L’infinité du plaisir infini des mots.
L’inactualité est de tous les instants, c’est infiniment moins fatiguant que de courir derrière les nouveautés : on ne peut s’y maintenir, elles changent tout le temps … Voilà bien le meilleur argument jamais entendu — selon ceux qui s’y tiennent au risque de la contradiction — pour ne pas lire le journal qui ne dit jamais la même chose ! Cette admirable naïveté fait édredon à la paresseuse indifférence des nigauds qui se prennent pour des sages au milieu de leur propre bêtise. L’inactualité ne peut être une posture, elle doit être, en revanche, une position qu’il faut tenir avec la détermination d’un escadron, mot qui relève de l’équerre et du carré mais dont on peut ignorer que l’unité plus petite se nomme le peloton. Nous n’étirerons pas plus qu’il ne faut ces mots dévolus au vocabulaire militaire, les reproches pleuvent suffisamment sur qui osent le maintien de l’ordre de la grammaire, de l’étymologie, la syntaxe, la morphologie, les accords — leurs règles et leurs exceptions remarquables — l’orthographe, la sémantique, écrins indispensables aux créations et autres engendrements littéraires de génie par maîtrise de l’incartade, goût de l’escapade, de l’échappée, des cabrioles, extravagances et autres inconduites linguistiques, sans le moindre rapport avec l’abandon, mais qui ont tout à voir avec les polissonneries verbales et les embardées salutaires des grandes œuvres et belles.
En raison de ces armatures — mot que l’on doit cette fois à l’écriture de la musique — qui oserait dire que Schumann, pour avoir composé selon les règles du solfège et de l’harmonie, a écrit platement, tandis que l’on entend tant de tapages inarticulés et insoutenables que l’on doit à l’ignorance et à l’analphabétisme musical régnant en maître ? En raison de ces armatures, soutiens, charpentes, structures et autres bâtis, les plus audacieuses architectures, formes et lignes, ont pris le risque du risque, les cintres se courbent, les courbes s’affrontent, les simbleaux s’aventurent, les exceptions aussi et les aventures compromettent l’identique, le commun, l’uniforme, l’inégal se hisse à l’inégalé. La justesse de l’ajustée trouvaille s’impose mieux encore que la répétition du conforme, que la réplétion du correct ou le dogme de l’étiquette. Mais pourquoi ne le comprend-on pas, sinon parce que les arrangements ordinaires servent d’ais, d’excuses, d’alibis à nos faillites ; ou que suffit le petit poids des mots simplets échappés des réserves de plus en plus étroites du vocabulaire disponible ; ou qu’on reçoit avec des complaisances et amabilités grossières ceux que l’on connaît ou croit connaître, sans n’accepter jamais de se laisser prendre, surprendre, saisir, pincer, dépeigner, secouer ou vaincre par une vieillerie, une curiosité, une innovation, une témérité, une de ces hardiesses que la maîtrise exercée des règles nous rend fascinantes et belles.
Me croira-t-on si je dis — mais je le dis — qu’un mot inconnu de moi me fit l’ensemble de ces effets et poser ces lignes. Une fois reçue l’intuition qui préside à l’expression mais ne la déroule, je me sens dans cette exaltante demi-mesure qui, en musique, suspend la respiration d’une ligne mélodique pourtant à venir, ou en broderie invente le motif dès le premier point. Mais croira-t-on — bis repetita — que ce fil filigrané se faufila et se cousit de deux mots pour un seul objet, tant les uns allument des flammèches dedans ma tête et l’autre les éteint. Ici, la langue fait merveille quand elle dit griche-dents, là où des pratiques grégaires creusent des citrouilles pour y mettre un lampion.
Griche-dents m’éjouit pleinement.
Mélanges, miscellanées, miettes - 16
Michelet : « Montesquieu écrit, interprète le droit, Voltaire pleure, crie pour le droit et Rousseau le fonde. »
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« La tête, c’est la sorbonne s’il s’agit de penser ; - la tronche s’il est question de la risquer ; - la coloquinte pour désigner une mauvaise tête ; - la boule pour indiquer un homme qui la perd ; - le melon s’il s’agit du chef d’un imbécile, et la trombine s’il faut peindre une trompeuse binette. » (in Le Figaro, Albert Monnier, 1856, « excursion dans l’argot », c’est moi qui souligne).
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Ornithorynque : ébaubie depuis toujours par le mot autant que l’animal, pourtant, les deux sont vraiment très moches.
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Est-il vrai que Jules Verne, pour ne pas perdre une seconde de travail, s’enfermait à clef dans son bureau ; n’en confiait pas le double à sa femme ; laquelle faisait chauffer la soupe à midi ; lequel lâchait son travail à midi vingt ; s’assoyait sur une chaise basse pour avoir la bouche à hauteur de la table ; et filait ensuite au plus vite à ses écritures ?
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Jusqu’à la fin du 19ème siècle encore, on donnait le nom de « consolante » au petit blanc sec avalé le matin avant la journée d’un rude labeur. Ce n’était pas sans raison, ni peut-être sans conséquences.
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Lu récemment dans la presse – ce pourrait être du Félix Fénéon de notre temps : un motard et un attelage de chiens de traîneau sont entrés en collision au niveau du lieu-dit des Habites. Au moins deux occasions de sourire, peut-être trois. C’est vous qui voyez.
En revanche ces lignes sont bien d’un pigiste du jour, jugez-en : il épousa Sophie J. libre-penseuse comme lui. Sans commentaire, il serait cruel !
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« Chaque année, la Société des Gens De Lettres de France (SGDL) remet des prix littéraires, dotés, consacrant des auteurs confirmés. » : c’est moi qui souligne cette expression 1) qui fait pléonasme, mais 2) qui dénote surtout une flemme institutionnelle. Il faudrait ajouter un P à l’acronyme, P comme Paresseux, ou T comme tire-au-flanc.
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Vite, se consoler avec des mots admirables : « En effet, une basse-cour bien peuplée s’annonce de loin par une bruyante palabraille : on se croirait en Andalousie, où, dit le proverbe : il suffit d’une poule et de deux femmes pour faire tout le bruit d’un marché ; elles caquètent et caquèlent, cacassent, cracassent, gaquegacquent, et pour varier, gloussent, croussent et groussent. » Élie Reclus – voir plus bas – in La poule, le coq & récréations instructives d’où j’extrais aussi avec jubilation : cocriacot ; coqueliquer et coqueriquer ; colichemarde — et cette merveille : Monsieur (le coq) … n’a jamais montré grande sympathie pour tous les cochets, cocherillots, jaulets, goilloux, ornichons et béquants ». Et pour finir — non point la liste de ces trouvailles, elle est très longue, mais la citation de ces mots formidables, inconnus et/ou perdus — cet épatant coquefredouille, qui dit mieux à lui tout seul que l’ensemble des significations qu’on lui trouve si on les cherche. Coquefredouille, franchement, il y a là-dedans un presque-rien de béguin et un je-ne-sais-quoi de tendresse.
Ce qui n’empêche pas le même — Élie Reclus — de dire doctement et fort justement en parlant des « papotages prétendus de la poule avec ses voisines » : « Mais quand nous entamons une conversation, à quoi tenons-nous davantage : à connaître la pensée d’autrui, ou à montrer la nôtre ? ». Redoutable question en effet.
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Aussi sec, il s’arrêta de pleuvoir. (c’est imparable !).
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Le tridacne est une espèce d’huître fort grande, très estimée des Anciens ; elle ne pouvait être mangée qu’en trois bouchées. (le mot est donné parfois au genre féminin, la tridacne).
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— Eh ben, cap’taine Dupêteau, aurons-nous de la pluie, aujourd’hui ?
— J’vas vous dire… Si les vents tournent d’amont à la marée, ça pourrait ben être de l’eau…
— Et si les vents ne tournent pas d’amont ?
— Ça ne serait pas signe de sec.
Alphonse Allais - Loup de Mer, in A l’œil. On se souvient qu’Alphonse est honfleurais, natif de Honfleur. Je me souviens surtout qu’à peine plus à l’Ouest, sur la côte de Nacre – Courseulles – Luc/Mer – Saint-Aubin/sur Mer – Bernières et autres plages, en portant loin le regard à droite au bout du bout de l’anse je me souviens que « si l’on voit Le Havre, c’est qu’il va pleuvoir (pieuvoir), si on n’le voit pas, c’est qu’il pieut déjà ! »
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Dans la très prolixe série « on a laissé la plume au(x) stagiaire(s), abasourdissez-vous, ahurissez-vous, ébaubissez-vous, stupéfiez-vous, de ces sottises à suivre, le pire serait d’être sans réaction :
- « Commentaire très pertinent sinon auquel je corrobore ! »
- « Pourtant ces trois ouvrages forment une trilogie parcourue par des thèmes communs » … (lu sur un site d’édition dédiée aux classiques de l’Antiquité, et ce n’est pas la première fois que les présentations courtes y sont, tout simplement, lamentables, tandis que les ouvrages sont exceptionnels, ce qui s’appelle se moquer du monde)
- « Après la crise, (l’hiver, la canicule, le gel …) le secteur du transport et de la logistique (de la mode, des spectacles, de …) a su rebondir » – quand, mais quand donc, finira-t-on de rebondir à propos de tout et de rien ? Nous sommes devenus un peuple de zébulons.
- « D’après les remontées de terrain que l’on a » : ce qui contredit les érosions inéluctables dues aux mutations climatiques mais surtout est du grand n’importe quoi, qu’on ne cesse d’entendre et de lire.
La liste n’est pas close, s’allonge chaque jour et chaque fois m’horripile, aussi avec l’usage du subjonctif en lieu et place de l'indicatif, à l'oral comme à l'écrit, après après que … : alors, après qu’il est usité, je m’agace grave !
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En revanche, entre les verbes voir et vivre, quelques moments de confusion déjà remarqués selon le temps de conjugaison, donnent lieu à d’authentiques polysémies, qui m’ont fait écrire que :
Je vis, signifie que l’existence se regarde en se retournant.
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Un passage couvert occupé par de nombreux magasins, pour l’essentiel consacrés aux fanfreluches et autres inutilités qu’on aime pourtant acquérir, s’appelle sans la moindre originalité Passage du Commerce – j’appris il y a peu, qu’il fut tout d’abord nommé Le Passage des Trois-Pigeons. Je me demande si l’on fit bien de le débaptiser !
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Le père, Jacques Reclus, et la mère, Zéline, eurent quatorze enfants, dont : l’aîné, Élie Reclus, qui se marie avec sa cousine germaine Noémi Reclus, ils ont deux fils Paul et André Reclus ; Élisée est très lié à son frère Élie, ils habitèrent un temps chez le gendre de Michelet, qui épousera leur sœur, en secondes noces, Louise Reclus ; Zéline Reclus, fille de sa mère Zéline Reclus, et mère d’Élie Faure – le célèbre critique d’art ; Onésime Reclus, qui aurait inventé le mot « francophonie » ; Noémi Reclus, cousine et belle-sœur – il faut suivre – de la femme d’Élie, son frère aîné ; Armand Reclus, l’un des pères du projet du canal de Panama ; Paul Reclus, qui eut un fils, Jacques Reclus.
