inactualités et acribies

« Il aime son délire comme lui-même »*. JP. Brisset (3ème épisode)

10 Septembre 2018 , Rédigé par pascale

 

     Année 1883, année des Révélations. Dont celle d’un soir du mois de Juin, où Brisset cède - le moyen de faire autrement ?- à une visitation mystique : tout y est, le feu, la force d’un esprit, l’irrésistible pesanteur d’une puissance céleste, archange et trompette de Dieu, une joie immense à côté de quoi les pleurs, pleurs de joie pascaliens ressemblent à un aimable chagrin. Fallait-il qu’il s’inquiétât de la grande angoisse qui suivit ? il semble, à le lire, que la peur ne durât pas. Il comprit de suite que sa personne -Jean-Pierre- compte ici pour rien mais qu’il est choisi, élu, porté au-dessus de l’humain, désigné, bref, qu’il a une mission. Dont il mesure la dimension rétrospective en concevant sur-le-champ, c’est ce qu’il dit, que ce qu’il a élaboré depuis toutes ces années venait d’échouer là, pas au sens de l’échec ou de l’échouage, mais de l’accostage, de l’abordage, de l’aboutissement.

     Quelques mois plus tôt

     Le 5 janvier 1883, c’est ce jour qu’il nous fut révélé** que  le latin est un argot et successivement que la parole remontait à la création des ancêtres de l’homme jusqu’à la grenouille. Le mois suivant, il affirme se trouver en face de l’infini** ; mais ignorer encore que La Grammaire Logique (1878), fût un livre prophétique** ; enfin, qu’il avait -il use du pluriel de majesté- vaincu les monstres et dissipé les nuées qui nous cachaient notre origine. L’esprit frappeur de Dieu fut si intense que les épisodes, surtout celui de Juin, l’inscrivent définitivement dans ce délire, dont, à y regarder de près, des traces se laissaient entrevoir depuis un certain temps déjà. Disons qu’on pouvait, à la limite, en faire abstraction… tant la nouveauté, l’originalité, la drôlerie, la cocasserie, et même l’outrancière folie douce se laissaient saisir pour elles-mêmes.

     Tandis que maintenant, il faut décider. Je parle du lecteur, pas de Jean-Pierre Brisset, qui sous le coup et les coups de l’Esprit divin, en devient le porte-Parole, et même l’agent verbalisateur, belle et étonnante expression qui dit la dimension langagière de la mission, mais aussi punitive, et l’engagement actif à son service. Comme lecteurs, il nous faut décider, il nous faut choisir. Soit, nous cessons là tout compagnonnage avec notre normand-amateur-de-grenouilles-et-de-cris-primitifs ; soit, nous avançons en ignorant le mysticisme prégnant, ce qui risque d’être compliqué, finalement impossible ; soit, nous poursuivons notre chemin, intrigués, mais déposons notre cerveau rationnel, littéraire, poétique, logique, avant d’y aller et décidons d’être brissettiens, de briser la tentation du recours à toute catégorie intellectuelle de référence ici usagée, usée, voire inutile, tout simplement. Ce que, bien sûr, nous allons faire a priori. Mais pas a posteriori.

     Restent quand même 30 ans à franchir pour parvenir à l’autre date de naissance de Jean-Pierre Brisset. La troisième de mon point de vue. Et même la quatrième, si l’on commence au commencement, le 30 Octobre 1837, l’officielle, celle de l’état civil, dans la commune de La Sauvagère, qui pourrait ne faire qu’une avec le jour où l’enfant sauvage mais pas trop, rompit d’un coup de baguette le joyeux temps de l’innocence, l’infantile latence toute vouée au principe de plaisir des champs et des bois où retentissent le chant et l’émoi des rainettes vertes au bord de la mare, aubes, hordes, l’amarre ***… Récapitulons : Jean-Pierre voit le jour un jour d’automne en Normandie et entend le côa de la grenouille plusieurs années après, premières naissances ; à 46 ans, à Angers, il reçoit en direct l’appel, happe-le***, de Dieu, l’Esprit, Jésus, les anges, le feu, après deux œillades discrètes préalables ; à 76 ans, enfin, il naît pour de bon, devant témoins et pour la postérité, l’évènement est photographié, il y a des articles avant et après dans les journaux, on offre des fleurs, on boit le champagne, on tient table de fête. On s’en souviendra. C’est sûr, cesse hure, césure***

