Broquille d’un Dimanche, l’après-midi.
Il y a, dans ces lignes, quarante – 40 – emprunts volontaires au même auteur mais à divers textes et œuvres ; cela va du mot à l’expression, voire à des tronçons de phrases … Si l’écrivain est facilement identifiable, aussi une partie des 40 dettes obérées, le tout sera-t-il détecté ? Il faut dire, pour ne pas trop décourager le joueur, que j’ai picoré à livres ouverts … aussi, il n’est même pas question – sauf pour quelques repérables et archiconnus emprunts – d’indiquer les scènes de crime. [Je n’ai, bien sûr, tordu aucun accord, falsifié aucune syntaxe, j'ai respecté les temps des verbes et la ponctuation co-pillés : mon défi. Encore un exercice de style.]
*
Derrière le Bois de pins, la maison paysanne est quasi invisible. Il faut presque atteindre son seuil pour en apercevoir la fenêtre et son volet battant. Autrefois, il y a longtemps, il arrivait que le fumet d’un plat de poissons frits s’en échappait ; aujourd’hui, il faut y pénétrer pour voir l’assiette, la cruche et la bougie encore disposées sur la table. Au sol, la lessiveuse qu’on imagine avoir dû fumer comme cheminée d’usine. Bien sûr, la radio ne grésille plus depuis longtemps, et l’appareil du téléphone muet à jamais. Un cageot vide gêne le passage vers l’escalier qui monte à la seule chambre que jouxte un petit grenier. Par la porte, on aperçoit dans une valise crevée, un galet incongru ici, peut-être un souvenir de voyage au bord de la mer, sur une chaise dépaillée, un édredon éventré, et dans un cendrier crasseux, un mégot de cigarette. On hésite, pour l’occupant des lieux, entre un ermite, un fugueur, un descendant lointain de Merlin l’enchanteur égaré au début du siècle précédent : toutes les choses ici sentent le double parti pris d’une frugalité résolue concédant deux touches de progrès figées dans la dernière simplicité : la demeure et son demeurant n’en étaient pas encore aux machines à laver, au magnétophone et au rasoir électrique.
C’était un cinq septembre, à l’heure où le ciel hésite entre la nacre et l’ardoise. La maison d’une seule pièce à cheminée froide avait beau être vide, désertée peut-être bien, on imaginait des bouillons du linge encore fripé avant le repassage. On ne sait pas vraiment pourquoi quelque chose du premier chapitre des Misérables revenait en mémoire, tandis que s’envolaient, dérangés, quelques oiseaux habitués en ce ciel. Imperturbable dans sa déambulation, un escargot avançait le barothermomanosismographe de sa pensée sur la terre grasse arrivée jusqu’au seuil en déroulant ses tapis piquetés d’herbettes. Regardant depuis l’intérieur vers ce qui fut un jardinet, des arbres fruitiers – pour l’essentiel des poiriers – oublieux des sévères, rigoureuses amputations successives auxquelles ils sont soumis, portent dorénavant sur leurs troncs des couches de mousses qui les font ressembler à des vieilles rocailles, ou à de vieux rochers.
De la faune et flore, ne restent, avec les poiriers redevenus sauvages qui affolent la guêpe, ne restent que des mûres et un lilas dont on ne sait plus rien ; la petite mare croupit, désertée par la grenouille, inimitable pour chanter une ode inachevée à la boue. Il faut bien le dire, tout cela est à la fois beau et inquiétant. Au moment de tourner talon, tel un dragon chinois, d’un vieux pan d’un vieux mur surgit un chef-d’œuvre de la bijouterie préhistorique : le lézard et son petit train de pensées grises.
J’avais dix-sept ans,
et très vite vingt. Je lisais Les Noces de Pierre-Jean Jouve et notais – déjà – d’une plume large et tranquille comme la Loire en été, des extraits de l’Introduction de Starobinski : c’est écrit dans un cahier grand format, couverture cartonnée, pages lignées et sans marge. Je lisais aussi Les Nourritures Terrestres de Gide, dans la ferveur. J’écoutais les concerts classiques diffusés à la radio, j’allais au Théâtre de Caen entendre Yuri Boukoff, Jean-Pierre Rampal, je fuguais à Paris pour un récital d’Alexis Weissenberg. J’étais en vénération d’Arthur Rubinstein dont les rediffusions historiques – quand j’écrivais il était alors dans son plus grand âge et ne se produisait plus – n’étaient pas rares, nonobstant leurs mauvaises qualités acoustiques. Et je jouais très mal du piano, mais ne pouvais m’en arracher. Cela faisait mes jours et mes nuits entre les cours à l’Université auxquels j’assistais avec une assiduité rare, additionnant les horaires jusqu’à plus soif, ajoutant le grec au latin, la littérature médiévale au surréalisme, Rousseau à Marx, Machiavel à Kant, la logique à l’esthétique, Aristote à Platon, Plotin à Averroès, Saint-Thomas à Denys l’Aréopagite. J’aurais voulu que les journées n’eussent pas de fin, que les cours fussent interminablement interminables. J’aimais de passion entendre et comprendre tous ces savoirs qu’on avait appris et compris avant moi, cela me fascinait, subjuguait, m’envahissait, m’émerveillait, j’en voulais toujours plus et j’admirais les enseignants inspirés qui les dispensaient. J’eus peut-être bien de la chance, dont la première fut d’avoir probablement occulté tout ce qui s’opposait – il dut bien y en avoir – à cette insolente boulimie intellectuelle. Oui, il y en eut forcément.
Pour captivantes qu’elles étaient, ces années n’avaient rien d’une promenade de santé comme on dit. Des questions intenses, insistantes, incessamment revenues et formulées avec la régularité obstinée des marées, ne me quittaient pas. Elles sont toujours là, arrimées aux longues plages de sable fin sous la pluie : de l’usage des mots, de leur rapport au monde ; du rien et du néant ; de l’Être et du Non-Être… omniprésence de la question du langage, de sa puissance et de ses limites ; déjà formulé le rapport de la philosophie à la poésie, la seconde dont je dis qu’elle est à la limite de la rhétorique et de la psychanalyse ; que les figures cependant résistent toujours à ce classement parce qu’elles comportent une part tue ; que le poème serait – serait-il – le langage qui prend les choses pour ce qu’elles ne sont pas, ou pour ce qu’elles sont ? Pourtant « la terre est bleue » - simplicité absolue d’une formulation qui ne dit ni la terre, ni la couleur bleue.
« Toujours en moi cette vieille antinomie qui ne me quitte pas. Tenir certaines choses à la fois pour essentielles et pour inutiles. ». Ne faut-il pas ajouter aujourd’hui : essentielles parce qu’inutiles au sens de l’incompétence à servir une fin pratique. J’étais dans cette obsédante idée de tout ce qui n’est pas, qui prend le pas sur tout ce qui est. Formulation lumineuse dans sa gravité même, la relisant lentement, elle ne laissait aucune chance à la frivolité.
Mais c’est à la musique que je dois mes meilleures hésitations verbales, mes bafouillements incomparables, mes brièvetés bavardes et impuissantes tout ensemble. J’y allais par deux chemins : l’écoute ininterrompue de la radio musicale et la pratique enragée, frénétique, du piano, sans cesser, de l’une à l’autre. J’écrivais l’une et l’autre en termes pauvres.
Deux Préludes sous mes doigts et souvent sous ma plume. L’un de Bach, toujours à recommencer ; longues heures en tête à tête avec le clavier, la dure bataille, la résistance des notes des doigts aussi, le mécontentement devant les difficultés invaincues. Enfin, la merveilleuse fatigue. L’autre, pianistiquement beaucoup plus ardent et ardu : c’est encore la même bataille. Je travaille avec l’acharnement du condamné ce Prélude de Rachmaninov. Il y va de moi, semble-t-il, me semble-t-il, dans cette lutte à mort dont je ne suis pas sûre de sortir victorieuse.
Et plusieurs semaines plus tard : Rachmaninov doit être terminé. Possession complète et « voluptueuse » loin d’une rencontre avec le calme et la plénitude Quelque chose de bestial qui m’épuise et me terrifie. Et m’impose silence.
De la Marche funèbre de Chopin, d’un Concerto de Mozart (le 21, la partition de piano du 2ème mouvement), de l’Adagio de la Pathétique de Beethoven, je ne dis rien. Je les nomme. Et Ravel ! ah ! Ravel que je ne sais pas aimer. Et celle jolie formule, je trouve : J’ai des problèmes avec une Colombe en ce moment. Il s’agit du Prélude (encore un !) de Messiaen que je déchiffre avec douleur. Impossible de savoir quand il y a, ou non, une fausse note … mais c’est magnifique ; cette Colombe est sûrement un oiseau blessé. J’ai tout de suite pensé au Calligramme d’Apollinaire.
…
Mais
près d’un
jet d’eau qui
pleure et qui prie
cette colombe s’extasie
…
Messiaen est d’une telle pureté qu’on se sent bien trop humain pour oser jouer cela. Il y a là-dedans une dimension que je n’ai jamais trouvée dans les œuvres romantiques. Non qu’elle soit supérieure, mais elle est Autre.
Et sobrement [sobriété qui me quitte, on le verra, quand je quitte moi-même le clavier] : Je suis toujours dans Schumann. J’avance comme un funambule sur la corde raide des Scènes d’Enfants.
Donc ces trois écoutes : Il y eut le concert Yuri Boukoff – magnifique – le 4ème de Beethoven. Ma grande satisfaction musicale depuis la rentrée. Un jeu d’une simplicité extraordinaire. Rien en plus, rien en moins. Et comme nous avons beaucoup applaudi, il nous a « donné » la Pathétique. Je connais cette partition note par note ; ressentie différemment par moi, elle n’en était que plus belle jouée par lui. Qui semblait la précipiter un peu, mais dans quelle pureté ! Même le dérapage sur l’avant dernier trait n’a rien ôté à l’ensemble ; accident de parcours qu’il prit avec le sourire, sans nous laisser le temps d’un soupir. Boukoff. Très grand.
— J’entends les applaudissements qui saluent l’arrivée de Rubinstein (rediffusion radiophonique) et je me dis que c’est gagné. J’adore ce concerto (Brahms) « tendu à se rompre ». L’introduction est d’une intensité folle. Je connais le poids de ce mot qui chavire. Et chavire avec l’orchestre, et bientôt le piano. Toutes ces cordes – là aussi je pèse mes mots – font plus que vibrer pour soutenir le pianiste. Et toutes ces notes, ces touches lentes à prendre leur envol, terriblement lourdes de tant de poids, lourdes du seul et même sens celui qui va en droite ligne vers un seul point. Toutes ces notes qui supportent difficilement le poids que pèse le non-langage. Le vide des mots est lourd à porter.
Et je me porte, piano-pianiste, loin là-bas à la ligne d’horizon. Pourtant je tends les bras et la mer est à moi. Calme et facile. Elle s’enfuit et disparaît, la ligne d’horizon dans une absence qui sait s’imposer. Magnifique la tempête qu’elle soulève et me soulève.
Mouette tranquille qui repose, je suis le soleil et la mer qui s’y noie. Une fois, plusieurs fois. Et me lave, et me ruisselle, et me chante, m’éclabousse, me plénitude et tempête. Vagues les vagues qui me ressassent et m’enveloppent, me ritournellent. Brisures de rocher. La mouette, oiseau de ma folie au bord de chaque mot qui me traverse de part en part. Roseau dans le vent que je berce pour l’enfant que j’étais sans l’avoir jamais su. Au loin, comme un écho, la mélodie sans avenir, sans vie possible autre que l’instant qui la possède entièrement.