Bonheur des prénoms répliqués dans une même famille à des générations et rangs différents: ici, de 1796, naissance de Jacques Reclus à 1984, mort de Jacques Reclus.
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« Les langues s’appauvrissent de gaieté de cœur ». Émile Littré
Certainement ses études de médecine, qu’il fit en deux fois, lui rendirent banals les termes qui, de son titre jusqu’à la fin du petit volume, filent la métaphore pathologique. Malformations et autres anomalies y sont relevées sous le régime de la santé, bonne ou mauvaise, de la dégradation ou de la conservation de l’état général d’un être vivant, des conditions de son existence, du soin qu’on lui doit. Par excentricité de ce point de départ, tels les cercles qui s’éloignent du galet jeté dans l’eau mais restent également concentriques, la double sémantique de la disparition ou de la conservation dues à des violences ou brutalités relatives soit à l’indifférence soit à l’ignorance, use de toutes ses ressources. Force est de constater que le mal est fait, en dépit de quelques rares miracles.
Voici pourtant un petit livre avalé d’une lampée. Rédigé sous l’ordre alphabétique parce qu’il est nécessairement aveugle, son auteur — le bon Émile Littré — y procède par prélèvement d’un petit nombre de mots pour lesquels il a rédigé les remarques diagnostiques que ferait un médecin expérimenté à propos de quelques cas qui lui semblent instructifs. Il se serait appliqué — il le dit dans les trois courtes pages d’Introduction — à rapporter une série d’anecdotes dont le mot relevé et saisi est le héros. Tel un Tallemant des Réaux du langage, il porte jugement de ce que les usages ont fait ou défait à la langue, soit qu’elle y cédât pour le pire, soit qu’elle y résistât, soit qu’elle y trouvât une opportunité heureuse, une aubaine d’inventivité ; ces deux dernières possibilités étant les plus rares, Émile Littré ayant, de son propre aveu, trouvé plus souvent qu’à leur tour des flagrant(s) délit(s) de malversation à l’égard des mots.
Le recueil Pathologie verbale ou Lésions de certains mots dans le cours de l’usage appartient, à l’origine, à une brochure intitulée Études et glanes pour faire suite à l’ « Histoire de la langue française » publiée en 1880. Littré mourut l’année suivante. En 1986, la Bibliothèque Nationale en fit une petite édition séparée – elle eut bien raison. [noter par souci acribique que seule cette édition moderne écrit glanes, là où les autres posent glanures.]. Une centaine de mots – je crois bien 101 – y sont soumis à l’auscultation vigilante du praticien aguerri mais plus accommodant qu’on aurait pu le croire, à moins que certaines de ses indulgences ne soient résignation, c’est tout le charme inattendu de ces pages où l’on mesure un rapport que l’on a qualifié par ailleurs de « sentimental » avec les mots, ce que la manière métaphorique ne peut que renforcer. Le terme charme fut d’ailleurs prélevé et examiné par notre lexicographe, il peut servir d’illustration, entre bondir et chercher, cela pour préciser que la nomenclature ne comporte aucun mot savant ou spécialisé, à moins de considérer comme tels poulaine ou tapinois par exemple, aussi galetas ou éconduire…
Charme, donc. L’exploration est brève, rapide. Toutes le sont, ne dépassant pas une page mais certaines plus que d’autres. Après le rappel systématique de l’étymologie, suivent un brin d’histoire – plutôt ténu et approximatif, nous sommes au siècle près – et l’apparition et établissement de la néologie, laquelle pour des raisons différentes l’emporte fautivement. Pour charme, Littré invoque l’écart des significations, produit par le choix que l’usage fit de réserver progressivement au sens originel du carmen latin, l’acception plus étroite de l’attraction des beautés qui plaisent … autrement dit qui (nous) … charment. Cela se passa au 17ème siècle, selon lui, celui dont il observe qu’il fut le plus propice à ce genre de mutations. Nous serions dans un cas d’anomalie par expulsion du sens primitif – il y en a d’autres, mais celui-ci est le plus fréquent, même s’il faut avouer qu’à le constater cela ne suffit point. Le positivisme d’Auguste Comte qu’il fréquenta de près, avait laissé des traces à jamais. Ainsi, dans l’entrée suivante – chercher – Littré débusque un néologisme de signification, qu’il date du 13ème, qui fit passer de « parcourir », « aller tout autour » à « quérir » lui-même quasi abandonné mais pas son sens demeuré presque exclusivement dans chercher. Devant ce « choix » malheureux de l’usage, Littré regrette l’abandon de quérir — au bon parfum latin : quærere — que jamais chercher ne substituera de manière satisfaisante.
La question de l’usage est au cœur de l’affaire : elle y est dès le titre, elle y est dès les pages introductives, dès la première et longue phrase dans laquelle, énumérant les pathologies que la langue dut subir depuis plus de six cents ans, le mésusage des usages – si l’on ose – lui fit bien des accrocs. L’avant dernier paragraphe mérite qu’on le regarde de près. Littré semble confondre, au sens de mêler, usage et tradition, ou plutôt, dans la mesure où le premier est lié à la seconde, la langue ne pourrait, la langue ne devrait, souffrir d’infidélités à ses principes. Pourtant, l’usage est influençable, autant dire corruptible, perméable à la facilité, à l’oubli et de façon définitive. Les quelques occasions où il se trouve subtil et ingénieux, ne suffisent pas à rectifier ce qu’il faut se résoudre à nommer – plus loin sous l’entrée Droit, droite – une brutalité.
A de nombreuses reprises, Littré reprend le sujet et l’interroge. On le sent exaspéré, même s’il reste parfaitement convenable, par cette inéluctable tendance à l’affaiblissement, la déviation du sens des mots par leur usage qui, à lui seul, tue aveuglément d’excellents mots pour leur donner de très médiocres remplaçants. L’emploi fautif l’emporte toujours, la règle semble inévitable : Ami lecteur, ne m’accusez pas, c’est l’usage qui le veut, ce sera, finalement, sa seule excuse et explication. Quelle que soit la gravité des pertes de sens, des ruptures, des déformations (il dit difformités), il faut reconnaître, il faut admettre, il faut accepter que l’usage, l’usage maniant l’irrespect, la maltraitance, la détérioration, modifie définitivement le rapport des mots à leur sens au point qu’ils leur échappent pour n’être plus que (des) signe(s) arbitraire(s). Intéressante expression – usitée plusieurs fois et plus de trente ans avant l’emploi strictement linguistique qu’en fera Ferdinand de Saussure – par laquelle Littré signifie qu’un mot qui se pervertit par l’usage au point de ne plus rien contenir de ce qu’il signifiait en son principe, ne suivant plus aucune règle, sinon celle, capricieuse, de l’opinion commune, subit une déchéance irréparable. Certes, il faut d’ailleurs le redire pour ne pas l’oublier, quelques cheminements nous mènent à un mot vif et alerte, d’autres à des inventions assez ingénieuses, mais sans gain réel puisque désuétude, perte, abandon, lacune, disparition, sont, par ailleurs, le véritable prix à payer, le jeu est toujours inégal. La langue s’est montrée bien mauvaise ménagère des ressources qu’elle possédait.
Le ton et la phrase, simples, malins, légers dans la gravité, font de ces quelques pages une réjouissance. L’exacte antinomie du très sérieux Dictionnaire de la langue française du même, révéré, adoré, sacralisé nonobstant ses défauts, quelques spécialistes parlent même de défaillances. Je serais tentée de dire – j’ose ce crime et entend les réprobations et anathèmes pleuvoir sur moi – qu’il est à la langue française, ce que le Gaffiot est au latin : nécessaire mais pas toujours impératif. Je m’empresse de solacier ceux que je viens d’inquiéter : je possède ce Dictionnaire indéplaçable en ses quatre tomes et avec son Supplément, dans l’édition de 1874 pour ceux-là et de 1879 pour celui-ci. Je me souviens les avoir acquis tous les cinq d’un même mouvement, chez un antiquaire de Caen – rue Écuyère – dont je poussais la porte du magasin à la recherche d’un petit bronze – n’importe lequel pourvu qu’il fût un petit bronze. Heureusement, le hasard – ou la fortuité, ce mot qui faisait défaut à la langue jusqu’à ce qu’il apparaisse de notre temps dit Littré pour faire la preuve, rare, que l’usage peut se montrer favorable – le hasard donc me planta, je m’en souviens encore, devant ces cinq ouvrages entassés là, juste au seuil du seuil. Poussiéreux et mal traités, ils venaient, comme disent les commerçants des choses vieilles, de « rentrer ». Je m’en allais quérir (ce verbe qui n’existe qu’à l’infinitif) son prix. L’homme ne voulait point les vendre, il fallait restaurer le tout, et encore, peut-être cela ne valait-il pas la peine, sauvé avec quelques meubles de l’incendie d’un château, regardez ses pages, elles sont jaunies, certaines sont cassantes, sèches, friables.
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Pour le prix d’un petit bronze que je n’offris jamais – mais personne ne le sut, j’emportai les cinq Littré, qui depuis ont fait toutes les guerres de mes déménagements et même passé la Loire.
Modeste réflexion dominicale
Entre un texte et son lecteur, il y a, la plupart du temps, une ignorance vertueuse. Non qu’il soit bon – en soi – de méconnaître les déloyautés ou les fautes – morales, politiques, affectives – de celui qu’on lit, nul n’ignore plus à quel point la biographie tient les plumes, mais la nécessité d’un filet de protection tendu au-dessus de notre entendement et de notre sensibilité pour, paradoxalement, être en contact immédiat avec les mots, évite le risque de les contaminer par ce que Spinoza appelle – et dorénavant tout le monde, même sans l’avoir lu – les passions tristes.
Je ruminais cela, à l’instant, me demandant comment ma vie de lectrice avait évolué depuis les premières lignes – dont j’ai tout oublié – les premiers livres – tombés eux aussi dans le grand trou noir – les apprentissages – dont on m’a dit qu’il n’y en eut point, comme si l’on pouvait avoir la lecture infuse – les heures, les jours, les nuits passés avec les livres – dont je ne saurai dresser la liste – pour ne rien dire de ceux qui auraient dû « changer ma vie » – depuis que des promoteurs professionnels de livres nous font promesse d’entrer dans l’ivresse commune de-ce-qui-se-vend-le-mieux. Je ruminais cela et trouvais non point une réponse, car alors, je l’aurais trouvée bien avant, mais une proposition relativement acceptable a posteriori.