     Ce jour-là, il est né Prince des Penseurs, pensez donc ! Le 13 Avril 1913, à Paris, en présence de poètes, d’écrivains, de curieux, d’admirateurs, de voyeurs, mais sûrement aussi d’arnaqueurs, de rieurs, d’infâmeurs affameurs, d’auteurs sans hauteur et autres flatteurs trompeurs et trompettistes d’une renommée fabriquée tout à leur gloriole. Pour peu qu’on relise dans la presse de l’époque les comptes rendus, mais aussi le récit qu’en fit Jules Romains de nombreuses années plus tard, on a un peu honte pour les organisateurs et responsables de cette mascarade, dont l’auteur des Hommes de Bonne Volonté en tête. L’affaire fit quelque bruit, cette invitation d’un obscur scribouillard d’abracadabrantesques théories sur les natures absolument philologique du monde et batracienne des hommes. Brisset fit conférence. Brisset répondit aux questions. Brisset fit bonne, très bonne figure. Nul doute qu’il se souvint alors qu’il était, depuis longtemps déjà, en mission spirituelle, et qu’ainsi il put rester digne, bien que tremblant un peu rapporte le Figaro. Quelques mois plus tôt il avait été élu, vainqueur de Bergson et d’autres mais surtout de Bergson : scrutin arrangé, élection truquée, mauvaise blague de parisiens en mal de moqueries provincialistes... Brisset, petit vieillard proprement vêtu de noir, chaussé de souliers neufs, une petite valise fauve à la main, et, sous le bras, un chapeau claque démodé****, Brisset ne sait pas que cette naissance stricto sensu éphémère, ne changera pas la moindre chose, pas la moindre, à son ordinaire, à quelques conférences désertées près. Brisset qui, à la retraite, vient vivre à La Ferté-Macé pour y mourir, en 1919, après deux ou trois séjours à Paris et même à Angers. Il ne baissera jamais la garde ;  sa conviction était si forte que ses travaux méritaient connaissance et reconnaissance, qu’il les envoya  un peu partout en France et dans le monde. Mais fit don de tous ses livres à la bibliothèque fertoise, avant de disparaître.

 

      Un fou. Un fou très logique à ne pas laisser aux biblioubliettes.****

 

    En matière de folie, on a le choix. Surtout si l’on n’est pas certain. La folie a ceci de déraisonnable qu’elle se cache souvent au milieu d’un chantier de construction architecturale des plus rigoureux ; il le faut bien pour que l’édifice ait quelque chance d’être visité.

     Les Grenouilles de la brissetterie ne sont ni feintes, ni élucubrées, elles ne ressemblent, ni de près ni de loin, par exemple, à l’énigmatique personnage décrit par Théophile Gautier dans Le Club des Hachachins  (ses jambes, je dois avouer qu'elles étaient faites d'une racine de mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de nœuds et de verrues…) dans lequel on rit beaucoup, au milieu des monstres. Tout le registre lexical du rire, de l’amusement et de la grimace, est convoqué ; des nuances donc des précisions, usage fin de la synonymie la plus riche. Quelque chose de Jérôme Bosch en bout de plume d’oie… un cauchemar sans angoisse, avant que les choses ne se gâtent, il est vrai. Car à la fin je devins fou, délirant, quel aveu de clairvoyance,  contemporain si l’on peut dire, d’une désagrégation totale du temps, de la perception du temps, de la réalité du temps comme objet de conscience commun et collectif. La nouvelle -qui n’était pas que fiction- paraît en février 18461.