Ce combat terrible est follement épuisant. Bien plus long mais bien moins violent qu’avec Rachmaninov où tout est dit dans l’instant même.
Chant des oiseaux sous le soleil, le 3ème mouvement. Il monte et redescend, formidable vertige dans l’écho des premières mesures, vers le débordement. La mer est toujours immobile qui court de vague en vague, d’une corde à l’autre de l’orchestre. Au loin s’avance, de goutte en goutte, grain à grain, mille grains de sable sur la plage où échoue le rivage, le visage et regarde ma parole enfuie. Comme un chant sur mon chant.
— Schumann : me rendra dingue, semblable à sa folie propre. La Fantaisie, que je connais par cœur sous les doigts de W. Inconditionnellement. Roulent les eaux du Rhin sur ses angoisses déchaînées. Il se noie, il me noie dans les plus grandes accalmies de son esprit. Là où l’intensité de la question posée est maintenue à son point maximum par une note, un silence, au-dessus de l’eau. J’ai la nostalgie de ces immensités de luttes pour la vie dans ce qu’elle a de moins sûr. De ces longues marches le long du fleuve où tout peut se résoudre. De l’intenable obsession d’une note où le vivre s’engloutit. De l’insaisissable perfection de l’eau qui coule sous le regard de l’angoisse.
Je n’aurai jamais assez de mots pour dire l’attirance, la fascinante attraction que j’ai pour Schumann, l’homme meurtri par son « exister », celui pour qui le sens même d’un sens, n’importe lequel, n’atteint pas à l’intensité de l’interrogation.
Le 2ème mouvement est quelque chose de … perpétuel. Une roue qui tourne jusqu’à ce que le vide, l’attraction de l’espace vide soit la plus forte. Avec l’interprétation de W. je m’en suis fait un tel vertige que nul ne saurait calmer mieux que lui, et attiser en même temps, cette horreur-espérance des « espaces infinis ». Tout y revient de tellement loin … d’un au-delà de soi vers la vie dans sa plus immédiate temporalité. Tension insoutenable de moi à lui, arrachée note à note au morceau qui se déroule, et coule dans le fleuve de mon regard en moi.
L’adagio. Une prière véritable sous ses doigts. J’avoue avoir perdu depuis pas mal de temps le sens du recueillement au profit de mes « cogitations silencieuses » celles qui m’absentent des autres ; mais un passage tel que celui-ci rend à la partie la plus enfouie de moi-même une violence qui me rend dingue. Il me semble que si Schumann n’était pas passé par ce point maximum de l’angoisse de vie, cette apogée irréversible, cette tension du vivre, tellement évidente qu’elle ne supporte plus de paraître, un tel adagio n’aurait pu être ce qu’il est.
Et recopier cela pour finir : W. joue Bach dans un dénuement, une sobriété, une aplwsiV – il y a des mots qui ne se disent qu’en grec – la seule à pouvoir vraiment rivaliser avec ce Silence.
*
Quand mon regard file loin devant, loin, il s’en va retrouver des nostalgies passées.
Réfléchir, c’est aussi s’y remettre et ruminer toujours.
Ces lignes – corrigées parfois sur des points de lisibilité, vocabulaire, construction de phrase – résultent de la réunion des deux textes postés en 2017 consacrés à la révision du préjugé commun selon lequel Philosophie et Poésie seraient deux mondes radicalement opposés. Rien n’est plus faux.
C’est une intuition mienne très ancienne, très tenace, vivace et intime, une illumination, de celles dont un rude philosophe montra qu’elles sont aussi les plus fécondes : il y a, de la poésie à la philosophie, non point une rupture, un changement qualitatif irréversible, un abîme d’abîmes infranchissables, mais bien plutôt une différence dans l’usage des mots comme on a parlé de « l’usage du monde ».
Les poètes et les philosophes ne sont ni opposés ni étrangers les uns aux autres. Ils ont les mêmes questionnements, les mêmes suspensions métaphysiques devant ce qui est, qui aurait pu ne pas être, ou qui aurait pu être autrement. Les premiers choisissent, ou sont choisis, happés, entraînés, par des mots d’à côté, ceux qui pour mieux dire, manquent la cible et jettent mille feux, attisant le brasier, envoyant des étincelles et des flamboiements, nous plongeant d’aussi haut qu’il se peut dans la fournaise, l’aciérie, jusqu’au point d’incandescence pour nous y engloutir ; les seconds transpirant, prenant suée, sécrétant le goutte à goutte du terme pour l’exprimer au plus juste de son sens, ne point le tordre ou le blesser pour ne pas déserter. De l’implicite rayonnant de l’un à l’explicite lumineux de l’autre, nulle opposition mais la même préhension méta/physique soit par le détournement des mots – poésie – soit par stricte adhésion du contenu et du sens – philosophie –.
Instant poétique et Instant métaphysique, est le titre d’un texte publié par Bachelard en 1939 dans la revue Messages et sa première phrase, La poésie est une métaphysique instantanée. A la lire, l’excitation intellectuelle est de celles qui figent, pétrifient, consolident. Bachelard qui déroule là une réflexion à propos du temps, montre que cette instantanéité ne signifie pas l’abolition du temps étiré, ni qu’il soit in-sensible, im-perçu, ou que se juxtaposent des éclats de moments comme autant de points discontinus adossés les uns aux autres. Mais il faut s’éloigner ici d'une lecture bergsonienne pour comprendre ce que cette métaphysique instantanée signifie. Si la métaphysique suppose et impose la clarté due à l’élaboration longue, interminable, de ses outils ; si elle use du doute, c’est-à-dire des suspensions de jugement (ἐποχή) nécessaires à l’établissement et la formulation de principes vrais, (que valent, en effet, des affirmations soumises à la fausse prudence de la relativité des opinions ?), la poésie, elle, se passe de ces moyens, de ces intermédiaires rationnels, elle refuse les préambules, elle est l’expérience dans l’instant, elle abandonne, sans en formuler la volonté consciente, la nécessité de construire une pensée continuée, alors qu’elle laisse en nous ce murmure continu – la basse continue – d’un autre rapport au réel, à ce qui existe. Ni le poète, ni le poème, n’ont besoin d’un rapport horizontal au temps, que l’on appelle aussi, depuis Platon, le devenir. Il y a, dans la relation sonore aux mots, un rapport à des mondes de remous, de mouvements, de chocs qui écrasent – au sens de comprimer – tout raisonnement sans l’anéantir, ni l’ignorer pour autant, il s’agit de jaillissement. Et de convoquer Mallarmé et Baudelaire.
Mais, c’est l’usage de la syntaxe, de la ponctuation, de la grammaire, du vocabulaire qui réalise ces pulvérisations. Sinon, quoi d’autre ? Dans Le droit de rêver, Bachelard dit que la poésie doit rompre avec nos habitudes, c’est-à-dire nos habitudes … poétiques. (On reconnaît, lui faisant écho, la réflexion de l’épistémologue et son expression célèbre dans La formation de l’esprit scientifique : refuser les séductions premières). Le chapitre intitulé “La dialectique dynamique de la rêverie mallarméenne” est mieux qu’une invitation à poursuivre. Il nous tire, sans tension pour autant : la chose est lumineuse. Une vibration ontologique, de l’ordre de l’être-même pour dépasser tout paraître – ici, c’est Bachelard qui souligne – traverse le poème.
Ainsi, dans J’attends, en m’abîmant, que mon ennui s’élève, Mallarmé ne dit ni mieux, ni plus, mais autrement, la possibilité différée du divertissement, la conscience de l’absurde qui l’accompagne et l’un de leurs corollaires philosophiques, l’usage ou non du libre-arbitre. La métaphysique existentialiste [expression fautive, il n’y a pour l’Existentialisme doctrinal, rien au-delà de l’existence] i.e le questionnement sur la signification de l’existence, le sens de l’Exister, est ici submergée ou engloutie par l’envoûtant alexandrin de Mallarmé. Et Bachelard d’user par ailleurs de l’adjectif dynamique pour qualifier cette ontologie. Gageons qu’il s’agit là du sens étymologique (δυναμικός) qui concerne le mouvement, la cinématique, deux branches de la … physique, bien sûr ! Aussi, ne retenons pas notre regard attendri vers Empédocle, le physicien-poète-philosophe et avec lui vers tous ceux qui, pour penser le monde et le penser en minuscules particules de matière, ont eu recours à des écritures poétiques, pour la puissance de leur expression. [Après quelques pages on retrouve le verbe pulvériser qui (nous) rappelle un petit livre moins connu de Bachelard – Les intuitions atomistiques – avec pour premier chapitre : « La métaphysique de la poussière ». Comment ne pas penser, par un télescopage évident, au livre – magnifique – de Jean Salem à propos de Démocrite, Grains de poussière dans un rayon de soleil ?]
Du monde pensé et écrit hors volonté première de produire des effets, à l’écriture qui enrage de toucher le mot au plus juste, on pourrait croire le premier du philosophe et la seconde du poète. Pourtant c’est bien le philosophe qui use d’une écriture acribique. Il ne s’autorise ni sous-entendu, ni polysémie, plurivocité, ambiguïté ou ambivalence. La charpente, et partant, le corps tout entier du raisonnement s’en trouverait menacé et même faussé. [Qui a lu et ruminé l’Ethique de Spinoza peut en témoigner]. C’est pourquoi il faut lire les philosophes non point « de l’extérieur » mais de l’intérieur, à partir d’une connaissance minimale de leur lexique propre. [savoir par exemples que les Idées platoniciennes ne sont pas des idées, que le mot science ne recouvre pas le seul domaine scientifique, ou que les questions existentielles ne sont pas existentialistes…]. La philosophie, la métaphysique, l’ontologie requièrent des formulations explicites, et, paradoxalement, plutôt que partir de définitions (comme le suggèrent vulgairement la plupart des livres dédiés aux lycéens, sous les encouragements des enseignants) c’est à des significations qu’il faut parvenir, accostage qui parachève une navigation rarement tranquille – d’où l’importance des métaphores, qui ne sont pas le contraire de la précision, mais en sont l’ornement – ; le philosophe est toujours (un) écrivain, affirme avec force Merleau-Ponty, rendant pourtant hommage à Socrate, le seul qui ne le fut pas ! Premier lieu commun à battre et abattre : la poésie n’est pas réductible à la question des figures, pourtant si couramment posée par des commentateurs étroitement scolaires et scandaleusement bornés ; conséquemment, le discours philosophique non seulement n’est pas exempt de procédés, mais il en a besoin. Il met en œuvre des stratégies* pour que soit clairement exprimé ce qui ne peut pas ne pas l’être. Aussi, bien que l’écriture philosophique relève du plus petit écart possible entre signifié et signifiant, au sens saussurien, et ne puisse disséminer plusieurs significations dans des signes uniques, ce qui introduirait l’imprécision, elle rompt avec le langage ordinaire en recourant à des images, des métaphores, des analogies pour que le travail de la pensée s’accomplisse. Le philosophe déplie et déploie des formulations qui s’enrichissent et se compensent ; il revient, il recommence, il avance lentement. Il n’a qu’une obligation répliquée de mille manières, le principe de non-contradiction. Aussi, syntaxe, grammaire, lexique, rhétorique, tout a pour lui un pouvoir structurant. Il est l’ornemaniste de sa propre réflexion qui a besoin de temps long et de rumination. Il lui faut remettre, déposer, faire tenir une prose du monde, serait-elle aporétique. Aussi, quand Heidegger affirme que le métaphorique n’existe qu’à l’intérieur de la métaphysique, il dit que l’énonciation, pour être signifiante, ne peut pas se passer de la puissance sémantique et qu’elle profite de cette vivification sans laquelle le discours purement spéculatif s’assécherait. Il ne s’agit pas d’une question de style, toujours irrésolue parce qu’irrationnelle en sa dimension artisanale et artiste, mais de l’usage des mots, de la structure linguistique de la pensée.
