inactualités et acribies

actualité 1918.

26 Mars 2022 , Rédigé par pascale

 

       En Octobre 2018, les éditions Gallimard publiaient un très beau livre pour commémorer le centenaire de l’Armistice, c’était son titre. Plusieurs écrivains – trente et un exactement – avaient trempé leur plume dans les tranchées de l’histoire. J’en disais tout le bien [cf. archives, l’adieu aux armes, 28 Octobre 2018]. Quelques jours plus tard, le 18 novembre, touchée au cœur et à l’intelligence par l’un des textes en particulier, j’y revenais pour tenter de montrer comment, par son regard panoramique et les oreilles aux aguets, l’auteur avait porté jusqu’à nous les bruits de la guerre (…) ceux qui nous assourdissent et les abominations (…) insupportables. Mais aussi, si tout cet enfer est inconcevable (que) seule la littérature, la littérature seule permet de penser cet impensable. C’était son Hommage à tous ses géants.

Le hasard de mes flâneries — celui qui fait parfois bien les choses et nous arrive chargé de grâces — me fit relire ces lignes aujourd’hui. Chacun comprendra, les lisant à son tour dans le tremblé des heures, la raison puissante qui me fait les reproduire ici – à quelques nécessaires corrections près.

 

 

- ENNEMITIÉ

 

Les fortes pages d’Alain Borer dans Armistices ont cette qualité d’infuser lentement en dépit de leur intensité. Pour se poser comme feuilles d’or et d’automne, dans le silence retardé qu’impose la réflexion et l’éloignement nécessaire d’avec toute agitation mondaine et domestique. Qu’elles fussent lues dans l’empressement de la découverte, faisait contrat pour une relecture, et le titre, l’unique mot du titre, portant à lui seul la charge de cette obligation.

   

          L’Ennemitié ou l’éblouissante illustration de la force de surgissement du sens par la maîtrise du verbe, mieux, par l’invention d’une évidence de ce qui, pourtant, ne s’était jamais dit ainsi, ne s’était encore jamais ainsi dit, pour avoir trop entendu d’autres mots proches, répartis le long d’un axe paradigmatique dont la double propriété est d’être commun — la meilleure garantie pour se mieux comprendre dans une langue donnée — et parfaitement individuel — la meilleure garantie pour éloigner l’infécond psittacisme. Il fallait comprendre de suite, que L’Ennemitié ne se substitue ni à l’« inimitié » ni à l’  « inamitié », un terme qui lui non plus n’existe pas, alors qu’inamical s’emploie, comme si l’on pouvait manquer à l’amitié mais non l’amitié.

          De la mise en forme — la formation — vient la signification ; de la formulation vient le sens ; de l’inventivité vient le signifié, ou comment la force d’un mot oblige au développement de la pensée du lecteur porté alors à une sommation d’intelligence et d’application à n’être ni paresseux ni passif. Cette multiple et réciproque contrainte qui en appelle à toutes nos mémoires vives mais lointaines, compose un vrai moment de grâce, elle en est même la condition.  Aussi, prendre d’abord le train des pages en paysages des jours qui passent à rebours, qui passent à l’envers. Dira-t-on jamais assez ce que l’écriture d’un lieu doit à celle des temps vécus, la géo/graphie à l’histoire qui s’y est inscrite. Ici même, ce que l’Armistice doit à L’Ennemitié disparue dans le silence des armes tues, comme elle était venue par leur fracas. On avait des ennemis/Sans savoir pourquoi dit Guillevic quelque part.

Si l’Ennemitié était l’exact contraire de l’Amitié, « inimitié » y aurait pourvu : en absence de, en trahison de, en insuffisance de, bref, en manque. Ce serait l’amitié en manque d’amitié. L’amitié serait la mesure, l’inimitié sa démesure en creux, sa négation. Entre les peuples, entre les individus. Le contraire, l’opposition, dans la logique binaire et tellement usée du tiers exclu : on ne peut tenir dans le même ensemble, une chose et son contraire. Pour que l’une soit, il faut que l’autre ne soit pas. Un modèle qui suppose et impose non point de la rigueur mais de la rigidité : la première a la précision pour guide, la seconde mène à la simplification, ce que font la plupart en déclarant que la guerre qui oppose des ennemis exclut, de fait et de droit, tout rapport non inamical. Mais pour l’affirmer il faut poser le principe d’une amitié nécessaire, d’une nécessité de l’amitié avant, ou hors la guerre : ce qu’Aristote attendait de tout Athénien pour accéder à la vraie citoyenneté, qu’il appelait Philia — souvent trop vite traduit par Amitié, oubliant que le philosophe écrivait alors que la décadence démocratique d’Athènes était bien entamée ce qui justifiait aussi un tel propos. Alors la Philia, cette accordance ou l’énergie pour y parvenir, serait un état de paix, un état de non guerre, un état de non hostilité.