Pour autant qu’il m’en souvienne, j’ai toujours cherché ce qui pouvait avoir poussé ma curiosité intellectuelle toujours en éveil au point de n’avoir jamais cessé de lire et au risque d’avoir oublié tellement plus que je n’ai retenu. Je me revois aux heures longues des études du soir à l’internat des bonnes sœurs, après le goûter toujours pris dehors – la cour ou le préau – d’un morceau de pain accompagné d’une barre de mauvais chocolat, je me revois tourner et retourner sans cesse les pages des livres dits de français – tout le monde a compris lequel à la double signature, un pour chaque siècle depuis le XVIème, rien avant –
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et des fascicules violets des Petits Classiques Larousse par lesquels le balancement des alexandrins de Racine a définitivement contaminé mon cerveau et me rend inaudible – inouïe – toute phrase bancale, toute prolation oublieuse des liaisons, voire des diérèses, pire toute élocution inarticulée, atone, accélérée. Dans la grande braderie de mes souvenirs scolaires, il en reste un qui a tenu contre vents et marées : la lecture à haute voix d’un extrait d’Athalie – lequel ? – c’était en classe de Seconde ; l’écrivant, un autre vient en concurrence : la récitation devant Monsieur l’Inspecteur de l’Automne de Lamartine, Salut bois couronnés … mais là, c’était en 7ième, aujourd’hui appelé CM2, et non, je le jure, je ne suis pas née au début du 20ème siècle, ni camarade de classe de la grande Colette.
En revanche, je viens de comprendre, de me souvenir et de réaliser fortement, que ceux que nous appelons « les grands textes » tiennent debout tout seuls et que, pour eux, il y a deux temps. Celui de l’absorption, plaisir du cerveau et de la mémoire, la rencontre, le temps des jeunes années pendant lesquelles on lit sans savoir alors qu’on sait déjà, qu’on sait pour toujours, qu’il se passe quelque chose de l’ordre de l’irréversibilité. Pour moi, cela s’est passé à l’école, à la petite école, et jusqu’à la rencontre des « grands textes » de la philosophie, et depuis, il faudrait que chaque jour ait 48 heures et non la moitié. Après, il y a le temps de la manducation, de la rumination, des découvertes souvent, le très long temps d’après, celui des savoirs. Parfois des illusions perdues. Le temps qui donne raison à cet instinct de lire pour lire, quoi qu’il en soit et quoi que l’on sache de l’auteur, son écrire s’il est de talent, s’il est de génie, tiendra au-delà de tout, de tout. Voilà pourquoi, ma petite méditation dominicale peut se résumer ainsi, très, vraiment très naïvement : lire et faire lire « les grands textes » sans peur et sans crainte ; s’en tenir à eux, retenir leurs mots, leurs rythmes, leurs tournures, leurs surprises, leur génie. Mémoriser sans le savoir, être habité par eux. Laisser venir le temps, le temps d’après, pour la confrontation même douloureuse avec l’inhumaine humanité de l’écrivain, la petitesse de son caractère, son insupportable orgueil, son immoralité ou son sale caractère, ses bassesses. Il nous ressemble. Se souvenir pourtant qu’aucune de ses défaillances n’expliquera jamais son art. Oui, « les grands textes » tiennent debout tout seuls. Le reste, qu’on le sache ou qu’on l’ignore, ne peut rien y changer. Il y a peut-être là un critère : si la part subjective de ce type de savoir(s) venait entacher, compromettre, le « pur plaisir du texte », ne faudrait-il pas interroger la bonne foi d’un tel lecteur qui recouvre de passions tristes ce que, pourtant, il a adoré ; et si le « pur plaisir du texte » ne résiste pas à des savoirs adventices, plus objectifs ceux-là, n’est-ce pas le moment de se dire qu’on l’a injustement aimé, qu’on n’a pas aimé un texte, mais tout ce à quoi il nous ramène, qu’on s’est aimé soi-même dans ce qu’on a lu, ou qu’on a trouvé là de quoi s’aimer un peu plus ou un peu mieux.
Et, sans surprise, une liste plus ou moins longue, cela ne compte pas, se révèle en nous de noms d’écrivains, d’écrivains véritables. Cela relève de la catharsis, de l’abréaction, d’un travail psychique intense et continu, le contraire absolument de ce qu’on nous dit de la lecture, un loisir qu’il faudrait pratiquer après qu’on a fait tout le reste.
« Du sang sur ses ailes d’ange. »
Cornélienne par la généalogie, un peu noble par situation familiale, très croyante, normande par établissement, caennaise par résidence et meurtrière par conviction politique, elle aligne les circonstances — ou les astres — à la pointe d’un petit couteau acheté pour l’occasion. La préméditation commence-t-elle dans la tête ou dedans la coutellerie ? Difficile de trancher, se risque à dire le bon peuple. Toujours est-il qu’elle comprit très tôt qu’en politique on ne se méfie jamais assez de ceux qui nous veulent du bien : notre petite pensionnaire des Dames de l’Abbaye, inégalable merveille de l’architecture romane — fondée par Mathilde soi-même, épouse de Guillaume conquérant des terres anglaises en son temps — notre petite pensionnaire saisit sans difficulté qu’à trop embrasser, mal on étreint et se proclamer L’Ami du peuple ne protège pas des pires abus. Il se peut, en revanche, qu’être nourri(e) de lectures classiques rende plus lucide et un peu moins sot(te), active la témérité et la détermination. Il fallut aussi quelques rencontres bien venues.
Nul ne sait si Charlotte avait lu un autre Normand qui prisait tant son aïeul et le préférait à Racine pour être allé, selon lui, plus loin dans les passions. D’ailleurs, il ne manqua pas de lui écrire et reçut en retour son approbation pour avoir saisi le cœur même de la généalogie passionnelle de ses héros. Que Charlotte ait lu ou non — et l’on peut dire presque assurément que non — Monsieur de Saint-Evremond, il est certain, en revanche, qu’elle connaissait les héroïnes tragiques de son superbe aïeul. Sans hésiter, ni subir le dilemme que l’on dit « cornélien » par le succès toujours caricatural des schématismes scolaires, notre jeune, brave, vaillante et valeureuse combattante de la liberté partit un mardi matin de Juillet en direction de Paris. Seule et depuis Caen, où une chocolaterie artisanale porte désormais son nom confondu et fondu pour toujours et pour les amateurs avec la ganache, la praline et le cacao, et parce qu’elle vécut là approximativement — les bombardements que l’on sait ayant quelque peu bousculé depuis, l’ordre des rues et des bâtisses — on est certain en revanche, que lorsqu’elle était là, chez sa tante, revenue de chez les bénédictines de l’Abbaye, Charlotte, depuis sa chambrette, touchait des yeux l’Église Saint-Jean.
À son père peut-être encore mais sans certitude à Cordey, de nos jours un tout petit village – moins de 150 âmes – du côté de Falaise et même de Putanges, ou encore de Morteau-Couliboeuf, elle écrivit pour le supplier de se réjouir de (son) sort, tout en lui disant adieu, ce qui n’est quand même pas très rassurant. Pour calmer les acribiens et autres amateurs de notre Charlotte historique, qui auraient déjà compris de qui je parle, je précise que le hameau de Cordey s’orthographie bien ainsi, à une voyelle d’écart du patronyme de notre championne. Charlotte Corday, donc, puisqu’il faut l’appeler par son nom, précisément Marie-Anne Charlotte Corday d’Amont, citant l’autre Corneille — Thomas — dans ce billet arrivé posthumément, sera guillotinée quelques heures après l’avoir rédigé. Le « mythe historique » naquit, à l’instant où sa tête fut tranchée. Pour oxymorique qu’elle soit, l’expression est adaptée en ce sens où Charlotte, l’Ange de l’Assassinat comme l’appela plus tard Lamartine, participe évidemment et ô combien de l’Histoire, avec le grand H, mais aussi de l’image qui surgit instantanément ou presque, faisant imagination collective et récit phantasmé, en des temps(il y a presque 229 ans) où la connaissance d’un événement dans tout le pays, qu’il soit fait divers, anecdote, ou digne des archives mondiales, n’arrivait jamais au moment de sa commission.
Le meurtre de Marat par Charlotte Corday dépasse, évidemment, sa simple actualité ou modalité, en quoi il n’est pas important seulement pour l’époque révolutionnaire. Il engage, au-delà de lui, de ses répercussions immédiates, des questions de philosophie politique – la légitimité de la violence dans l’histoire ; la notion du bien général ou commun, mesuré aux convictions de quelques-uns ; celle du déterminisme historique ; et même de la vérité, excusez du peu, c’est-à-dire du sens. Dans l’Introduction à une édition séparée du livre 44ème de l’Histoire des Girondins de Lamartine, son auteur pose la difficulté en ces termes : Charlotte Corday est-elle « une justicière ou une meurtrière. Est-elle héroïque, ou est-elle fanatique ? ». Et par ailleurs, Michelet prévient : « Qu’on ne croie pas voir en mademoiselle Corday une virago farouche qui ne comptait pour rien le sang. » Tout au contraire, son extrême douceur était connue de tous et au moment de sa mort, dans les heures qui la précédèrent, ses réponses au tribunal ne souffraient ni excitation, ni fureur. Sa détermination était à l’aune de sa prise de conscience certes, mais non dénuée pour autant d’une ambivalence bien remarquée des analystes ultérieurs : que signifie la défense de la paix civile si elle se fait au nom du meurtre d’un représentant du peuple ? Charlotte n’est pas intellectuellement démunie : elle affirme et l’écrit, que c’est bien Marat l’illégitime qui menace l’État de droit, partant, le peuple, et que le tyrannicide est toujours justifié par la formule fameuse « j’ai tué un homme pour en sauver cent mille ». De plus, elle fit tout pour protéger son entourage, ses compagnons de gironde restés à Caen qui ignoraient tout de son projet, et leur éviter ainsi le procès en complicité. Marat n’écrivait-il pas dans l’Ami du Peuple en décembre 1790 : « poignarder, pendre, étriper les traîtres » ; et par ailleurs que l’état de nécessité autorise toutes les ignominies meurtrières et autres massacres et exécutions plus cruelles les unes que les autres : « égorger » ; « dévorer (les) chairs palpitantes ». Lamartine encore – on notera bien sûr l’écho sémantique bien connu – dit de lui qu’il n'hésitait jamais à faire couler « quelques gouttes de sang impur, pour préserver des flots de sang innocent », couper des têtes pour en sauvegarder d’autres. On pourrait rétorquer que le geste de Charlotte participe de la même logique, mais qu’on s’aligne sur un calcul estimé de 270 000 têtes tranchées, par prophylaxie sociale et révolutionnaire ou pas, la petite Normande adopta une posture sacrificielle qui fit cesser, non point les exactions de tous, mais au moins celles de cette bête féroce. L’auteur de ladite Préface pose la question : du sang de Marat ou du sang de Charlotte, lequel était le « sang impur » ?
