Portrait minuscule – 9
ce neuvième portrait – aussi les huit précédents – est authentique, bien sûr !
Au petit matin frais, manteau d’alpaga sur les épaules semi-couvrant un costume noir copurchic, une chemise blanche et lumineuse repassée de près, une cravate aussi noire et droite qu’un I majuscule d’imprimerie. Je fixais, incrédule, ses mocassins de cuir lissé à le rendre vernis, et cette façon de croiser les jambes qu’il avait longues et minces depuis la chaise en fer de la terrasse ombragée du bar où, chaque matin de chaque jour, il buvait fumant le ristretto – niente zucchero – qu’on lui portait sans qu’il eût besoin de le commander, un cornetto d’accompagnement posé sur une serviette en papier, pliée dans une soucoupe ; devant lui, Il Giornale di Sicilia qu’il dégustait à petite lampées. C’était un moment filmique parfait, manquait peut-être le borsalino d’Alain Delon, sauf s’il l’avait déposé sur la chaise vide d’à côté d’où je ne le pouvais voir.
Les petits matins frais de Sicile, au seuil du printemps, ont un goût de pureté à nul autre pareil. Seul attablé à l’extérieur encore humide de son premier arrosage, l’homme élégant était une figure dans le village bancroche aux ruelles sans trottoir, toutes partant – ou arrivant – à son unique placette disproportionnellement occupée par une fontaine centrale dont l’eau chiche et claire jamais ne cessait de s’écouler dans ce qui ressemblait assez à un grand abreuvoir en pierre. J’entends encore son petit glouglou sorti d’un bec rouillé rudimentaire s’achever en gerbes rebondissantes sur les pavés bossués, jour et nuit, nuit et jour, une eau cristalline probablement descendue depuis les montagnes alentour pour apaiser la chaleur des heures solaires. On ne trouve pas ce paesino sur les cartes touristiques : le clapotis de la mer ne parvient pas au pied des maisons sans âge où un silence méridien abrupt longe lourdement les murs jusqu’au soir, l’été.
Il faut arriver là par hasard ou pour l’affection de quelques-uns qui ont pour vous les mille grâces provenues d’une terre de légendes et de beautés d’où l’on s’étonne quand même un peu que vous la disiez vôtre : si l’on ne naît pas Sicilien, on ne le devient pas ! L’art abouti du mutisme est un atavisme millénaire : l’essentiel se dit avec les mains en des gestes qui n’existent qu’ici de cette façon-là et font les vôtres ridicules, et le regard lancé par-dessus l’horizon sans prononcer le moindre mot pour vous faire comprendre que toutes les maisons au flanc de la montagne environnante « lui » appartiennent, bien qu’il n’ait jamais obtenu le moindre permis de construire ; qu’il y loge quasi gracieusement ceux pour qui les tracasseries étatiques ruinent leurs heures, économies et patience, alors que la maîtrise ancestrale et subtile des petites combinazioni suffit. Je le compris un jour plus fortement encore. L’élégant Signore dont personne ne disait ni mal ni bien non plus, dont personne ne disait rien mais qu’on ne manquait pas de saluer autant de fois que rencontré, l’élégant Signore, fit un jour preuve d’une légère défaillance, à moins qu’il ne comprît – parce que j’étais la seule assise devant un verre les yeux vissés à un livre, pratiquant une omerta remarquable à l’égard de tout ce qui se passait alentour – à moins qu’il ne comprît qu’un tel silence était d’acier trempé que n’atteindrait jamais aucun divertissement extérieur.
Il mit sa main droite dans la poche droite de son manteau d’alpaga – il était très tôt, la fraîcheur du petit matin l’exigeait encore, j’étais moi-même pelotonnée dans un grand châle ; par un indétectable mouvement en sortit un mouchoir blanc dont la finesse se décelait, même à deux tables de là ; du fil, du pur fil me disais-je, brodé et monogrammé avec distinction et replié telle une enveloppe souple, qu’il ouvrit en soulevant avec délicatesse l’un puis l’autre de ses coins la maintenant dans sa paume incurvée ; dans ce petit bénitier peu profond, ce minuscule tridacne et précieux, reposait un petit tas, une dizaine ? plus ? d’émeraudes taillées. D’un doigt, il les fit rouler l’une contre l’autre pour les recompter, remit le tout dans sa forme initiale, posa le mol étui de textile sur la table, avala la dernière goutte de son café, furtivement regarda au loin. Alors il se leva avec allure, tenant de sa seule main gauche les pans de son manteau pour qu’il ne tombât pas, tendit généreusement l’autre à celui qui venait vers lui ; puis, à la sicilienne, ils s’embrassèrent pour mieux parler « affaires ».
« Seul un dattier me gêne un peu »
mais moins que le sirocco, qui s’installe de cartes postales en lettres en cartes postales en télégrammes et poursuit celui qui, depuis sa chambre d’hôtel à Syracuse*, se soumet volontiers au plaisir de la Sicile et de ses beautés, et l’écrit à ses proches. Il avait décidé de la visiter en compagnie d’un ami, tous deux s’engageant à mener ensemble un travail de haute intensité dans ce décor jamais atteint, contrairement à la péninsule, dont la Ville capitale tant visitée après avoir été longuement désirée ; une inhibition contre les trains, si intense soit-elle, finit par céder à l’attraction quasi pulsionnelle, viatorique dans tous les cas, pour l’Italie toute entière. Cette ambivalence résolue, cette terre originelle à tous égards, la terre « de mes rêves » dit-il – une expression tout sauf banale – lui devint de toute nécessité, intellectuelle, esthétique, émotionnelle. Dans une lettre d’août 1897, il écrivait déjà, « Je ne parviens pas à calmer l’agitation de mes pensées et de mes sentiments. Pour ce faire, ce qu’il me faut, c’est l’Italie » – c’est lui qui souligne – qu’il parcourt depuis 1876, certaines années plusieurs fois, ce n’est pourtant qu’en 1910, qu’il se rend en Sicile.
La Sicile, enfin ! où Freud débarque, accompagné de Ferenczi son ami et disciple, le 9 septembre 1910, partis depuis Naples la veille au soir à bord du Syracuse, le bien-nommé, d’où il envoie une carte postale qui dit les bienfaits du silence après le spectacle infernal de la ville de Campanie. On est frappé, lisant la Correspondance rédigée lors de ce court séjour – une dizaine de jours – de la fidélité épistolaire de Freud, quotidienne sous tous les formats, lettres, cartes postales, télégrammes, et jusqu’à 2 à 3 fois par jour, parfois ; étonné aussi de l’efficacité des services postaux internationaux, qui non seulement font arriver les courriers à destination en peu de temps, depuis la Belgique, l’Allemagne, l’Autriche, mais les font suivre aux adresses préalablement indiquées, de sorte qu’ils attendent sagement leur destinataire arrivé après eux ; la conversation de Freud avec les siens, son épouse, ses filles et fils, son frère, sa belle-sœur, n’est jamais interrompue, ce qui explique des contenus où se mêlent les propos « touristiques » et les domestiques, dans les deux cas, passionnants eu égard à qui tient la plume.
Le jour même de son arrivée à Palerme, il écrit à Martha son épouse, lui contant l’accostage dans une zone portuaire très laide, décrivant soigneusement l’appartement occupé dans l’hôtel, saluant la magnificence du Corso Vittorio Emanuele qui mène à la Cathédrale normande et à ce qu’aujourd’hui on appelle le Palais des Normands, mêlant les remarques générales d’ambiance – il fait un beau soleil – d’impressions – Palerme est distinguée, propre, très riche en bâtiments – à des allusions furtives pour un lecteur pressé, allusions pécuniaires ou budgétaires relatives à ce qu’il peut ou doit (s’)acheter et ce qu’il veut ou ne pourra pas rapporter sous forme de cadeaux. Est-il, au fond, si curieux que le fondateur de la psychanalyse – pour qui les termes d’intérêt, de déplacement (d’énergie), de bénéfice (primaire), y compris de choix d’objet, d’investissement (et désinvestissement), empruntent métaphoriquement au vocabulaire économique – est-il si étonnant de trouver une préoccupation de dépenses, dans plusieurs missives et sous des formes différentes ? On pourrait croire Freud, l’esthète, le collectionneur d’antiques, le connaisseur des mythes, le passionné d’archéologie, de ruines et de fouilles, largement au-dessus de ces considérations matérielles comme on dit. Il n’en est rien. Cet aveu est de la première lettre : J’aperçois une chose : je ne travaillerai pas beaucoup et je ne connaîtrai pas beaucoup de choses de la Sicile, mais je dépenserai sans aucun doute plus d’argent que jamais. A quoi font suite ces mots d’ambivalence remarquable : Le profit que j’en tirerai n’interviendra peut-être que plus tard.
