inactualités et acribies

Le Val de toutes les grâces

28 Février 2018 , Rédigé par pascale

...petit coin de l’univers aux angles rebondis aux lignes veloutées aux terres qui s’étirent avec le regard. Creusé, bouclé par la rivière qui le protège des régions qu’il avoisine avec un air de ne pas y toucher. Pensez donc ! depuis si longtemps, depuis un temps si long, il dessine à la craie blanche les confins du monde.

Ne pas y passer, y venir. Aux heures heureusement gelées, aux nuits saisies de froid, même froid, bien sûr, qu’aux temps anciens et néolithiques où la même lune effilochée, la même à n’en pas douter, se suspend au-dessus des brumes. La même violente lumière blanche qui longe le petit matin à jamais. Éternité du temps. Toujours l’immobilité l’emporte. Et l’ordre comme une composition. Une congrégation. Tendez l’oreille, il le faut un peu, pour saisir le silence. Et marcher en équilibre.

Et puis la chevelure de l’arbre ; du ciel au ciel écrit  ce nom hamadryade pour se souvenir de l’origine de toute chose. De nous forcément. De toujours à jamais. Terre enracinée d’herbes gelées et blanches, si blanches et tellement gelées qu’il s’en faudrait de peu qu’elle nous retienne.

Du petit mur dont j’aime penser qu’il fut bâti il y a une immensité de temps, je m’approche comme d’une relique, une ruine sacrée qui parle aussi à la mémoire, l’autre, la chtonienne, celle qui fixe les lignes, dessine les espaces, répartit les lieux. Indique au bout du bout de l’horizon la crête du bosquet des pins, le bouquet sacré, le boqueteau par les nymphes gardé, insoucieuses d’un morceau de Lune au milieu du ciel du jour. Séléné est fille d’Aurore, nous ne l’oublions pas. Même et surtout dans l’ombre diurne, monacale, humide de l’Abbaye. Qui fleure bon le latin des enfances oubliées ou perdues.

Le Vallon si parfait de la seule présence de qui l’habite et le parle –ô doux parler*– et le respire et le regarde. Où la grâce du poète dessine un promenoir de mots, comme un grand reposoir. Un petit creux du monde, une courette à peine. Une courée peut-être, et pourquoi pas. Ce recouvrement appliqué en protection d’un bâtiment qui voyage au long cours, qui fait un long voyage. On dit aussi courette pour une cour intérieure, soit à l’abri du bruit du claquement des talons. Intérieur, ce qui se garde pour soi. Tandis qu’une courette comme petite cour des miracles, fait métonymie pour dire le groupe –la communauté– de ceux qui s’y trouvent. Ce si joli mot petit, quand il devient un nom, La Courette, peut être une longue maison basse qu’ailleurs on appelle chartreuse, parce qu’isolée. Partout il y a des ailleurs, mais un bout du bout de son faîte en pente douce descendu du ciel, croisant à angle parfait le pan de la toiture ; mais la belle cime dépeignée de son arbre, comme d’un échevelé poète, apparue au fond sans presque prévenir ; mais sa barrière comme l’asyndète ascendante et colorée d’un tableau ; mais l’écriture parfaitement accomplie des lieux, font de la courette de La Courette l’image résolue d’une mise en abyme. L’enchantement a toujours quelque chose à voir et à entendre avec un paysage.

*Ronsard ** photographies personnelles

 

Ce vide lui blesse la vue* . Denis Montebello

21 Février 2018 , Rédigé par pascale

Le titre est superbe. Ni exactement sans temps ni sans lieu, mais un peu quand même, l’affaire est délicieusement facétieuse, sacrément culottée, quoique… Espiègle et pleine de malice. D’informations, de savoirs et de sagesse aussi. De portraits.

Mode d’emploi.