Le 13 Juillet 1793 Charlotte entra 20 rue des Cordeliers, planta un couteau tout juste acheté dans le poitrail de celui que tout le monde – Michelet, Cochin, Taine, Lamartine donc, Chateaubriand, Hugo, Louis Blanc, Chénier – s’accordera à qualifier des pires mots, dont, en désordre et en vrac, « le roi des Huns », un « noir serpent », un « aliéné », « avorton », à la « saleté » repoussante… n’en jetez plus ! Il faut opter pour une formule : soit elle assassina Marat, soit par elle il fut assassiné, cette dernière dont la forme passive redimensionne l’évènement à la mesure d’un Destin. Charlotte, c’est attesté, lisait Jean-Jacques Rousseau, qui jamais n’a appelé au tyrannicide, mais elle en comprit l’essentiel : le Contrat social ne peut être sans l’abandon des libertés naturelles (ou instincts individuels) au profit des libertés civiles et le gain de la raison contre les impulsions, du Droit contre la force, de la force du Droit contre le droit du plus fort.
Broquille du mercredi.
Pluies
ne plaisent guère froides & drues tombées longtemps. Perles de gris poudres nacrées gouttes de suie essuient la vitre en écrivant de haut en bas. Au jardin les buies aussi les rompues cassées fendues brisées tambourinent bruissent e& claquent jusqu’à leur dernier grain d’argile évanoui mêlé fondu dissous. Il a plu à la pluie de frôler les thuies inonder les prairies s’alanguir dans les landes les pâtis les herbages. Impeccablement précipitée sur les petits toits de bois de tuiles d’ardoises elle alentit sa chute pour mieux leur dérober
le luisant
le brillant
le moiré
que le temps écoulé depuis tant mit aux faîtes pentus. Roule & s’écroule bleuie s’enfouit au sol brisé. Sous ses coups d’aiguille elle ricoche en riochant. Elle attuit le monde alentour & mène le soleil à brouir l’herbe blanche les aspioles à fuir & les brumes à s’évanouir. Duits les nuages embrunchies les petites branches du fau rompues jusques à la terre où aucun ciel ne se reflète plus aucun visage aucun ennui patouillis devenue dans la pluie qui a chu. Mêlée aux vents mauvais gonflés grossis elle poignasse les roses s’acharne à poucrinier le lierre à crever la gouttière. Dans les courettes sur les remparts au fond des bois la pluie chante pouilles à tue-tête tandis que le monde s’amuït pour mieux l’entendre pour l’ouïr mieux. Avec lui éblouie la grenouille rainette & reine à la soirante & jusqu’au lendemain. Quand il pleut de pluies qui bruissent un peu trop il se peut que mon âme se vatrouille à voir le monde se tatouiller de boue.
& d’un geste crochu un petit vent coulis ravit chaque virgule d’entre les mots : elles empêchaient les gouttes de passer & de faire gribouille.
Le redan des mots
Le mot
à mot se pose
avant de s’envoler
De porcelaine en marionnette
brille au soleil
fouie dans le sable
Le ciel traîne ma peine irréparable,
mol éventoir au-dessus de mes braises.
Plombs – verres – et feux aussi
à l’abri du soleil
ne feront vitrail
ni copeaux de lumière.
Un flocon se pose
& le silence lance son cri.
- Eusippe -
Les atomes de sel
Dans le néant des flots
La lame du feu
- la flamme -
tranche à vif
entre le bois, l’air et moi.
Tombée sur la terre noire
du lendemain,
la neige,
au pas de bruit.
La douleur ploie notre âme
à la douceur
parfois.
Écrire encore
en corps
jusqu’à ronger les ombres du demi-jour.
L’imparfait de ce temps
un jour déplissera
notre avenir,
orpailleur d’immensités.
Toute flammèche qui décoiffe un nuage
Saisit la hart au col.
Ce petit chemin sicilien qui passe dans les champs
— trazzera —
ouvre une ventrée de parfums coloraturs.
Y a-t-il une histoire de la Raison ?
Ce qui a une histoire peut faire l’objet d’un récit. On peut en désigner le commencement et la fin — qu’elle soit achevée ou non. Il n’y a pas d’histoire de ce qui ne s’inscrit pas dans un devenir. On voit bien comment une histoire des techniques est possible par exemple, et comment, en revanche, elle n’est pas possible de la matière inerte, sauf à faire l’histoire des points de vue de l’homme sur cette matière, l'histoire des idées en physique. Quelque chose n’a donc pas une histoire, mais l’homme fait l’histoire de ce dont il se saisit, en l’inscrivant dans le discours et en en faisant un objet d’étude et de réflexion, en lui donnant sens et intelligibilité, et en exposant le contenu, les variations, et même l’état de leurs conflits.
Il y a néanmoins une difficulté. L’homme, se saisissant de ce qu’il fait ou pense pour l’inscrire dans un devenir et lui donner un sens, serait donc ce par quoi le sens est possible. Autrement dit, la Raison serait condition a priori d’une historicité possible : comment, dans ce cas, peut-elle être aussi l'objet de l'histoire ? Pour être bien posée, la question doit s’inscrire dans une approche résolument épistémologique : il ne suffira pas de pointer les apparitions et les manifestations de la Raison pour en faire l’histoire, il faudra dégager la valeur d’une démarche historique concernant la Raison elle-même. Quel sens donner à ce qui donne du sens ? Enfin, si la Raison a une histoire, que l’on peut établir les raisons de la Raison, cela à son tour fait-il sens ? Et jusqu’où peut-on aller dans cette logique qui pourrait bien nous condamner soit à un formalisme stérile, soit, selon le mot de Kierkegaard au « saut dans l’absurde » c’est-à-dire à concevoir que si la Raison a une histoire, c’est aussi en raison de ce qui la dépasse. L’histoire de la Raison doit être circonscrite à la réalité humaine.
Les hommes n’ont pas toujours usé de Raison, ils en furent même d’abord dénués. Cette étonnante proposition fut celle des philosophes de « l’Etat de Nature » notamment de Rousseau (Hobbes aussi) qui fait de l’homme naturel un « animal stupide et borné » (cf Le Contrat Social), lui réservant, il est vrai, de déployer dans l’état civil des qualités dont il n’a nulle nécessité dans l’isolement et la solitude. Rousseau montre ici une origine, un commencement de la Raison, présente en l’homme à l’état latent, qui se manifeste et s’ex-pose quand les circonstances le rapprocheront de ses congénères. Autrement dit, la Raison n’est pas à elle-même sa propre origine, ce qui est logique — s’il faut que la Raison soit déjà là pour que la Raison apparaisse, il n’y a donc pas de commencement saisissable, temporel, chronologique, d’autant que ce schéma est pensé dans une anhistoricité radicale et au seul titre d’une hypothèse. Le passage de l’absence à l’apparition de la Raison — alors qu’elle est la condition de tous les possibles : langage, moralité, arts et techniques, politique — n’est pensable, Rousseau l’explique longuement dans le Deuxième Discours et Le Contrat Social, que s’il se produit dans l’homme « un changement très remarquable », de l’ordre de la rupture, son entrée dans l’Histoire justement. Etant établi que l’apparition/manifestation de la Raison coïncide avec la sociabilité, on assiste concurremment au développement chez l’homme d’états contraires à savoir, l’envie, la jalousie, le goût du luxe et du superflu… décrits par Rousseau dans le Deuxième Discours comme le « tableau moral de l’humanité », catastrophique et décadent : il faut être doué de Raison pour en mal user, ou n’en point user du tout.
De repérable, l’origine de la Raison — première condition pour en faire l’histoire — devient obscure et ambiguë : disposant par nature de rationalité, les hommes sont néanmoins décrits comme « inventant » les moyens de garantir une existence commune raisonnable. Tout se passe comme s’ils devaient prendre conscience de l’existence en eux d’une Raison dont l’histoire commencerait avec cette prise de conscience, ce qui laisse irrésolue la question posée : si la raison est cause nécessaire d’elle-même, quid de son histoire c'est-à-dire de son sens ? Hobbes et Rousseau, s’ils rendent possible la détection d’une effectivité de la Raison, risquent de nous entraîner vers une confusion de l’histoire de la Raison et de l’Histoire, de manière insatisfaisante mais provisoire, tant que restent irrésolues aussi les questions de la finalité, de la nécessité et de la signification d’un devenir rationnel de l’homme. Comme événement majeur, fondateur et originel de l’humanité, la Raison a donc une histoire.
Ce point de vue n’est pas suffisant. Outre l’indécidabilité de son point de départ, il réduit l’histoire de la Raison à l’histoire de ses manifestations. Deux champs d’investigation s’ouvrent à nous. Celui qui, faisant de la Raison une caractéristique privilégiée de l’activité pensante de l’homme ; celui qui fait de la Raison la nécessité même du devenir humain, le sens même de l’Histoire.
Bien sûr, les hommes n’ont pas toujours privilégié l’usage de la Raison, de la logique, en un mot du logos. Et l’histoire des civilisations, des religions et même des idées, est aussi celle des mythes, des légendes et autres magies. On dirait bien, avec Jean-Pierre Vernant (Mythe et pensée chez les Grecs) : c’est d’abord celle-ci. On connaît, en effet, la réflexion de ce spécialiste de la pensée grecque qui voit l’avènement de la philosophie au Vème siècle avant J.C comme le passage du muthos au logos, c’est-à-dire d’une logique du sens fondée sur l’irrationnel, les dieux, les cosmogonies, à une logique du raisonnement, de l’étonnement, dont Socrate peut être le symbole. Serait-il croyant — et il l’était en quelque sorte — se référerait-il aux mythes — et il le faisait — Socrate n’en est pas moins celui qui cherche la vérité en elle-même, recourant à l’usage et la puissance de sa propre pensée, apparentée à l’intelligible et non pas à l’irrationnel. Avec Socrate — mais pas seulement — la Raison inaugure une histoire par l’usage particulier du verbe comprendre, aux dépends du verbe croire. Ni linéaire, ni homogène, cette lutte contre les obscurantismes est essentiellement celle que mène justement la philosophie rationnelle, qu’en nommant ainsi on nomme bien. De l’usage du pléonasme comme antidote… On peut donc être croyant et philosophe, comme le fut Descartes, qui, abandonnant l’autorité des maîtres et des précepteurs (in Discours de la Méthode) trouve en l’usage de sa pensée raisonnante de quoi établir la vérité de manière « claire et distincte », nécessaire et suffisante.
En conséquence, on aurait tort de confondre cet usage de la Raison avec celle du matérialisme et/ou de l’athéisme. Epicure montre que ce ne sont pas les dieux qu’il faut craindre, ou la mort rendre responsable de nos troubles, mais nous-mêmes. Il y a un remède (c’est le mot exact chez Epicure — pharmacon) nous sommes dans une thérapeutique, et la Raison est le moyen de notre salut (Lettre à Hérodote), qui repose pour l’essentiel sur la réduction de l’ignorance et le rejet des superstitions. Toute démarche qui s’y apparente participe de l’histoire de la Raison. La science donc, à partir du moment où elle franchit l’obstacle épistémologique dont Bachelard nous dit qu’il est d’abord, et étymologiquement, psychologique.