Pas moins de trois cartes postales depuis Palerme, dès le lendemain — à Martha, Anna, et aux chers enfants, toutes signées « Papa » et pourquoi donc cela nous surprend-il ? — dans les brèves lignes desquelles, Sigmund occulte qu’il est Freud, parlant de la pluie (réelle), du beau temps (espéré pour cause de sirocco redouté) et des merveilles d’un musée dont nous ne saurons rien et devons supposer qu’il s’agit du musée archéologique, à l’époque déjà le plus remarquable de la ville. S’il annonce la visite de ruines il ne dit pas lesquelles, mais qu’ils se rendront, Ferenczi et lui, à Ségeste et Sélinonte, puis Agrigente, les jours suivants ;
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nous le saurons, en revanche, fort mécontent de devoir renoncer à des achats pour la raison que les choses sont au plus mal, une formule d’autant plus énigmatique qu’il avait annoncé la veille, i.e dès son arrivée, avoir acquis une boîte pour (ses) cravates. La frustration ne sera pas tout-à-fait passagère, il la reproduira en d’autres occasions, elles aussi imprécisées, tandis qu’on se prend à espérer, annonçant que l’itinéraire les portera ensuite à Catane,
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qu’il (nous)parlera de l’Etna, dont on aperçoit le sommet depuis le littoral et la noirceur des bâtiments alentour en pierres laviques, puis à Syracuse autre nom, autre lieu, pour lequel nous avons tort, certainement, de croire que Freud se livrera un peu plus, sinon un peu mieux.
La carte postale, cet espace réduit et parfait pour jeter quelques mots qui signifient à nos chers absents qu’ils sont présents en nos pensées (ainsi les messages ultra-courts électroniques actuels), la carte postale est d’usage aussi pour gagner du temps, nonobstant l’inévitable confiscation de tout épanchement et privation de l’essentiel, en quoi, par exemple, l’itinéraire est privilégié sur le lieu à atteindre : passer par Castelvetrano en empruntant le train, pour remonter jusqu’à Palerme dans une abominable carriole, c’est-à-dire traverser la Sicile la plus profonde, apprendra à Martha que le café était très bon. Nous réalisons, par ce genre de remarques, que même les esprits les plus puissants ont de ces petites faiblesses coutumières au commun, mais réalisons, penauds, que ces mots ne nous étaient pas destinés, y compris posthumément, et qu’il y a bien de la différence à rendre publics les échanges privés entre intellectuels et/ou savants, et les échanges d’ordre familial des mêmes. Mais pour être honnête, disons-le, ce petit voyeurisme livresque, produit en nous un plaisir dont le principe nous semble, en l’instant, plutôt honnête…
Le lendemain, Freud enverra deux cartes postales depuis Sélinonte, dont la teneur fait respectivement une et deux lignes, pour Oliver son fils – il lui rappelle qu’en l’an 409 (av J-C) Hannibal a veillé à la préservation du temple – et pour son frère Alexander, une allusion sibylline pour nous. Rien de plus. Une autre carte pour Martha le même jour, depuis Palerme où il est de retour. Entre de brefs papotages rapportés aux itinéraires passés ou à venir, cette seule phrase Le temps est d’une splendeur indicible. Le lendemain, soit le 15 septembre 1910, toujours à Palerme mais dans une légère fébrilité en raison du départ proche pour Agrigente puis Syracuse, Freud écrit une longue lettre à Martha où il s’épanche – enfin ! bien que modérément – sur les délices inouïes d’une ville qu’il se promet de ne jamais oublier, quand le principe de réalité l’emportera à nouveau, lequel le rappelle à son état de psychiatre et prétendu fondateur d’une nouvelle tendance en psychologie (dans cette traduction française), il aurait mieux valu, avoue-t-il avec quelque âpreté inattendue pour nous, être fabricant de boutons (de bottines), d’allumettes ou de … papier hygiénique ! Suivent des remarques déjà notées relatives aux achats qu’il qualifie de difficiles, ce qui le contraint dans une formulation plutôt sèche, à avertir qu’il faut oublier les promesses de cadeaux, contre quoi il s’engage à quelque compensation en espèces, une fois de retour, mais avoue dans le même élan qu’il vient de s’acheter un nouveau porte-feuille ce qu’on ne peut pas ne pas lire comme une mise de côté de la question financière, au sens du placement ou déplacement d’un investissement, qui se nomme aussi économie, le tout par une dépense paradoxale et … sublimatoire ou peu s’en faut : Freud avoue qu’ainsi – mais on comprend mal ce rapport causal – il a pu porter son costume de soie. Suivent deux vers reproduits de mémoire, empruntés aux Noces de Mozart. Légèreté, légèreté, c’est tout ce qu’on retient et nous ravit. L’austère professeur est capable de légèreté !
Oui, mais pas trop. Dans ce tableau qu’il ne faut pas brosser trop rose, dit-il, l’annonce que Naples est en proie au choléra paraît dans la presse, la prudence est de mise. Freud quitte Palerme pour Agrigente, d’où il enverra une carte laconique à son fils Martin ; nous attendions tout de lui sur la ville d’Empédocle, dont on sait que sa cosmologie l’a si profondément troublé qu’il la mit volontairement à distance de son travail intellectuel. Rien. Le 17 septembre le voilà à Syracuse d’où, en deux cartes postales, il évoque pour toute la famille, depuis sa chambre avec salle de bain, et après un très bon dîner, cette ville très belle et très chaude, au milieu de la mer (on en déduit que Freud et Ferenczi logent sur l’île d’Ortygie, en réalité une presqu’île), que le sirocco s’est levé depuis deux jours, qu’il boit du Moscato di Siracusa et qu’il voyage léger, une innovation dont il est pleinement satisfait. Pour les quatre jours sur place annoncés – ce qui fait promesse de visites – on s’impatiente de le lire à propos des palazzi et églises baroques, des ruines grecques dont le théâtre, des romaines, des grottes, des latomie … mais rien une fois encore, sinon que, depuis sa fenêtre, la vue dégagée sur la mer se heurte à un seul dattier. Le soleil, le sirocco, la fatigue, tout est là pour qu’une atmosphère légèrement oppressante l'oblige à rechercher un temps de repos sous les pins, afin d’y retrouver (notre) aptitude au plaisir, formule que tout lecteur un peu freudien, aura lui-même quelque plaisir à lire.
Revenons aux cadeaux. C’est, pour Freud, une préoccupation dont il ne se départit pas. Il prend conscience – quel mot ! – qu’il ne pourra tenir ses promesses, bien qu’il n’en développe pas précisément les motifs. A sa fille, Anna, dont tout connaisseur de Freud sait la teneur unique des liens qu’ils entretiennent, il écrit des lignes empreintes de culpabilité avouée, en des termes prédictifs à valeur auto-réalisatrice, qu’il a mauvaise conscience parce que je t’avais promis, bien prématurément, de te rapporter un cadeau particulièrement beau, alors que je suis dans l’impossibilité de le faire. On ne saura jamais si Anna put deviner de quel cadeau il s’agissait, car son psychanalyste de père a écarté pour elle et le lui dit, le soufre, le papyrus, les antiquités (et là, nous nous étonnons !) pour des motifs de transport, dit-il. Aussi, il lui assure – comme à un vulgaire négociant – un dédommagement à son retour, car il n’y a aucune raison pour ne pas faire plaisir au nom du plaisir qu’il eut à mener grand train lui-même. Le moment du départ pour rentrer à Vienne approchant, Freud se livre, dans ses dernières missives, à des considérations domestiques qui ne manquent pas de sel et développe une inquiétude précise pour que soient accomplis avant son retour (c’est lui qui souligne) les travaux ou arrangements suivants : changer la nappe de son bureau, en cas de taches ; arranger sa table de travail ; mettre l’appartement en état ; faire recouvrir sa table de travail ; autant de demandes qui, bien qu’elles entrent dans un ensemble d’innovations domestiques, ne se rapportent qu’à lui-même ou son espace personnel, ce qui revient au même.
Tandis que, depuis Syracuse, ses pensées sont toutes tournées vers son bureau de Vienne, nous apprenons, presque en passant, que sous sa fenêtre il peut contempler sans bouger, les statues dédiées à Archimède, cela tout près d’Aréthuse ; et que, Syracuse l’antique, à la beauté unique, a désormais satisfait (son) aptitude au plaisir. Quel aveu ! Depuis Rome d’où il rentrera en wagon-lit, toujours accompagné de Ferenczi – dont ces lettres ne disent rien, mais dont nous apprenons dans d’autres correspondances, qu’il eut avec lui quelques brouilles de travail – Freud rédige une ultime carte postale pour Martha. Il fait, dit-il, un froid automnal et il pleut, ce qui justifie de porter son lourd manteau de taffetas. Cher Freud ! comme vous savez mettre sous des mots ordinaires tout le poids de vos pensées extraordinaires !
(les deux - mauvaises - photographies jointes, sont miennes, bien sûr)
*tous les noms de lieux sont laissés dans leur orthographe francisée, telle que donnée en traduction(2005)
Analecta, spicilèges, varia 13 – de Juin.
Je collectionne les galets littéraires, ce n’est pas une métaphore ; je parle bien du caillou poli par les marées, objet minéral simple à qui Francis Ponge offrit son heure de gloire après que Sartre s’en saisit dans La Nausée (au début, avant le célèbre marronnier du Jardin public) puis Bachelard, « Chaque galet sur la plage peut trouver son rêveur » – in La Terre et les rêveries de la volonté – Corti – 1947 – p. 114. Note 6 — mais tous, après Rimbaud :
Mangez les cailloux qu’on brise,
Les vieilles pierres d’églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les vallées grises.
