que c’est de l’Art, mais parce que c’est de l’Art que c’est Beau ! Il faut oser la confrontation avec les œuvres qui ne respectent aucune des « normes » sociales, historiques, morales, culturelles de la Beauté pour prendre conscience très vite, que tout chef d’œuvre contient en lui-même, et indépendamment de nous, les règles de sa propre beauté, et s’impose à notre contemplation, laquelle n’est pas saisissable par les critères rationnels, même si le raisonnement, toujours a posteriori, nous est d’un grand secours pour formuler, justement, ces difficultés. Pour cela, il faut – ce que j’ai fait, m’obligeant cependant à ne pas céder à la tentation de la référence explicite aux textes et auteurs – il faut frotter et limer sa cervelle sans discontinuer à ceux des philosophes qui ont rédigé des pages « définitives » à propos de l’art. Définitives, ne signifiant évidemment pas que rien d’autre ne peut être lu depuis, mais qu’ils ont établi des analyses sans lesquelles il n’est pas sérieux de parler de l’Art,**ou alors, se contenter de paraphrase – c’est-à-dire, quand il s’agit notamment de peinture – de description ou de commentaire attendus – ah ! les pseudo-analyses qui vous disent ce que vous voyez et vous montrent ce qui est ! Aussi, et le fais chaque fois qu’il le faut, j’invite, invoque et relis in petto, les pages et passages que Kant consacra à la question du Jugement esthétique ; il faut s’y résoudre pour saisir leur pertinence, leur lecture ne supporte ni la vitesse, ni la précipitation, exige relectures et connaissance de la signification-kantienne-des-termes-kantiens. Il est toujours en sous-texte quand j’aborde la question du Beau – le premier mais pas le seul. D’aucun effet sur le saisissement devant un chef d’œuvre, il est ce par quoi on peut savoir — après, toujours après — comment, et non pourquoi, cela se peut. J’en décevrai plus d’un à m’en tenir là, pour des motifs d’ailleurs bien différents. Qu’au moins, l’on accepte l’idée que la frustration est nécessaire et légitime, qu’elle est peut-être, peut-être, l’une des composantes les plus favorables à l’inusable bouleversement qui saisit devant un chef d’œuvre dont on croyait tout savoir et dont on comprend – c’est bien la seule occasion d’user de ce verbe ici – que face au génie, comprendre n’est pas de mise.
*parfois orthographié Breugel ; chacun fera pour soi-même la liste de ces merveilles de la peinture et de la sculpture, détournées au profit de l’amélioration visuelle – ou commerçante – d’objets profanes. La question ici posée n’étant ni « morale » ni celle d’un procès en intention malveillante, mais celle de savoir si les reproductions mécaniques et pléthoriques, ne seraient pas de nature à nous fourvoyer dans notre rapport à l’Art ?
**j’exclus les historiens de l’art et spécialistes toutes catégories ; je ne vise que ceux qui s’autorisent à généraliser pour éviter toute impasse.
Qui ? de qui ? quand ? comment ? (2 )
On peut ignorer que Rubens était le Maître de Van Dick et l’ami de Breughel dit l’Ancien ; s’étonner de ce Saint Jérôme en Cardinal du même, tant l’image de l’ermite décharné, dévêtu, solitaire, est la plus prégnante dans la culture collective ; et se dire – mais comment se dire ? – qu’on s’est arrêtée devant un chef d’œuvre, puis deux puis tant, qu’on connaissait un peu dans les livres, mais dont on ignorait tout jusqu’à ce saisissement, là, ici, et pour toujours ; celui qui nous traversa, quelques autres fois, ailleurs : le Saint-Sébastien de Mantegna au Louvre (1480) ; une Vanité de Pieter Claetz présentée à Caen lors de l’exceptionnelle et internationale exposition de 1990 dont la seule pensée nous trouble encore aujourd’hui ; cette autre Vanité du même Claetz (1656), cet autre Saint-Sébastien plus tardif (1456-59) du même Mantegna font revenir intact et immédiat, un semblable bouleversement profond, jamais éteint. On peut avoir cru que la Tour de Babel *de Breughel, nous étant si familière, la brûlure de l’émoi s’en trouvera estompée, quelle erreur ! aussi Les Chasseurs dans la neige, Le combat de Carnaval et Carême, Le repas de noces, Les jeux d’enfants, Le suicide de Saül **, Le Massacre des Innocents … trois fois ponctué un silence égaré vient d’emporter vos mots.