Disposer de deux heures. Un fauteuil confortable. Un verre de vin, plutôt rond, le vin ; pour le verre vous voyez. Ainsi je fis tout à l’heure, sortant de la Librairie où ce livre incroyable et petit attendait que je le récupère après réservation. N’envisager rien. Ne rien présupposer. Accepter que le travail minutieux de l’enquête vous prenne par la main, le latin, le gaulois, l’histoire, la géographie, le rêve, l’internet et le calame, les temps devenus anachroniques, les jeux de mots, les entrées inattendues et les saillies aussi.

Le travail, l’enquête, le rêve : terminologie freudienne assumée. Où l’on sait que l’inconscient ignore la chronologie et que le passé a même valeur que le présent puisqu’il lui donne signification ; que les mots valent autant par ce qu’ils disent que par ce qu’ils taisent ; et même et surtout, qu’une chose vaut son contraire et inversement ; qu’il faut décoder des messages parfaitement lisibles car ils recèlent une signification cryptée ; que les noms exigent traduction, exégèse, herméneutique, ils ont traversé la grande histoire et les petites anecdotes. Une affaire de mise au rebut qui se transforme en science des traces et réussit une transfiguration profane sans la moindre profanation.

Qu’il est bon de n’avoir pas à dire ce qu’un livre raconte. Quelle histoire il narre. Tout ce que je refuse de faire, et rechigne à lire. Ici, seules les lignes matérielles du texte sont droites, tout le reste défie l’obligation de raison, en raison des hasards volontiers tordus par Denis Montebello,  qu’il croit être objectifs,  alors qu’il les fait parfaitement subjectifs. A quelle résolution joliment entêtée faut-il être soumis pour ne jamais lâcher son affaire, quel que soit le désir inverse de toujours s’écarter ?  S’arrimer aux bragues d’une détermination folâtre et fantasque dans la disposition –au sens de position– d’indices concordants comme dit la police.

Mais de police, point. Sinon la sémantique, l’étymologie, l’histoire de l’histoire d’une rue de Poitiers. Et d’une brique mise au rancart pour éviter qu’elle ne devienne une tuile pour son inventeur. A ce jour anonyme. Faut dire que l’argile y a recueilli et gravé pour l’éternité et en termes on ne peut plus frappants, indiscutables et palpables, l’envoi qu’Ateuritus formula à Eutycha, prénom qui pour grec qu’il paraît, cache bien des mystères. En ce IIème siècle où la Gaule était aussi romaine et Poitiers Limonum, une brique se fit support de crudités verbales et croquées avec sel. Je traduis : en des termes parfaitement obscènes, Ateuritus déclare non point son désir, mais la satisfaction de son désir à Eutycha, gravée, la satisfaction et aujourd’hui brisée, la brique. Le message est sans voile, sans fard, Ateurius ne connaît ici ni la métaphore, ni l’euphémisme, ni l’abstraction. Ni la poésie. Ni l’émotion.

Sur les traces des traces de sa brique, Denis Montebello a mis –car s’il est mené par le bout du nez dans cette affaire, il la mène aussi, n’en doutons point, à son gré– tout son attentionné talent. Il rit de qui se rit de lui et de nous. Il sème des petits cailloux qui font miracle sur des sentiers impratiqués de nos jours. Sauf par lui pour notre admiration intacte. Et joyeuse.

*Denis Montebello. Ce vide lui blesse la vue. Editions ‘la Mèche lente’ dont je me permets de saluer la très belle Note de l’éditeur, ce n’est pas si courant.

petite leçon de précocité politique

18 Février 2018 , Rédigé par pascale

Il venait d’avoir dix-huit ans. Peut-être fallait-il laisser croire qu’il en avait seize. Et en retranchant deux ans sur le papier, les ajouter fictivement à une vie qui sera pourtant très brève ; mais aussi dissocier la rédaction d’un texte si talentueux, si pénétrant, si intelligent, d’évènements dont on ne sait, au fond, s’ils en ont été l’occasion dramatique ; ainsi lui éviter une destinée historique en lui offrant un destin.