Rimbaud, Indignatio facit versus
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La conscienciosité et l’agréabilité, se hissent dorénavant à hauteur de la silenciation dans l’usage de plus en plus courant, ridicule et prétentieux, dans l’esprit moliéresque, des parleries actuelles. Quelle misère !
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L’antidote de ce qui précède : « J’écoute s’arrimer l’arroi d’une langue qui par fureur intérieure se défend des furies extérieures »
Daniel Klébaner- Le désert et l’enfance – Champ Vallon – 1988
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Un site canadien bien connu des pratiquants de la fouille intellectuelle et universitaire, suggère de s’inscrire à son infolettre et/ou de consulter tel ou tel courriel ! On les adore, tenez bon !
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C’est bien qu’en français, boue rime avec gadoue.
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« Quatre ou cinq causes réunies contribuèrent à altérer son caractère, dont la moindre a suffi quelquefois pour rendre un homme méchant : les persécutions, les calomnies, la mauvaise fortune, les maladies, le travail excessif des lettres, travail qui trop souvent fatigue l'esprit et altère l'humeur. Aussi a-t-on reproché aux poètes et aux peintres, des boutades et des caprices. Les travaux de l'esprit, en l'épuisant, mettent un homme dans la disposition d'un voyageur fatigué : Rousseau, lui-même, lorsqu'il composait ses ouvrages, était des semaines entières sans parler. »
Bernardin de Saint-Pierre, in Essai sur Rousseau
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« où va le soir avant la nuit ? » (se) demande Pierre Jean Jouve* ; me vient cette autre tout aussi essentielle : où va le soir après la nuit ? *Plantation – in Les Noces – (1931)
Et aussi : « Cet œil est mû par l’électricité de l’espérance » – Mnémosyne, ibidem (très belle introduction de J. Starobinski dans l’édition de 1966 de Gallimard)
Aussi : « Larme, cette goutte en désespoir qui brille » Larmes, ibidem.
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La logique des petits enfants à l’âge passionnant – pour des adultes curieux et observateurs – où ils intègrent le langage sans en connaître tous les réglages, est stupéfiante : Ida, pas encore trois ans à ce moment-là, répondit « Très mieux ! » quand on lui demanda comment elle allait, après un petit embarras infantile et bénin. En effet, « beaucoup mieux » ou « un peu mieux » ne se disent-ils pas ?
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« Les poètes chanteront leur effroi devant les grands exploits métaphysiques, devant le plus grand de tous, très spécialement, celui de penser l’être en dehors du temps, l’essence séparée de l’existence ; les philosophes, en échange, iront peu à peu endeuillant leurs violes pour méditer, comme les poètes le fugit irreparabile tempus. Et par cette pente romantique ils parviendront à une métaphysique existentialiste fondée sur le temps, chose, en vérité, poématique plus que philosophique. Car ce sera le philosophe qui nous parlera d’angoisse, l’angoisse essentiellement poétique de l’être à côté du néant, et le poète qui nous paraîtra ivre de lumière, saoul des vieux superlatifs éléatiques. Et ils seront face à face, poète et philosophe – jamais hostiles – et travaillant chacun à ce que l’autre laisse. »
Antonio Machado cité par Jean Cassou dans son Introduction à La Colline de Gilbert Trolliet. Editions Pierre Seghers, 1955 – (signature manuscrite de Gilbert Trolliet « en sincère hommage » à un dédicataire dont je ne peux déchiffrer le nom.)
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« Une pensée autorisée (…) est une pensée léguée avec un nom d’auteur. » (Lacan – Le Séminaire, livre XX)
« Le développement se confond avec le développement de la maîtrise. C’est là qu’il faut avoir un peu d’oreille, comme pour la musique — je suis m’être, je progresse dans la m’êtrise, je suis m’être de moi comme de l’univers. (…) L’univers, c’est une fleur de rhétorique. » (idem – ibidem)
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Analecta n’est pas chrysthomathie – une compilation d’extraits ou de fragments en vue de les apprendre – ni chrestomathie – un simple choix de texte à visée didactique.
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« Bien que je sois un malade chevronné et que, toute ma vie, il m’ait fallu vivre avec des maladies plus ou moins graves* … » Cette expression « malade chevronné », sous réserve de pertinence après traduction, est, en français, un petit cadeau sémantique pour désigner l’hypocondriaque plus ou moins souriant, ce qui est rareté pour ne pas dire miracle. La fréquentation de l’hypocondriaque – chevronné ou non – épuise ceux qui l’approchent, pour ne pas dire plus.
*in Le Neveu de Wittgenstein de Thomas Bernhard, rouvert par hasard.
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Citant deux strophes du Prométhée délivré de Shelley, Bachelard prend le soin d’en donner une traduction en français, mais sans nommer le traducteur. En revanche, il fait le commentaire suivant : Le traducteur, dans cette dernière strophe, a commis le péché de clarté, si fréquent dans les traductions françaises ; il a rectifié le trouble de causalité qui fait du texte anglais un document onirique inoubliable. Suivent de nombreuses et précises remarques pour conforter cette gêne qu’il n’est ni nécessaire ni pertinent de recopier ici, mais ce sentiment si prégnant en moi quand je lis des traductions (littéraires, poétiques), de manquer quelque chose pour toujours … me rattrape, me tient et me retient.
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On rapporte que Nicolas de Staël, devant La Tristesse du Roi de Matisse, pleura et eut ces mots : « Il y a deux autorités, l’autorité de la fulgurance et l’autorité de l’hésitation, à quatre-vingts ans, Matisse a trouvé les deux. »
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René Char évoque le « neume des morts anfractueux » ; l’étymologie de « neume » est pneuma-souffle et le mot, ancien signe de notation musicale, désigne l’ornementation des mélodies du plain-chant ; anfractueux, le mort qui, en effet, revient tel un air passant, dans le texte. Supériorité du poète qui, en ces trois mots, a dit le tout – tout en ne le disant pas.
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Depuis l’Antiquité la plus ancienne, le miel passe pour être un élixir de jeunesse. Saint Ambroise (339-397), évêque de Milan devint patron des apiculteurs après canonisation, ce qui convient au mieux à qui porte un prénom qui signifie « immortel ». On rapporte que déjà Pythagore, Démocrite ou un certain Romilius Pollion, affirmaient devoir leur vaillante vieillesse à sa consommation régulière ; du dernier nous avons la réponse qu’il fit à l’empereur Auguste s’enquérant du secret de tant de vigueur – il dépassait les cent ans d’âge – : intus mulso, foris oleo, id est, avec du vin miellé en dedans et de l’huile au dehors.
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Butorde, le féminin de butor, dont l’Académie nous dit qu’il est devenu rare et donc vieilli – ou rare parce que vieilli, ou vieilli parce que rare et rare parce qu’inusité – butorde est quelqu’une grossière, stupide et malapprise. Défauts cumulés qui atteignent aussi – ce qui est aggravant – les cultivé(e)s, on a des noms !
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Du rôle des sœurs auprès de leurs frères de génie … On pense à Élisabeth Nietzsche (lire l’indispensable A ma sœur et l’unique de Guy Boley – Grasset) qui se donna bien du mal pour défigurer Friedrich, à Isabelle Rimbaud, la dernière garde-malade d’Arthur, on sait moins que Ludwika, née Chopin, assista, elle aussi, son frère Frédéric en ses terribles derniers instants, dont Liszt, son ami, nous laissa un récit très touchant.
*
Et dans le même registre funèbre, maudire les automobiles qui nous privèrent trop tôt de la puissance pensante doublée de l’élégance de plume de Jean Follain et Roland Barthes, piétons décédés chacun écrasé par une voiture, et Roger Nimier et Albert Camus, tués dans l’accident de leur propre véhicule, respectivement Aston Martin et Facel Vega.
*
Si alleu est un terme qui en droit féodal désigne un bien héréditaire, il n’y a aucune faute, seulement une légère préciosité de vocabulaire – ce qui ne saurait se déplorer – doublée d’une logique imparable, à affirmer : chacun tient sa vie d’alleu !
*
« La littérature, en tant qu’elle se distingue du feuilleton, est un phénomène vertical, substantif et paratactique. C’est le mot qui fascine « en amont de tout sens » ; mais c’est dans le silence magnétique qui l’entoure que le mot puise son énergie et son irradiation. »
Agrrr ! je ne me souviens plus d’où je tiens ces remarques qui me sont une conviction imprescriptible.
*
broquille du 4 juin
Faite de bric et de broc,
aussi de bric-à-brac
et de briques surtout,
Je-ego est un Lego
je lis –
ou un l’Ego ligo
le je-moi lie
aussi parfois un legs oh !