Difficile, impossible parfois même, tant les préjugés et les indignations résistent, d’expliquer que les mots font nos pensées, que nous ne sommes pas des êtres parlants parce que nous pensons, mais des êtres pensants par ce que nous parlons. On nous oppose “langage des gestes”, “émotions”, “sentiments”, “images” qui traverseraient nos pensées “hors mots” – comme certaines tomates de nos jours poussent “hors sol”. Merleau-Ponty, décidément notre référence sur cette question, emploie le très joli mot de sédimentation. La langue que nous parlons est parlante : nécessité de la tautologie pour rendre compte de la quasi-corporéité que nous avons avec les mots, les expressions, voire les phrases, tellement en nous et tellement nous, que nous n’avons aucunement conscience qu’ils nous font être et non l’inverse : mes paroles me surprennent moi-même et m’apprennent ma pensée. Jusqu’au trébuchement pour trouver le mot juste, jusqu’à l’échec de l’expression, jusqu’au contre-sens, jusqu’à la rage de l’expression, qui nous font croire que ce qui est tu, n’est pas « dit » : version commune du fantôme d’un langage pur, emplie d’impudence et surtout de méconnaissance !
Dans cette impuissance grossière et coutumière, la poésie nous est indispensable. Elle esthétise notre regard et nous apprend le monde en nous faisant voir ce que nous n’y voyions pas. Ainsi, les brouillards de Londres qui nous sont un Turner. Merci Oscar Wilde ! Nous savons d’un savoir puissant, irréfragable, exact et précis que les rosiers sauvages sont pleins d’une douce et inflexible volonté** et que Le rauque incarnat d’une rose, en frappant l’eau (…) Me poussa dans l’avenir comme un outil affamé et fiévreux là où le philosophe aurait expliqué que les apparences sont trompeuses et peuvent faire illusion, au point que la volonté s’affaiblit, alors même que nous avons l’illusion du contraire… La Charogne baudelairienne pour nouvelle image de toute Vanité, telle une métaphysique implicite de la condition humaine, c’est Epicure, Lucrèce, Montaigne et Pascal tout ensemble ; un Parfum, respiré/Avec ivresse et lente gourmandise*** ne dit-il pas aussi ce que Hume montre dans Le Traité de la Nature Humaine ?
*Paul Ricœur, La Métaphore vive ; **René Char ; ***Baudelaire
Pyrus communis.
Il n’est jamais trop tard pour avouer ses faiblesses toujours un peu fruits de la précipitation. Lorsque je formulais, au temps et mode de l’assertion sans condition ni doute, que la poire était fort mal traitée parce que De tous les fruits que la littérature ou la tradition écrite cueillit pour en faire symbole ou succès, la poire n’est pas la mieux placée*, je dois le dire, je me trompais. D’ailleurs et depuis, je me suis modestement rattrapée, d’abord en rapportant une délicieuse et ignorée répartie d’un paysan sicilien à l’endroit d’un poirier légèrement présomptueux (Pira 'un facisti e mraculi vòi fari? **), ensuite reprenant l’énergique accusation de Zo d’Axa envers ses contemporains comme électeurs lâchement complices de leurs élus. (Vous n’êtes que des poires ! ***). Mais si l’on veut aller à résipiscence, il faut faire plus encore : une broquillette du vendredi soir par exemple, de celle qui fait venir, passant devant un plat creux (j’adore ce syntagme qui suffit, dans l’instant, à convaincre que l’usage des mots dépasse incommensurablement leur fonction) où reposent poires, pêches, pêches de vigne, brugnons et raisins, tant les mots à la bouche qu’une vaniteuse démangeaison d’écrire.
Nous laisserons au fond de la coupe trois morceaux en forme de poires, d’Érik Satie, pour piano à quatre mains, bien que ce soit dans le même texte — Nioque de l’Avant-Printemps — et à deux pages, ou plutôt deux jours d’écart, que Ponge venant à parler des poiriers, se souvint aussi de Satie – qu’il connaissait bien – et avise son lecteur qu’il a formé le terme Nioque, en écho phonétique de Gnoque, venu de la racine grecque qui veut dire, connaissance, sans reprendre pour autant celui de Gnossienne, déjà saisi par l’impertinent compositeur.
Le 10 Avril 1950, dans l’après-midi, Ponge parle de poiriers. Le verbe est juste, car si, stricto sensu, il écrit, on ne peut le suspecter de ne pas choisir précisément ses mots qui par (ma) voix vous serons dits ; et passant de la forme passive à l’active réfléchie, il répète : Voici que les poiriers aujourd’hui veulent se dire. L’inversion du sujet – le poète écrivant – avec l’objet – le poirier devenu écrivain – s’opère dans une métamorphose aussi invisible que réussie, mêlant écriture et tessiture et le spectacle printanier des feuilles (de papier ?) et des baguettes (crayon, stylo ?) menant à bien leur projet (paraphrase inévitable) en promenant le lecteur dans le ravissement de cette confusion parfaite. Parfaitement réalisée. Les poiriers sont les cerfs du potager, du verger : la métaphore glissante, du végétal à l’animal, pour indice d’une saisie par les mots dément – c’est le génie poétique de Ponge – toute tentative de description autant que d’essentialisation ontologique. Dans une formulation fort hasardeuse, Sartre dira qu’« il ne se soucie pas des qualités mais de l’être », ce qui ne paraît pas plus ajusté à l’écriture pongienne que d’y voir un projet au sens existentialiste du terme****. On peut, comme Georges Mounin***** préférer la formule de Ian Higgins pour lequel chez Ponge les mots et les choses, bien qu’éternellement distincts, sont éternellement inséparables. La phrase de Ponge est un monde minutieusement articulé, où la place et le choix – et le rejet aussi, avec les repentirs – de chaque mot sont calculés, tels les calculi, petits morceaux de pierre qui forment les mosaïques et en donnent la formule invisiblement.
Deux jours plus tard, mais la nuit, Ponge apporte confirmation – c’est son terme – c’est-à-dire validation et approbation, à ses Poiriers ainsi écrits, saisis dans ces mots-là passés à l’épreuve de l’expression, telle une poterie à l’épreuve du feu. La résistance obtenue, vérifiée à distance – le surlendemain – est gage et gageure tout ensemble. L’évidence s’impose : forme, tailles, rature ont fini par « nouer » une écriture que, si l’on osait, on pourrait dire « pirimorphe » non parce qu’elle serait en forme de poire – même pour faire clin d’œil à Satie – mais parce qu’elle donne à toucher par les mots, et cela sans les décrire – les poiriers à gros fruits.
*une poire pour la soif ; **mélanges, miscellanées, miettes xi ; *** reprenons nos ân(imal)eries ; **** l’article bien connu « L’homme et les choses » in Situations I, déc.1944 ; ***** in Sept poètes et le langage, ch VI .
Eloge par quatre de la grenouille,
un personnage à elle seule, même quand elle chante en chœur avec ses semblables, plutôt mal il faut le dire, chez Aristophane. Le singulier pour rendre hommage à l’espèce batracienne tout entière, procédé allégorique courant, dont il ne faut pas se priver : il pourrait bien nous livrer des clefs, même si la chorale des grenouilles est ici seconde, ne servant qu’un légitime besoin de divertissement, à l’intérieur du divertissement premier. Sommes-nous sensibles à ce chant « coassant, dans une suite de trochées qui s’élève en prestissimo, jusqu’à en faire crever Dionysos qui rame sur un rythme iambique, ruisselant de sueur » tandis que la cacophonie l’emporte, manière pour Aristophane le conservateur, de « dire » tout le mal qu’il pense des musiciens novateurs de l’époque, et d’opposer, par un maniement consommé de l’ironie, les inharmonies réelles et pénibles des coassements choristes – brekekekex koax koax – aux qualificatifs prétendument élogieux du texte. Personne n’est dupe. Il s’agissait de désavouer Euripide.
Que les grenouilles fussent muettes (άφωνους) sur l’île de Sériphos, et peut-être aussi à Cyrène, ne peut être qu’une légende, n’en déplaise à Aristote et même Pline l’Ancien. Certains disent – Théophraste – que la mutité batracienne ne tiendrait pas tant à l’espèce qu’au lieu, l’eau y étant trop froide – qu’on les porte ailleurs, elles recouvrent leur voix – mais comme toujours la légende est plus belle : Persée, arrivé à Sériphos exténué d’avoir lutté contre la Gorgone, ne pouvant se reposer, encore moins s’endormir, tant les grenouilles grenouillaient, demanda à son père Zeus de les réduire au silence pour toujours. Ce qu’il fit.
La grenouille jaillit parfois sous les pas du poète. Elle n’est plus personnage, elle est une personne, avec de jolies jambes et un cœur qui bat gros si vous l’avez saisie entre vos doigts, il vous faut la tenir un peu fort, trop fluide dans un corps ganté de peau imperméable. Hissée alors, tel le mollusque, au rang de qualité mais seulement presque une. Il n’y a que Francis Ponge, ou François Cheng, pour savoir épeler l’être du monde, entendre le pur silence dans le passage de l’oie sauvage, l’aile de l’effraie, ou l’effleurement de l’eau entourant le lotus. En bordure de l’étang, le poète est troublé, ou l’étant de Gilbert Trolliet apparu dans un lien mince comme un cheveu. L’étang, le marais, la mare, bordés de chênes, peut-être, arbres de l’Être - de l’Être-peu – c’est le poète qui l’écrit. Il faut le croire.
Dans la nuit éléatique, quand la physique et la métaphysique se confondaient en un seul souffle, la métamorphose du vivant dans le long si long travail du temps fit la diversité infinie de l’univers. Un jour futur lointain, si lointain, un que l’on dira fou, comprit la réticence du monde à se vouloir simplement exister, alors qu’il se voulait Être-mot. Dans un trou d’eau verte où traînait des herbes grises d’après la pluie, l’enfant, jouant comme aux premiers matins du monde à remuer l’ennui par un bout de roseau, l’enfant apprit d’une grenouille qui poignait là, un son articulé dans le désarroi : Coâ ! coâ ! — Quoi ? Et parce qu’il écrira bien plus tard que tout son peut être poursuivi dans les mots où il se trouve, nous avons aujourd’hui une dette profonde, émue et reconnaissante à l’égard de Jean-Pierre Brisset pour qui s’étonner que de l’être soit, est la première, sinon la seule, question qui vaille.
(pour un brissettien majuscule, en clin d'œil.)
Mélanges, miscellanées, miettes, XII
« Son âme marron clair nageait dans ses yeux », ce qui, en sus d’une splendide formulation – ce qui n’est pas une formule n’est-ce pas – fait un alexandrin sans le moindre heurtement ; encore faut-il user – avec plaisir – de la diérèse pour prononcer ces yeux qui allongent un regard dans lequel on se perd. Une trouvaille, une de plus, chez Michel Chaillou.