Enfin, pour autant qu’elle a une histoire, la Raison participe alors au sens de l’Histoire en ce qu’elle donne à nos comportements de l’intelligibilité, et au devenir une finalité, un but, qui, même si elles nous échappent, n’en sont pas moins actives. Si la Raison est ce qui agit et non ce par quoi nous sommes agis, alors elle a bien plus qu’une histoire, elle est l’histoire. C’est, évidemment, la grande perspective hégélienne qui, au lieu de mêler en l’homme les comportements irrationnels, instinctifs, aux rationnels, considérant qu’il est de la nature de la Raison de gagner ses propres combats, Hegel les soumet à son pouvoir (même caché, même plein de ruses, même… incompréhensible !) qui nous mène et attire vers la fin et la finalité de l’Histoire c’est-à-dire l’inscription du genre humain dans l’Esprit, comprenons la réalisation du Bien (La Raison dans l’Histoire). En cet autre sens, il y aurait une histoire de la Raison, si l’on admet que tout devenir vise son propre dépassement, au double sens de réalisation et de but.
Pour établir que, ou si, la Raison a une histoire, il fallait bien décider qu’elle est ce par quoi du sens arrive et qu’il doit l’emporter. Pour autant toute difficulté n’est pas résolue, car une telle décision ne se prend-elle pas au nom de la Raison elle-même ? En effet, tant qu’il s’agit d’établir en quoi la Raison participe à l’évolution (au progrès ?) de l’homme, cette histoire appartient à une anthropologie générale et se place aux côtés, par exemple, de l’histoire de la philosophie ou des sciences. Mais que devient-elle quand elle prétend s’établir au nom d’elle-même ? Nous voici dans une dimension polémique inévitable. Les philosophes ne l’ont d’ailleurs pas évitée, et d’abord, Nietzsche, l’un des moins rationnels d’entre eux. A vouloir soit tout soumettre à la Raison, soit renoncer à lui soumettre quelque chose, les philosophes lui ont donné un statut dont on voit très bien ce que l’homme y perd : dès les premières pages de Par-delà Bien et Mal Nietzsche pose la question de savoir pourquoi il faut préférer le vrai au faux, le juste à l’injuste, le mal au bien, bref, la Raison à ce qui n’est pas elle. Il n’y a, à cette « dictature de la Raison » aucune raison, il n’y a même que de fausses raisons, dit-il. Les philosophes sont victimes de leurs propres préjugés — ce qui est un comble. La Raison n’a d’autre histoire que ses propres préjugés … Et si le groupe l’emporte sur l’individu c’est que la Raison et particulièrement son histoire constituée, unifie les hommes dans des comportements grégaires et esclaves, serfs. Si la Raison a une logique, une raison, c’est celle d’une « méprise » du corps. Nietzsche rejoint une fois de plus, sans jamais s'y référer, la position freudienne pour laquelle le corps, en sa nature instinctuelle, est notre raison, et nous donne ses raisons, que nous nous chargeons ensuite d’habiller de morale (sublimation). Il ne s’agit pas pour Nietzsche de s’opposer « seulement » à une tradition qu’il déteste, car ce serait alors reconnaître le pouvoir de la Raison et celui de son histoire, mais de dire qu’il n’y a pas d’autre Raison que la Volonté de Puissance, et que son histoire n’est qu’un ensemble de constructions artificieuses en vue de cacher de simples caractères, préférences, désirs, ou même… histoires personnelles de philosophes.
« Tout cela, c’est du Descartes » *
*[Titre emprunté à Husserl dans son Introduction à ses Méditations cartésiennes et dans la traduction de Levinas de 1931]
L’expérience que la volonté a d’elle-même, nous l’appelons liberté. En quoi nous assimilons l’une à l’autre, nous les confondons, nous les fondons ensemble : il suffirait que je veuille quelque chose pour démontrer que je suis libre. Autant la première phrase – dans son expression et compréhension cartésienne – et à condition de précision sémantico-philosophique est acceptable, autant sa réécriture non maîtrisée conceptuellement ne l’est pas. De là viennent tous les maux. Car, non, il ne suffit pas – cette condition exige la nécessité pour être probante – de vouloir pour être libre d’une part, d’autre part, l’usage surdéterminé du verbe démontrer n’en établit pas le pouvoir. Cela s’appelle parfois un principe de pétition qui ne satisfait que celui qui le formule et celui qui l’écoute.
Certes, chacun peut faire en soi l’expérience d’un vouloir infini, il n’en expérimentera pas pour autant sa traduction dans la réalité, il reste une puissance, qui nous fait croire que nous ne sommes déterminés par aucune force extérieure ni intérieure. Sinon, faut-il s’empresser d’ajouter, par ce sentiment lui-même de se figurer tout-puissant. Aussi, nous disposons d’un atout, d’un outil, d’une ressource et même d’un avantage à nul autre pareil pour amortir ce qui deviendrait vite une machine à frustration pour ne pas dire un mécanisme de l’impuissance, cela s’appelle l’entendement. Avec lui nous sommes déterminés à réfléchir. Ici, le verbe être n’est pas seulement une obligation grammaticale, il est signe d’une distinction unique, d’une exception remarquable : cette détermination à réfléchir nous dote d’un pouvoir plus immense encore que celui de nos vouloirs : nous avons le pouvoir de rectifier nos erreurs. Or nos erreurs sont notre exclusivité. Elles abolissent et invalident en nous l’idée inverse : notre faculté à connaître et savoir est infinie. Elles nous rapportent à notre finitude. Sans l’outillage philosophique minimal, on se trompe si l’on prend cette phrase de Descartes : la philosophie est une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir – dans la lettre-préface à l’édition française (1647) des Principes de la philosophie – pour l’éloge d’une discipline omnisciente. En réalité, elle dit seulement que la tâche que se donne la philosophie est de circonscrire au mieux nos connaissances. Lesquelles ont quelque chose à voir avec notre liberté, qui contient intrinsèquement et l’expérimente, notre imperfection.
D’abord il n’est pas vrai qu’elle nous donne tous les droits, ni qu’elle s’arrête(rait) où commence celles des autres – affirmation qui annule, de facto, ce qu’elle vient d’affirmer. Il y a dans ces poncifs, une erreur magistrale – si l’on peut dire – de méthode, de logique. Si la présupposition d’une définition de la liberté est nécessaire à son établissement, si l’on sait et si l’on sait le bien-fondé de ce que l’on veut démontrer, la démonstration devient inutile, se mue en monstration, en observation, en dispersion ou amplification à coup d’exemples, en description, en tautologie. Mais c’est l’erreur la plus courante, elle est même érigée en obligation scolaire : toujours commencer par les définitions ! Je m’étonne qu’on ne s’étonne pas de cet illogisme. Procédons par hypothèse(s) au contraire et demandons-nous, dans la prudence, le doute, la méfiance – l’épochè husserlienne – sur quels contenus préalables et de quelle nature, repose ce que nous croyons savoir ; quelle part de pré/jugé nous octroyons à notre assentiment, aussi d’habitude et de coutume qui nous font opter pour une décision plutôt qu’une autre, quel poids donnons-nous dans nos choix au raisonnement et si notre désir d’être libre ne l’emporte pas au fond sur tout autre discernement ; si la passion – au sens premier – de la liberté ne fait pas obstacle à la liberté. Si les raisons de vouloir, de choisir ou d’opter sont indifférentes à ce sur quoi elles portent, on peut toujours clamer être libre, on n’en est pas moins dans l’erreur. Non qu’on ne puisse faire n’importe quoi – on le peut dans l’absolu et on le fait même un peu trop à mesure d’une existence d’homme – mais admettons au moins qu’il y a là défaillance, défaut, affaiblissement, de ce qui nous fait être ce que nous sommes : l’usage le meilleur possible – chaque mot compte – de notre entendement, de notre raison, avec lui le rejet – ou la volonté du rejet – des croyances, adhésion aux erreurs des sens, accoutumance aux opinions, aux routines, soumission aux apparences surtout présentées comme véridiques. Ne confondons pas, encore fois, la liberté avec le désir de liberté. Celle-là est consubstantielle à notre nature pensante, celui-ci en est le mauvais usage contradictoire.
Mélanges, miscellanées, miettes - 15
Tout près du grasset, traînaient quelques essais que l’arrivée d’une moisson engloutit, telle une talbot sous le coup d’une éponge.
Traduction : Tout près de la petite lampe, traînaient les restes d’un repas que l’arrivée d’un moineau engloutit, telle une tache de suie sous le coup d’une éponge.
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« Le chagrin est une soupe au sel. » Christian Bobin in Geai.
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… « afin que la place, la physionomie, les dons que tu aurais souhaités, tu les aies et tu les possèdes … » prélevé chez Pic de la Mirandole dans son commentaire du mythe du Protagoras. L’anecdote est ailleurs, la voici : l’ordinateur mien, ne reconnaît pas le subjonctif présent requis, puisqu’il signale une faute ici pour l’auxiliaire avoir et m’indique « aies » comme mot suspect. J’en conclus que l’ordinateur est un âne, un cancre. Et, moulinant dans le crassier qui lui sert de mémoire, il me propose de remplacer « tu les aies » par … « tu les haies » !
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On appelait phlogistique – jusqu’au 18ème siècle – la connaissance (empirique i.e par observation, imparfaite) des phénomènes de la combustion. Bachelard emploie ce mot pour s’y rapporter. Ce n’était que de vagues savoirs, en effet, ce qui se laisse entendre à l’oreille.
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… « des trains qui ont la longueur d’un instant de cafard, des chats qu’on sent lourds de moulins à café, des potassons sédentaires, des bouifs centenaires, des dentistes quaternaires. » (Léon-Paul Fargue. Le piéton de Paris. 1939). Mais bon sang, relisons L-P F !
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Pourquoi appelle-t-on « pincettes » les grosses pinces avec lesquelles on tisonne le feu, tandis qu’une petite fourche est devenue « fourchette » ?
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Ces mots d’Edgar Poe risquent de n’être plus d’actualité tant l’on trouve parfaitement légitime, de nos jours, d’exposer ses écritures à l’état brut, nu et défait, dès qu’elles sortent du clavier ; posture masochiste ou orgueilleuse ? La plupart des écrivains, les poètes surtout, préfèrent laisser entendre qu'ils composent dans une espèce de splendide frénésie, d'extatique intuition ; ils seraient littéralement glacés de terreur à l'idée de laisser le public jeter un coup d'œil derrière la scène et voir les laborieux et incertains enfantements de la pensée, les vrais desseins compris seulement à la dernière minute, les innombrables éclairs d'idées qui n'atteignent point la maturité de la pleine lumière, les choix et les rejets longuement pesés («La philosophie de la composition», Trois manifestes)
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Ah ! qu’on aimerait tant avoir toujours entre les mains un livre qui, comme dirait Flaubert, se tient de lui-même par la force interne de son style.