On peut savoir reconnaître Cranach l’Ancien – c’était à Rome, la première fois ; mesurer l’infinie distance entre le fragile premier autoportrait de Dürer à l’âge de 13 ans et l’imposant Portrait de l’empereur Maximilien 1er (1519) ; on peut avoir cru soumettre son affolement, pacifier sa fièvre, tempérer ses feux, ayant déjà affronté Caravage, à Rome aussi, mais vous voilà saisie, interdite, figée là ; comment envisager que deux portraits de Van Dick – Tête de femme rousse et L’Apôtre Jude-Thadée – vous tiendraient coite, immobile, béate ; que vous alliez allonger le pas, vous apercevez plus loin – vous ne pouvez pas vous tromper – Canaletto le Vénitien ; non, vous ne vous êtes pas trompée, mais Canaletto est inoubliable, une fois suffit ; le déchirement des voiles – et non les voiles déchirées – des bateaux à quai dont on touche les jointements défectueux, le clapotis perceptible de l’eau et les vaporeuses nuances rosées et grises des ciels de La Douane à Venise. Alors, on n’aurait pas dû se dire qu’Elisabeth Vigée Lebrun ne vous retiendrait pas longtemps, tandis que des murs recouverts de Velasquez vous attendaient : les robes des Infantes, la robe de Marie-Antoinette vous subjuguent, franchissant les temps et les espaces.
Et deux inconnus se sont payés votre tête, joués de vous, ont confisqué votre attention et obligée à fixer d’impeccables lignes droites verticales et horizontales seulement dérangées par les courbures appétissantes d’une Femme à la fenêtre (1654) pour l’un ; retenir une tentation de grand rire de l’Homme à la fenêtre (1658) pour l’autre. On fit bien de ranger Jacobus Vrel et Samuel von Hoogstraten – certes, les dates ne laissent pas de choix – au Siècle d’Or, qui rayonne ici d’une joie simple ; d’aucuns expliquent que le travail y est appliqué, ce qui passe pour un défaut, tandis que l'on se gausse d'une telle mésinterprétation.
* « la grande », une plus petite est aux Pays-Bas ; ** petit format, œuvre grandissime, fascinante.
Avec les mêmes réserves et pour les mêmes raisons que celles formulées dans le billet précédent, je juxtapose ci-dessous ces clichés imparfaits et défectueux, saisis dans un lieu aux salles somptueuses, dont voici une partie de l'entrée :
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(L'ordre d'apparition dans le texte n'est pas respecté ci-dessous ; il y a des absents et des non cités)
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Qui ? de qui ? quand ? comment ? (1)
Ces tableaux sont des chefs d'œuvre, il ne faut pas se payer de mots. Certes, on peut les trouver dans l'ordinateur, la reproduction sera parfaite. Ici, il s'agit des photographies que j'ai prises - in vivo - si l'on peut dire, ou mieux, in praesentia, elles sont absolument imparfaites - photographe d'art est un métier, je n'en suis pas - il fallut jouer tant avec les reflets des lumières venant des plafonds ou des côtés, que des faux-jours créés par les immenses fenêtres pourtant tamisées, à l'inverse, par le trop d'obscurité de quelque recoin, aussi avec la proximité dans le même champ, d'un tableau qui ne retenait pas mon émotion. C'est volontairement que je les aligne en petit format et sans espace, il ne s'agit ni d'une étude ni d'un compte-rendu, mais de la seule astuce que j'ai trouvée pour rendre si malhabilement que ce soit, ce saisissement qui est le mien devant la beauté de ces oeuvres archi-connues, ou moins, ou pas du tout - les époques, les modes, les formes, les écoles, les sujets, les manières, les techniques qu'on y voit ou qu'on décèle, selon la familiarité qu'on entretient avec elles en général ou quelqu'une en particulier, n'y changent rien et cela fait signe, cela fait sens. C'est une première approche - et non une réponse - à la question qui me taraude : qu'est-ce qui est beau quand on dit "c'est beau" ?