D’un libelle politique qui ne mâche pas ses mots, possiblement écrit dans le sang qui rougit les salines d’Aunis et de Saintonge, il fut écrit un essai de philosophie politique pour toutes les générations à venir, d’ici, d’ailleurs, de maintenant et d’après. Mais l’ami bienveillant qui se prévalut d’une autorité légitime sur ce texte qu’il retenait comme une relique, transforma involontairement un geste de prudence par des temps de guerres et de troubles, en conduite vertueuse pour les temps futurs.

Émeutes, répressions, révoltes, massacres. Tempo lugubre et fatal des soulèvements et des représailles. Du côté d’Angoulême et quelques mois plus tard de Bordeaux. Mais aussi du Périgord. Et de Sarlat. Séditions et violences, cruautés et abjections font le quotidien des populations insurgées contre les gabelous et les représentants du pouvoir central. Car pour ce qui est des intérêts régionaux et locaux, les propriétaires surent se compromettre avec les séditieux pour sauver leurs richesses. Ce qui redoubla l’ire des représentants de l’État. Il n’y eut pas seulement les hommes à être punis. La ville aussi. Pendant plus de vingt ans Bordeaux ne put disposer des clefs de ses tours et de ses portes…et en gardera longtemps une méfiance quelque peu hautaine à l’égard du pouvoir central.

Le texte magistral, qu’il fût écrit à seize ou dix-huit ans, peut-être un peu plus disent certains, subit une infortunée fortune. Instrumentalisé dirait-on de nos jours, par des factions militantes d’une cause qui n’y était pourtant point nommée, capté par l’ami soucieux de son devenir, celé dans sa bibliothèque et promis à être hébergé entre deux chapitres  de son propre livre, il ne le fut point cependant. Et se perdit pour le lecteur avisé pendant plusieurs années, probablement une vingtaine. Et le lecteur moyen bien plus encore. Il fut donc édité et publié, c’est incontestable, mais éloigné déjà de la scène primitive des répressions sanglantes à laquelle certains ont tenu absolument à le rattacher, et d’une force telle qu’il dépassa, et dépasse pour toujours, les conditions historico-politiques de son écriture.

La liberté, est-il écrit ne vouloit pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soions tous naturellement libres, puisque nous sommes tous compaignons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous aiant tous mis en compaignie. Ces lignes sont d’un gentilhomme qui a lu les philosophes, qui connaît ses classiques. Et fleure bon son Aristote, celui des Politiques et de l’Ethique à Nicomaque. C’est indéniable. C’est lumineux. Qui mourut à même pas trente-trois ans. Qu’il ait écrit avant, après, ou pendant les révoltes de la gabelle de 1545 à 1548, n’a, de façon incroyable, pas si grande importance. Texte déshistorisable, qui établit la manière dont nous nous soumettons volontairement à ce qui nous asservit, laquelle ne se distingue malheureusement que par les occasions, les évènements, les prétextes, les moyens, les moments… mais dont les raisons, elles, sont immuables. Ce n’est pas  la servitude qui nous asservit, mais notre impéritie à nous reconnaître asservis. Notre habitude et notre accoutumance à être asservis. Notre incroyable acclimatation, pire nos accommodations à ce qui nous courbe et nous soumet, non point que nous ayons arrêté de lutter, et que le combat cessant toujours faute de combattants nous ayons laissé tant de forces et abandonné toutes nos résistances. Non, nous n’avons pas même commencé. Nous n’avons pas commencé de dire non.

On aura reconnu la dyade Montaigne-La Boétie. Le Discours de la Servitude volontaire de celui-ci, réintitulé Le Contr’Un par celui-là.

Qu’on ne s’y trompe pas. Quelles qu’en aient été l’occasion historique et les légitimes réprobations à l’égard d’un pouvoir monarchique sourd, aveugle, cruel et absolu, le livre d’Etienne de La Boétie est d’abord un avertissement solennel à chacun, en privé et en public. Le tyran n’a de force que celle qu’on lui donne, dit-il. Faire en sorte de ne jamais abandonner la sienne à quiconque s’en saisira pour en faire une faiblesse, dont il se servira en retour. Pour mieux nous asservir.