(celui-ci pour le brissettien de passage)
en bloc et blic
bric-à-bracant
Vacillation
Le cœur des ronces ni tendre mais aride ensanglote la terre
Elle revêtit son manteau de pleurs et s’y noya
Antarès la brillante, aux ténèbres arracha un éclat pour éclairer le monde,
Je mettrai chaque mot dans un casseau de verre pour embraser le ciel,
En bulles crépitent nos murmures aux bras ardents du jour pour graniter la mer
Sur un fil de lumière noire, avancée en tombant, démise de mon être, survoyant mes sombreurs au creusement du mur, façonnée dans ses pierres, maudite en ses prières
Bafouiller les forêts de noir atroce, tourner les tornades, fracasser les parapets, les mots retombés en graviers
Le froid et le silence de l’enfer me sont brûlures ardentes et suffocations muettes
Les mots gèlent au soleil de son indifférence
Le vent feuillette les pages envolées
les promesses voltigées
et les papillons bleus
Fascinant,
Le foudroyant Jérôme* nous avait cloués sur place avec les pieds du premier de ses morts — le voisin à la cravate rose — qu’il fallait, en dépit de son trépas, maintenir sur le plancher et sa chaise. La Somnolence**, qui fut écrit avant, nous secoue tant, que son titre à lui seul fait une antonymie au charivari qu’il charrie. Somnoler ? vous n’y pensez pas ! aux trois premiers mots on comprend tout : elles sont venues, elles sont toutes là, Je les entends, et sans les voir encore, les fillettes vicieuses, leur rousseur, leur odeur, leurs rires à vous dorénavant familières, vous, désormais lecteur-de-Jean-Pierre-Martinet — un choix, une dignité, une liberté, qui contredisent toute activité de lecture ordinaire, courante, savante aussi ou accoutumée, vous le savez de façon définitive, désormais.
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Désormais, vous êtes prêt, prémuni, préservé, préparé à encaisser l’intensité d’une écriture aiguisée à l’affiloir de la déréliction obscure jusqu’à l’écœurement, menacée par des orages métaphoriques, mieux, métaphysiques. Tout ce que vous allez lire, vous le savez aussi, ne serait que sordidités répugnantes s’il n’y avait la beauté d’une plume à la mélancolie aussi profonde que des abysses irrémissibles. La Somnolence, on vous le dit dans l’introduction***, fut le creuset et la genèse de Jérôme. Depuis, vous en avez appris un peu plus sur ce maudit Martinet dont on ne sait presque rien mais toujours les mêmes choses, désespérantes, et quelques autres que l’on devine et cherche à confirmer***
Martha Krühl **** est fille et orpheline d’un pasteur, ce qu’elle ne cesse de répéter et de vivre à temps plein – elle a 73 ans – son père, son héros suicidé saturant son espace mental – comme le fait Solange auprès de Jérôme Bauche ; Martha, dont l’esprit et le corps roulent d’un mur à l’autre et d’un absent à un autre, innommé celui-ci, encombrant, figure négative et délabrée de l’unique, le paternel ; Martha, une vieille à demi-folle ou totalement, délirante à souhait, obèse, occupe toute la superficie de cette pièce tragique dont elle est le personnage central et abominable, minable, les autres, tous les autres, gravitent autour d’elle qui leur parle dans un débit aux accents modulés entre cris et murmures, chagrins et joies, rires et larmes, ce qu’on appelle l’absurde ou le tournis si l’on veut. Dans l’introduction à La grande vie — s’il ne fut pas gâté par le succès, Martinet le fut par ceux, rares, qui parlèrent si bien de lui dans le désert — Denis Lavant a ces mots : (un) niveau de dignité catastrophique. Madame C. et Martha – la seconde en gestation de la première pour Nuits bleues – deux monstresses : l’une buveuse de calva et de vin, dévoreuse d’un petit avorton prénommé Adolphe*****, l’autre de bières, de whisky et quelques fruits confits en obsessions rituelles, deux orphelines à vie d’un père qui n’arrête pas de mourir et les abandonner dans un silence tonitruant, une folie galopante, un sentiment d’humiliation aussi pesant que leurs trois quintaux cumulés.
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La Somnolence n’est pas de tout repos. Aucune surface ou lieu, sonore, temporel, local, intérieur, extérieur, réel, fantasmé, souvenu, sublimé, n’échappe à la folie de Martha – y compris par l’incendie sacrificiel de l’appartement – qui court, trébuche, rampe, canne et valise à gris-gris à la main, crie, braille, gueule, injurie, supplie, prie et blasphème, outrage et adore, baragouine et soliloque. Tout pour conjurer le silence, ce silence me rend folle. Toute ma vie, le silence m’a rendue folle, intraversable malgré les bruits du monde qui sont aussi dedans sa tête, malgré le feu des questions dont elle arrose ses grands absents, malgré le ramdam incessant qu’elle inflige à Maryvonne qui lui porte ses repas et ses bouteilles, ce silence est effrayant, dit-elle avec l’accent pascalien déjà reconnu dans les autres textes de Martinet, biberonné aux plus belles pages de la littérature et s’en cache à peine. Cette fois, c’est sûr ! on te tient Jean-Pierre …
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Alfred Eibel qui fut son ami, rapporte dans « La Revue Littéraire » n° 36 de l’automne 2008 en mots justes et précis le souvenir de sa première lecture de La Somnolence dont Martinet lui donna simplement un jour, le manuscrit. Je prélève, rien ne peut être plus clair ni plus exact : un monde terrifiant ; un univers parfois très drôle ; sens du burlesque ; force comique ; personnages désespérés et perdus ; personnages de farce. La force de ces farces est incommensurable, comme le sont les points d’incandescence, le chaudron infernal – les mots sont de Eibel – et intime d’où Martinet écrivait. Un cercle dantesque – adjectif idoine, nous le savons, depuis Jérôme – et mêmes plusieurs dans lesquels des martinets tourneurs, leurs becs d’acier, leurs ailes d’acier, rivalisent par de terrifiantes menaces avec les petites filles aux cheveux rouges et taches de rousseur, obsédantes dans leurs rires mécaniques. Il ne fallut pas plus qu’une poignée de pages pour que paraisse – reparaisse, n’est-ce pas ? – la nausée, sous toutes ses formes, dont il nous semble qu’elle ne fut pas suffisamment prise pour l’une des composantes essentielles des deux grands romans de Martinet. Tout lui donne la nausée, l’envie de vomir : les odeurs bien sûr, mais un imperméable démodé et couvert de taches ; aussi, le jour paru – un été sale – dans une pièce sordide où, quand elle ne dormait pas, Martha, le reste du temps [je] somnolai[t]. Au compagnonnage des soulèvements de cœur, des cordillères de silences, de bruits, il faut, à cette existence trouée de gouffres et de vertiges baudelairiens, ajouter l’humiliation dont la prégnance est de tous les instants, immotivée dans l’expression, gluante à presque chaque page, terrifiante à jamais, celle que lui font ses fantômes, ses souvenirs, ses fantasmes, ses délires. L’humiliation d’être, d’exister, de vivre, qu’il faut, pour la conjurer si peu que ce soit, terrasser par le jeu, les masques, le théâtre, la représentation tragi-comique que sont à chaque instant, nos moindres pensées et gestes, réels ou rêvés. Que de meurtres j’ai commis en rêve avec cette canne, que de cervelles éclatées, de jambes brisées, de ventres ouverts, vermeil … la vie, toute vie, chaque vie, somnole dans une atroce parodie.
Certes, la comédie humaine pour sujet ou prétexte à écrire toute vie coincée entre le paraître et le semblant, les apparences et le jeu sans illusions des illusions perdues, cela ne date pas d’hier ni d’avant-hier. Martinet, dupe de rien, nous épargne ces banalités, seraient-elles parvenues par les meilleures voies de la littérature et dorénavant figées – pour cette raison ? – dans les topiques appauvris des écritures dites romanesques. En réalité, la vie est une farce répugnante est une affirmation dont La Somnolence fait la démonstration en économisant les artifices narratifs sans nous en épargner la probation, c’est peut-être même l’ossature – le squelette, la carcasse ? – de ce livre en particulier, des autres livres de Martinet en général. Je suis fatiguée, mais il n’est pas encore né, celui qui me fera taire, dit Martha, écho anticipé de Jérôme Bauche lui-même répercussion-percussion avancée de Madame C, nauséeuse obèse, un gouffre à elle seule. Si la vie n’est qu’une tragi-comédie et l’existence son théâtre – ou l’inverse ? – alors il n’y a plus ni représentations, ni acteurs, ni spectateurs, ni tragédies ni comédies, l’illusion dénoncée est elle-même illusoire. Bref, il ne se passe rien, rien n’existe, sinon une somnolence généralisée traversée des petits drames affreux du quotidien, lesquels, aussi sordides qu’ils paraissent — folies, meurtres accidentels, désirables assassinats, soûleries, fantasmes orgiaques, hallucinations paillardes, — s’enveloppent dans la noirceur gracieuse d’une plume drapée des plus belles souvenances de la littérature, de la philosophie, de la musique et du cinéma.
J’adorais passer pour un imbécile pompeux. ******
A quoi il faudra très sérieusement revenir, vraiment.
* https://pascalebussonmartello.over-blog.com/2025/03/foudroyant.html ; ** éditions Finitude, réédition 2010 et 2025 ; 1ère édition, Pauvert, 1975 ; *** celle de Julia Curiel, 2025 ; ainsi, une formation littéraire solide, ce point qui n’est point de détail, jamais lu nulle part, merci Emma (éditions Finitude) de me l’avoir dit ; **** il y a un Joseph Krühl, chez Mac Orlan (Le chant de l’équipage) ; ***** cf. 25/06/2017 : « Cruellement ironique. » ; ****** in La grande vie.