Mais, de même que l’amitié n’implique pas les désaccords, l’ennemitié n’est pas faite d’inimitié obligée. Si elle la contient, évidemment, elle n’en est pas l’inverse, l’avers de son revers. Et ce long et profond texte d’Alain Borer ne dit pas qu’il y a un rapport aigu de contradiction entre amitié et ennemitié, mais de contrariété. Il faut peut-être oser une autre entrée herméneutique pour mesurer cette féconde distinction, il faut revenir à un modèle de pensée qui ne s’inscrit pas dans une argumentation binaire, dialectique, serait-elle subsumée par quelque ruse de la raison hégélienne. Et l’on aurait tort de ne pas lire en pesant au trébuchet de la psyché collective qui nous assigne à domiciliation intérieure et tenace,  ces mots d’Alain Borer, presque les derniers : l’ennemitié, la fabrication inconsciente de l’ennemi ; par une énergie active que l’on ignore être en soi, cet entêtement inconnu tant qu’il est contenu, qui s’expose et explose comme force négative mais active, si ou dès que l’autre, qui fait se tenir entre eux les principes de vitalité, d’ordre ou de vertu collectifs, si ou dès que l’autre force fait défaillance.

          De cette fragilité, de ce Malaise* mal aisé constituant toute civilisation, proviennent les guerres, les conflits et les crises. Déjà, de la lointaine Grèce d’avant la stricte rationalité platonicienne, on eut cette audace de penser le devenir non point dans une ligne — serait-elle chaotique — mais suivant des cycles, des cercles qui se repoussent les uns les autres pour mieux se manifester. L’Harmonie et la Discorde empédocléennes procèdent de cette féconde confrontation où seule la faiblesse de l’une amène l’autre à paraître. Elles se contrarient mutuellement.

 

          Le texte d’Alain Borer participe de ces pensées-là. Mais aussi, mais surtout, par l’extrême richesse et intelligence de savoirs éblouissants et d’une plume magnifique, osant le dépassement de la simple linéarité historiciste, il montre per facit ce qu’il dit. L’ennemitié, force toujours latente et en quelque sorte autonome, surgit ou surgira, par faiblesse, par infirmité, par défection i.e par manque d’attention et de soins à ce que — depuis toujours — les hommes ont créé de plus intense, de plus infini, de moins utile, que l’on peut tenir sous le nom d’art et dont la littérature est, ici, l’une des formes les plus achevées.

* au sens de Freud dans Malaise dans la Civilisation, autrement traduit aussi Malaise dans la Culture.

[Armistice. Editions Gallimard. Octobre 2018. Alain Borer – L’Ennemitié p. 39-57]

 

« Il est assez rare d’arriver à connaître le prix exact d’un rêve. »*

21 Mars 2022 , Rédigé par pascale

*(Henri Calet, in Poussières de la route.)

 

[Rêver à la Suisse, suivi de Bref retour en Suisse]

 

Il y a toujours une phrase d’Henri Calet pour illustrer Calet. Il ne faut pas s’en priver, il est inépuisable.  Dans Peau d’ours – ses notes pour un roman, inachevées ou plutôt achevées par sa mort – il écrit, c’est environ à la moitié du livre et au milieu d’une page : Tout de suite, je déclare que mon point de vue sera peu élevé — comme presque à ras de terre. J’aimerais dire : à ras d’homme. Ici, hic et nunc, on le prend au mot, au pied de la lettre, au pied de la montagne, d’ailleurs il le fait lui-même. Revenant en Suisse huit ans après un premier voyage, il écrit — À Jean Paulhan, son complice — en réalité à tout le monde, que l’air des sommités — le col de la Faucille (1 223 m) lui paraissant préjudiciable, il choisit de redescendre quasi au niveau de la mer, c’est-à-dire à la hauteur médiane entre l’Observatoire – 60 m – et la place de la Concorde – 34 m – soit, 47 mètres, altitude qu’il prend la décision de ne plus dépasser, et l’annonce depuis Gex, tout près de Genève, d’où, peut-être, il pourrait bien voir le mont Blanc ! Cet « arpenteur du merveilleux approximatif, écrit dans la marge étroite d’un éveil » ; on ne peut mieux dire que Patrick Delbourg dans Les désemparés, ni faire autrement que commencer par ce retour en terre helvétique, qui éclaire le premier voyage : il pourrait passer pour une réparation, un pansement, peut-être un pharmakon au double sens grec de poison et remède, si l’on comprend que le premier voyage ayant été marqué par une faute, oblige à rédemption. Interprétation à peine effleurée par Calet qui sait si bien ondoyer entre les contraires : il se dit à la fois dans l’émotion, la fièvre, attiré par quelque fantôme ancien, mais assez convaincu que tout lui fut pardonné. Pour autant, le retour se fit sans tambours ni trompettes – celles de la fête nationale lors de son premier passage – et même le plus discrètement possible : Il ne s’est rien passé, faisant croire que le héros détesté qu’il fut jadis avait obtenu le pardon ou même nous faisant croire qu’il fut un anti-héros malgré lui, qu’il s’était rabonni. Calet ne peut être plus calettien que dans ce genre de matoiserie. Nous nous souvenons aussi — nous l’avons lue avant, alors qu’elle fut écrite après — de l’escapade nonchalante en Italie où, là aussi, il ne se passa rien. Et nous n’oublions pas qu’aller à une quinzaine de kilomètres de Paris – et en autobus – pour visiter le musée de l’Asperge le saisit tel un grand besoin de voyage.