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« Très intrigué par les mœurs des classes dangereuses – les gueux, les cagnardiers, les caymands et autres marpauds qui piaussaient ès piolles des cours des miracles » (in Lettre du 5 août 1848, de Francisque Michel à Paul Lacroix)
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Il arriva que Clément Marot donnât le nom de griffon au greffier, qu’à l’époque il se pouvait qu’on écrivît griffier. De là vient notre mot griffonner, affirme sans le moindre doute le susnommé Francisque Michel – 1809-1887 – dans son « Dictionnaire d’Argot » (ou Étude de Philologie comparée sur l’Argot – 1856 –) Aussi, sans la moindre assurance étymologique mais juste pour le plaisir des mots, on aurait bien envie de rapporter aussi les griffonnages aux traces laissées par les griffes des plumes sur le papier, ou les griffures de maints esprits empoisonnés de certains griffonneurs authentiquement confus.
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« Ceux qui ont assez de goût encore pour l’apprécier, ont aussi le bon goût de ne pas le dire » dit Sainte-Beuve dans ses Portraits littéraires à propos de de Parny, écrivain-poète réunionnais du 18ème siècle, prénommé Évariste. Chateaubriand est l’un des rares à reconnaître qu’il avait apprécié ses Elégies. Il fut de bon ton, dès le romantisme débutant, de brûler ce que d’aucuns (Lamartine) avaient cependant adoré avant de le brûler aussi. On retiendra que Ravel mit en musique trois poèmes en prose d’Évariste de Parny prélevés de ses Chansons madécasses, et en garda le titre.
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Dans la série sans fin – nos contemporains disent et écrivent n’importe quoi n’importe comment :
- Nous vivons dans une société complétement avalisée.
et adorent les pléonasmes :
- Venir en présentiel ; être au téléphone en direct ;
et multiplient, lors d’émissions dites culturelles – suivez mon regard – les lieux communs les plus affligeants : « Faire école et partager est essentiel à la philosophie, puisque la philosophie a pour but de changer nos modes de vie, changer nos pratiques » : c’est moi qui souligne cette absolue sottise et ignorance crasse, doublée, si je puis dire, d’un vide sidéral.
Sans hésiter dans la même présentation écrite – oui, écrite : … « il y a dans le fait même pour la philosophie de fonder des écoles quelque chose de fondamental, quelque chose qui tient à son essence même. » C’est encore moi qui souligne, ou l’art de dire trois fois la même chose en une seule phrase, tout en n’expliquant ni ne disant rien du tout.
Voilà pourquoi je fuis, résolument, ces lieux de prétendus savoirs qui plaisent tant. Jules Renard ne disait-il pas : « J’ai le dégoût très sûr. »
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Dans le même genre, je n’y résiste pas, parce que lu dans la fiche de présentation d’un livre venant de paraître, et sur la page même de l’éditeur, mais par qui rédigé ? Évoquant le sentiment de malaise (préalablement présenté comme un concept à établir … quelle horreur, mais quelle horreur !) que l’uniformisation du monde peut procurer, l’écrivaillon – stagiaire ? – de service ose la monotonisation du monde ; même les guillemets posés par principe mécanique de précaution adopté en toute chose, ne parviennent pas à amoindrir l’affligeante laideur, lourdeur, douleur de cette épouvantable trouvaille – une épouvantaille, et là c’est moi qui ose. Charitablement on peut étirer sa dose de tolérance et y trouver un emprunt à la musique ou la peinture – tout ce qui s’y dit d’une seule tonalité ou d’un seul ton – mais à force d’élonger la bienveillance on étouffe les talents.
*
D’une personne émue, i.e sous le coup d’un émoi, on dit qu’elle est émeillée. Un mot doux comme le miel, avec une pincée d’inquiétude cependant, uniquement dans l’Orne.
*
Revoilà l’écrevisse. D’elle, Michelet écrit que c’est un spectacle de la voir « se renverser, s’agiter, se tourmener, pour s’arracher à elle-même. » Ah ! merci pour ce se tourmener. (in La Mer).
*
Il vit les yeux fermés : signifie-t-il qu’il eut une vision, qu’il fit un rêve en dormant – passé simple de voir – ou qu’il mène sa vie à l’aveuglette – présent de vivre – ?
Au-delà de toute parlerie.
« On ne parlerait de rien s’il ne fallait parler que des expériences avec lesquelles on coïncide. » - Merleau-Ponty – in Phénoménologie de la perception -
Il est impératif de comprendre cela, puisque la parole est déjà une séparation. D’avec soi-même, ce qui n’est pas le plus simple à admettre, d’avec les autres, ce que tous vont s’empresser de contester.
Certes, l’immanence que l’on entretient avec le langage, la parole, les mots, est à ce point patente qu’on ne réalise pas qu’il faut les avoir à disposition pour en prendre conscience, pour se constituer comme conscience. Nous avons plutôt le sentiment que notre parole – interne ou externe – fonctionne à l’instar d’un matériel de réanimation qui va réveiller ou raviver un capital linguistique en dépôt, au repos en nous. La donation de sens – y compris le plus simple – n’a pourtant rien à voir avec cette illusion têtue, tandis que nous expérimentons à tout moment l’inverse : il suffit d’un mot, d’un arrangement de mots plutôt qu’un autre, d’un silence, d’une ponctuation, pour signifier autrement, pour signifier autre chose.
Voilà pourquoi, toute réduction de l’usage du langage à des formules, des habitudes, des éléments simples, des réponses toutes faites ; tout effacement des nuances par l’oubli, l’ignorance ou le mépris de mots moins usés, moins fréquentés ; tout consentement aux sens uniques, aux significations communes, aux modes, éloignent de lui-même le locuteur, le scripteur, a fortiori l’écrivain, en le noyant dans la masse. C’est ainsi qu’il faut comprendre cette séparation qui ne s’opérera pas en reproduisant systématiquement, mécaniquement, les mots des autres, leurs formules à l’identique, les expressions attendues, car alors je suis plus eux que moi-même. Le paradoxe, l’étonnement pour le philosophe, est de constater que, dans cette uniformité de mots, de phrases, d’expressions, nous prétendons faire valoir une opinion personnelle, un avis original, un point de vue particulier. Nous y prétendons à tel point que nous engageons des polémiques, des débats, des échanges, dans lesquels nous revendiquons le « droit » à une idée originale, faite cependant avec les mots de tous.
Il y a peu de chances d’échapper à cette uniformisation [en développement exponentiel, y compris dans la révolte ou la contestation, par les techniques de la communication robotisée] sinon par la philosophie et la poésie. La seconde semble plus évidente que la première dans ce soin, il n’y a pourtant aucune opposition entre les deux. C’est mon couplet, ma ritournelle, mon refrain. Le langage n’est pas et ne peut être la coïncidence avec les choses, sinon il n’y aurait qu’une seule langue de par le monde d’une part, de l’autre, ni la philosophie, ni la poésie n’ont pour fin ultime de fixer un sens unique. Il faut peser le poids de ces trois mots : fixer – sens – unique. Chacune s’investit dans un travail – au sens freudien – d’élucidation du monde dont les mots, et les mots seuls, sont le moyen et la fin. Élucidation ne veut pas dire position d’une vérité immuable, ni, à l’inverse, maintien d’un positionnement équivoque. L’élucidation poétique et philosophique est surgissement de ce qui, avant ou sans elles, n’aurait jamais été dit (écrit) ainsi, et non pas usage de mots supposés « exacts », dans une situation supposée « exacte » elle aussi. Et nous avons, c’est un poète qui le dit, la grammaire, l’aride grammaire elle-même qui devient quelque chose comme une sorcellerie évocatoire [Baudelaire] pour rejoindre et pour le détourner, voire le détruire, le principe de son organisation — la clé du sens.
Une minuscule expérience récente raviva en moi ces convictions définitives. Je lisais un propos sommaire mais dont les premiers mots avaient tout pour me plaire : qu’il fallait déplorer la disparition de certains mots. Bien, bravo ! ce n’est pas moi qui vais dire le contraire. J’applaudis et engage ma lecture toute guillerette, convaincue a priori du bien-fondé de cette démarche et des arguments énergiques qu’on dispensera pour la défendre. Quelles ne furent pas ma surprise et ma déception. D’abord, le mot à sauver - il n'y en avait qu'un - s’il n’est pas de conversation courante, n’a pas disparu. Certes, on ne l’emploie plus dans les échanges réticulés par les robots – parfois quelques derniers Mohicans qui croient toujours au pouvoir des signaux de fumées – mais l’affaire n’est point là. Notre plaintif du jour semblait ne pas/plus fréquenter les textes de belle facture dans lesquels, quand ce terme est usité, cela se fait par décision d’écriture. Il est vrai, en revanche, que les écritures contemporaines ont fermement réduit leur réservoir sémantique en puisant dans le tout-venant étréci des mots ordinaires. Pourtant nécessaire, ce simple constat était bel et bien absent. Je compris que j’étais devant une observation pure et simple, un peu comme on dit voir tomber les feuilles des arbres en automne. Je m’en tiendrai donc à trois remarques questionnantes : comment, en survalorisant systématiquement les « productions » sans talent ni qualité, par flatterie servile et intéressée, sembler s’offusquer qu’on n’emploie plus certains mots ; ensuite, en farcissant systématiquement toute parole d’anglobal sans rime ni raison ; enfin, en dénigrant ou ignorant, systématiquement les écritures travaillées, l’exercice de défense ne devient-il pas archipatelin, tartufe (un f) voire tartuffard (avec 2 f) ? Le minimum, comme on dit platement, serait d’être exemplaire, ou de se taire.
Quel rapport, me direz-vous, avec la philosophie et la poésie ci-devant convoquées ? En ce qu’il y a symptôme visible d’une négligence fautive qui ne veut pas reconnaître qu’elle participe à ce qu’elle dénonce : constater l’appauvrissement de l’usage des mots, la raréfaction du vocabulaire, et n’en tirer aucune conclusion. La saisie des mots disponibles – dont la liste est infiniment infinie – n’est pas une addition passive mais une fréquentation délibérée de paroles elles aussi délibérément déviantes au sens d’inattendues, compromettantes au sens de non conformistes, suspectes parce qu’insues, malfamées parce qu’inconnues, tant dans leur élection que dans leur construction. Alors, si l’on a l’étrange chance de savoir qu’un mot, une expression, une formulation ne sont plus en usage, plutôt que passer son chemin tel un visiteur de musée blasé et fatigué, plutôt que se moquer (cela se fait) de qui l’emploierait à contre-temps soi-disant, et signer ainsi son étroitesse, plutôt que croire que ça n’a aucun intérêt : transformer cette absence, ce manque qui toujours béera, en beauté.