Noms et titres sont donnés dans l'ordre (et même entre crochets quand, dans l'exaltation, la photographie fut ratée, restent les indications). Même exercice très prochainement, avec deux autres séries étourdissantes en deux autres lieux, je n'ai respecté que l'unité de lieu ; les musées eux-mêmes font fi de l'unité de temps et de sujet ou de thème, sauf expositions dédiées aux touristes en mal de fraîcheur par temps de grosse chaleur, qui se partagent aussi l'occupation des églises, sans pratiquer cependant le silence ni l'immobilité, pourtant amorces et apprentissages de toute prière, serait-elle impie. (Une remarque secondaire : certaines oeuvres ne sont pas au fonds dudit Musée, mais ont été prêtées, c'est une pratique courante ; chanceux est-on d'avoir été là, à ce moment, hic et nunc, donc). Mon penchant pour les devinettes me fait retarder de donner le nom de cet endroit sans pareil, aussi parce que l'exceptionnel fut redondant - on ne rechigne pas aux oxymores - lors de ce séjour dans la ville des brioches et des cafés crémeux (cf l'article précédent).
Edvard Munch – Les invités indésirables – Ungebetene Gäste – (1932-1935) ; Edvard Munch – Troncs noueux dans la neige – Knorrige Baumstämme im Schnee – (1923) ; Edvard Munch – La mort du bohémien – Der Tod des Bohemian – (1910-1920) ; René Magritte - Le domaine enchanté - (1953) ; Paul Klee – Figurine « L’idiot » - Figurine « Der Narr » - (1927) ; Wassily Kandinsky – Point jaune – Gelbe Spitze – (1924) ; Alexej von Jawlensky (1864-1941) - Femme pensive – Sinnende Frau – (1913) ; Henri Matisse – Rue à Arcueil – (1903-1904) ; Albrecht Dürer – Kopfstudie – (1521) ; Albrecht Dürer - Autoportrait (à l'âge de 13 ans) ; [Hieronymus Bosch – Der Baummensch – L’homme-arbre – circa 1500 -] ; Pieter Bruegel. D. Ä – Die großen Fische fressen die kleinen – Les gros poissons mangent les petits. -1556 ; Pieter Bruegel - Le peintre et l'acheteur - Maler und Kaüfer - (circa 1565) ; Albrecht Dürer – Le lièvre – Feldhase – (1502). Autant d'atteintes et de fautes majeures par l'opération cruelle du choix.
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Où ?
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Il vaut mieux prendre l'avion. Pour qui aime les nuages, les merveilleux nuages, toujours, partout, à toute heure, la récompense est au bout des yeux, on y pensera devant un tableau de Madame Vigée-Lebrun, un peu plus tard.
Une poignée de minutes sépare les deux ciels. Le second joue le cuivre et le sable, les reflets d'or et la poussière propre.
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Ni à Rome, ni à Palerme, les mandariniers.
Ni minéral, ni d'acier, puissant, ardent, ni égyptien ni de Prusse, entre cobalt et cyan peut-être, céleste assurément, divin probablement, un ciel d'ailleurs qui passait là et s'installa.
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Le soir, le marché plie ses étals, dresse des tables, sert le piéton.
L'orage grondait, la pluie giclait de toute part, au-dessus de la ville menacée menaçante.
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Les lampions sont d'ici tout en étant d'ailleurs, je n'ai quitté ni la ville ni son cœur.
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Coupé en deux le soleil roux ; déformée la lune opposée ; ouvrant l'espace, le couvercle aménage une trouée d'ardoise. Le soir grisaille en sa lumière.
Peut-être deux indices fiables ? La façade en ses droitures cachant des baroqueries, le café onctueux et la brioche crémeuse,
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pour un moment et malicieusement, sont les preuves les plus fermes du nom de cette ville qui joue subtilement, dans la langue française il est vrai, avec l'impérative nécessité d'y aller.
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S'étonner : à droite aucun signe qui trahirait le lieu, à gauche, quelque chose d'inéluctablement italien. mais seules, assurément, les deux caresses blondes, mettent le nom de la ville sur le bout de la langue.
Mélanges, miscellanées, miettes - 18.
Il m’arrive de penser que les écrivains ignorés des programmes scolaires sont chanceux : ils seront mieux et moins lus tout ensemble, ce qui les conservera intacts.
*
Henri Calet est assurément de ceux-là. Manquerait plus que l’on demande, comme sujet de dissertation littéraire, de montrer « par la connaissance de son œuvre » la pertinence de cette phrase, extraite d’un entretien au Figaro littéraire en 1948 : « Ces traités d’abdication que sont mes livres », ou d’illustrer – toujours par l’œuvre – que selon ses propres mots et pour lui, écrire est une « débagoulée intérieure ».
*
Peut-être, et même sûrement, René Crevel aussi, lequel écrivait (à Klaus Mann) en Janvier 1935, depuis le sanatorium de Davos : « Ici, rien de neuf. C’est la suisserie, la suissanderie neigeuse » ; d’ailleurs ne dirait-on pas du Calet, le Calet de Rêver à la Suisse ?