Je crois bien que j'aime les glossèmes. Ou pas.

15 Février 2018 , Rédigé par pascale

Qui ont à voir avec les récoltes. Phonétiquement je veux dire. Encore que si l’on ensemence vraiment, vraiment on finit par cueillir des fleurs. Des fleurs de rhétoriques. Des florilèges, des spicilèges. Glanage de quoi l’on fait des recueils. Après cueillette, dans le recueillement.

Le glossème est une graine féconde, une terre fertile. Et économe. Il fait tant avec si peu. Unité minuscule et minimale de signification. Je me prends à rêver d’inventer un texte qui serait ainsi fait qu’aucun mot ne dépasse le glossème, –plus ou moins une lettre ou une syllabe–  et puisse dire quand même quelque chose. [Certainement pour un linguiste pur et dur ce n’est pas exactement parlant le sens de glossème.] Disons que voilà la tentation. Et m’oblige à choisir, donc à renoncer. Car glossème se dit aussi d’un mot dont le sens obscur appelle éclaircissement, explication, lumière. Pas toujours, mais parfois. Peut-être que glottorer, qui est crier si l’on est une cigogne est un glossème comme ça. Je dirai plutôt une rareté, une ignorance, une disparition, les trois. Et des cigognes et de leurs glottorements tout ensemble. Glottoreries. Glottorées. Glottorant. Biffer les intrus. Il y en a.

Un atome de signe pour un univers de significations. Un concentré d’énergie dans une pichenette d’encre. Comme un monème en somme. En sommité. Paronomase quand tu nous tiens le glossème se carapate. J’y reviens. Le rattrape par la pointe. Pour mieux enfoncer le clou. Qui me donne une idée : on peut réduire, ôter une lettre, étrangler le mot encore trop long, écimer, rogner, tailler, tronquer. Rendre le cou pour le clou. Chercher encore. Et lancer l’assaut, lasso en main.

Une lettre, deux, allez, trois au plus. Une seule signification dans un mot petit, tout petit. L’irréductibilité en acte. On peut s’amuser non ? je glossème à tout va, à tout vent. Exclusivement dans la maigritude (éviter toute accusation de chleuasme ce qui serait une démonstration ab absurdo.). Qu’en le ru se rie du rat, est un échec total, chacun en convient. Et, pas mieux avec le sceau que la scie met en scène. Faut dire que je mets une double contrainte : que les glossèmes se contaminent par proximité phonique et/ou orthographique. Mais ça ne donne rien. On est bien d’accord. Sinon Ça et Rien. Un peu comme Dieu aussi. Tout juste emplis d’eux-mêmes, mais on ne sait pas de quoi. Et on ne peut les stranguler, les éviscérer, les peler, les rançonner. Ils ne diront pas plus que ce qu’ils disent. Ni moins. Ni autre chose. Qu’on ne peut dire autrement. Ce doit être cela un glossème. Qui sème le doute. Et ne récolte que le soupçon.

 

éloge du presque rien

9 Février 2018 , Rédigé par pascale

Il est des mots qui envoûtent. Souvent l’oreille musicale s’en mêle, ainsi de l’ancolie ou de la glycine, la première est aux Barcarolles romantiques ce que la seconde est à ses glissando.  D’autres pour l’univers qu’ils ouvrent et qui m’attire tels les espaces infinis pascaliens, volcan, non-être, comme si le premier allait avaler l’autre. D’autres aussi, et pas d’autres enfin, pour la joyeuseté qui leur colle à la peau, les pitreries et acrobaties qu’ils permettent, et même et surtout celles qu’ils ne permettent pas…. et qu’on osera, bien sûr. Liste inachevée à jamais puisqu’elle s’invente en s’écrivant dans la fluidité et l’ondoiement, la stabilité et la vacillation, dans l’immensité des possibles et des invariants, du hasard et de la nécessité sémantico-syntaxique toujours à la merci d’un clinamen thaumaturge. On me souffle que je procède alors à une anti-onomasiologie féconde, une sémasiologie en sorte. Je le veux bien.