Broquille du Jeudi
Qui est pourvu de pieds est piété. Qui ne peut plus avancer tant les pieds s’y refusent est épiété. Qui a de mauvais pieds ou contrefaits, malpiété, des pieds boiteux par exemple, qui le font piètre, et piétresse sa boiteuse. Et si sa boiterie vient de ses souliers, leur usure, mauvais entretien ou qualité, suffira-t-il de les ratatibouêner ou seulement les rabouêner – c’est un peu moins long – voire de les rafuter pour aller mieux, Pétrus Borel dit rabobeliner. Ou les déposer chez le rataconneur. Mais alors vous serez va-nu-pieds.
Porteriez-vous un yu, du côté de Coutances — nom étrange et attesté, qu’on croirait arrivé de Pékin, passé par les mains expertes de l’ovaliste ou travaillé comme un lampas ou damas — yu, simple vêtement que l’on a raccommodé par un morceau de couleur différente, porteriez-vous ce yu, qui chante beau mais ne se tient pas bien, vous ne seriez pas à l’abri d’un faux pas, si la démarche fait l’individu bien plutôt que son soulier, encore faut-il être bien chaussé pour ne pas achopper ; métaphores dont on voit le fil à gros points. On ne peut avancer droit si l’on est trepelu, adjectif qui doit au latin pilus sa signification de gueux, ou sale. Ainsi l’emploient Rabelais et Rétif de la Bretonne. Nous dirons qu’il y a quelque charme mélancolique – quelque vaguesse – à porter une robe assez mal ajustée pour vouloir en travailler le tombé. De cette couture-là il faut se piquer pour ne pas trébucher. L’aplomb du tissu, sa tenue s’il est fluide, sa raideur s’il est lourd. Ne plus y voir que les soprefins. Le grimaud n’en sait rien, qui se contente de faire le culottier, sans façon, sans broderie, aussi le cambrurier, le récupérateur de chaussures usagées, dans lesquelles il se met, sans art et sans finesse. Coutier plutôt que couturier, dépeceur de carrosses, rubanier en gros, gâte-papier comme le mauvais cordonnier est gâte-cuir. N’abuser point des charentaises, modèles qui siéent à tout le monde, voilà leur vice.
Mais qui, à propos de la sandale d’Empédocle parlait d'un objet dérisoire et bouleversant ?
Catherine et les Oiseaux.
Il parlait aux oiseaux, dit-on de François d’Assise. Giotto, l’admirable peintre, intitule l’une de ses Fresques de la vie du Saint : predica agli uccelli – prêche aux oiseaux - ; sur la pierre de l’église San Francesco de Bevagna il est inscrit : Praedicat – François prêche – hic avibus Franciscus simplex (…). Quelle que soit la nuance, – rappelons que « prêcher » n’a pas pour première intention un sens péjoratif – entre l’homme simple et les oiseaux, il y a des mots, des paroles, des murmures, des chuchotements, que l’on prononce, que François prononce, doucement penché vers le sol où ils sont regroupés à ses pieds, par le pinceau de Giotto. Position inverse de l’ordinaire, où l’homme terrestre doit presque toujours lever les yeux s’il veut les voir, mieux, les observer. Alors il faut avoir un peu de l’âme de François pour parler aux oiseaux, il faut que l’âme de François coule, passe, circule en qui le veut. Il faut être un peu le Poverello doux et humble – le pusillo de Dante - du livre si bien nommé de Christian Bobin, Le Très-Bas, dans lequel les oiseaux parlent, eux aussi. Un moineau, un rouge-gorge, une alouette : je cogne du bec au ciel bleu clair, je demande que l’on m’ouvre.
Chaque matin, en toute saison, par tous les temps, que le ciel soit bleu d’acier ou gris d’encre, cloqué de nuages ou tout juste éraflé, que la pluie tombe dru, ou que la brume repose, la gelée qu’on dit blanche mais qui laisse l’herbe verte, ou l’épaisse chaleur dès la pointe du jour, chaque matin, exactement, Catherine paraît à ses oiseaux. C’est bien en ce sens – et ce sens en a deux – qu’il faut lire cette cérémonie matineuse quotidienne. Ils sont là, invisiblement, ils attendent, guettent, épient, observent le moindre mouvement dans la maison que la nuit a quittée. Invisiblement ils sont dans l’arbre devant la fenêtre. Invisiblement, ils sont un peu plus loin, dans les grands sapins au bout du terrain. Invisiblement, ils passent, s’éloignent et puis reviennent. Invisiblement, les oiseaux attendent Catherine, la seule non point à les voir, mais à les reconnaître, à les connaître. Cela sursoit à toute autre activité. Casser la pellicule glacée formée en fin de nuit dans l’abreuvoir, remplir la boule à graisse et à graines, avancer sur la terrasse pour inspecter tout mouvement de plumes ou de bec. Après, seulement après, s’asseoir et regarder infiniment, le long des heures.
Ils sont oiseaux communs que le commun des mortels pourtant ne connaît pas. Même si, contre toute attente, une huppe fasciée passa la Loire un 15 Août, demeura trois jours et repartit, sans jamais revenir depuis deux ou trois ans – il faudrait retrouver la petite note insérée dans le carnet ce jour-là – le gros de la petite troupe ailée est constitué de mésanges, c’est-à-dire aussi pour le béotien, de passereaux. La jolie bleue – dont on ne voit d’abord que le ventre jaune, Sous cet amas de plumes il y a certains endroits où le corps existe, d’autres où il fait défaut, dit Ponge – tandis que la tête seule est recouverte d’un morceau de ciel d’été, la jolie mésange bleue avec la charbonnière, coiffée et cravatée de noir, rythment la circulation intense du petit matin, depuis l’arbre jusqu’au bord de la fenêtre ; Ponge encore dans ses Notes prises pour un oiseau en 1938 : Il en est qui plus que d’autres paraissent déterminés par un instinct fatal, ou des manies rédhibitoires. L’observation patiente, têtue et silencieuse est la seule attitude, sinon négliger, se détourner, ignorer.
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Aussi, ce matin-là, alors que je passais pour une intruse, une indésirable dans l’aire délimitée par des tracés indécelables mais d’une admirable précision, ce matin-là, alors que je m’étais éloignée de la fenêtre où les bleues, les charbonnières, arrivaient dans la méfiance, la mésange noire, celle dont la nuque est toute blanche, celle que Catherine d’Assise me disait être à exemplaire unique dans son jardin, et qui, probablement ne viendrait pas, la mésange noire parut. Je pris cela pour une politesse discrète envers ma tenue vestimentaire et mon goût prononcé pour cette couleur à laquelle je trouve mille reflets et étincelles. Catherine était dans une joie colettienne contagieuse, la mésange dut en frissonner d’orgueil. Pour venir une seconde fois à la fenêtre, elle attendit que je m’y fusse immobilisée longuement, et fit consolation de n’avoir vu la mésange à longue queue – absente étonnamment du rebord aménagé en cantine à oiveaux alors que trois étaient passées à tire d’ailes. Un oiveau est la proposition que fait Ponge pour transformer le mot « oiseau » en substituant au S qui répartit autour de lui toutes les voyelles de l’alphabet, un V qui montre autant les ailes déployées qu’il nous ramène à l’avis latin. Va pour l’oiveau, dont l’inattendu V fait aussi petit réceptacle pour boire l’eau de pluie.
Pour que le chardonneret et tous les siens puisse se nourrir de graines d’herbacées, essentiellement en Août- Septembre, Catherine d’Assise a renoncé à faucher une partie de son terrain. Les connaisseurs le nomment élégant, elle le surnomme fraise écrasée, en raison de l’éclatement d’un joli rouge tout autour de son bec, jusqu’à ses yeux, au milieu de son front et à son menton, sans doute l’œuvre d’un enfant malicieux qui lui aurait écrabouillé une fraise trop mûre en pleine face. A l’arrivée de l’automne, les chardonnerets élégants retrouvent les bouvreuils, dont certains ont le rouge tombé sur le ventre. Le jardin est un lieu de rendez-vous permanent. Et pour les ventres, le monde des oiseaux des jardins et des champs redouble d’invention, j’ai oublié de nommer – je ne nomme que ceux qui passent et s’arrêtent chez Catherine bien sûr – la nonnette, qui fait partie des petits modèles, d’où le diminutif, mais les déclinaisons de beige, écru, bis, sable, blond, imitent peut-être les variations teintées des bures des nonnes, évidemment des Clarisses, en hommage à François d’Assise.
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Si j’appris que le nid des corneilles se trouve dans les grands sapins, je n’ai jamais pu les distinguer, bien que les branches et leurs épines soient, en cette saison, un peu maigrichonnes, et totalement nues celles des caducs qui les entourent, je ne verrai pas le Pinson des arbres – plutôt visiteur du soir – très coloré, mangeur de graines lui aussi, ni les verdiers. L’attaque d’une buse par une corneille fut si rapide, que j’en manquai le départ – le foudroyant départ capricieux en vol, pongien – et j’appris que Monsieur et Madame pic épeiche ne sont pas venus cette année : lui porte une sorte de calotte rouge à l’arrière du crâne, elle est bien plus discrète sur ce point. Mais le plus beau manquement – et ce n’est pas un oxymore – est celui que me fit la sitelle torchepot, dont le nom à lui seul fait gourmandise d’écriture. Il faut placer ce torchepot entre Rabelais et Pétrus Borel. Donc la sitelle, qui aime la compagnie des mésanges, n’aime pas qu’on rôde en ses surfaces coutumières, car elle s’y promène souvent seule de sa famille. Tête en haut ou tête en bas, elle ne la perd jamais, marchant le long des troncs, telle un grimpereau des bois qui humilierait un pic qui jamais ne s’aventure à se mettre le corps à l’envers. Cette sitelle torchepot au comportement saugrenu, joue les gazelles effarouchées dès qu’elle se sent désirée. Ce qui eut pour conséquence directe qu’après en avoir tant parlé et l’avoir attendue une matinée tout entière, elle ne parut point. Et je partis. De la pièce, de la maison, de la ville, du lieu. Je repris la route pour revenir en ma demeure.
C’est alors, précisément, qu’elle arriva, avec son œil de biche, moqueuse m’écrivit Catherine d’Assise, dans un message instantané.
« Cigarettes, Whisky et P’tites Pépées »
Du film sorti en salle en 1959, il ne reste peut-être rien dans la mémoire collective des salles obscures, seulement éclairées à l’époque par le rai projeté depuis la cabine, sur lequel dansaient visiblement des milliers de photons et de grains de poussière. Mais demeurent, peut-être encore vaguement, le titre et la chanson qui ont fait leur temps, depuis longtemps. Dans les bacs des disquaires de ces années-là, il y avait les vinyles d’Annie Cordy et Eddie Constantine, on nous pardonnera de préférer le second. Le succès fut considérable, l’expression demeura, elle fit florès pendant des années, pour désigner … comment dire, une certaine ambiance, une atmosphère. Il semblait qu’en trois mots on avait tout dit d’un monde qu’on ne connaissait pas, cigarettes, whisky et p’tites pépées.