*
Reprenons la recension régulière des bourdes dont nous gratifient aussi généreusement que stupidement la presse, dans laquelle, on l’a déjà beaucoup dit, l’usage du pléonasme tient le haut du pavé : à propos des rongeurs nuisibles aquatiques que sont les ragondins, on a écrit sans barguigner, que leur présence constitue un risque sanitaire en termes de santé publique, puisqu’ils sont porteurs et vecteurs de maladies. Difficile de faire plus ! ou pire !
Mais le pléonasme n’est pas drôle. Aussi, pour rire un peu, on peut compter sur les jeux de mots forcément involontaires puisque charriés par le surusage des clichés. Un résultat d’élection pour un candidat lambda – et identifié – fut rapporté en ces termes : X. récemment condamné pour violences conjugales, a été battu. Osera-t-on dire qu’il y eut, sur ce coup-là, une justice immanente ?
*
Digne héritière des Nouvelles en trois lignes de F. Fénéon, mais relevée dans les potins du mois de mai dernier : un corbillard, qui transportait un cercueil, circulait sur la départementale 6 (…) quand, pour une raison indéterminée, le conducteur a perdu le contrôle et le corbillard finit au fossé*. Les gendarmes ont procédé aux tests d’alcoolémie et de stupéfiants. Aucun de ces tests ne s’est révélé positif. J’ai deux questions cependant pour la maréchaussée : a-t-on fait subir les tests à l’occupant du cercueil ? La brève ne l’indique pas. Ni, si l’on a considéré qu’il y avait un mort ou aucun mort. (* on notera la coexistence dysharmonique dans la même phrase du passé composé et du passé simple, mais écrire « à l’oreille » – comme Nietzsche – n’est plus de ce monde.)
*
De l’encre et ses couleurs. Il y avait des sortes de concours de justice à Athènes – lointains ancêtres de nos concours d’éloquence – où l’on désignait chacun par une lettre de l’alphabet, alpha, béta, gamma, delta, etc. inscrite à l’encre rouge, rubrica. On voit nettement la suite de cette information.
Une encre d’un rouge pourpre, particulière, était réservée à la signature des édits.
Les poèmes que Néron récitait étaient écrits en lettre d’or.
Enfin, avec du lait frais et en saupoudrant de poudre de charbon, les amants, sur les conseils d’Ovide, pouvaient correspondre invisiblement.
Et mieux : Rousseau raconte qu’il mit « au net – nous dirions « au propre » - avec un plaisir inexprimable [les deux premières parties de Julie ou la Nouvelle Héloïse] employant pour cela le plus beau papier doré, de la poudre d’azur et d’argent pour sécher l’écriture, de la nonpareille bleue pour coudre mes cahiers ». Celui qui rapporte ces mots, ajoute, injustement selon moi, que Rousseau fétichisa lui-même ses propres manuscrits.
*
Viendrait-il à l’idée de quiconque de dissimuler un gros diamant dans un citron ? ou tout autre cadeau précieux ou rare dans un objet ordinaire – manœuvre de l’imagination la plus exquise ou la plus vulgaire, chacun jugera. L’offrande, en revanche, porte l’épatant nom de sapate, tout droit venu, bien qu’un peu déformé, de l’espagnol zapato, soulier, souvenir de la coutume qui met les cadeaux de Noël dans les chaussures.
*
Dans « Le Petit Musée d’Alphonse » – le musée Alphonse Allais de Honfleur, le plus petit musée du monde – on peut trouver, entre autres : le crâne de Voltaire enfant ; une tasse à thé à anse à gauche pour un empereur Ming gaucher ; une casserole carrée qui empêche le lait de tourner ; un aquarium en verre dépoli pour poissons timides etc. autant d’inventions insolites d’ « Alphie », le jeune A.A.
*
Toujours quelques gourmandises de Michel Chaillou : Justement, elle l’est, sourde, faible d’oreille, d’esprit, avec son maigre corps à peine habitable autour d’un cœur en remous. Et aussi S’il cause avec lui-même, s’il s’adonne au style comme d’autres à la boisson, ce n’est pas uniquement pour désaltérer son âme. Il a surtout soif de rétablir la vérité. Et encore Il conte comme la Volga coule, des trains d’histoire, trains de bois défilant au fil de sa parole. J’en tressaille encore. (in La rue du Capitaine Olchanski). Ah ! lui non plus, il ne faut pas le faire entrer dans les programmes scolaires.