Broder l'invisible
l’abeille engloutie
dans un soupçon de miel
immobile en sa froissure dorée
*
bouquet de larmes
à fleur de peau,
je.
*
seule, une goutte d’eau
anéantit les poussières
grésillées au flanc du volcan
*
une si grande peine
recouvre le monde
de sa morsure douce-lente
*
la ténèbre
jamais n’achève
le cycle du soleil
*
mille éclats d’éclisses
ont déposé au sol
le sens lourd des choses
*
la terre fait le dos rond
les arbres s’inclinent
avec moi la nuit tombe
*
chat arrondi
son museau
à l’angle du plancher
*
jamais le monde n’est si près
d’un seul mot lu
que la lune
dans la brume
*
il,
étire les nuages, les
déchire lacère griffe, les
torture tourmente triture, les
merveilleux écartelés dépecés
décousus mordus fendus
meurtris morts noyés, les
coupe découd croche décroche, les
fissure ruine ravage
épuise étrangle effiloche éraille, il
détisse défile dénoue délace délie, les
nuées nuages noués, les
liens tissés tracés tressés, les
plis dépliés défroissés, il.
Zone bleue (1984) - Nouages
En zone bleue, le stationnement sur la voie publique est gratuit mais régulé dit le Code de la route. Insue comme métaphore par des fonctionnaires ignorant la nature profondément poétique de leurs injonctions à vocation générale, quotidienne et ordinaire, l’expression zone bleue dans un tel contexte, n’est pas dénuée de questions simples aux réponses pas toujours évidentes, dont la primordiale, sans laquelle les autres – qui ? quand ? – deviennent sans objet : comment sait-on que l’on est en zone bleue ? un parcours sous contrainte comme on dit à l’Oulipo, sitôt additionné d’une civilité en équipage et parcourir en poète une planète bleue comme une orange, aux mers parfois rouges et l’univers luisant.
J’ai perdu mon étoile dit le poète sans savoir qu’il dit vrai.

D’abord il faut tournebouler le texte pour lire le monde horizontal sous les nuages, barrière franchissable pour tous les long-courriers qui, froissant et défroissant les heures bousculent les espaces, les pays et les villes capitales, à l’aplomb des glaces, des marais d’invisibles rivages, sous l’aile des avions traversant l’espace réservé du disque bleu solaire, longeant le champ cosmique, portée par un courant chaud ascendant agrippé aux cheveux de la Vierge ; le ciel est une musique où marcher à la lueur d’un saxophone. J’ai perdu mon étoile, répète le poète.
Poissons-oiseaux-poissons traversent le silence des ciels aux mille galaxies où nager où voler où écrire où fleurir de messages jetés sous un parachute perclus d’ivresse infinie, de marbre, de cendres. Attendre.
Que passe bruyamment le Nuage de Magellan, toutes galaxies franchies, plus longs les rayons rouges que les zones bleues où graver un jour, un autre jour peut-être de quoi penser à rien. Trous noirs troublent les routes que parcourt la lune resserrant le néant pour mieux conaufrager d’éternuité jusqu’à ce point de non retour où la zone de nous n’est plus ni bleue ni rouge ni blanche ni noire, n’est plus. Sans marquage au sol ni au ciel, seul le silence infini du rien visible.
La leçon d’Apopis
« La poésie ne pourra pas se passer de la philosophie. » - Lautréamont
« Pour affronter ce qui se représente, défaites et démons entretenus, contre-temps et séparations, ce qui advient, le freinage cosmique, il reste à trouver les mots, à formuler le chant qui compose Apopis, techniques d’exécration par lesquelles les partisans du soleil tentaient de paralyser, à l’instant critique où la barque est en panne, le serpent python étrangleur. » Alain Borer – Le livre de repousser Apopis -Noèse
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Ce qui peut et doit se lire – selon une herméneutique incertaine toujours de mise en mythologies – comme une invitation à détourner le mauvais sort, qui, chacun le sait, s’appelle de bien des noms, mais ici Apopis, le terrible serpent dont l’existence incarnée en puissance destructrice puise en elle-même une force à ce point invincible qu’elle revient inlassablement délacer et combattre l’harmonie et la beauté, mieux, la beauté de l’harmonie du monde *. En quoi Alain Borer nous rappelle au Sens quand d’autres voudraient tant nous rappeler à l’ordre,
l’ordre des mots dont l’arrangement selon quelques règles, aussi quelques transgressions acceptables, a longtemps suffi pour désigner toute poésie possible bien plutôt que pensable, et penser ce n’est pas seulement réfléchir ou raisonner mais saisir en un seul mouvement non ce qu’on a à dire mais le déjà-dit d’une parole qui surgit d’en soi ;
rien de plus difficile que de capter le simple – qui conclut et emplit la plus petite particule d’existence, qui tient au coin d’une feuille si fine et ténue qu’on ne peut la réduire, une note discrète et tenace pour toute partition, une méditation aheurtée (un mot qui tant nous plaît depuis toujours) à l’éclat de son évidence ;
tel est le noème dit Alain Borer depuis longtemps et trente ans déjà** — et au jour d’hui où je tiens Le livre de repousser Apopis ** — qu’il ne faut surtout pas confondre avec un « éloge du presque-rien » lequel s’oppose à la nécessité élémentaire dont procède le noème, toujours à la merci de la contingence thaumaturge d’un clinamen verbal qui pense et contient le mot d’où il vient, d’un trait rapide – et très rapide – le noème, telle la profonde lenteur d’une petite goutte de pluie formée dans les immensités intersidérales et subatomiques qui la dépassent, tel l’ambre millénaire dans laquelle l’insecte ou le brin d’herbe pétrifiés en une fraction de seconde pour toujours, *** tel l’éclat d’une larme dans un rayon de soleil,
mille yeux mi-clos
du labyrinthe
où se dévide
le sommeil feint
tout invite à convoquer les philosophes aimés et lus dont les fulgurances intellectuelles si longuement et longtemps méditées ont définitivement trempé mon Être dans une existence du saisissement **** ;
L’amour du temps zéro
où l’univers est Un
convoque la parole
(à jamais explosant
La question ne s’éteint)
mais pourquoi Apopis ? l’incarnation des forces hostiles, le serpent silencieux par qui le monde s’immobilise, gelé ou grillé, c’est selon, mais figé, saisi d’impuissance, perclus d’insignifiance, devenu muet d’avoir tu – ou dû taire – tant d’illuminations à venir. Apopis l’ambivalent extrême, qu’il faut combattre ou — ce n’est pas un sens interdit — mettre de son côté pour mieux l’abattre ; Apopis qui fait obstacle aux partisans du soleil, image antique de la parole pensante, ni seulement pensante, ni seulement parole, mais convocation de sonorités entrées par surtraction dans une béance résolue par abandon de toute convention formelle, y compris dans ses avant-gardes ***** et laisser prendre – au sens de la prise rapide d’un mortier, opération dont il ne faut pas manquer le point au-delà ou en-deçà duquel tout se brise ou s’alâchit. Apopis peut être deux fois contourné : par évitement de ceux qui font obstacle ontologique au noème, quand, indistingué, inconnu, méconnu, incompris ou déconsidéré, il devient un objet écrit non identifié, un hybride interdit d’entrée dans les savoirs constitués de la « poésie » ; par refus de ceux qui se mettent à couvert – ils procèdent parfois des autres, mais pas toujours – de la comédie qu’ils jouent en se la jouant, alors qu’ils s’accommodent en rampant devant ses paillettes, ses publics, ses applaudissements, ses friandises. Comprenant ce double jeu, on peut aussi y laisser sa peau et Apopis gagner ;
Peu d’être
pris à témoin
— complice hilare
du carnaval
en quoi les noèmes — sans vouloir abuser d'un mot qui ne leur convient pas, non plus pour celui de « poésie », qu'il passe au laminoir impertinent de la « fonction » — en quoi les noèmes, la poésie comme parole pensante, sont assurément apotropaïques dit encore Alain Borer, à l’aune de la puissance d’Apopis. Plus qu’un rôle, un service ou même une dignité qu’il leur reviendrait de nous offrir tel un cadeau des dieux, un antidote, un alexipharmaque contre une existence batelée par des cohortes d’Apopis attachés à nous détruire, le noème est une manière d’être, de regarder (dans) la pensée ajustée à ce qui est, continuée au-delà et même en-deçà de la nécessité d’en poser les étais rationnels. Mes paroles me surprennent moi-même et m’apprennent ma pensée, dit superbement Merleau-Ponty qui tant de fois tangente la formulation de ce jaillissement qu’est la poésie pensante ;
en quoi tout noème se tient, dans ce surgissement, au plus près d’une coïncidence la plus parfaite possible entre le dire et ce que le dire veut dire, entre le mot et ce que le mot contient qui le dépasse et pourtant n’appartient qu’à la parole ; le noème posé dans l’espace d’un silence apprivoisé de haute lutte, affronte – souventefois en pure perte – la cacophonie organisée, les bruits du monde constitués, les commérages, grabuges et autres grincements policés, revêtus de la peau chatoyante d’Apopis couvrant aussi les poseurs, ignorant ce malentendu primordial qui mènera pourtant les uns et les autres à la mort certaine ;
en quoi l’instant de tout noème est aussi la subsomption du particulier dans l’absoluité de la parole simple, ce mot pris au sens métaphysique de ce qui n’est pas altéré par le Multiple, ce qui tend vers l’Unité, encore appelée Harmonie chez les philosophes préplatoniciens, ce qui éloigne toute altération, en quoi le monde sous le pouvoir des Apopis de toutes provenances n’est pas exactement le contraire du chaos, mais la défaillance, la déficience, la faillite de l’euphonie, dont quelques suffisants débris rendent la vie supportable à la plupart qui n’entendent pas les dissonances, et difficilement soutenable aux autres, les dotés d’antennes aux infra-sons dans et entre les mots.