L’expression me vient pourtant – c’est dire ! en première intention plutôt que cigarettes, alcools, chemises blanches, bretelles, costumes de tissus chics et fluides qui font le trousseau et la tenue masculine de tous les acteurs d’un autre film, sorti en 1963, que l’on dit populaire, ce qui est vrai, mais qu’on a oublié de lire, pour montrer en quoi il tombe aussi impeccablement que le pli cassé du pantalon sur des chaussures parfaitement cirées, sans oublier le large et confortable manteau d’alpaga, autrement appelé parfois et à tort, poil de chameau, ce qui fait plus rustre et nettement moins doux, ou de lama, déjà un peu plus rare ; seulement l’alpaga, directement descendu de la Cordillère des Andes, semble plus légitime pour vêtir les truands actifs, retraités ou repentis de retour de Bolivie ou d’ailleurs, mais toujours d’Amérique du Sud. Ce film que je re-re-re-gardais, sans la moindre vergogne ni retenue pour remiser un accès de tristesse d’un soir au rayon des accessoires, dont le titre sera tu jusqu’au bout puisque tout le monde l’a déjà deviné, dont on connaît les répliques, la musique, les scènes mémorables, justement c’est le mot, ce film use des outils et techniques les meilleurs selon la littérature. Et ça marche.
L’art de la réplique est évidemment à mettre en haut de l’affiche. Elle doit être à la fois inattendue sans passer pour étrange, déconcertante mais pas invraisemblable. A cette mesure, l’argot des truands est le meilleur, surtout dans son … milieu. Encore faut-il ne pas saturer les dialogues et fatiguer l’oreille. Aussi, les incongrues prises de paroles – répliques courtes, courtaudes et courtoises – du majordome mal dégrossi aux bonnes manières, écopent le rafiot quand il prend de la gîte : qu’est-ce qu’on peut faire qui t’obligerait ? [Robert Dalban, né à Celles-sur-Belle – 79)]. Cet écart volontaire, pour n’être pas une routine ou une simple trouvaille, se doit d’être épicé par un art consommé de l’euphémisme qui en fait tout le sel. Ainsi, un retard désigne la fusillade essuyée et gagnée, qui fit à peine attendre la noce. Cela se passe à la fin, et pour montrer que le film jamais ne s’essouffle. Métaphores, paraphrases, non-dits, implicites, images imprévues non parce qu’elles sont exceptionnelles, mais seulement hors-cadre, hors ce à quoi tout le monde se préparait, ainsi le truand qui habite chez (ma) mère, qui (me) fait toujours sourire, des dizaines de fois et d’années plus tard. Ces proximités tangentielles avec des techniques scripturales autorisent d’autres répliques aux connotations culturelles parfaitement assumées, cette fois, et majoritairement prononcées par Antoine le petit ami [Claude Rich]. Les clins d’œil ou plutôt de mots, sont partout. Les écrivant, il faudrait parsemer de sic de repérages et autres guillemets d’étonnements réjouis, ça s’empuzzle, ai-je noté, car j’ai re-re-re-gardé ce film, papier et crayon en main.
Et son évidente nostalgie ne tarda pas à devenir audible entre les personnages – les répliques toujours – mais aussi visible pour le spectateur, surtout s’il connaît les Mythologies barthiennes, écrites entre 1954 et 1956 soit antérieurement. Le catch ; L’acteur d’Harcourt, où les hommes affichent leur virilité ; l’adhésion à ce poncif selon lequel l’idée est nocive, si elle n’est contrôlée par le bon sens ; Conjugales illustrées magistralement et a posteriori par le mariage d’Antoine et Patricia, concession à peine supportable sinon par le respect de la parole donnée, un point d’honneur dit-on dans le monde des caves, là où les autres parlent d’un cas de conscience – encore une réplique qui mériterait l’éternité ; il y a aussi quelque chose de reportable dans le paragraphe intitulé Dominici ou le triomphe de la Littérature, où Barthes analyse finement que l’éducation que l’on dit classique assure que les bergers conversent sans gêne avec les juges et s’il montre en quoi cette prétention est largement surfaite, qu’elle relève bien d’une croyance à la fois surpuissante mais impuissante, notre film où se mêlent apparemment sans clôture infranchissable, argot, langue commune, langage châtié, classique voire ampoulé, est un modèle. De Puissance et désinvolture, on garde l’essentiel. Il concerne ce qu’on appelait les films de Série noire, ce que n’est pas le nôtre, mais les signes, les signaux sont les mêmes, au point – c’est la thèse de Barthes – de s’inscrire si durablement dans le psychisme commun qu’ils y constituent un patrimoine psychologique, iconique, verbal … partagé. Ainsi, le gestuaire du détachement – Ventura est parfait sous ce registre – dans un monde du sang-froid où l’on devient un héros pour tenir le volant d’un camion de livraison clandestine – magnifique renversement des valeurs ! Barthes note avec pertinence, aussi je corrige mon oubli, que cet univers est celui de la litote : on tue sur un claquement de doigts, la mort se ramène à une épure, un atome de geste. A quoi j’ajoute, puisque les exemples barthiens ne peuvent se référer à notre film, le rôle parfait de la musique — ritournelle reprise aussi aux orgues de l’église, tendez l’oreille, précédant l’inratable solo ridicule d’une soprano chevrotante — à laquelle j’attacherais bien volontiers ce qu’il dit de l’usage du colt, la désinvolture est ici le signe le plus astucieux de l’efficacité. Même si l’attaque de la distillerie nous paraît aussi traitée, superbement, comme un western-spaghetti et la voiture un cheval qu’on enfourche.
Justement, La nouvelle Citroën, ou 43ème tableau des Mythologies, l’un des plus connus, au moins par son objet, sinon par son contenu. La DS, où tout le monde entend Déesse — dont on oublie parfois qu’elle fut précédée par l’ID, où j’entends l’Idée — succédant avec grâce, silence, élégance, vitesse, souplesse, confort et performance (autant de termes disséminés dans le texte) aux pourtant révérées tractions-avant, d’avant. Là où Barthes en fait l’objet même de la promotion petite-bourgeoise, notre film – son réalisateur – choisit d’en faire celui du truand au grand cœur, aux antipodes de la petite, et même de la grande bourgeoisie dont le ¨Beau-Père, Président de la Foye est deux fois l’archétype, par son nom (la Foi) et par sa surdité nigaude. Il y a, dans l’économie filmique générale de ces saynètes cousues au fil de joie, une déploration délicieuse sur l’air de « c’était mieux avant » où la liste des regrets l’emporte toujours. Ainsi les difficultés du métier, de l’argent qui ne rentre pas, ou que l’on vit une époque de récession, qu’il y a un manque de main d’œuvre, qu’il n’y a plus de clients le dimanche (pour ces Dames) parce qu’ils regardent dorénavant la télé, et qu’en conséquences lesdites Dames sont tenues de s’exporter … qu’on ne peut pas vivre seulement avec quelques furtifs, i.e le client qui vient par hasard. Ces dures réalités se mêlent à d’autres pertes ou autres remplacements : le pastis (perd de l’adhérence) ; le twist, le cha-cha, le slow sont les nouvelles danses ; et même Lulu la Nantaise (bravo !) n’a plus guère de goût. La nostalgie est une constante de ce film immensément drôle et tendre, l’époque est dorénavant celle où les diplomates prennent le pas sur les hommes d’action, dixit le Majordome dans un soupir ; il appartient, évidemment, à la seconde catégorie, diplomates désignant ici tous ceux qui parlent, parlent, parlent, tandis qu’avant, il suffisait de « causer ».
Evidemment aussi, la scène la plus spectaculaire, qui frappe la vue dit l’étymologie, et la mémoire collective ne s’y est pas trompée, est bien celle de la cuisine – même si l’on regrette que tant d’autres soient un peu tombées dans l’oubli. Elle concentre – comme l’alcool fort bu comme du petit lait – tout ce que le film a disséminé avec équilibre et harmonie du début jusqu’à la fin. Evidemment tous les effets de langage – litotes et autres euphémismes – c’est du brutal ; il est curieux – mais avec eux du non-langage, ce qu’un réalisateur se doit de dire hors les mots. L’intensité, l’épaisseur, le paroxysme des silences qui construisent une séquence où, quels que soient les agitations et bruits alentour, on entend une insonorité profonde, traversée de soupirs et de regards, solides, ossus, puissants, nonobstant les corps qui vacillent. Faut-il que Francis Blanche – admirable petit notaire rondouillard obséquieux et vétilleux – ôte ses lunettes embuées d’alcool de pommes (des pommes, Y’en a !) pour saisir le tout dans les détails. L’impassibilité dans l’agitation.
Ne flinguons pas ce film, il aurait pu faire un 54ème titre aux Mythologies de Roland Barthes.
L'honneur d'un homme.
Il décida de renoncer à sa nationalité dès qu’il comprit. Avec Elsa, son épouse, ils prirent le transatlantique. Dès leur arrivée, un petit groupe de militantes s’agitèrent contre ce « pacifiste et communiste » en bloquant la délivrance des visas. Elles se disaient patriotes dans leur pays, mais avaient mené bataille contre le droit de vote des femmes et se livraient aux plus stupides diatribes au nom de la religion. Elsa et son célèbre mari parlaient l’américain avec un accent germanique qu’elles jugeaient inadapté et inacceptable, et avec lui les travaux du grand homme qui, à leurs yeux imbéciles, ne valaient pas plus que de savoir « Combien d’anges peuvent tenir sur une tête d’épingle si les anges n’occupent aucun espace ». Il traita leurs minables tentatives par la dérision, infiniment plus préoccupé par les affaires du monde qui l’obligeaient à partir loin de chez lui pour toujours, ayant saisi très tôt comment un médiocre jouait sur les émotions et les préjugés de la population. Il fut accusé par le parti vainqueur d’« intellectualisme culturel, de trahison intellectuelle et de débauche pacifiste » — [nous n'avons pas oublié que Socrate fut condamné à mort pour impiété et corruption de la jeunesse.] Tous ses biens furent pillés ou confisqués. Mais seule la perte de son petit sloop en acajou massif l’affecta d’autant plus qu’il fut remis à l’imposteur, l’hystérique superstitieux ainsi le nommait-il. Volontairement, il rendit son passeport, démissionna de l’Académie des sciences du pays qui l’avait pourtant formé, s’évitant pour lui-même le traumatisme d’une exclusion et pour les autres l’orgueil d’une radiation. Un ministre du parti honni dit de lui qu’il avait le toupet d’un petit coq vaniteux.
Cet homme lucide, fier, courageux, qui avait tout compris déjà en 1932, s’appelait Albert Einstein.