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« Ma lettre venait de partir, au milieu des rumeurs de la capitale, et des anxiétés de mon âme, ne sachant si je devais l’aimer, le regretter, ou le plaindre, j’ouvre le Journal de Paris, et j’apprends sa mort. ». Bernardin de Saint-Pierre à propos de son ami Jean-Jacques. On aurait pu hésiter, n’y a-t-il pas du Rousseau dans ces mots-là ? Jugez-en : « Il n’y a que la solitude, à la campagne, qui puisse calmer les peines profondes. (…) Les environs de Paris me représentaient les lieux où tant de fois nous nous étions promenés, ceux où il aimait à s’asseoir, ceux qui lui rappelaient les jours de son innocence. » Il serait alors le Rousseau des Rêveries, bien sûr, qui n’est pas, mais pas du tout celui du Contrat. C’est pourtant signé B de St-P.
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Il y a parfois, et plus souvent que parfois, dans les Mots croisés et autres fléchés (mais certains, seulement) de vraies trouvailles, des concentrés de figures de style et/ou d’humour, d’authentiques saveurs, et même des retrouvailles de mots perdus. Pour aujourd’hui, et pour commencer : Villa à louer. Solution (d’) Este.
*
Les arguments de Socrate : on connaît les préventions de Socrate à l’égard de l’écriture (cf Platon, Phèdre, 274e-275a) qui rendrait la mémoire paresseuse et la connaissance exogène et illusoire — avec des formules d’une incroyable fraîcheur : « lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents ; insupportables en outre dans leur commerce, parce que, au lieu d’être savants, c’est savants d’illusion qu’ils seront devenus » et le reproche que le texte écrit puisse tomber dans n’importe quelles mains « une fois écrit chaque discours s’en va rouler de tout côté » (273-d) « aussi bien auprès de ceux auxquels il ne convient nullement ».
Il suffira – mais on l’avait deviné – de remplacer « texte écrit » par « Wikipédia » ou tout autre source que l’on croit d’informations, notamment les rumeurs réticulaires ou claviculaires, le reste demeure. Ce n’est pas tant, d’ailleurs, que les choses soient écrites qui oblige à la méfiance, mais qu’elles le soient sur la seule foi de connaissances infondées et partagées tout de go, sans travail, sans sérieux, sans méthode.
*
Si c’est bien la langue qui délimite et organise ce qu’on peut penser, qu’en est-il de la négation qui dit ce qui n’est pas ou nie ce qui est ? Mais comment la langue fabrique-t-elle la pensée ou de la pensée ?
Il ne se passe pas un seul jour sans que de telles questions me viennent.
*
Mais nier – dire que ne … pas – est toujours l’opération consciente et volontaire d’un sujet qui pense ce qu’il nie, donc qui l’affirme.
*
Italo Calvino – mais où donc ? dans quel livre ? – propose ce choix, escargot ou artichaut. Le monde ou les livres ? Avancer lentement et revenir toujours en sa coquille ; ou effeuiller à l’infini. Je crois bien pratiquer les deux.
*
D’un entretien de 2003 – Dix questions à Pascal Quignard – je prélève : « C’est la lecture qui est pour moi vitale. Au sens strict : qui m’a permis de ne pas étouffer, de surnager, de survivre. La lecture (l’étrange passivité, le regressus, la mise au silence) plutôt que l’activité conquérante ou volontaire d’écrire. » Ce que contient la parenthèse – et devrait nous convaincre que les parenthèses n’ont pas pour fonction la mise au second plan – est fondamental, (reste cependant l’immense question de contenu du livre).
*
Je lis, dans un article consacré à l’histoire des techniques d’impression et production littéraire (quelle expression indélicate !) qu’au 19ème siècle les éditeurs « inventèrent leur profession » en se séparant définitivement des métiers et tâches de l’imprimeur et du commerçant. Ce faisant, ils auraient endossé « leurs responsabilités intellectuelles et esthétiques ». Diantre ! on a des noms et des listes qui contredisent cette belle intention. Listes qui s’allongent, s’allongent, s’allongent. Les librairies sont emplies de ce genre d’ouvrages, dénués de toute garantie « intellectuelle et esthétique ». La petite liste de ceux qui viendraient redonner sa noblesse – il y en a – au métier – plus qu’à la profession – d’éditeur a été perdue dans lesdites librairies, entre deux cartons de … livraisons. Il faut voir décharger – cela m’arrive parfois passant devant une – des palettes, oui, oui, des palettes sorties tout droit de gros camions. Il faut bien trois fois deux petites mains, sans compter le chauffeur-livreur le mal nommé, pour vous descendre tout cela, plusieurs fois par semaine.