Relisant fréquemment Gilbert Trolliet — il faut reprendre la profonde et généreuse préface pour un choix de poèmes, que rédigea Alain Borer****** — ce noème, bien qu’il n’en portât pas le nom :
l’irréparable
On a beau dire
Le temps
Repu
S’obstine.
Irréparablement.
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C’est rien de dire que mille fois mille réflexions me vinrent, rédigeant ses lignes. J’en formule deux que j’ôte aux cent mille autres tues. La première aura peut-être effleuré quelques rares, s’étonnant que je ne nomme pas plus tôt celui qui décrivit si bien le monde, tour à tour formé et déformé par la double énergie de l’Amour et de la Haine, de l’Harmonie et du Désordre et autres traductions selon les sources et les dates ; Empédocle qui tant me plaît en poète et philosophe, en philosophe et physicien, en faiseur de légendes, implorateur d’Aphrodite, penseur hiérophanique, vainqueur de tant d’ Apopis et, finalement, vaincu par eux. La seconde va à quelques humains d’aujourd’hui qui, pour ne pas corrompre leurs savoirs définitivement établis, ont refusé, par principe, orgueil et mépris d’approcher, se laisser prendre et aller aux beautés féroces de cette poésie, qu’il faut saisir dans l’instantanéité de sa Noèse – la pensée captée dans et comme pure forme verbale. Ils ont choisi de me maudire plutôt que leurs préjugés. Apopis a gagné.
*c’est le sens de cosmos en grec, l’opposé de (l’opposant au) chaos ** aux éditions La main courante, 1985 ; c’est le « titre » d’un papyrus égyptien, appartenant aux corpus des textes « funéraires royaux » ***dans l’Odyssée, Homère évoque un collier formé de grains d’ambre que réunit un fil d’or (XV, 460) cité dans un article de 1895 : Les animaux inclus dans l’ambre et la littérature ancienne, belle métaphore insue pour le noème. **** l’Un plotinien, évidemment, mais pas seulement ***** ainsi dit Alain Borer dans la Préface au recueil de (mes) noèmes Ce beau silence de flocons et de plumes. ******Le Fleuve et L’Être, Mercure de France ; aussi Laconiques, Paris, 1966, Collines, Seghers 1955 et https://pascalebussonmartello.over-blog.com/2021/04/gilbert-trolliet-poete-essentiel.html
Thésée, premier ravisseur d’Hélène*
fut un enfant illégitime élevé en secret, comme tant d’autres à cette époque non datée, emplie de miracles, d’exploits, de métamorphoses et de secrets tenus par des magiciennes ou des devins, qui eurent pour fonds de commerce de leur célébrité, les oracles qu’ils éditaient et se réalisaient alors qu’ils n’auraient jamais dû, si bien qu’on ne sait plus si le propre d’un oracle est de protéger celui qu’il désigne ou, le soumettant aux coups d’un destin annoncé, sonder sa bravoure, son courage, son héroïsme, sa force, sa loyauté en supportant souffrances et peut-être échecs.
Quelques autres avec lui, en ces périodes anhistoriques balancées entre le meilleur et le pire, avaient subi ce sort, ou le subiront, bien qu’on ne sache pas précisément dresser une chronologie ni mesurer les écarts entre ces « biographies » fantastiques. C’est pourquoi les historiens ou compilateurs d’anecdotes dont les textes nous sont parvenus en état moins insatisfaisants que d’autres, sont très prudents et n’hésitent pas, à l’instar de notre chouchou Lucien de Samosate, à signaler, s’ils le peuvent, leurs sources, y compris les moins crédibles, contrairement à nous qui ne barguignons pas à résumer l’histoire d’Œdipe, Icare, Ganymède, Pélops, Sisyphe, Jason en une phrase affirmative et définitive, ou deux peut-être pour la guerre de … Troie, Ulysse et quelques-unes de ses prouesses odysséennes. Mais Thésée.
Il fit, assurément disent certains mais pas tous, partie des Argonautes avec Jason pour chef, Argos comme constructeur naval et deux autres au nom oubliable, pour pilotes ; Orphée, musicien aussi pour la cadence et le rythme des rames ; deux devins, indispensablement ; un héraut dont l’identité est discutée encore de nos jours ; l’œil de lynx de Lyncée – normal – flanqué de son frère, Idas ; Castor et Pollux à la solide réputation de boxeurs, et tous les autres pour parvenir à une cinquantaine d’embarqués ; pour les sortir de l’oubli, on nommera aussi Zétès et Calaïs, fils de Borée, l’indispensable vent du nord, ce qui nous porte là, hors de toute narration ordinaire ; tout ceci, pour s’emparer d’une Toison d’or, autrement dit le pelage dépecé, dru et doré, pendu à un arbre gardé par un dragon, d’un bélier miraculeux ou merveilleux, parfois présenté ailé, que des dieux bienveillants avaient offerts à deux enfants non moins prodigieux, dont il est certain que tout le monde a mangé les noms – Phrixos et Hellé – et les raisons de cette divine offrande. Retenons que la riche toison, fut offerte par Phrixos au roi de Colchide, cela peut suffire — plus de cinq versions de cette affaire textile apparaissent dans les livres les plus sérieux — et allons de ce pas à une cogitation de sandales.
S’il faut reconnaître une confusion et une imprécision certaines dans la plupart des récits mythologiques – ce qui, étonnamment, ne nous décourage pas, bien au contraire – il faut également observer et relever de nombreux points communs, mieux encore appelés topoi, dont la liste s’allonge en proportion de la fréquentation des textes et paratextes et nous donne de furieuses envies de leur consacrer quelque énergie. Avec Thésée, trois au moins sont au rendez-vous — la naissance cachée, les épreuves et autres rencontres avec l’espèce taurine, les sandales — trois que l’on retrouve déclinés eu égard aux héros, dieux, déesses, circonstances, époques et lieux, récits et traditions, legs et transmissions, prospérités ou insuccès. Thésée appartient à cette lignée de célébrités – Œdipe probablement le plus célèbre – à l’origine non point inconnue mais clandestine, dont la reconnaissance filiale tardive est une des conditions de … sa condition héroïque : il lui faudra faire la preuve de ce qu’il prétend être auprès de qui en a fixé les dispositions avant de disparaître, ce qui oblige le fils à produire un certificat de paternité, les temps ont changé. Le père de Thésée, Égée, interrogeant la Pythie à Delphes – un lieu et une prophétesse dont les affaires étaient florissantes – sur ses chances d’assurer sa descendance après deux espoirs matrimoniaux déçus, s’entendit répondre assez confusément disent les textes, qu’il devait, avant son retour à Athènes « faire commerce » comme dit pudiquement Lucien notre biographe incertain préféré, avec une femme dont il aurait un fils. Thésée naquit d’Aethra, ce qu’Égée, rentré en ses pénates, ignora bien qu’il s’en doutât, laissant à cette liaison d’un soir une chance pour réaliser l’oracle : que ce rejeton, parvenu à un âge où il serait assez costaud pour soulever la lourde pierre faisant couvercle pour celer une épée et des sandales par lui déposées, se présente à Athènes muni de ces preuves indiscutables, il sera accueilli comme il se doit ! Tout cela s’accomplit, à quelques nuances près, dont la première nous en rappelle une autre :
Aethra, la mère annoncée mais secrète de Thésée, n’hésita pas dans le même jour qu’elle eut « commerce » avec Égée, à s’unir à Poséidon, à cause d’un songe dont l’accomplissement, n’est-ce pas, ne pouvait se remettre, se retarder ni déléaturer. Ergo, si Thésée est bien fils de son père, nul ne peut assurer qui est son père, Égée ou Poséidon ? Ne dit-on pas même chose de la généalogie d’Hélène, fille de Tyndare ou fille de Zeus ? il faut avouer que ces canevas un tantinet périssologiques, nous enchantent … mais pas plus, il faut l’avouer aussi, que la place laissée dans de telles narrations dont la trame ne tient que par la force du merveilleux, à quelques « détails » aléatoires, incongrus ou accessoires, qui non seulement ne font pas crouler l’ensemble mais le contiennent et le justifient : ici, non point l’épée qu’il fallait que Thésée portât à son géniteur pour signe de reconnaissance – des épées, de tous temps ont bravé les outrages des caches et cachettes – mais, selon nous, les sandales pour lesquelles nous avons toujours une tendresse certaine depuis que l’Etna refusa d’en avaler la paire empédocléenne. Certes, diront les prosaïques, les sandales pouvaient être solidement d’airain, ce qui endommage un peu notre émoi, mais nierez-vous avoir envisagé l’improbabilité que l’on découvrît intactes, des années après leur déposition en terre et sous une pierre, des cothurnes, semelles de bois et lacets de cuir, des embades, des sandales aux longues lanières cordées et semelles de liège, possiblement brodées de fils d’or ou incrustées, à ce moment desserties, de quelques pierreries ou d’ivoires pour les plus riches – Égée était roi à Athènes ! – et autres endromides, sans parler de ces chaussants plus légers parce que réservés à l’usage domestique, en feutre et/ou tissu mais sans aller jusqu’aux sandales ailées πτερόεντα πέδιλα ou à plumes de Persée ou d’Hermès ? ou comment nos destins font de nous d’insoupçonnables savetiers.