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Son fils, Louis, puis le fils de celui-ci, Louis, étant morts avant leur père et grand-père, Louis, ce dernier ne peut compter que sur son arrière-petit fils, Louis, pour prendre la relève, avant de mourir lui-même. Pourtant, on nous apprend à l’école que Louis XV a succédé à Louis XIV ; ce qui est une sorte de fausse vérité. Louis de France a 50 ans quand il succombe – 1711 ; son fils, Louis, duc de Bourgogne en a trente quand il trépasse l’année suivante, 1712 – comme quoi avoir eu Fénelon pour précepteur ne protège de rien ; Louis le Grand, leur survivra jusqu’en septembre 1715, ce que tout le monde sait, date à laquelle, à 5 ans et quelques mois, le petit Louis, sera le quinzième à porter et ce prénom et ce royaume en ligne … directe, puisque seul survivant de la famille. Sans oublier quand même que l’arrière-grand-père qui se disait solaire – 6 enfants avec Marie-Thérèse d’Autriche – endosse une multi paternité de 16 à 18 autres, dont 8 légitimés. Les petits cancans de la grande Histoire, prétendent que l’enfant ne voulait pas qu’on le nommât par ce prénom, il est trop triste, aurait-il dit.
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Chacun se dit ami ; mais fou qui s’y repose/Rien n’est plus commun que ce nom, /Rien n’est plus rare que la chose. (Jean de la Fontaine, Fables, livre IV, Paroles de Socrate, XVII) ; on peut aussi relire Plutarque : De l’inconvénient d’avoir trop d’amis. (in Œuvres morales) ; et se souvenir que Perros écrit amythié, pour marquer la part ogresse du mythe, de la légende, de l’illusion donc, dont l’amitié se nourrit – ou son nom – si souvent. Y revenir.
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Curieuse, crieuse, rieuse, la mouette, tout sauf muette : (illustration du procédé d’écriture appelé bourdon, déjà décrit)
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Un critique malveillant est, en français « vieilli » ou simplement cultivé, un zoïle, depuis le latin, par le nom d’un grammairien scrupuleux – 4ème siècle av. J-C – Zoïlus, lui-même provenu du grec. Et un pouacre (vilain pouacre faisant pléonasme), une personne dégoûtante, répugnante. Parfois, ils s’acoquinent en une seule : un zoïle pouacre ou l’inverse. Parfois, seulement, car chacun aura remarqué que la critique – l’examen minutieux – d’un ouvrage se doit, dorénavant, d’être bienveillante, et plus si possible.
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On veillera à ne pas confondre, à l’écrit, argyrophylle – qui se peut dire de la couleur de feuilles, par exemple, d’un blanc d’argent, un blanc argenté, avec argyrophile – qui est attiré, chimiquement ou biologiquement, par l’argent, Ag, ou les sels d’argent. Se peut-il néanmoins que des feuilles argyrophylles soient aussi argyrophiles ?
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« il a paru préférable, pour la diversité du récit, que le beau temps persistât une heure de plus. ». Formidable ! (Jean de La Ville de Mirmont)
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On aime toujours autant les Nouvelles en trois lignes – 1906 – de Félix Fénéon :
Pour avoir un peu lapidé les gendarmes, trois dames pieuses d’Hérissart sont mises à l’amende par les juges de Doullens.
Louis Lamarre n’avait ni travail ni logis, mais quelques sous. Il acheta, chez un épicier de Saint-Denis, un litre de pétrole et le but.
Allumé par son fils, 5 ans, un pétard à signaux de train éclata sous les jupes de Mme Roger, à Clichy : le ravage y fut considérable.
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J’ignorais que le Préfet de Paris, Eugène Poubelle, fût né à Caen. (1831). Et vous ?
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Menu d’anniversaire d’Alfred Jarry, le 8 septembre 1905.
En haut à gauche : Vin de première qualité, et à droite : liqueurs, Cassis violent, Marc, Pernod.
Hors d’œuvre : Cornichons du Jardin des Plantes
Entrée : Langouste Papesse Jeanne
Rôti : Entrecôte tripode verdoyant. Légumes : Croquettes de la trente deuxième
Entremet : Crème dentifrice maison chocolat
Fromage blanc Matador
Desserts : Fruits verts ; Ceux qui bisquent.
On raconte que sa dernière volonté – il meurt à 34 ans - fut de demander un cure-dent. Aucun rapport, ou presque, un autre cure-dent fut célèbre dans l’Histoire, celui que l’amiral de Coligny, mort horriblement la nuit de la Saint-Barthélemy, gardait sans cesse en bouche, y compris pendant les plus âpres batailles.
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« il y en avait trois fois dix, je crois, ou cinq fois six ; ou deux fois cinq, puis dix et dix encore ; ou quatre fois six et deux fois trois ; ou quatre fois sept, plus un et un ; ou dix fois deux, et une dizaine ; ou trois fois quatre additionnés avec deux fois neuf ; ou deux de moins que quatre fois huit ; ou deux fois treize et une fois quatre ; ou six et neuf additionnés avec huit et sept ; ou deux fois sept complétés par deux fois huit ; enfin, pour ne pas t’ennuyer plus longtemps, il y en avait trente au total » (Lettre d’Ausone, gallo-romain du 4ème siècle à Théon, pour le remercier de son envoi d’huîtres, qu’il jugea suffisamment grosses mais insuffisamment nombreuses.)
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Dernières nouvelles des écrevisses, dont les espèces nuisibles – il y en a – sont à pêcher quelle que soit la saison. Retenons, l’espèce américaine, grossière et envahissante, comme chacun sait, qui, de plus, véhicule la peste des écrevisses – aphyanomycose astaci. Il est savoureux de savoir – et de rappeler – que la pêche à l’écrevisse se fait à la balance, laquelle est lestée avec du plomb. Une balance se doit d’être lourdingue, en effet.
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Pour finir, irrésistibles à nouveau, ces lignes de Chaillou : Elle dort avec tous ses diamants. Quand elle ronfle, un bruit de pierre et d’os.
J’ai tellement envie que la rue ressemble à ce que je lis que j’invente la boue aux jointures des pavés. La porte s’est un peu déhanchée, l’immeuble tassé.
Lire,
ce devrait être un événement provisoire mais accompli, s’achevant dans un sentiment d’inachevé ; éphémère par obstination : autant de mots accouplés à leur contraire pour, d’emblée, faire un sort à la facilité, indiquer que l’heure est venue de refermer les portes ouvertes.
Il y a bien des mystères que l’on ne veut interroger : pourquoi un texte, s’il est gardé par-devers soi n’atteint pas sa plénitude significative, herméneutique, euristique, émotionnelle, et qu’il lui faut la médiation d’un lecteur pour y parvenir, pour devenir – et par quelle transfiguration – ce qu’il veut dire ? En termes aristotéliciens cela signifierait que lire est l’acte de la puissance d’écrire, non dans un sens négatif mais exclusif : il n’y a rien d’autre qui permet cela. Rien. Rien – sinon (le) lire – ne donne à un écrit son sens, sa signification, sa justification, sa raison d’être. Nous excluons donc, ici, toutes les lectures de stricte information ou communication, nonobstant leur irrécusable dimension utilitaire, leur nécessité absolue tant dans la vie individuelle que commune ; avec elles, exclues aussi toutes lectures d’ouvrages dont le contenu est pré-adapté au goût et aux attentes de ceux qui les acquièrent par la sorcellerie des procédés de commerce, mais vont nous servir de contre modèle, d’indice ou de critère a contrario, de point de contact en creux. Nous anticipons là ce que nous voulons établir : toute lecture ne relève pas de ce que lire veut dire !
Nous sommes à ce point conditionnés à ne lire que de l’imprimé [cette transposition multitechnique de la trace si intime et quasi inimitable d’une écriture individuelle, avons-nous jamais pensé à cela ?] que nous escamotons, en amont, la valeur qualitative du travail qui permet de porter un écrit au rang de texte, parce qu’il détient en lui, le moyen de sa fin : être lu, au sens où nous l’entendons hic et nunc, hors de toute utilité ou intérêt dicible et jusqu’à penser que cet « escamotage » consubstantiel suffit. Pourtant, le livre, depuis que l’invention de l’imprimerie l’a disséminé dans le monde, le livre imprimé, en devenant un pléonasme est aussi devenu un objet autonome. D’aucuns parlent de métamorphose, serait-elle liée à des codes, obligations et savoir-faire strictement artisanaux ou industriels : choix typographiques, distribution spatiale du texte, parti pris de couverture, de titrage, de paragraphes, insertion de métatextes et autres caractéristiques qui présentent une œuvre sous un aspect unique à un lectorat varié et divers. Sans oublier que pendant quelques siècles au moins, un pouvoir nouveau supplanta celui des religieux et des politiques, le pouvoir des écrivains, depuis peu remplacé par l’omnipotence des commerçants-libraires, commerçants-diffuseurs, commerçants commerciaux, consommateurs-lectorats.
Malebranche aurait écrit quelque part, on se met à lire comme on se met à prier, ce qu’un inspecteur de l’Education nationale aurait rapporté dans son Journal pédagogique à la fin du 19ème siècle. Bien mal lui en prit, car il n’est pas certain que l’assertion soit féconde, sinon à ceux pour qui lire relève du suprahumain et le livre, objet chamanique ou gri-gri. Or, il n’y a rien dans la confection d’un livre, depuis son écriture jusqu’à sa lecture qui ne soit pas de facture strictement humaine. Rien. Mais au moins ce discutable rapprochement a le mérite de pointer la difficulté jamais résolue – l’aporie – qui enveloppe le rapport entre texte et lecture de texte, le passage de l’objet externe à l’effet intellectuel, cérébral, sentimental, émotionnel, en notre intériorité, notre intimité. Si l’on pouvait saisir ce point de basculement, on saurait peut-être, mais ce n’est pas certain, ce que lire veut dire. Nombreux ceux qui s’y collèrent, qu’il ne faut surtout pas confondre avec les bibliomanes, bibliophiles, bibliolâtres – qui adorent les livres à l’égal d’un dieu ; non point les livres – une catégorie de vrac – mais les enmaroquinés, les reliés de maroquins, qui vous transforment un homme en bibliofol endolori. *
Il y a d’abord une mauvaise manière de lire qui s’ignore : elle est due au recouvrement mnémique des textes (anciens, classiques) par des couches explicatives superposées jusqu’à la réduction, rendant impossible l’accès à une explication ou un sens différent, mieux, différant – pour le dire comme Derrida. Ainsi, Antigone, Créon ou Héraclite, sont respectivement devenus pour tout lecteur non spécialiste, la famille, l’État, le fleuve. ** Or, la lecture philologiquement herméneutique qu’a faite Jean Bollack d’Héraclite (mais il fit la même d’Empédocle), montre sans renoncement et même en recourant à la technicité du texte, que l’effacement par la substitution est encore la forme la plus puissante de l’oubli, autrement dit, qu’une lecture paresseuse, passive, installée sur de traditions fautives ou semi-fautives devient une lecture défectueuse, erronée, d’autant plus condamnable qu’il y a du vrai en elle mais définitivement bloqué, empêché par, et c’est paradoxal, la force des simplifications successives. C’est pourquoi, Bollack, et d’autres, ne savent pas lire sans un crayon en main. Non pour relever telle phrase qui ferait citation ou tuteur à la mémoire une fois reportée sur un autre support – ah ! qu’ils sont touchants les petits carnets, feuillets, cahiers, bouts de papier, des écrivains/lecteurs – mais pour travailler (sur) le texte, rapporter tel mot à tel autre, croiser tel et tel paragraphe, retenir telle difficulté, expression, obscurité … ou signaler un autre passage, livre, auteur. Dans Sens contre sens, *** Bollack encore développe comment il a longuement lutté contre l’idée fort répandue qui voudrait que tout texte – nous parlons toujours des classiques, des Anciens – est porteur de son sens comme s’il allait de soi ; cette doxa universitaire, imbriquée à la précédente – simplification à force de lectures non critiques (on rappelle ? que critique, signifie étymologiquement, précision, discernement) - mène immanquablement à des déviations, des significations qui font obstacle au sens. En exergue à la deuxième partie de ce livre d’entretiens titrée « Comment j’ai recherché le sens : l’art de lire », il cite Spinoza **** pour lequel il est impossible, lisant un livre difficile (dans des termes extrêmement obscurs) si nous en ignorons l’auteur – qui il est vraiment et non comment il se nomme – en quels temps et occasions il fut écrit, d’en connaître le sens. Voilà pourquoi lire, est un accomplissement, une construction et même une reconstruction. Parce qu’on entre dans une syntaxe, des relations, une sémantique, des fonctions, structures, un ordonnancement, parce que des mots, certains, font insistance et rayonnement ; que la constitution du sens ne se peut offrir mais doit se dégager en luttant contre ses propres lenteurs ou ses légèretés, ses rapports avec les interprétations traditionnelles, ce qu’il nomme le stade de la non-connaissance, une facilité qui se contente du sens attendu, celui dont on s’est satisfait parce qu’abusivement légitimé et contre lequel il faut appliquer un doute féroce et instruit, féroce parce qu’instruit. Et Bollack de défendre et revendiquer la lecture comme travail technique et oser affirmer qu’elle se doit d’être savante. Sinon, elle est occupation de temps disponible.