*
Benjamin Franklin, créa, seul, sa propre imprimerie avant de fonder, avec d’autres, l’indépendance des États-Unis. Voilà un raccourci formidable !
In Memoriam Jacques Villeglé,
décédé ce 6 Juin 2022 à 96 ans : pour lui, ces lignes rédigées à la parution du livre délicat, ardent, emporté et emballant d'Alain Borer en 2019.
En un mot comme en cent,
par la grâce savante d’Alain Borer, ce livre* compte son pesant de jubilation et de délices (il nous faut contenir encore un peu le terme ravissement) qu’on avale tant heureux de se sentir coupable de gourmandise ; la main tourne les pages semblable à celle qui chaparde dans un paquet de chocolats fins et, tout en gardant le goût de celui qui vient d’être dégusté, plonge à nouveau pour en découvrir un autre… jusqu’à atteindre le dernier. Sans s’en apercevoir.
Cent grammes* ce n’est pas grand-chose, pensez-vous. En effet, le poids des mots et de l’encre est charge légère rapportée aux savoirs qu’ils contiennent et qu’elle retient. Mais ces grammes-là sont autrement plus denses, voilà pourquoi il y a des artistes, ces êtres si particuliers ou étranges qui n’hésitent pas à nous faire supporter des décollements de rétine pour voir autrement l’ordinaire, si manifestement banal, pour ne pas dire insignifiant, ne pas dire quelconque, ne pas dire trivial, usé, vieux, corrodé d’être resté par terre ; ou abîmé, déchiré, lacéré, d’avoir subi les passages des hommes et du temps. L’inattendu point de rencontre entre des fils de fer rouillé que personne ne relève et des affiches aux murs que personne ne voit. Ramasser les premiers et arracher les secondes font un seul et même geste qu’Alain Borer va décliner en cinq actes, cent scènes, et un certain nombre d’accessoires et de personnages dont Jacques Villeglé fait le centre et la circonférence toujours, la hiérarchie ou l’importance jamais celles que l’on croit. Ce livre est une démonstration implacable. Éblouissante. Acérée. Attentionnée. Précise. Et comme toute démonstration l’exige, sinon elle n’est qu’étalage, d’une élégance accomplie. Jacques Villeglé l’anarchiviste, tour à tour et simultanément, regardeur – c’est mieux que voyeur – choisisseur – c’est mieux que décideur – cadreur – c’est mieux que filmeur – et transgresseur pour une défense et illustration des affiches, par décollage et arrachage. Avec Villeglé, toute affiche est possiblement objet de ravissement. Double sens heureux.
Supposons. Supposons un passant passant un peu trop vite un peu trop près d’un mur ; il accroche un bout d’affiche publicitaire et… passe son chemin. Supposons aussi les pluies qui font… passer les couleurs et le soleil aussi. Supposons qu’en dé/passant un affichage politique d’autres passants passant décident d’y laisser leur marque, tailladant les mots et les photographies. Ceux-là et tous les autres sont des lacérateurs anonymes ; les passages de ces passagers des rues vont faire de Villeglé le flâneur, l’inventeur de ce bruit de déchirure si particulier d’où va naître l’affichisme. Ledit de la déchirance. Avec des bonheurs d’écriture saltimbanque, des prouesses vertigineuses, des acrobaties verbales inouïes, Alain Borer soutient absolument le tout et le détail qu’il enroule et déroule dans une réflexion d’autant plus acérée qu’elle se nourrit à la pointe fine de toute culture.
Ce qu’il construit : un petit traité d’un nouvel art pariétal ou si l’on veut, une archéologie au présent et du présent, où l’on comprend pourquoi (ce terme qui manque à tant d’essais, Alain Borer parle de pensivité) en arrachant des affiches lacérées et les trans/portant au musée, les décollagistes, dont Villeglé est le Prince, ont arraché avec elles tout ce qu’on aimait rabâcher sur l’art et l’artiste : distinction verrouillée entre sujet et objet ; rapport cuirassé au réel et au symbolique ; question insensée du sens ; de la transcendance mystique du talent, voire du génie ; et même du rôle surdéterminant du musée. Tout cela vole en éclat, mieux, explose, par avulsion concertée… au pied levé. Il y a dans ce geste, une véritable gestation. Une gestation par tous et pour tous aux conséquences métaphysiques : disparition de toute supériorité créatrice au profit d’une immanence atomisée ; confusion éjouie de l’un et du multiple (on oubliera volontiers les majuscules) ; abrogation de la fracture sujet/objet au profit du second ; établissement du chaînon qu’on aurait cru manquant entre Duchamp et le copié-collé de l’ère virtuelle, c’était ignorer le décollé-transporté villegléen.