On a beau avoir vaincu le Minotaure, enlevé Hélène en son jeune âge, précédant le rapt de Pâris le seul que la postérité retint, eu quelque fierté que son neveu Acamas, ait été de ces courageux tapis dans le ventre du plus célèbre cheval de bois du monde, participé avec Héraclès à l’expédition chez les Amazones, Thésée, et tous les héros grecs, disparurent un jour des représentations populaires qui atteignirent leur épicédion, pour devenir des scènes picturales, littéraires, poétiques, aussi des apologues et métaphores philosophiques. Roberto Calasso, jamais en panne d’une formule décapante et légère le dit ainsi « une courte époque de surpopulation et d’impiété » ce qui justifie amplement son épigraphe empruntée à Saloustios ** : « Ces choses n’eurent jamais lieu, mais elles sont toujours. »
(nouvel épisode à venir, un jour …)
*cf. billet précédent ** Romain né en Hispanie à une date imprécisée et mort en 363, écrivait en grec comme la plupart des auteurs cultivés de l’époque, celle de l’empereur Julien qu’il fréquenta. (citation extraite de son Des dieux et du monde)
Qui se souvient du nom du père d’Hélène,
offerte en récompense à Pâris par Aphrodite, pour l’avoir déclarée plus belle qu’Héra et Athéna ? C’est l’histoire fameuse de la pomme ou l’histoire de la fameuse pomme d’or, car, à y bien penser, il y en aura d’autres, pommes … Le nom du géniteur d’Hélène est incertain, ce qui n’est pas si rare dès que Zeus est dans les parages. Si c’est lui – forcément il rodait autour de la reine, sinon pourquoi être à Sparte-Lacédémone ? – il faut sérieusement se demander si sa mère, Léda, a commis l’adultère : pour la conquérir, il se métamorphosa en cygne, on le sait, mais y a-t-il tromperie si le trompeur met sa proie hors d’état de savoir qui l’a vraiment séduite ? L’incertitude demeure, aussi et ici, sur l’homogénéité de la fratrie : Hélène, sœur de Clytemnestre, de Castor et de Pollux, les trois autres enfants présomptifs de Tyndare … l’est-elle entièrement ou à demi seulement ?
Hélène, donc, fut un jour ravie par Pâris — d’abord aux anges, plus tard pour de vrai, car, nonobstant son jeune âge, ce n’était pas la première fois qu’elle le fut : Thésée et Pirithoos l’avait déjà enlevée – en sa prime jeunesse – puis rendue à sa famille, cette histoire n’est pas très claire. Toujours est-il qu’à Sparte, au milieu de ses parents, frères et sœur officiels, Hélène n’en était pas moins belle, les prétendants à cette beauté bien plus qu’à l’amour de cette demi-déesse ne se comptaient plus. Il fallut toute la diplomatie reconnue d’un certain Ulysse pour mettre en place des conditions et réglementations de bonne conduite pour tous. Hélène épousa Ménélas, c’est de notoriété publique, un nom qui, en français, résonne lugubrement, hélas ! mais il était roi, roi et fils de roi de Mycènes, et comme un mariage ne suffit pas toujours, Clytemnestre sa sœur, épousa Agamemnon le frère, ah ! ces familles où les sœurs sont leurs propres belles-sœurs et les frères leurs beaux-frères. Les hyménées mythologiques sont difficiles à prendre en filature, d’autant qu’aucune attestation de validité ne les accompagne, ni certificat d’authenticité. Les humains, entiers ou demis, volent et convolent en justes et injustes noces au-dessus des nuées, des convenances et des conventions. En tant que gendre idéal, Ménélas reçut Sparte en cadeau. Avec Hélène ils s’y établirent, n’y vécurent finalement pas si heureux et n’eurent qu’un enfant, Hermione.
Pendant tout ce temps – dont on n’a pas la moindre idée, les sources, comme on dit, s’écoulent sans grands obstacles et débordent les rivages de la chronologie ordinaire – Aphrodite n’est pas inactive. Elle prodigue ses conseils, voire ses instructions, à qui de droit, le sien évidemment. Et voilà comment son protégé, le troyen Pâris, sous contrôle et soumission de la sublime et puissante déesse, se rend à Sparte, tandis – quelle aubaine ! – que le mari n’y est pas. D’aucuns ont longuement disputé la question du consentement d’Hélène, tous les récits ne concordant pas. De retour en son palais vide, Ménélas réunit tous ceux qui, sous l’injonction d’Ulysse, avaient prêté serment de porter secours à la belle chaque fois que nécessaire. La conjuration des amis contre le ravisseur ne se fit pas sans difficulté. De tous ceux qui – après d’âpres négociations – acceptèrent de se joindre à l’expédition contre Troie, il y eut des réticents, des lents, des hésitant, dont Ulysse lui-même d’après certains, et, momentanément introuvable, Achille, finalement rattrapé et pincé par … Ulysse, décidément plein de ressources. Il lui aura suffi d’offrir des cadeaux en nombre à ceux qui le cachaient pour éviter la réalisation d’un de ces décrets divins tant prédictifs que fatidiques sans lesquels nulle mythologie ne peut se constituer : voué – par la nymphe marine Thétis, sa mère – à une mort annoncée devant Troie, on peut comprendre ses flottements. Peu de monde résistant à des faveurs, présents et autres pots-de-vin, Ulysse put, finalement, embarquer Achille dans l’aventure, lequel avait touché le gros lot mais aussi révélé sa vraie nature guerrière en raflant les armes glissées en douce (oxymore ?) dans les offrandes. L’armée grecque constituée de vengeurs et justiciers de haut vol, prit enfin la mer.
(fin du premier épisode)
la pluie,
saute
à la corde
s’éclabousse
de boue
debout
tricote
un vieux
chandail
à grands
coups
de marteau
des trous
entre
les mailles
la pluie
danse
la maclotte
tourne
virevousse
étourdit
l’étourneau
importune
la lune
fait chavirer
les gris
cloute
le ciel si bas
qu’elle arrime
à la terre
d’une maigre
ficelle
d’une simple
cordelle
nous tient
entre
ses points
nous fait
une estrapade
brise-larmes
fausse
lame
dedans
nos âmes
souventefois,
la pluie.
Distraits de mes relectures récentes et précieuses, analecta de Pâques
Pour A.B, ces lignes étonnantes – nos pensées unies pour Jacques Villeglé,
« Des morceaux d’affiches adhèrent encore aux planches. Un beau visage plein de haine grimace sur un fond vert, déchiré en étoile ; au-dessous du nez, quelqu’un a crayonné une moustache à crocs. Sur un autre lambeau, on peut encore déchiffrer le mot « purâtre » en caractères blancs d’où tombent des gouttes rouges, peut-être des gouttes de sang. Il se peut que le visage et le mot aient fait partie de la même affiche. A présent l’affiche est lacérée, les liens simples et voulus qui les unissaient ont disparu, mais une autre unité s’est établie d’elle-même entre la bouche tordue, les gouttes de sang, les lettres blanches, la désinence « âcre » ; on dirait qu’une passion criminelle et sans repos cherche à s’exprimer par ces signes mystérieux. » Sartre, La Nausée.
— Alfred Eibel —
« Parler de tout et de rien consiste surtout à parler de rien. » Dans la rue avec Jean-Pierre Martinet. Editions des Paraiges. p 50
(les) « femmes méconnaissables vêtues de gris, la couleur de la mort lente, écrivait Henri Calet notre écrivain fétiche » … ibidem p 55
— Pétrus Borel —
Dans une édition peu courante de Champavert le Lycanthrope – précédé d’une Notice sur Champavert, cet envoi anonyme daté de 1996.
A celui qui eut l’idée de cet ouvrage,
à la mémoire d’une amitié détruite
— pour une bataille
« gagnée-perdue » —
ici, scellée et descellée
broyée à l’épreuve du don réciproque
et de la constance
« Mon Dieu ! il a tant de complaisance dans l’âme que, pour peu que vous le voulussiez, il verserait des larmes » Le croque-mort – (1840)
« Comme les fonctions du croque-mort de la mairie sont héréditaires et alinéables, il peut choisir son successeur et nommer son survivancier » ibidem.