         A l’été 1946, poussé par une foucade, Henri Calet est en Suisse. L’époque peut sembler légère – fin de la guerre, espoir de la paix et de la levée des restrictions alimentaires. On se dirigeait vers le bien-être, la sécurité, la démocratie, sous les ailes de l’onu. Bien que généraux, de tels propos confinent à une dimension politique, une réflexion sur l’état du monde que Calet s’empresse de quitter. Ce qu’il aime c’est la confrontation simple avec les choses simples, l’observation des paysages et des hommes, leur présentation en mots. Le petit pays neutre et toujours prospère, fait locomotive pour un train de clichés passant à petite vitesse tranquille devant nos yeux, avec ce détachement que nous connaissons et aimons tant, sans oublier l’air, l’air de la Suisse (qui) est très pur. Bien sûr ! Tout y passe, absolument tout – les tissus de pure laine ; le chocolat ; les distributeurs automatiques ; les débits de tabac – à ce point intériorisés dans l’imagerie collective et individuelle que Calet en parle avant même d’être parti, pendant les préparatifs – nous nous souvenons aussi de la part qu’ils avaient prise dans le récit Mes impressions d’Afrique, un peu comme si Calet rechignait à entrer dans son texte. Toujours est-il qu’enfin Le train roulait et nous avec lui et même si la proximité de la guerre fit advenir les souvenirs du train de 1941, dans la balance entre son horreur du drame qu’on a bien du mal à prendre à la légère, et la gare-frontière en terre suisse, un vrai, vrai petit déjeuner emporta tout. À partir de là – le moment du texte et le récit tout ensemble – Calet devient l’aventurier faussement modeste et inhibé dont les mots simples nous kidnappent et enchantent. Or, un aventurier – c’est lui qui le dit : il m’advint des aventures assez singulières – n’est pas un voyageur comme un autre ; il combat l’inattendu, l’adversité, doit faire preuve de ruse et de courage, fait face à des dangers. On se doute, le connaissant, que rien de tout cela ne l’effleure. Je rêvais, je fumais une cigarette après l’autre, devant le lac Léman.

C’est peut-être la seule fois où paraît le verbe « rêver », et encore, ici, Calet rêve en Suisse (devant le lac) même s’il rêve à « la suisse », ce n’est pas la même chose et fait l’objet d’un malentendu. En effet, rêver à la suisse signifie ne penser à rien ce que précise la 4ème de couverture de l’édition Héros-Limite (2020) – ce qui fait un peu tard – tandis que Le Dilettante (1992) reprend la précision venue de Calet lui-même, en début de texte. Dans les deux cas, et dans tous les cas, la majuscule n’est pas de mise, ni dans le titre, ni dans le corps du texte, et fait contre-sens si l’on entend par là que la Suisse est un pays de rêve. Calet ni Paulhan ne l’idéalisent, ne s’attachant qu’aux choses les plus ordinaires, les plus simples, voire les plus basses – le lecteur comprendra – l’écriture seule fait le tout, Le Tout sur le tout pour le dire comme lui. Une écriture dans la distance, une écriture décalée, désenchantée et à vif.