Lire – les classiques et les Anciens – c’est aller à la recherche du sens d’un texte et le construire, c’est le produit d’un savoir-faire et le résultat d’un jeu savant. Voilà pourquoi on peut légitimement parler du travail de lecture, celui qui met à jour tous les principes de la composition d’un texte, laquelle va nous mener – pourvu que nous pratiquions l’exercice avec compétences – à la magie d’une mathématique mystérieuse, expression remarquable qui autorise l’analogie avec la musique, dont la connaissance des complexités techniques et strictes, non seulement ne fait pas obstacle à la passion et l’admiration qu’elle suscite, mais l’amplifie. Ainsi, il n’y a de lecture digne de ce nom sans une fascination pour les mots, leur pouvoir de faire sens en s’organisant en texte, dont les parties et les moindres composants – mots, placements, choix, étymologie, ponctuation, conjugaison, concordances, préfixes, suffixes, synonymes, décisions syntaxiques – sont, séparément, sans la moindre charge ni portée, mais l’agencement calculé, fin, volontaire, décidé, obtenu de haute lutte parfois, fait œuvre, opus.
On trouvera cela fort éloigné de ce que chacun entend et pratique sous le nom de lecture, jusqu’à n’avoir rien à y voir. Envisageons d’inverser ce grief plutôt que le retenir sans lui porter argument, les habitudes les plus courantes et les plus partagées s’auto-légitimant sans peine : ceux qui revendiquent la pratique de la lecture comme essentielle, vont plaider contre une sévérité de mauvais aloi, austérité, intransigeance, rigorisme et autres rigueurs : lire est un plaisir, un loisir, une passion qui (nous) fait du bien, dont nous avons besoin, qui (nous) change les idées, nous ouvre au monde ! Les stéréotypes persistent qui poussent à acheter les « meilleurs » romans de la saison, biographies et livres de confidences, d’intimités, d’exploits ou d’aventures, pour passer le temps ou se divertir. Lire ainsi, c’est ne pas prêter attention à cette incroyable alchimie qui, par les mots, les syllabes, les ponctuations, la grammaire, l’agencement des phrases, fait du sens, mais laisser dérouler devant ses yeux une histoire, une narration, un récit, dont l’intérêt est d’autant plus grand – et trompeur – qu’il sert de miroir, parfois inversé, à son lecteur, qui, se croyant passionné de livres et de lecture, n’a fait qu’y entrer passivement et en sortira réjoui. Il serait injuste en revanche, d’imputer cette faute majeure au seul lecteur. Sa soumission, son inertie, sa servilité qu’il appelle lecture, sanctifiée à tous les étages et sans raison patente, ne sont qu’adhésion à des écrits indigents dans lesquels, à l’exigence portée aux mots, leurs synonymes, leurs nuances, leur rythme on oppose, dans les faits, sinon dans les déclarations, le refus des difficultés sémantico-syntaxiques, le rejet des mots rares, le choix de la narration ou de l’intime individuel exposé au monde entier, désormais seules offres possibles, un terme mercantile dorénavant assumé.
*in Bibliophiles et lecturomanes – éditions Plein Chant – 2017 ; **Jean Bollack in La Grèce de personne – Seuil – 1997 ; *** sous-titré Comment lit-on ? Presses universitaires du Septentrion 2018 ; **** in Traité théologico-politique.
bien fol qui s’y fie
Dans le Figaro du 17 août 1856, on apprend que Charles VI (1368-1422) « ayant établi des foires à Niort, Fontenay et autres pays, quantités de colporteurs vinrent s’y installer. »
Il n’en fallait pas moins pour intriguer, à l’heure du café noir et d’un mauvais grain attardé depuis la nuit dans le ciel de ce matin de Septembre. Passe encore que la presse ne s’en tint pas à rapporter les nouvelles fraîches, mais qu’elle fît des chroniques historico-locales âgées d’environ un demi-millénaire a de quoi piquer un esprit fouille-au-pot. Las ! cette entrée en matière n’était que d’artifice pour parler d’autre chose, car des foires de Niort, de Fontenay ou d’ailleurs ; de Charles, très fol de temps en temps, père des 12 enfants qu’il eut avec son épouse Isabeau de Bavière, et d’une fille, Marguerite, avec sa maîtresse Odinette, Odette de Champdivers ; qui connut la révolte des Maillotins, qui tuaient prioritairement les collecteurs d’impôts avec des maillets, de fer ou de plomb, c’est plus efficace ; ou des Marmousets qui l’entouraient de très près : rien, pas un mot, une poussière, un souvenir, une allusion, pas une raison, une relation, une explication : mais pourquoi donc Charles VI était-il convoqué là ? celui dont Michelet rapporte, un brin lyrique, sinon la première du moins l’une de ses plus célèbres crises de démence dans la forêt du Mans. C’était le milieu de l’été, les jours brûlants, les lourdes chaleurs d’août. Le roi était enterré dans un habit de velours noir (…) à peine une métaphore, certes vivant il était, il tua quatre de ses hommes, mais dans son inconnue maladie, c’était un mort-vivant. Un autre trait de sa folie, et ce n’était pas le plus fol, c’était de ne vouloir plus être lui-même, point Charles, point roi. Michelet toujours.
Il fallut bien, dans un mouvement de frustration légitime, abandonner et le fol et les foires, pour rencontrer les colporteurs, eux aussi prétextes de l’article dont le premier mérite, mais non le seul, fut de nous détourner d’un lambinage dominical annoncé. A la quatrième phrase, j’apprends, les lecteurs du journal du 17 août 1856 aussi, que les négociants sédentaires en furent fort marris et s’organisèrent. Marcelots, pêchons, melotiers-hures, ainsi se nommèrent-ils entre eux pour n’être compris de personne ; ainsi font tous ceux qui se veulent protéger des intrus, ils verrouillent les moyens d’ingérence, les mots, le vocabulaire, les noms, en premier. Ce ne fut pas sans réplique. Le petit monde et nouveau venu des gens sans aveu et d’abord sans domicile fixé, que ceux d’en face s’empressèrent de baptiser les larrons en foire, ces colporteurs et autres bateleurs venus d’ailleurs s’appelèrent, en retour, marcandiers ou cagous, et de bien d’autres blases encore ; le papier du Figaro, visait une petite ingérence dans le monde argotique à destination de son lectorat profane. Manière de s’encanailler à peu de frais. Aussi le même, ne manquant pas de (nous) rappeler les origines, maintiens et déclins, déformations et corruptions de tel ou tel vocable, dans une démarche didactique qui ne dit pas son nom mais ne cache pas ses intentions, le figaro de ce jour-là, par un petit toilettage, rasage, ébarbage et frisottage dans et entre les mots pour l’édification de ses lecteurs, rappelle avantageusement à l’heure du café crème et des croissants chauds ce que la pègre doit au latin peregrinus – le voyageur étranger qui, parfois pèlerin en pérégrination religieuse ou avec esprit de légèreté qu’on appelle pérégrin – et qu’il suffit de relire Rabelais, Marot, Villon, Ronsard et Montaigne, que du beau linge en bibliothèque !
En revanche, la pégraine – le mot – a disparu ; pas ce qu’il désignait apertement dans sa construction, mais avec une sorte de poésie en creux, une mélancolie dans le ton, la misère de la pègre ambulante – un pléonasme dorénavant indécelable – plus nombreuse que les graines jetées au vent des semailles. La réputation du penaillon, descendant miséreux de Penia Penia, déesse de l’indigence, s’attachait à la tolle, la maison où l’on peut toller, tollir, c’est-à-dire enlever, dérober, voler – relire Rabelais puisqu’on vous le dit. Dans un souci d’économie inconscient mais volontaire dans tout usage des langues, la chute de la finale du verbe fait ici d’une maison où l’on entre pour chaparder, chiper, faucher, une tolle, occasion qui fait le larron, pour rappeler aussi que cambrioler signifie, tout ce qui se fait dans la chambre !
De l’article qui faillit nous mener aux foires de villes et de villages sous le règne de Charles VI le Fol, saisissons ce joli et rabelaisien verbe, otolondrer, pour dire ennuyer, qui tourne autour de ses trois O comme autour du vide ; que si l’on s’otolondre dans la maison, taciturne, celle-ci devient une turne ; et qu’au lieu d’écrire qu’il pleuvait dru ce matin, il eût été élégant, sobre et assez incisif de dire il lancequinait et faire écho ainsi aux hallebardes qui tombent du ciel et en désuétude.
JOIE
Mon émotion & mon plaisir sont grands de vous présenter
Ce beau silence de flocons et de plumes
recueil de Noèmes
qu'Alain Borer m'a fait l'honneur & l'amitié de préfacer.
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Cet ouvrage (95 p) est une édition originale limitée & numérotée réalisée avec grand art, par l'imprimerie de Cheyne sur papier de belle qualité – Munken crème 100 g.
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Pour savoir comment l’acquérir à son très raisonnable prix, il vous suffit de m’écrire, soit par courriel privé, soit en laissant un message par la touche « contact » ou dans l'espace des commentaires ; sous réserve d’une adresse électronique valide je vous répondrai assurément, rapidement et privativement.
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(un léger problème technique ne permet pas une photographie de bonne qualité ; je tente, autant que cela m'est possible de le régler. Merci pour votre indulgence.)