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Éloge de l’avulsion. Avec Raymond Hains, Jacques Villeglé combine une petite entreprise de décollage et arrachage heureux – ce qui est un délit – en bande organisée – circonstance aggravante donc amusante – doublement eu/phorique. Le mot, on le sait, en rapprochant deux éléments grecs, nous porte au bonheur, à la bonne et belle vie (à soi seul, le préfixe eu), nous trans/porte. Les rôles – par l’enroulement de l’affiche en vue d’un déplacement qui fait Sens – sont totalement inversés : l’objet se charge du sujet, il s’en charge. La contradiction et la confusion supposées entre œuvre anonyme et œuvre collective est résorbée, l’artiste désigné pluriel. Aucune avulsion sans collage antérieur mais séparé, sans lacérateurs anonymes indépendants les uns des autres. Villeglé lui aussi taillade les textes et défait les sous-textes que nous avions arrimés à nos cerveaux et bien rangés. Il n’est pas le premier, mais Alain Borer montre qu’il est le seul, à aller aussi loin dans le renversement et même la volte-face : ou comment l’appropriation de l’anonymat fait l’artiste par effraction, à son insu voulu. Comment le collet-monté de nos certitudes en art devient un collé-démonté. Comment la transfiguration du banal chère à Danto commence au pied d’une palissade, mieux encore que devant certains Fontana aux incisions qu’on pourrait dire préambulatoires à toute lacération. Alain Borer explique que l’avulsion d’une affiche lacérée ne relève pas de l’hypotypose, laquelle est une adhérence, une ultra-lisibilité, une lucidité aveuglante qui n’autorise rien que la coïncidence stérile entre le vu et le dit, et même le dit et le dit, où le langage ne déborde ni ce qu’il voit, ni ce qu’il énonce. Une fonction en quelque sorte strictement communicationnelle où quand l’on vous dit (écrit, dessine) Oui, c’est Oui. Ce serait aller trop vite en besogne que de ranger (ranger !) l’affichisme de Villeglé de ce côté-là. Alain Borer développe avec une précisée patience qu’il y a diatypose au contraire : lacérations, choix, décollements, avulsions, arrachages, cadrages, sont autant de formes et de formulations, c’est-à-dire au fond de sens, qu’il s’agit de trouver sans qu’il en soit un seul : le sens unique est à proscrire. Au fond, tout est, mais en doutions-nous ? question de langage. L’illisibilité paradoxale mais féconde que revendique Villeglé n’est qu’un rejet de l’hypotypose situationniste. Il ne s’agit ni de ne rien dire, ni de dire le rien, mais de dire autrement, ce qui fait lyrisme. Dans l’arrachage, Villeglé ès maître en avulsion, élit, re/cueille, dé/tache aussi couleurs, lettres, reliefs, typographies, formes… C’est le contraire des bombages, un développement de pur plaisir que nous offre Alain Borer en fin de volume, sans oublier l’inattendu hommage aux chapeaux de Madame Vigée-Lebrun. Une merveille !
Jacques Villeglé, effacé comme derrière une affiche, c’est-à-dire et c’est unique, une page sans verso si elle n’était décollée, fait de la lacération une activité abhumaine** car rien ne saurait être moins mécanique : ni ramasser un fil de fer rouillé au bord de la mer, ni transpercer une annonce publicitaire ou politique sur un mur, l’écorner, en déchirer des morceaux, la dilacérer. Rien. Ce livre vertueux et terriblement réjouissant, réveille avec énergie toutes nos paresses enkystées dans des approximations dogmatiques, de celles qui nous font croire que l’art, étant hors du champ de la rationalité, serait de facto, inaccessible au discours rationnel***. Alain Borer fait ici la preuve du contraire et nous convainc. Et nul ne pourra dire, de ces pages qui sourient et rendent l’exigence si aimable, quelque chose fut oublié. ****
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*Villeglé l’Anarchiviste, 100 « grammes » pour Jacques Villeglé. Gallimard. Novembre 2019 ; Alain Borer explique – p. 26 note 1 – ce que grammes signifie hic et nunc : des fragments qui font maillage – tissage – et constituent un réseau dont les renvois et les relations dûment numérotés dessinent un ensemble réticulaire. ** in N° 2 de la revue grâmmeS, 1958, article de Jacques Villeglé intitulé : Des réalités collectives. *** et une petite musique kantienne ne ferait pas fausse note ; la lumineuse et difficile expression d’universalité subjective quand on la soustrait du développement dont elle fait conclusion, semblerait bien trouver ici une niche. ****Ce qui n’est pas le cas de ces lignes… où ce qui manque l’emporte, pensez-donc ! cent grammes.