Jean Paulhan avait écrit – qu’il publiera en 1947 – un Guide d’un petit voyage en Suisse, que Calet avait lu et dont Rêver à la Suisse se fait l’écho à sa manière, inimitable, à tel point qu’il ne fut pas bien pris par le lectorat helvétique qui le fit savoir. La polémique fut assez rude. Paulhan vola au secours de son « complice », Calet fit repentance – notamment par le Bref retour en Suisse – ci-dessus évoqué, mais ne convint pas les offusqués se disant offensés. Il faut dire qu’Henri y était allé un peu fort dans la maîtrise de l’ingénuité verbale, ce qu’on a appelé son humour très désespéré, si désespéré qu’on ne sait plus quoi l’emporte, de l’humour ou du désespoir. Aussi une scène d’une mort au grand air en fâcha plus d’un, un modèle d’audacieuses apathie et insensibilité qui choqua, et sur laquelle, bien sûr, on fit erreur, par inadaptation et méconnaissance de l’écrivain Calet. De la scène proprement dite, il ne faut rien révéler. Sa relation par Calet fut prise pour cruelle alors qu’elle est une éblouissante démonstration, par une économie de moyens exceptionnelle, que l’écriture peut l’emporter sur le réel au point de le négliger comme vécu, — d’aucuns diront « au risque » — quand il donne l’impression que les mots « tombent à côté » et du mauvais côté. Calet toujours à contre-pied ou à contre-poil dans cette manière silencieuse bien à lui de sourire à tout propos et de nous tirer par la manche pour partager son jugement sur l’inopportunité de tout. Jamais il n’a l’inélégance d’être désespéré, là est sa conception tragique de l’existence qu’il mesure à la nécessité absolue d’écrire sans drame ; ainsi cette remarquable concision dans la frivolité :  Les catastrophes helvétiques gardent toujours un certain caractère d’intimité cantonale. En cela il nous ensorcelle.

Pour autant – et bien que ce soit l’une de ses marques d’écriture la plus puissante – Calet n’est pas réductible à ce seul double jeu – quasi dialectique – de la profondeur et de la sobriété. Ses images, très sobres elles aussi (… le lac … survolé – comme incessamment applaudi – par les mouettes ; voilà des métaphores que je n’ai pas trouvées dans mon encrier ; cela fondait dans la bouche comme un remords etc.) et ses juxtapositions blanches, optimales dans Les murs de Fresnes, en sont deux autres.

Ne croirait-on pas qu’Yves Bonnefoy (in La Vérité de parole) parle d’Henri Calet plutôt que de son ami Georges Henein, quand il écrit qu’il pratiquait avec une ironie amusée ce « manque de discernement » qui est « une forme devenue nécessaire de la lucidité » – où l’on comprend qu’il y eut entre Henein et Calet une belle et grande amitié jusqu’à la mort de celui-ci. Ce « manque de discernement » nous donna les plus inattendues, singulières, fines, irréprochables et abouties chroniques de voyages. La Suisse l’obligea cependant à un repentir d’écriture et de retour, peu commun chez lui, pour ne pas dire unique. Le texte de 1954 s’achève par la mise au point supplémentaire suivante : Notre raid était accompli. Je dis bien « raid » et non pas : « rêve », bien que, par quelque côté, il en eût toutes les séductions. Or personne, à l’écrit, ne peut confondre « raid » et « rêve ». On se dit que Calet dut être blessé bien plus qu’il ne voulut le dire – le condottiere des petits chagrins mouillés comme dit P. Delbourg – pour qu’il sentît l’obligation d’une telle précision tout en paradoxe, car il ne se résout pas pour autant à opposer radicalement le côté expéditionnaire de l’un à la douceur de l’autre.

L’infinité du plaisir infini des mots.

15 Mars 2022 , Rédigé par pascale

 

L’inactualité est de tous les instants, c’est infiniment moins fatiguant que de courir derrière les nouveautés : on ne peut s’y maintenir, elles changent tout le temps …  Voilà bien le meilleur argument jamais entendu — selon ceux qui s’y tiennent au risque de la contradiction — pour ne pas lire le journal qui ne dit jamais la même chose ! Cette admirable naïveté fait édredon à la paresseuse indifférence des nigauds qui se prennent pour des sages au milieu de leur propre bêtise. L’inactualité ne peut être une posture, elle doit être, en revanche, une position qu’il faut tenir avec la détermination d’un escadron, mot qui relève de l’équerre et du carré mais dont on peut ignorer que l’unité plus petite se nomme le peloton. Nous n’étirerons pas plus qu’il ne faut ces mots dévolus au vocabulaire militaire, les reproches pleuvent suffisamment sur qui osent le maintien de l’ordre de la grammaire, de l’étymologie, la syntaxe, la morphologie, les accords — leurs règles et leurs exceptions remarquables — l’orthographe, la sémantique, écrins indispensables aux créations et autres engendrements littéraires de génie par maîtrise de l’incartade, goût de l’escapade, de l’échappée, des cabrioles, extravagances et autres inconduites linguistiques, sans le moindre rapport avec l’abandon, mais qui ont tout à voir avec les polissonneries verbales et les embardées salutaires des grandes œuvres et belles.