Lucien, Empédocle, les autres et moi…
S’il faut honorer ses promesses, certaines s’y prêtent bien mieux que d’autres parce qu’elles ont été engagées pour des motifs égoïstes. Le mot peut choquer, il ne devrait pas : il signifie ici qu’en la formulant pour et devant d’autres, une promesse oblige et l’on n’a pas trouvé mieux pour se contraindre à la respecter soi-même. On est embarqué pour le dire comme Sartre.
En Juin dernier*, j’avais reproduit des extraits de trois lettres de mon Maître Lucien Jerphagnon. En voici d’autres, plus courts mais plus nombreux et divers, tandis que les lignes, qu’à l’époque j’écrivais en exergue, pourraient être recopiées à la virgule près. Pêle-mêle, et c’est volontaire, j’ai laissé parler le Maître, l’Ami, le Sage, l’Impertinent, le Complice. Ce qu’il était. J’ai supprimé en partie les dates mais j’ai respecté la chronologie. Et je garde pour moi-seule, définitivement, tout le reste.
*ibidem : Trois lettres – 12 juin 2021.
Le 6 janvier 19 ..
[…] Je ne suis pas en train de m’arranger : crèves à répétition (alors que j’ignorais pratiquement les misères de ce genre) et autres qui plus enquiquinants qui me valent moult indiscrétions de la part des toubibs. Ne vous pressez pas de vieillir.
Très affectueusement à vous.
L. Jerphagnon.
Le 12 octobre 19..
[…] Empédocle est le dépositaire d’une masse de symboles – à vous de fouiner. Une figure d’initié en même temps que de phusikos : de son temps, cela marchait très bien ensemble. Quant à sa doctrine… Tant de modernes ont cru pouvoir y inscrire leurs propres raisons !
Tel ou tel point de votre lettre. Dionysiaque ? Je dirais plutôt prométhéen. Dumont a un très beau mot « l’exilé de Dieu » (Éléments, p. 91 et s.). Empédocle in/quiétant ? – Je me dis qu’il serait plutôt porteur d’une « bonne nouvelle », en ce sens qu’il révèle, et que les hommes sont censés, l’ayant lu, savoir où ils en sont par rapport à tout ce cosmos, et par rapport aux dieux. Ils savent maintenant comment tout cela aurait été fait « au commencement », comme dans tous les mythes. « Au commencement », dans « ces temps-là », qui ne sont pas les nôtres.
Vous me citez vos lectures sur Empédocle. Il doit aussi y avoir quelque chose dans l’Histoire de la philo de Hegel. N’en manquez pas un : en toute hypothèse, c’est de la reconstruction, mais vous devez tout savoir. Voyez aussi Denis O’Brien, la pauvre mère Ramnoux aussi, et Burnet, et… Vous en avez pour un sacré bout de temps.
J’oubliais : la consolation ? Ça me fait drôle. Savoir, pour ces gens-là, ne console pas : cela illumine, plutôt. Ils ne sont pas (encore) assez individualistes pour s’occuper de leurs états d’âme.
Tout cela m’est une occasion de vous redire ma vieille amitié.
L.Jerphagnon.
Le 30 décembre 19..
[…] Ne bousculez pas Empédocle. Attendez qu’il « vienne ». Il faut du temps pour faire du solide et il vous est mesuré. Mais je vous connais : entêtée comme vous l’êtes, vous y arriverez !
Chaleureusement à vous, et à votre phalanstère (ça doit grandir, non ?)
L.Jerphagnon.
Le 19 mai 19..
[…] Tiens X … ignorait ce vice de jeunesse qui vous poussait à fumer la pipe en écoutant un cours im…pénétrable sur la seconde partie du Parménide, ou des choses de ce genre ?
[…] Bien pour « la grosse avarie ». Je ne savais pas que le joint de culasse entrait dans les péchés capitaux (de l’Eglise romaine) [Allusion aujourd’hui opaque pour moi, mais assez drôle].
Fidèlement à vous,
L.Jerphagnon
PS. Pierre Grimal vient de m’envoyer son Procès de Néron (de Fallois) avec « à mon complice et ami L.J en hommage ». Il a maintenant 81 ans et il continue, imperturbable. Ce fut, il y a de cela des années, une chance pour moi de le rencontrer. Rappelez-vous : « Toute hypostase procède de soi en même temps que de son principe ».
Le 19 juillet 19..
Chère Pascale,
Vous vous trouviez ce matin dans ma boîte aux lettres avec un prof. de la Fac de Lille et… le nonce apostolique, qui rentre à Rome et que j’aimais bien, pour avoir bricolé avec lui tel dossier délicat. Cela dit, votre idée est bonne de venir me voir à l’occasion. Ma femme vous invite à déjeuner. […]
Le 21 octobre 19..
Ma chère Pascale,
Vous savez qu’il a un charme fou, votre bouquin ? Je… comment dire ? j’avais une petite appréhension, du genre : « comment va-t-elle se tirer de ça ? » – Et puis, j’ai été embarqué par votre histoire, qui est une lecture « enthousiaste », au sens grec, d’Empédocle. Bref, je suis « parti ». Bon, il y a l’éclat d’une culture, avec ces mille et un reflets, si bien qu’on ne s’ennuie jamais. Il y a une insondable mélancolie. Revers de l’exultation. Des formules, parfois, qui coupent le souffle, et qu’on aurait envie de vous emprunter (mais on ne « pique » rien dans un temple…).
[…] Tout cela est original, originel. Vous êtes restée la même. Encore une chance. Ma femme et moi vous redisons notre bien fidèle souvenir.
18 juillet 19..
[…] Oui, soignez vos bleus, lisez, mais ne marinez pas dans des choses sinistres. L’idéal est de prendre un billet pour un autre monde, avec un roman policier aussi agathachris…tique que possible. Tenez, tapez-vous toute la série des Ellis Peters, en 10/18 : le frère Cadfael, qui vit au XIe siècle, (en même temps, tiens, c’est vrai, que mes ancêtres ! Ça, alors…) vous plaira. Allez tout de suite acheter La Vierge dans la glace, ou ce que vous trouverez. Dommage que l’auteur, une vieille dame, ait cassé sa pipe. Je ne m’en console pas. Je vous promets d’éviter cela, autant que possible.
Nous vous embrassons tous les deux, nous aussi.
L.Jerphagnon
Le 11 août 19..
[…] Calderón ? (…) je vous conseille de filer le thème qui apparaît chez Descartes, chez Pascal, chez Schopenhauer (qui étudie longuement Calderón dans Le monde comme volonté… I, 5, dans l’éd. des P.U.F., c’est p. 40- 44), chez Jankélévitch aussi, à propos de Platon (dans Philosophie première, P.U.F. 1954 p. 253-254). Et ailleurs… Bon courage !
Nous vous embrassons tous les deux. L.J
Le 15 février 19..
C’est une bonne idée de faire du Montaigne, précisément parce que « tout a été dit ». Tâchez de découvrir quelques échappées sur ce paysage si souvent parcouru. Et puis, cela va vous entraîner vers l’avant et vers l’après. Vous me raconterez ça.
Ma moitié s’est bien amusée, quand elle a appris que vous aviez retrouvé votre vieille pipe des années (…) – vous étiez, précisément, « la-jeune-fille-qui-fume-la-pipe » dans nos éternelles conversations sur nos étudiants. Moi, cela fait bien huit ans que j’ai « renoncé au péché ». Bien, votre choix en Term. L. et votre rapprochement Eros/Harmonie n’est pas hérétique, à mon sens.
[…] Nous vous embrassons tous les deux, vous souhaitant, à vous aussi, bon courage.
L.Jerphagnon.
Le 16 juillet 19..
[…] Attention, vous évoquez, à propos de la douceur, celle que Hadot, après Porphyre, prête (généreusement) à Plotin. J’ai pondu là-dessus un article (je crois que c’était dans les Mélanges P-M. Schull) démontrant le contraire, et nul ne m’a contredit. Il faudra que je vous retrouve ça, même si c’est un point de détail. [Précision manuscrite dans la marge : « Je l’ai retrouvé… »] Investissez-vous là-dedans. Cela vous aidera à vivre d’autres histoires. Je suis de votre avis touchant cette question de « style », et considère que Sartre a écrit là une connerie. Mais, bon, que celui qui n’a jamais… etc.
Bien, votre acceptation d’une participation à ce truc à Fontenay [i .e la présentation, à l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses de mon travail : « Raison et Passion chez Saint-Evremond »]. Il faut devenir incontournable sur tel ou tel point, sur tel ou tel type.
Nous aussi, nous vous embrassons bien affectueusement.
L. Jerphagnon
Le 29 octobre 19..
[…] À propos de X, je lui ai écrit au sujet de ce dont vous me parlez. Curieux qu’il investisse tant, affectivement, dans une question qui pour lui, et il le dit, fait partie de ce que les Stoïciens appelaient adiaphora, les « indifférents ». Pour lui, pas pour les Stoïciens, qui étaient panthéistes (et qui croyaient donc, si j’ose dire, à un gros bon Dieu…). Curieux aussi qu’il ait une certitude là-dessus. Moi pas. Est-ce universalisable ? Pour moi, non. Et je me dis que si vraiment il était athée, sûr de l’être et tout (ce qui est une position dogmatique), il ne mettrait pas cette sorte de … comment dire ? – d’exaltation répétitive à ce propos. Il s’en foutrait. C’est pourquoi je ne suis pas le seul à porter ce jugement. D’autres m’ont fait la même remarque. Et je vais finir comme Paul Valéry quand il s’était bien empoigné à un dîner à propos de ceci ou de cela : « Et puis, après tout, on s’en fout… ». A chacun de voir.
[…]
Le 8 décembre 20..
Carte Bristol : Lucien Jerphagnon, Professeur émérite des Universités, Membre correspondant de l’Académie d’Athènes
Ma chère Pascale,
N’engueulez pas cet article [Il s’agit de la retranscription de la communication présentée à l’ENS. : « Passions et raison chez Saint-Evremond »] : il est très bien, avec même des bonheurs de plume.
Un souvenir chaleureux des Jerphagnon(s).
L.J
10 Janvier 20..
Carte postale : « Nîmes. Musée de la Maison Carrée »
Merci pour votre gentille carte, vos vœux, votre fidélité. A vous aussi, bonne année, et une santé inoxydable : le reste, bof, on s’en arrange ! Sérénité : ce serait le mot d’ordre, non ?
Très amicalement à vous,
L et Th Jerphagnon.
Le bonheur de parler français
Comme toujours revenons aux racines et balayons les croyances. Le sens commun, oublieux des premières et se réfugiant dans les secondes, se satisfait à bas coût de significations imprécisées et finalement erronées, usant de termes eux-mêmes usés au laminoir de l’à-peu-près, l’un des moyens les plus efficaces pour que tout le monde y trouve son compte, ou que personne n’y trouve rien à redire. Ainsi vont désormais un certain nombre de termes qui fleurissent avec d’autant plus d’aplomb qu’on ne les arrête pas, parce qu’il n’est pas convenable de corriger son prochain serait-il fautif et parce qu’il est bien vu et bien venu de barboter dans la même double néo-communauté linguistique : celle qui reprend jusqu’à la nausée et systématiquement les mêmes termes défectueux – la liste s’allonge chaque jour – et celle qui tresse dans la honte nos formulations les plus simples, les plus spontanées, les moins techniques – de termes anglais rafistolés entre eux, sans la moindre logique, oublieux – ce qui est fort pratique – des articles, des accords, et du sens en français de ce qu’on voulait dire, du moins le croit-on.