A la recherche de mots perdus - 8 -
A le lire et le prononcer, doucir ne vrombit ni ne tonne, mais chantonne, bourdonne tout bas, résonne longuement dans le silence qui le suit et porte en lui tout ce qu’il dit. Doucir chasse douloir à pas feutrés qui disparaît à mots comptés, n’ayant pas messis aux parlers gras et gros des temps nouveaux.
Ayant douloi de ces abandonnements, quelques parlers jolis paraissent impromptus, inconnus, en improvisade au tournant d’une phrase depuis tant délaissée qu’elle semble contrefaire les hiéroglyphes que nous aimons saluer pour leur étrangeté incognoscible et par admiration d’autant plus feinte et fausse que des mots juste perdus ou des mots justes, perdus, dorénavant indiffèrent. Dorénavant étonne, lui aussi, portant vers l’avenir, de hora – à partir de cette heure – d’abord en trois lettres, ora/ore – tandis qu’une oreille sensible aux résonnances, entend : l’avant était doré, pour toujours couronné d’or, auréolé. Cela ne manquera pas de susciter chez les uns, grimaces et autres rictus – terme devenu invariable en français emprunteur une fois encore du latin – chez d’autres, l’irréparable grief – de gravis, grave – de passéisme, ringardisme, traditionalisme et perfectionnisme exaspérants, autant de fautes – il y a de la morale dans ce jugement – autant de fautes donc, auxquelles on vous renvoie vous accusant d’être has been, c’est tellement plus facile en français courant, tombant comme un couperet.
Dorénavant n’est pas, convenons-en, un mot perdu – il n’était pas, d’ailleurs, le point d’entrée – aussi rendons lui sa pertinence aux dépends de sa musicalité, même si et bien que, je l’entendrai toujours chapechuter à mon oreille, dans l’inversion de ses syllabes, que le passé se peut repeindre à la feuille d’or. Qu’il m’amenât à ces broderies n’est pas le seul de ses mérites. Ignorant le mot et son sens, et vous rappelant comme votre goût est mauvais puisqu’il n’est pas du jour, il n’est pas frais, il est passé, dépassé, d’aucuns ont ranimé ma mémoire d’un terme dorénavant inusité : couvi. Se dit de l’œuf pourri, gâté — qu’on entend comme comblé, qu’il faut ouïr comme avarié — couvé trop longtemps, indigeste en conséquence iningérable. Nous serions, selon qui ne l’entendent pas de cette oreille et ne le goûtent pas ainsi, nous serions, tels des œufs couvis, impropres à la consommation, mot qui percute immédiatement une autre parcelle de mon cerveau, insensible à l’usage consumériste de la langue, celui qui pervertit l’élégance ordinaire – je dis bien ordinaire – du français parlé et écrit.
Aussi, la perte par abandon volontaire et mise en accusation de toute résistance à cette lâcheté quotidienne, de mots qui ornent, enjolivent, embellissent, précisent nos phrases, et, partant, les pensées qui s’y forment, fait notre esprit se douloir et saigner notre cœur. Croyant qu’à en réduire le nombre de ses mots, on ôterait à la langue française ses épines – ce qui est quand même une étrange et inquiétante conception et confusion – on empêche, à l’inverse, que tels un marbre ou une verrerie, on la puisse doucir, polir, velouter, satiner. Mais si, par seul effet de mode quelque mot est repêché – il ne faut pas minimiser ce goût du coup d’éclat – son sens est quasi toujours altéré. Ainsi de doucir, qu’on a pu lire récemment mais de très rares fois dans des articles mal fagotés, pour – il fallait s’en douter – adoucir : une saison doucie, à la place de douce, et dans une recette écrite avec les pieds, mettre des œufs à doucir dans l’eau ! Et là, l’intention m’échappe et toute espérance m’abandonne, aussi j'opte, dans l'accablement et la détresse, pour la faute de frappe non corrigée, ce n'est pas moins impardonnable.