En raison de ces armatures — mot que l’on doit cette fois à l’écriture de la musique — qui oserait dire que Schumann, pour avoir composé selon les règles du solfège et de l’harmonie, a écrit platement, tandis que l’on entend tant de tapages inarticulés et insoutenables que l’on doit à l’ignorance et à l’analphabétisme musical régnant en maître ? En raison de ces armatures, soutiens, charpentes, structures et autres bâtis, les plus audacieuses architectures, formes et lignes, ont pris le risque du risque, les cintres se courbent, les courbes s’affrontent, les simbleaux s’aventurent, les exceptions aussi et les aventures compromettent l’identique, le commun, l’uniforme, l’inégal se hisse à l’inégalé. La justesse de l’ajustée trouvaille s’impose mieux encore que la répétition du conforme, que la réplétion du correct ou le dogme de l’étiquette. Mais pourquoi ne le comprend-on pas, sinon parce que les arrangements ordinaires servent d’ais, d’excuses, d’alibis à nos faillites ; ou que suffit le petit poids des mots simplets échappés des réserves de plus en plus étroites du vocabulaire disponible ; ou qu’on reçoit avec des complaisances et amabilités grossières ceux que l’on connaît ou croit connaître,  sans n’accepter jamais de se laisser prendre, surprendre, saisir, pincer, dépeigner, secouer ou vaincre par une vieillerie, une curiosité, une innovation, une témérité, une de ces hardiesses que la maîtrise exercée des règles nous rend fascinantes et belles.

Me croira-t-on si je dis — mais je le dis — qu’un mot inconnu de moi me fit l’ensemble de ces effets et poser ces lignes. Une fois reçue l’intuition qui préside à l’expression mais ne la déroule, je me sens dans cette exaltante demi-mesure qui, en musique, suspend la respiration d’une ligne mélodique pourtant à venir, ou en broderie invente le motif dès le premier point. Mais croira-t-on — bis repetita — que ce fil filigrané se faufila et se cousit de deux mots pour un seul objet, tant les uns allument des flammèches dedans ma tête et l’autre les éteint. Ici, la langue fait merveille quand elle dit griche-dents, là où des pratiques grégaires creusent des citrouilles pour y mettre un lampion.

Griche-dents m’éjouit pleinement.

Mélanges, miscellanées, miettes - 16

10 Mars 2022 , Rédigé par pascale

 

Michelet : « Montesquieu écrit, interprète le droit, Voltaire pleure, crie pour le droit et Rousseau le fonde. »

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« La tête, c’est la sorbonne s’il s’agit de penser ; - la tronche s’il est question de la risquer ; - la coloquinte pour désigner une mauvaise tête ; - la boule pour indiquer un homme qui la perd ; - le melon s’il s’agit du chef d’un imbécile, et la trombine s’il faut peindre une trompeuse binette. » (in Le Figaro, Albert Monnier, 1856, « excursion dans l’argot », c’est moi qui souligne).

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Ornithorynque : ébaubie depuis toujours par le mot autant que l’animal, pourtant, les deux sont vraiment très moches.

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Est-il vrai que Jules Verne, pour ne pas perdre une seconde de travail, s’enfermait à clef dans son bureau ; n’en confiait pas le double à sa femme ; laquelle faisait chauffer la soupe à midi ; lequel lâchait son travail à midi vingt ; s’assoyait sur une chaise basse pour avoir la bouche à hauteur de la table ; et filait ensuite au plus vite à ses écritures ?

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Jusqu’à la fin du 19ème siècle encore, on donnait le nom de « consolante » au petit blanc sec avalé le matin avant la journée d’un rude labeur. Ce n’était pas sans raison, ni peut-être sans conséquences.

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Lu récemment dans la presse – ce pourrait être du Félix Fénéon de notre temps :  un motard et un attelage de chiens de traîneau sont entrés en collision au niveau du lieu-dit des Habites. Au moins deux occasions de sourire, peut-être trois. C’est vous qui voyez.

En revanche ces lignes sont bien d’un pigiste du jour, jugez-en : il épousa Sophie J. libre-penseuse comme lui. Sans commentaire, il serait cruel !

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« Chaque année, la Société des Gens De Lettres de France (SGDL) remet des prix littéraires, dotés, consacrant des auteurs confirmés. » : c’est moi qui souligne cette expression 1) qui fait pléonasme, mais 2) qui dénote surtout une flemme institutionnelle. Il faudrait ajouter un P à l’acronyme, P comme Paresseux, ou T comme tire-au-flanc.