J’entendis, il y a peu, en restai sidérée et coite sur le moment tandis qu’elle me taraude depuis, l’expression free hug dans un échange par ailleurs linguistiquement satisfaisant ; ce qui montre le degré d’acceptation et donc d’intériorisation auquel les plus nombreux – y compris les moins soupçonnables a priori de brutaliser la langue - sont dorénavant parvenus, conséquemment, le rejet accompli, à peine voilé, et toute honte bue, de la langue française. Le pire, peut-être, en cet instant précis, est d’avoir éprouvé la gêne de celui/celle qui ne se sent pas à sa place, devant qui la complicité de la transgression heureuse s’accomplit mais sans vous, signifiant ainsi qu’on vous laisse à vos vieilles lunes, qu’un jour, vous finirez par comprendre que vous êtes, définitivement … has been ! Passe encore qu’on se fasse ajourner pour abus de mots français choisis hors des petites réserves courantes ; mais, qu’on vous reproche, y compris tacitement, d’assumer votre refus de l’anglobal, de l’anglolaid – parce qu’il y a, toujours, partout et à chaque fois, des mots (en) français parfaitement convenables, finit par user, voire attrister. Ce n’est pas comme si nous évoluions dans un parler pauvre, dépourvu de synonymes, de nuances, sans passé, sans racines, sans textes, sans littérature, sans grammaire, sans articles, sans genre, sans mode ni temps conjugués à toutes les personnes, sans exceptions remarquables, sans figures de rhétorique, y compris les plus fixées par l’usage … mais parfois on se le demande ! Il est vrai que embrassade, cajolerie, bisous, accolade, et aussi câlin, sont à proscrire puisque nous disposons de hug, n’est-ce pas, et qu’en l’accoquinant avec free, nous évitons d’avoir à choisir entre spontané, machinal, direct, impulsif. Il va falloir s’excuser de disposer d’une langue riche, bien trop riche, tellement riche, qu’on ne sait plus comment dire, et que, pour remédier à cette pénurie des pénuries, on n’hésite pas à se jeter dans les bras du premier venu, free hug !
Le même jour, mais c’est chaque jour, je relevais en moins de deux minutes : trois manquements flagrants, à l’oral – je n’ose imaginer l’écrit – à l’accord du participe d’un verbe conjugué avec avoir (les propositions que j’ai faitES etc.) et le remplacement du mot récit, - le plus court – ou anecdote – c’est plus long ! – ou histoire – le plus proche – par story ! La story du jour ! Idem (pardon pour le latin, il va bientôt falloir faire repentance, mais je l’ai trouvé, sous mes yeux ébahis orthographié idaim !) pour votre vie, devenue votre life. Si les adultes, donc les parents et les enseignants compris, commençaient par proscrire ce genre de laisser-aller, les enfants, futurs adultes, n’ingéreraient pas cette bouillasse infâme, dont l’un des effets, mais l’un seulement, est le rejet de l’écrit français bien écrit.
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Il faut quatre générations pour qu’une langue s’écroule. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Alain Borer qui poursuit : les deux premières étant largement à l’œuvre – par oralisation, changement d’oreille, compénétration et imitation (…) de la langue-du-maître. Ce qui comprend, lexique et grammaire, représentations et comportements, lesquels subissent ce travail de sape depuis deux générations déjà. Filons la métaphore : d’une maison effondrée, il ne reste pas rien, mais un tas in/forme de morceaux qui, bien que l’ayant construite, sont cependant incapables, une fois à terre, de la redresser. Fin avril 2021 paraissait dans la collection TRACTS*, chez Gallimard, et pour 4.90 € ! une presque cinquantaine de pages sous titrées Pourquoi renoncer au bonheur de parler français ? question faisant sellette à l’objurgation terrible et retentissante, terriblement retentissante « SPEAK WHITE ! ». Ce n’est pas que je le découvre là, je l’ai lu dans son encre à peine sèche. Mais j’ai laissé passer l’actualité, il y eut de beaux et complets articles et entretiens ; alors, que dire de plus ou comment le dire autrement ? ce serait faire offense à cette démonstration précise*, brillante, parfaite, et je me suis auto-absoute de mes insuffisances un peu vite, je le confesse... Certes il n’y a que de mauvais coups à recevoir en défendant notre langue, et ce free hug me revient en pleine figure, additionné aux life, story, et autres sorry, closed, à longueur de journées – il est vrai que désolé et fermé sont offensants, n’est-ce pas ? – j’ajouterai, solécismes, impropriétés, en un mot, massacre de la langue française. Fermez le ban.
Et relisant une fois encore – j’ai toujours été scrupuleuse avec les textes – j’arrive à ces lignes où, avec raison et passion, Alain Borer admoneste, empoigne et engueule : tant qu’il s’agit de montrer, même dénoncer, mieux encore, réveiller, il se trouve des parleurs et des phraseurs, et plus on nous parle de haut – les politiques et autres responsables prenant dorénavant fait et cause pour la langue française, comme pour la planète et pour la santé – moins on agit, plus on trahit ses engagements, plus on ne bouge pas ! Et ce – c’est moi qui l’ajoute – jusque dans les vitrines des librairies, où ce TRACT aurait dû se trouver, dès fin Avril et en nombre, sans jamais en disparaître, au profit d’improbables et sottes lectures d’été, et, bien sûr, des romans-de-la-rentrée.
Lire ce Tract n’a pas de prix. Il vous en coûtera, même non-fumeur, la moitié du prix d’un paquet de cigarettes, ses lignes ne partiront ni en fumée ni en cendres et allumeront des étincelles dans votre cerveau. Vous comprendrez, d’entrée, pourquoi il ne faut ni dire ni accepter que l’on vous dise que la langue évolue laissant entendre qu’elle doit se transformer pour son bien et pour le vôtre, que c’est une nécessité, certains qui osent tout, disent même que c’est naturel ! Sauf que, évoluer ne contient pas dans sa signification une intention et encore moins une progression, un progrès – et de quel ordre, s’il vous plaît s’agissant de la langue française ? en revanche, et cela est au-delà de remarquable et peut être montré, établi, développé, illustré, mis en évidence, enseigné, transmis et honoré, la langue française – Le parlécrit – nuance & acribie – Esthétique – Pas de sol – La littérature – La difficulté – Prestige des écrivains – Le Vidimus – les Idéalisations insues – telle une partition pour flûte et hirondelles, doit être traitée et chérie pour et par elle-même, son solfège, ses règles d’harmonie, de compositions, ses tonalités, ses exceptions, ses nuances, ses accords, ses discordances sublimes, ses œuvres grandioses, ses œuvrettes fluettes, ses improvisations réussies et les ratées, sa musique de chambre et ses grands orchestres. Je voudrais qu’on me dise un jour pourquoi en rougir, s’en détacher, en avoir honte, oui, qu’on me le dise, enfin.
*les 72 notes et références, généreusement disponibles, hors commerce, sur le site d’Alain Borer.
Cf, ibidem et pour compléter - pour l’amour de la langue française, Janv. 2017 – ce beau français que ne daignez apprendre, Avril 2018 – de la langue française, Nov. 2020 –
Broquille du dernier jour d’Août.
Un préfet bas-normand réunit à Saint-Lô et en vue des intérêts du peuple, aussi dans les villes environnantes du Cotentin, des groupes d’hommes en vue de réfléchir et trouver les remèdes les meilleurs pour la santé publique. C’est « comme qui dirait » des Intendances ou des Commissions sanitaires. Y avait-il, en ce département juché bien crânement sur la carte de France, des difficultés telles qu’un préfet dût s’y coller et les résoudre ? Le titre d'un texte public, en décembre 1831, nous dit tout : Au peuple, sur le choléra-morbus. Lors, nous apprenons qu’il y a presque deux cents ans, sur le territoire national et dans tous les cas dans le haut de la Basse-Normandie, sévissait une épidémie cholérique, que le représentant du gouvernement fut chargé de terrasser, dompter, anéantir, le texte dit protéger contre un mal, ce qui (nous) semble d’un euphémisme accompli.
A cet effet, des commissaires furent commis, des administrateurs administrativement nommés, des intendants tendus à la recherche de toutes les solutions pour anéantir ce scélérat de Morbus que le Constitutionnel appelle Cholera. On tint pour le plus important de soumettre les maisons, leurs cours et leurs habitants à l’obligation de propreté, foin des fumiers (appelé pots à graisse dans les campagnes) et autres eaux croupies ; le bruit courait, accompagné des courriers officiels, que le fléau était bien là, tout près, si près que les peurs coururent alors plus vite que les maux. Des quatre fléaux les plus à craindre – incendie, famine, guerre et peste – seul le dernier demeure insaisissable, du moins si l’on est pleutre, car il s’attaque aux lâches et aux poltrons. Ce qui fut écrit en ces mots : le Choléra respecte ceux dont l’esprit est calme pour se jeter sur les peureux. A quoi certains ajoutèrent qu’en vivant en toute bonté, à l’égard tant de ses parents, amis, que de ses voisins, il ne peut, évidemment, rien arriver quoi que l’on fasse, rappelons-le, à condition de suivre les principes les plus élémentaires de ce qu’on nomme aujourd’hui hygiène, laquelle, par l’étymologie et la mythologie réunies, est sœur de Panacée, panacée. La propreté est leur indispensable moyen, se laver, et souvent et tout entier et tous ses vêtements.
L’abus de gros cidre et d’eau-de-vie disconvient à la santé, malheur aux ouvriers qui vont prendre la goutte ! Mais aussi un air corrompu. Ne manquez donc pas de renouveler souvent celui de vos maisons, en ouvrant les portes et les fenêtres est-il prescrit à la population. Et d’arroser les sols suspects, d’eau additionnée de chlorure de chaux ou de soude. Une nutrition ordinaire suffit, pourvu qu’elle soit de bonne qualité ; les fruits doivent être mûrs à point, les viandes et les poissons frais (plus aisé en Cotentin qu’ailleurs) ni trop de sel, ni trop de poivre, aucun excès. Les gourmands creusent leur fosse à belles dents, avec eux les lève-tard, ceux qui dorment protégés par d’épais rideaux et la tête à même hauteur que le reste du corps.
Tempérance, modération, économie des forces, sobriété sont les lois de la bonne santé. En temps de Choléra, elles seront d’autant plus utiles pour combattre le mal qu’on y sera habitué de longue date, qu’elles seront une règle de vie. Ce mal, venu de pays (l’Inde se disait-il) où règne la misère, avance vers nos contrées en s’affaiblissant d’autant plus que nous sommes des nations policées, mais si l’on est touché, ou l’un de ses proches, il ne se communique pas pourvu que l’on mette en pratique les conseils ci-dessus, auxquels il faut ajouter ces derniers : Frottez-vous tous les jours avec de la flanelle ; ne vous exposez pas à la pluie ou l’humidité (ces mots à destination des habitants du Cotentin, cerné par les embruns) et lavez vos mains. Si malgré toutes ces précautions, le Choléra vous atteint éhontément – cette maladie n’a aucune moralité – pensez bien à réchauffer votre corps en promenant un fer à repasser chaud sur votre peau ; buvez chaque quart d’heure des infusions de tilleul, camomille, mélisse ou thé. L’eau fraîche, en revanche, seulement à la petite cuiller. Notre dévoué conseiller nous apprend – au moins aurons-nous appris vraiment quelque chose – que le Choléra fut surnommé trousse-galant, en raison de sa progression parfois très rapide, moins de dix minutes, ce qui est en totale contradiction avec ce qu’il écrivait auparavant ! Peu économe en poncifs moralisateurs, il demande que la population respecte l’ordre et la tranquillité générale. Ni aveuglement, ni entêtement, qui riment tous deux avec charlatans, mais un triptyque digne d’une devise nationale : « Sobriété, Propreté, Courage ! »
Les Premiers Matins du Monde
Prendre un peu de terre et d’eau
Les présenter au feu après les avoir sculptées
Tendre ses mains au monde
Dans le désir d’Harmonie, ouvrir les portes de la Nuit
Devenir l’Aurore.