     Brisset est aux antipodes. Son œuvre est un système du monde, qui doit sa rigueur implacable à un axiome de départ in-contestable, pléonasme, il n’est d’axiomatique qu’adossée à de l’indémontrable (mais point à de l’irrationnel pour autant). Même Riemann et Lobatchevski ont cédé devant Euclide et préféré le contourner plutôt que le détourner. Mais Brisset, bien qu’il avance des arguments de rigueur, de scientificité, de logique, voire de mathématique  -ces deux termes dans les titres de ses essais de grammaire- intéresse poètes, linguistes, philosophes et psychologues (y compris psychiatres). Une fois passée et dépassée l’assertion un tantinet accommodante et confortable qui fait de son œuvre une joyeuse fumisterie, quelque chose comme de l’humour à très longue détente (comme le saut d’une grenouille ? a-t-on envie d’ajouter) ou plus charitablement une admirable ingéniosité2,  il faut l’interroger. Et comme il n’est ici pas question d’engager un travail de recherche -il m’importait surtout de présenter Brisset-  je lance quelques hypothèses, forgées à la fréquentation livresque des Foucault, Queneau, Breton, mais aussi Freud, Saussure, et autres spécialisés de l’écriture, du psychisme, de la poésie, raison et déraison tout ensemble. Et de Brisset lui-même. Des lignes apparaissent et des fils se tirent, d’autres s’éloignent. Brisset est un mythologue maniaque, un phonéticien obsessionnel, un aliéné de l’Origine, si l’on veut bien entendre dans « aliéné » la caractéristique de celui qui se soumet à autre que soi, y compris une idée, une croyance, une conviction, au point de s’y consacrer tout entier et de disparaître dans plus grand et plus haut que soi. Soumission totale. Brisset a passé toute son existence à établir une phylogenèse sans ontogenèse, une origine de l’humanité mais pas nécessairement les origines de l’homme. On pourrait dire sans passage par des filiations. Nous ne sommes donc pas en présence d’une bio-graphie, une écriture des commencements de la vie, mais d’une mythographie, l’établissement hors chronologie, hors téléologie, hors calendrier ou proposition de datation, hors pro-jet anthropologique, d’un récit anhistorique des débuts. Dans lequel il n’hésite pas un seul instant à supprimer les racines fécondantes, pire, à en inverser le cours (l’exemple du latin) ; mais ça ne suffit pas. Cette négation du mouvement de l’Histoire est un présentéisme à rebours, linguistique et animal, voire animalier. Non seulement au début la Grenouille est, mais elle coasse en français. Tout vient de là. Dieu l’a voulu ainsi, ne l’oublions pas trop vite quand même, les délirants les plus stricts sont aussi des illuminés.

     Brisset ose, sans la moindre assise biologique, paléontologique, génétique évidemment, biffer la distance infranchissable entre animalité et humanité. Ce que L’Origine des Espèces de Darwin qui paraît à Londres pour la première fois en 1859 contenait et qui fera sa gloire. Freud y verra3 une deuxième humiliation pour l’espèce humaine, qui, après avoir perdu sa place centrale dans le néo-univers copernicien (héliocentrique et non plus géocentrique), et avant de perdre la suprématie de la conscience au profit de la fécondité de l’inconscient (un gain dû à Freud lui-même), perd avec le naturaliste anglais, la supériorité et l’irréductibilité de sa nature, puisqu’il « descend » dorénavant du singe. Non ! de la grenouille  raconte un normand inconnu de tous à la même époque pourtant. À la différence que Brisset y voit et en fait une apothéose. Et qu’à l’instar de Léonard de Vinci, c’est par un souvenir d’enfance4 que l’œuvre se fécondera. Les compensations sublimatoires trouvant, elles, des itinéraires différents, selon le génie, le talent ou les qualités intellectuelles. Elles ne les créent pas.

      L’on pourrait, pour souffler un peu, relire La Grenouille5 selon F.Ponge. L’élégante Ophélie manchote (manchote ?) avec de jolies jambes,  qui ne dit mot. Pas même un Côa. Un couac. Un quoique. Et nous laisse cois.

 

     *Freud, à propos du cas Schreber, conforté par Lacan : le psychotique tient à son délire comme à quelque chose qui est lui-même, in Séminaire III ; ** je souligne ; *** ces pitoyables tentatives sont miennes ; je veille pourtant à ne pas satisfaire au principe simple du rébus, mais à une certaine thaumaturgie de la similitude des sons. Et ce n’est pas si facile. Quand on pense que Brisset en a fait Le Principe même du Monde !; ****Marc Décimo ;

       1  dans la Revue des deux Mondes ; 2 -Marcel Réja, L’art chez les fous, le dessin, la prose, la poésie. 1907 ; 3 – in Introduction à la Psychanalyse, 1916 ;  4- Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, 1910 ; 5 - in Pièces

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D
Magnifique!
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P
MERCI!