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Vite, se consoler avec des mots admirables : « En effet, une basse-cour bien peuplée s’annonce de loin par une bruyante palabraille : on se croirait en Andalousie, où, dit le proverbe : il suffit d’une poule et de deux femmes pour faire tout le bruit d’un marché ; elles caquètent et caquèlent, cacassent, cracassent, gaquegacquent, et pour varier, gloussent, croussent et groussent. » Élie Reclus – voir plus bas – in La poule, le coq & récréations instructives d’où j’extrais aussi avec jubilation : cocriacot ; coqueliquer et coqueriquer ; colichemarde — et cette merveille : Monsieur (le coq) … n’a jamais montré grande sympathie pour tous les cochets, cocherillots, jaulets, goilloux, ornichons et béquants ». Et pour finir — non point la liste de ces trouvailles, elle est très longue, mais la citation de ces mots formidables, inconnus et/ou perdus — cet épatant coquefredouille, qui dit mieux à lui tout seul que l’ensemble des significations qu’on lui trouve si on les cherche. Coquefredouille, franchement, il y a là-dedans un presque-rien de béguin et un je-ne-sais-quoi de tendresse.

         Ce qui n’empêche pas le même — Élie Reclus — de dire doctement et fort justement en parlant des « papotages prétendus de la poule avec ses voisines » : « Mais quand nous entamons une conversation, à quoi tenons-nous davantage : à connaître la pensée d’autrui, ou à montrer la nôtre ? ». Redoutable question en effet.

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Aussi sec, il s’arrêta de pleuvoir. (c’est imparable !).

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Le tridacne est une espèce d’huître fort grande, très estimée des Anciens ; elle ne pouvait être mangée qu’en trois bouchées. (le mot est donné parfois au genre féminin, la tridacne).

*

— Eh ben, cap’taine Dupêteau, aurons-nous de la pluie, aujourd’hui ?

— J’vas vous dire… Si les vents tournent d’amont à la marée, ça pourrait ben être de l’eau…

— Et si les vents ne tournent pas d’amont ?

— Ça ne serait pas signe de sec.

Alphonse Allais - Loup de Mer, in A l’œil. On se souvient qu’Alphonse est honfleurais, natif de Honfleur. Je me souviens surtout qu’à peine plus à l’Ouest, sur la côte de Nacre – Courseulles – Luc/Mer – Saint-Aubin/sur Mer – Bernières et autres plages, en portant loin le regard à droite au bout du bout de l’anse je me souviens que « si l’on voit Le Havre, c’est qu’il va pleuvoir (pieuvoir), si on n’le voit pas, c’est qu’il pieut déjà ! »

       *

Dans la très prolixe série « on a laissé la plume au(x) stagiaire(s), abasourdissez-vous, ahurissez-vous, ébaubissez-vous, stupéfiez-vous, de ces sottises à suivre, le pire serait d’être sans réaction :

  • « Commentaire très pertinent sinon auquel je corrobore ! »
  • « Pourtant ces trois ouvrages forment une trilogie parcourue par des thèmes communs » … (lu sur un site d’édition dédiée aux classiques de l’Antiquité, et ce n’est pas la première fois que les présentations courtes y sont, tout simplement, lamentables, tandis que les ouvrages sont exceptionnels, ce qui s’appelle se moquer du monde)
  • « Après la crise, (l’hiver, la canicule, le gel …) le secteur du transport et de la logistique (de la mode, des spectacles, de …) a su rebondir » – quand, mais quand donc, finira-t-on de rebondir à propos de tout et de rien ? Nous sommes devenus un peuple de zébulons.
  •  « D’après les remontées de terrain que l’on a » : ce qui contredit les érosions inéluctables dues aux mutations climatiques mais surtout est du grand n’importe quoi, qu’on ne cesse d’entendre et de lire.

La liste n’est pas close, s’allonge chaque jour et chaque fois m’horripile, aussi avec l’usage du subjonctif en lieu et place de l'indicatif, à l'oral comme à l'écrit, après après que … : alors, après qu’il est usité, je m’agace grave !

     *

En revanche, entre les verbes voir et vivre, quelques moments de confusion déjà remarqués selon le temps de conjugaison, donnent lieu à d’authentiques polysémies, qui m’ont fait écrire que :

Je vis, signifie que l’existence se regarde en se retournant.

         *

          Un passage couvert occupé par de nombreux magasins, pour l’essentiel consacrés aux fanfreluches et autres inutilités qu’on aime pourtant acquérir, s’appelle sans la moindre originalité Passage du Commerce – j’appris il y a peu, qu’il fut tout d’abord nommé Le Passage des Trois-Pigeons. Je me demande si l’on fit bien de le débaptiser !

                   *

 

         Le père, Jacques Reclus, et la mère, Zéline, eurent quatorze enfants, dont : l’aîné, Élie Reclus, qui se marie avec sa cousine germaine Noémi Reclus, ils ont deux fils Paul et André Reclus ; Élisée est très lié à son frère Élie, ils habitèrent un temps chez le gendre de Michelet, qui épousera leur sœur, en secondes noces, Louise Reclus ; Zéline Reclus, fille de sa mère Zéline Reclus, et mère d’Élie Faure – le célèbre critique d’art ; Onésime Reclus, qui aurait inventé le mot « francophonie » ; Noémi Reclus, cousine et belle-sœur – il faut suivre – de la femme d’Élie, son frère aîné ; Armand Reclus, l’un des pères du projet du canal de Panama ; Paul Reclus, qui eut un fils, Jacques Reclus.