Cypris, déesse du Premier jour
Genèse.
Ramasser un peu de poussière au sol.
Lui insuffler une haleine de vie.
Lui donner une âme
Créer Adam, l’homme.
Élohim, dieu du Sixième Jour
Théogonie.
Surgir de l’écume
Être portée par les ailes de Zéphyr sur les vagues
Être Aphrodite, née d’une blessure.
Hésiode, poète humain de l’Antiquité
Timée.
Amalgamer un mélange proportionné d’eau, de feu et de terre
Prélever un peu de l’âme de l’univers dans le cratère
où les premiers éléments furent versés.
Brasser le tout
Être Démiurge
Platon, philosophe humain de l’Antiquité
Tradition orphique.
Avoir été engendrée de Chaos
Naître avec la Nuit, le Tartare, les Ténèbres
Enfanter Ciel, Flots, Montagnes, Titans et Géants
Et longtemps après encore, le Jour.
Être Gaïa la Terre-Mère
Tradition égyptienne.
Être né après que Nout, la déesse du Ciel, en s’inclinant a touché le sol de ses mains et de ses pieds.
Être Rê, le Dieu-Soleil
Codicille au précédent.
Réédité et modifié en 2007, trente ans après sa première parution, un petit livre, petit par ses dimensions mais co-signé par dix-huit noms – dont le plus connu du grand public, Michel Foucault – me retient au moment de le glisser entre d’autres ; toujours aussi difficile, le classement des « collectifs » ! En revanche, ils ont un avantage certain : aller prioritairement à ce qui semble (vous) faire signe par butinage et épluchage du sommaire. Aussi, je commence ma lecture à la page 175 : La Non-Fonction de l’écrivain, par Bernard Pingaud. En voici l’essentiel, codicillé et condensé, cela ne pouvait attendre, à l’heure où les livres entrent par tombereaux dans les commerces ad hoc.
Un livre, un de ceux que nous achetons en Librairie – on admettra une fois pour toutes que nous parlons de littérature – est un travail d’écriture et l’objet matériel dans lequel le texte, qui en est le résultat, se donne à lire. Bien que nous ayons la conviction de cette consubstantialité ou indistinction – i.e l’un ne va pas sans l’autre – ces deux aspects sont très différents, l’un désigne l’écrivain, l’autre l’auteur, le second l’emportant socialement–économiquement sur le premier, l’écrivain n’ayant pas de fonction parce que créer échappe à la loi du système et la contredit, tandis que l’auteur, entre dans un rôle, qui bien qu’il soit nécessaire, à tout le moins complémentaire, n’en est pas moins contradictoire. Deux en un.
On n’écrit pas pour se montrer, mais pour s’effacer. Phrase redoutablement cruelle à tous les écrivains tombés dans les rets de ceux qui les transforment en auteurs, comprenons : qui ont soumis aux contraintes de la fonctionnalité ceux qui, pourtant, n’avaient aucune vocation à y être. Aussi, il faut sérieusement se demander si la légèreté, la désinvolture parfois, ou tout simplement les pratiques de promotion par lesquelles chroniques et librairies cherchent à convaincre un éventuel lecteur que tel livre va lui plaire, qu’il faut l’acheter, ne sont pas responsables, in fine, de la disparition de l’écrivain au profit du seul auteur. Les mots sont durs : on développe toute une stratégie publicitaire qui jette l’auteur en pâture aux « représentants », aux libraires et à d’éventuels lecteurs, pour qu’il (l’auteur, à ce stade l’écrivain a déjà disparu) participe directement à la diffusion du livre qui culmine, après les passages dans les media et les commerces, avec l’éligibilité possible ou non, à un « prix », cela pour occuper une partie de l’automne. Les livres, comme les légumes frais, ont une saisonnalité courte.
Ces stratagèmes pour le seul profit quantitatif des ventes occulte(nt) le texte devenu un objet-livre et en oublient à ce point le travail de l’écrivain qu’ils devraient pourtant servir, qu’ils en sont devenus l’antinomie paradoxale, et conduisent, fréquemment, à cette absurdité actuelle où un article, un entretien, une note, valent plus que l’œuvre dont ils parlent. Si B. Pingaud a raison, ce que je crains, on voit alors pourquoi l’effacement de l’écrivain au bénéfice de l’auteur, ne s’arrête pas à une simple substitution de rôle : après tout, il faut bien, si peu que ce soit, pour celui qui écrit des livres, accepter quelques contraintes, cette logique devrait être évidente pour tous ; mais l’affaire n’est pas celle-là. Nous parlons de la disparition, l’absorption, de l’écrivain par l’auteur : soit par sa liquidation précoce – texte trop écrit qui n’entrerait dans aucune ligne promotionnelle – soit par la réception inconditionnelle de tout (n’importe quel) texte pourvu qu’il soit aux antipodes du premier. Voilà comment, en ramenant progressivement au plus grand dénominateur commun de la fonction sociale et économique, on a réussi à créer un grand mythe moderne, le besoin des livres comme objets de satisfaction, de plaisir, en un mot, de consommation. On voit ce que certains y ont gagné, on voit surtout ce que l’écrivain et son lecteur, y ont perdu.
C’était : les hasards de la bonne pioche.
rentrée ad nauseam
(Les clichés de l’été, n° 9)
« Les petites expressions de l’été » vont plier bagages, avant d’atteindre la dizaine, ce ne sera jamais une ligne. Mais, une fois dernière, reprenons l’objectif, celui qui fixe les lieux les plus communs, les expressions les plus éculées : ainsi, sous la plume d’un malhabile, qui voudrait encore un peu ralentir le temps, ce qui s’annonce ardu puisqu’il faut aussi accompagner la course médiatique. On sent l’essoufflement au coin de la rue … Ce n’est pas faute – ou plutôt si – d’avoir incriminé un service de presse qui oblige les malheureux préposés au commerce des livres à des heures supplémentaires par conscience professionnelle pendant leurs vacances, tandis que le temps se déploie et que l'on fait relâche (hum !) sans remarquer ce que le syntagme « service de presse » doit à l’affairement, la précipitation, l’urgence, mais aussi à l’entassement, la mise en pile, le pressage au laminoir de la fameuse rentrée, dont on veut, en en disant tout le mal, nous convaincre de ses bienfaits. Sans remarquer non plus, combien de lettres ont en commun les livraisons si pesantes en livres rentrés. Ma foi, être livré en livres, beaucoup en rêverait, y compris à rythme hebdomadaire.
Faire rentrer à tout prix – tous les mots comptent, je répète, comptent ! – les livres dans les librairies, ça commence avec les premiers arrivés par la poste (je plussoie, bravo la Poste !), ceux que l’inévitable et déjà nommée conscience professionnelle oblige à mettre dans sa valise. Mais pas à lire avec empressement : il y en a même dont on nous parlera qu’à (sic) mots couverts avoue un spécialiste patenté (pas tenté). Nous ne lui reprocherons pas d’avoir des préférences et s’en tenir, ou à peu près, aux seules couvertures – la 4ème ! d’une importance absolue – mais de déballer son insincérité en même temps que ses colis, laquelle trouve une réplique, inattendue et contradictoire, dans un aveu d’une ahurissante candeur, avec ceux que nous n'aurons pas lus faute de temps et ils seront nombreux. Nous voilà prévenus.
C’est la rentrée littéraire. Pas la rentrée scolaire, ou estudiantine, non, non – la littéraire, puisqu’on vous le dit, la nouvelle collection automnale des seuls « romans » en attendant la collection de printemps – celle qui a donné des suées et des obligations antidatées à tous les libraires, chroniqueurs, éditorialistes, animateurs de radio et de télévision … euh ? écrivains, les … quoi ? J’aimerais tant que l’on dise, aussi, un peu, parfois, entrée, pour laisser espérer quelque chose d’inattendu en lieu et place de ce rentre-dedans et du premier de ses synonymes : une rentrée i.e un encaissement, une recette (ah ! quelle polysémie signifiante aussi pour ce dernier terme !). Les librairies devenues de vastes prairies de papier bruissantes (sic) ne rechignent donc pas à la métaphore invasive, (ni à la faute de grammaire). Nous aurions aimé qu’elles bruissent (pas d’imparfait du subj. pour bruire, ça en réjouira quelques-uns) de mots et d’écritures plus et mieux encore que de papier. Mais la lassitude pointe déjà au bout de la phrase, que dis-je ! les lassitudes car au trébuchet de la grammaire, quoi ? encore ? ce terme (ce mot qui dit toute fin) inscrit dans le billet de rentrée d’une librairie lambda, est bel et bien écrit au pluriel. Ce que ça cache ? car en tout usage ou mésusage du vocabulaire, il y a une vérité sur soi – nous connaissons notre Freud et notre Lacan – celle-ci est foudroyante de clichés, de poncifs, de stéréotypes, voyez plutôt : le temps passe et les saisons se succèdent. Pas mieux !
(Les petits charmants de l’été n° 9)
Ceux qui ont ravi notre oreille intérieure toujours en alerte, pour lesquels il eût fallu, sur le champ cesser écoute et/ou lecture, et les noter, cueillis au détour d’une phrase, lue, entendue, que l’on croit arrivée per se, mais nous n’allons pas nous contredire, rien, en matière d’usage des mots, ne vient de rien. Aussi et après une brosse qui tenta, sans succès, de se faire casserole, il y eut, non relaté, le contentement de voir un radiateur qui s’était dérobé au regard pourtant observateur d’une passante amie ou d’une amie passant (Les avisés reconnaissent les accords et les désaccords des mots qui participent en se présentant là). Et ma tendresse pour Lou, Marie-Thérèse, Georgette, Zo et son âne Nul.
Contrainte par le manque de temps à cause d’un changement d’espace, j’ai opté – à l’exception notable de Schumann – pour des sujets non ruminés, et parfois d’humeur, quoique les effets d’une mastication permanente reviennent sans crier gare et que les bienfaits d’une digestion lente ne soient plus à démontrer, je me suis momentanément mise au diapason commun qui préfère souvent la fréquence et la brièveté. Les inactualités restent cependant mon tempo, qui ne sont pas des vieilleries n’est-ce pas, encore que le charme des anciennes dentelles … mais l’effort permanent, concentré, appliqué, précis, méditatif, tendu, pour échapper à ce qui, dans l’instant même ou presque de son apparition, est voué à disparaître, englouti par l’agitation péremptoire du monde. J’allais, selon une pratique mienne, dresser une longue et synonymique liste de ce que je mets dans ce « monde ». Je renonce, au profit de mes infinités à venir car il y a de belles et grandes inactualités persévérantes. Persistantes, obstinées, rémanentes, constantes, assidues, scrupuleuses, acribiques, méticuleuses, inextinguibles, rigoureuses, soigneuses, inassouvissables, irréductibles, définitivement inapaisables. Définitivement.