« le joconde tabellion » Dina, la Belle Juive.
— Nietzsche —
« Qu’avons-nous de commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu’une goutte de rosée pèse sur lui ? » Ainsi parlait Zarathoustra.
« Et pour moi aussi, pour moi qui suis porté vers la vie, les papillons et les bulles de savon, et tout ce qui leur ressemble parmi les hommes, me semblent le mieux connaître le bonheur. » Ibid.
« Où cesse la solitude, commence la place publique ; et où commence la place publique commence aussi le bruit des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses. » Ibid.
« Marchant, muet, sur le crissement moqueur des cailloux, écrasant la pierre qui le faisait glisser, mon pied se contraignait à monter. » Ibid.
« S’accommoder des hommes comme ils viennent, tenir table ouverte dans son cœur, voilà qui est libéral, mais qui n’est que libéral. On distingue les cœurs qui sont capables d’une hospitalité supérieure au grand nombre de leurs fenêtres dont les rideaux sont tirés et les volets clos. Ils gardent vides leurs meilleures chambres. Pourquoi donc ? parce qu’ils attendent des hôtes dont il ne suffit pas de s’« accommoder ». » Crépuscule des Idoles – Divagations d’un inactuel § 25
« Un esprit qui est certain de lui-même parle doucement, il cherche l’obscurité, il se laisse attendre. » La généalogie de la morale – Troisième dissertation.
— Lucien de Samosate —
« Un imbécile, mordu par une légion de puces, éteignit sa lampe : «Vous ne me verrez plus, dit-il ». » Epigrammes
— Barbey d'Aurevilly —
« La Normandie n'est belle que dans les pleurs » Memoranda
— Albert Camus —
« Vous pouvez alléguer que Sisyphe est paresseux. Mais quoi, ce sont les paresseux qui remuent le monde. Les autres n’ont pas le temps. » Lettre à Francis Ponge, au sujet du Parti Pris - 27 Janvier 1943 in O.C
— Eugène Guillevic —
« Il savait comment s’habiller selon les circonstances et respectait scrupuleusement l’étiquette. Il m’a, par exemple, reproché de porter une veste et un pantalon de couleurs différentes pour la réception de Marcel Arland à l’Académie française alors que j’aurais dû revêtir un complet trois pièces. » à propos de Jean Follain, in Proses ou Boire dans le secret des grottes, p 57 Gallimard 2023
« Il savait que le mot du poème doit être irremplaçable. Ce rapport passionnel avec sa langue faisait qu’il se fermait à toute langue étrangère tant il sentait profondément « une adhésion du mot à la chose qu’il désigne ». Il allait jusqu’à dire que pour désigner le pain, il ne pouvait pas exister un autre mot que celui-là même de pain. A partir de cette affirmation qu’il lançait, comme une boutade, il testait son interlocuteur, souvent, lui, interloqué. Quand il trouvait un mot qui le ravissait, il le goûtait, le dégustant pareil à une saveur rare. » Ibidem p 58
— Valéry —
« un abus d’intimité avec le silence ». Cité par J.P Martinet in Matulu 1971 n° 5
— Jean-Claude Pirotte —
« Il faisait un de ces temps blanchâtres et froids que je mets au-dessus des journées les plus douces. » in La légende des petits matins
(la paresse) « la plus difficile, la plus fatigante façon d’être qui soit ». citant Perros
— Léon-Paul Fargue —
« Lampe dont l’anse lape et danse »
— Rémi Soulié —
« Je suis porté vers les « miettes philosophiques », les fragments existentiaux, les éclats, et plus encore à la conjonction du poème et du philosophème (…) Le poème est le noème. » entretien réalisé par Mihaela-Gentiana Stänisor.
— Patrick Tudoret —
« Criblé de doute, je suis constamment à découvert métaphysique. Devrai-je en payer les agios éternels ? » in L'éternité, montre en main Les Belles Lettres, février 2025
— Patrick Laupin —
« Aussi, quand l’essentiel n’arrêtait pas de se perdre, je voulais écrire la neige dont chaque flocon ne revit pas, ce cercle magique d’écriture corporelle. Mais j’ai jeté ma barque sur les eaux et j’ai suivi le courant. » in L’homme imprononçable
… « ce qui s’élève au cœur de nous-même en un mince fil de persévérance et de persistance et brise le cercle des paroles creuses c’est le fait de rentrer dans la zone où nous sommes créateur. D’entrer dans ce lieu où l’abîme et la surface, la tristesse et la joie ne sont pas opposés mais sont comme les deux pliures d’une même essence originaires où elles dorment enlacées, ensemble. Parfois l’une s’éveille et l’autre la retient. Aussi faut-il peut-être considérer quand nous sommes tristes que la joie n’est pas absente ou qu’elle nous quitte ? Simplement elle n’est pas là. Où on l’attend. J’imagine que les facultés de génie de chacun naissent de là. » Ibidem
— Roberto Calasso —
« Le premier ennemi de l’esthétique fut la signification » Les Noces de Cadmos et d’Harmonie p 299
— Roland Barthes —
« Lisant un texte rapporté par Stendhal (mais qui n’est pas de lui), j’y retrouve Proust par un détail minuscule. […] Je savoure le règne des formules, le renversement des origines, la désinvolture qui fait venir le texte antérieur du texte ultérieur » in Le plaisir du texte
— Georges Perec —
« Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. » Espèces d’espaces
— André Spire (1868-1966) —
« Le matin vérotait sur la pelouse, entre les scilles et les crocus. » in Préface à Henri Franck, Lettres à quelques amis (1926)
— Jules Mougin (1912- 2010) —
« Madame Vambolèche, un jour, décida ma mère à acheter des huîtres. C’était, disait-elle, extra, surtout pour les maladies des bronches, pour les chauds et froids. » Usines (1940) Éditions Plein Chant. (1975).
Broquille dans la souillarde
La vie est une souillon, se disait-elle. Le mot était ancien, il avait de quoi plaire, allant à la billebaude tout en s’arrêtant net, il tenait en écho le brouillon, le bouilli d’un carton mouillé détrempé dans la flaque gadouilleuse d’un champ récemment inondé par une pluie battante et abandonné là ; tout alentour est mucre, dans les bois, les fossés, les sentes, les sentiers, tout. Les rohières, les ornières.
La vie est une souillon, se disait-elle, une arsouille qui, dès le point du jour, avant la tinterelle, telle une fée mauvaise toujours à calotter cendrillon la pauvresse, la cenerentola des petits matins gris, la pouilleuse, met ses chaussures de biau, ses sabots de misère, ses penailles grossières, sautant par-dessus la drouille que la nuit déposa dans les prés alentour.
La vie est une souillon, répétait-elle sur l’air des lampions, jambillant en mesure, celle du vent huant et des injures du temps ruse-croche comme de juste. On en repart toujours bredouille, écarbouillé, écrabouillé à la soirante, ou loqueteux dans les ronchailles et sans le moindre survivancier. Un chant de grenouille plus tard, le vaurien n’a plus rien qui vaille, il fait pot-bouille dans la cheminée de quelques raquillons ou étrillons peut-être, qu’il a sauvés des callées et des broes, de l’écume moussue des pluies clotigeant l’horizon à double tour.
La vie est une souillon sourde muette et usurière qui, pour un instant d’espérance fait payer mille siècles de tourments et vous prête sur gages quelques miettes de vent. Une goton, une maritorne, une souillon puisqu’on vous le dit, ogresse devenue vous engloutit, avale, vous gaspille et épuise si vous vous laissez prendre à ses sables mouvants, ses lises de mortes-eaux ou vous brise vous lançant sur les crêtes de ses lames tempétueuses.
La vie est une souillon croque-mots, fausse circé et sorcière vraie, diseuse bonimenteuse de balivernes, sornettes, fredaines et rengaines, turlutaines et bas de laine de toutes pièces réparés à gros points et cacophonies, nez tortus, bonnets pointus.
L’effacement du monde
D’un seul coup de lame
une aile d’hirondelle a crevé ce lent nuage et laineux
le poignard noir de son bec, tailladé le ciel d’où tombent
à jamais les pointes d’une pluie acérée et glaciale
jamais je n’oublierai l’odeur verte de l’herbe au sol blanchi du givre
recouvrant le vallon de meurtriers silences
ni le fort café abyssin au rempart du soleil puissant
à l’heure des poètes
sous le pont de pierre tant usé qu’à l’égrisoir des jours
il n’est plus que poussières, le frisson du ruisseau
son eau fraîche friselisante, ses froissis, ses frôlages
me troublent entre forêts et sables
de la neige au désert
du fond de ma mémoire, depuis les tant lointains,
je n’entends plus ni plumes ni flocons glisser dessous le vent
sinon grincer crisser froisser le monde,
hurler une pertuisane effilée de tristesse de noirceur
de mélancolie poisonne au cœur,
au coutelas du vide s’aiguisent mes vertiges,
aussi l’attente, ensauvagée pesante et violente
que le silence fait à l’espoir encalminé
aux heures meurtries inconsolées
au promenoir des pensers battus aux tempes
et l’abîme qui tout enserre d’obsessives ombres.