         Bonheur des prénoms répliqués dans une même famille à des générations et rangs différents:  ici, de 1796, naissance de Jacques Reclus à 1984, mort de Jacques Reclus.

*

« Les langues s’appauvrissent de gaieté de cœur ». Émile Littré

4 Mars 2022 , Rédigé par pascale

Certainement ses études de médecine, qu’il fit en deux fois, lui rendirent banals les termes qui, de son titre jusqu’à la fin du petit volume, filent la métaphore pathologique. Malformations et autres anomalies y sont relevées sous le régime de la santé, bonne ou mauvaise, de la dégradation ou de la conservation de l’état général d’un être vivant, des conditions de son existence, du soin qu’on lui doit. Par excentricité de ce point de départ, tels les cercles qui s’éloignent du galet jeté dans l’eau mais restent également concentriques, la double sémantique de la disparition ou de la conservation dues à des violences ou brutalités relatives soit à l’indifférence soit à l’ignorance, use de toutes ses ressources. Force est de constater que le mal est fait, en dépit de quelques rares miracles.

Voici pourtant un petit livre avalé d’une lampée. Rédigé sous l’ordre alphabétique parce qu’il est nécessairement aveugle, son auteur — le bon Émile Littré — y procède par prélèvement d’un petit nombre de mots pour lesquels il a rédigé les remarques diagnostiques que ferait un médecin expérimenté à propos de quelques cas qui lui semblent instructifs. Il se serait appliqué — il le dit dans les trois courtes pages d’Introduction — à rapporter une série d’anecdotes dont le mot relevé et saisi est le héros. Tel un Tallemant des Réaux du langage, il porte jugement de ce que les usages ont fait ou défait à la langue, soit qu’elle y cédât pour le pire, soit qu’elle y résistât, soit qu’elle y trouvât une opportunité heureuse, une aubaine d’inventivité ; ces deux dernières possibilités étant les plus rares, Émile Littré ayant, de son propre aveu, trouvé plus souvent qu’à leur tour des flagrant(s) délit(s) de malversation à l’égard des mots.

Le recueil Pathologie verbale ou Lésions de certains mots dans le cours de l’usage appartient, à l’origine, à une brochure intitulée Études et glanes pour faire suite à l’ « Histoire de la langue française » publiée en 1880. Littré mourut l’année suivante. En 1986, la Bibliothèque Nationale en fit une petite édition séparée – elle eut bien raison. [noter par souci acribique que seule cette édition moderne écrit glanes, là où les autres posent glanures.]. Une centaine de mots – je crois bien 101 – y sont soumis à l’auscultation vigilante du praticien aguerri mais plus accommodant qu’on aurait pu le croire, à moins que certaines de ses indulgences ne soient résignation, c’est tout le charme inattendu de ces pages où l’on mesure un rapport que l’on a qualifié par ailleurs de « sentimental » avec les mots, ce que la manière métaphorique ne peut que renforcer. Le terme charme fut d’ailleurs prélevé et examiné par notre lexicographe, il peut servir d’illustration, entre bondir et chercher, cela pour préciser que la nomenclature ne comporte aucun mot savant ou spécialisé, à moins de considérer comme tels poulaine ou tapinois par exemple, aussi galetas ou éconduire

Charme, donc. L’exploration est brève, rapide. Toutes le sont, ne dépassant pas une page mais certaines plus que d’autres. Après le rappel systématique de l’étymologie, suivent un brin d’histoire – plutôt ténu et approximatif, nous sommes au siècle près – et l’apparition et établissement de la néologie, laquelle pour des raisons différentes l’emporte fautivement. Pour charme, Littré invoque l’écart des significations, produit par le choix que l’usage fit de réserver progressivement au sens originel du carmen latin, l’acception plus étroite de l’attraction des beautés qui plaisent … autrement dit qui (nous) … charment. Cela se passa au 17ème siècle, selon lui, celui dont il observe qu’il fut le plus propice à ce genre de mutations. Nous serions dans un cas d’anomalie par expulsion du sens primitif – il y en a d’autres, mais celui-ci est le plus fréquent, même s’il faut avouer qu’à le constater cela ne suffit point. Le positivisme d’Auguste Comte qu’il fréquenta de près, avait laissé des traces à jamais. Ainsi, dans l’entrée suivante – chercher – Littré débusque un néologisme de signification, qu’il date du 13ème, qui fit passer de « parcourir », « aller tout autour » à « quérir » lui-même quasi abandonné mais pas son sens demeuré presque exclusivement dans chercher. Devant ce « choix » malheureux de l’usage, Littré regrette l’abandon de quérir — au bon parfum latin : quærere — que jamais chercher ne substituera de manière satisfaisante.

La question de l’usage est au cœur de l’affaire : elle y est dès le titre, elle y est dès les pages introductives, dès la première et longue phrase dans laquelle, énumérant les pathologies que la langue dut subir depuis plus de six cents ans, le mésusage des usages – si l’on ose – lui fit bien des accrocs. L’avant dernier paragraphe mérite qu’on le regarde de près. Littré semble confondre, au sens de mêler, usage et tradition, ou plutôt, dans la mesure où le premier est lié à la seconde, la langue ne pourrait, la langue ne devrait, souffrir d’infidélités à ses principes. Pourtant, l’usage est influençable, autant dire corruptible, perméable à la facilité, à l’oubli et de façon définitive. Les quelques occasions où il se trouve subtil et ingénieux, ne suffisent pas à rectifier ce qu’il faut se résoudre à nommer – plus loin sous l’entrée Droit, droite – une brutalité.

A de nombreuses reprises, Littré reprend le sujet et l’interroge. On le sent exaspéré, même s’il reste parfaitement convenable, par cette inéluctable tendance à l’affaiblissement, la déviation du sens des mots par leur usage qui, à lui seul, tue aveuglément d’excellents mots pour leur donner de très médiocres remplaçants. L’emploi fautif l’emporte toujours, la règle semble inévitable : Ami lecteur, ne m’accusez pas, c’est l’usage qui le veut, ce sera, finalement, sa seule excuse et explication. Quelle que soit la gravité des pertes de sens, des ruptures, des déformations (il dit difformités), il faut reconnaître, il faut admettre, il faut accepter que l’usage, l’usage maniant l’irrespect, la maltraitance, la détérioration, modifie définitivement le rapport des mots à leur sens au point qu’ils leur échappent pour n’être plus que (des) signe(s) arbitraire(s). Intéressante expression – usitée plusieurs fois et plus de trente ans avant l’emploi strictement linguistique qu’en fera Ferdinand de Saussure – par laquelle Littré signifie qu’un mot qui se pervertit par l’usage au point de ne plus rien contenir de ce qu’il signifiait en son principe, ne suivant plus aucune règle, sinon celle, capricieuse, de l’opinion commune, subit une déchéance irréparable. Certes, il faut d’ailleurs le redire pour ne pas l’oublier, quelques cheminements nous mènent à un mot vif et alerte, d’autres à des inventions assez ingénieuses, mais sans gain réel puisque désuétude, perte, abandon, lacune, disparition, sont, par ailleurs, le véritable prix à payer, le jeu est toujours inégal. La langue s’est montrée bien mauvaise ménagère des ressources qu’elle possédait.

Le ton et la phrase, simples, malins, légers dans la gravité, font de ces quelques pages une réjouissance. L’exacte antinomie du très sérieux Dictionnaire de la langue française du même, révéré, adoré, sacralisé nonobstant ses défauts, quelques spécialistes parlent même de défaillances. Je serais tentée de dire – j’ose ce crime et entend les réprobations et anathèmes pleuvoir sur moi – qu’il est à la langue française, ce que le Gaffiot est au latin : nécessaire mais pas toujours impératif. Je m’empresse de solacier ceux que je viens d’inquiéter : je possède ce Dictionnaire indéplaçable en ses quatre tomes et avec son Supplément, dans l’édition de 1874 pour ceux-là et de 1879 pour celui-ci. Je me souviens les avoir acquis tous les cinq d’un même mouvement, chez un antiquaire de Caen – rue Écuyère – dont je poussais la porte du magasin à la recherche d’un petit bronze – n’importe lequel pourvu qu’il fût un petit bronze. Heureusement, le hasard – ou la fortuité, ce mot qui faisait défaut à la langue jusqu’à ce qu’il apparaisse de notre temps dit Littré pour faire la preuve, rare, que l’usage peut se montrer favorable – le hasard donc me planta, je m’en souviens encore, devant ces cinq ouvrages entassés là, juste au seuil du seuil. Poussiéreux et mal traités, ils venaient, comme disent les commerçants des choses vieilles, de « rentrer ». Je m’en allais quérir (ce verbe qui n’existe qu’à l’infinitif) son prix. L’homme ne voulait point les vendre, il fallait restaurer le tout, et encore, peut-être cela ne valait-il pas la peine, sauvé avec quelques meubles de l’incendie d’un château, regardez ses pages, elles sont jaunies, certaines sont cassantes, sèches, friables.

 

Pour le prix d’un petit bronze que je n’offris jamais – mais personne ne le sut, j’emportai les cinq Littré, qui depuis ont fait toutes les guerres de mes déménagements et même passé la Loire.