Je sais plutôt la vie prodigieuse des mots pourvu qu’on les laisse faire, pourvu qu’on se laisse faire. Alors ils infiltrent toute réalité, ils en inversent l’ordre commun. Avant de penser à la chose, je pense à son mot. Ou plutôt, pour penser la chose, toute chose, il me faut tenir le mot. Et en tenant un, j’en tiens deux, puis dix, puis…. quelques autres encore. Jusqu’à l’inespéré parfois. L’imprévisible souvent.

Ainsi, par quelle ensorcelante armide insinuée dans ma tête, la mosaïque se présente-t-elle en pathologie végétale, et par quel autre dédalesque décision m’en emparè-je ? toujours est-il que cette mosaïque-là tache les feuilles de certaines plantes ou les pétales de certaines fleurs. Qui l’eût cru ? qui eût cru qu’un virus aujourd’hui détecté et connu appartient à cette improbable espèce de minuscules qui ont changé le monde ? et que d’un mot à deux visages on pût tant faire ? Quand la mosaïque abandonne le minéral et attaque le végétal, elle laisse voir des marbrures, des dessins, des racinages, elle raye et enraye les couleurs. Le potyvirus est un brin vorace mais il ignore qu’il dispose de ce qu’on appelle la force des faibles. Soit en additionnant de petits nombres, ce qui finit toujours par faire un très grand, soit en persévérant dans son être pour saluer au passage Spinoza le panthéiste. Et néerlandais.

Certes, Baruch n’est pour rien dans l’effet mosaïste dont il va être question. Mais j’avoue mon plaisir à joindre la perméabilité sémantique et le hasard géographique. Au pays natal de Spinoza et d’adoption de Descartes et au siècle qui les y vit –pas exactement ensemble– penser et écrire, on ramena depuis Constantinople une fleur inconnue. La tulipe. Elle n’était pas seule à arriver dans ces contrées de brumes, pivoines, anémones, mufliers, jacinthes aussi. Et bien d’autres, depuis quelques décennies, les Provinces Unies étaient un tapis de roses. Mais la tulipe.

Il y a très exactement 381 ans, c’était début Février, les oignons de tulipe atteignent des prix si exorbitants que le marché s’effondre. Il faut, dit un livre devenu célèbre deux cents ans plus tard,  pour avoir raconté, et sûrement, aggravé l’affaire, il faut au moins la valeur de deux, peut-être trois maisons, pour s’offrir un bulbe de la Semper augustus. La raison de cette démesure, de cette folie, de cette extravagance, ou comment, attaqués par un petit virus de rien du tout, les pétales des tulipes accrochent une seconde couleur et font flamber les prix.

Mais avant d’en arriver là, tout le monde spécule sur les oignons sains, et conclut des contrats mirobolants, joliment appelés le commerce du vent. Sauf pour ceux qui ont agioté sur des fleurs à venir qui ne viendront jamais, personne ne peut honorer les engagements. Du vent, pour le pays des moulins. Cas inédit, le premier et le seul d’un bulbe spéculatif… les autres, les suivantes, ne seront que des bulles.

Mais le microbe, le virus insaisissable, invisible et impalpable a fait de grandes choses. Je me plais à réviser mes antiques et prendre au sérieux l’éloge des particules subtiles épicuriennes, le rempart contre tout effondrement du réel inobservable. La mosaïque des tulipes, comme une maladie de peau qui, contre toute attente, les a rendu plus belles et plus précieuses. Aussi sont-elles naturellement en voisinage des pivoines, des sabliers, des verreries et des bulles de savon qui disent comme l’homme est frivole qui veut se parer de beautés et s’entourer de gloire. Homo bulla qui fane et s’étiole au milieu des lauriers. Et l’humble tulipe pour signe de sa démesure et de sa vanité.

 

écrire pour penser,

7 Février 2018 , Rédigé par pascale

vaut mieux qu’écrire ce qu’on pense.

 

Même si celui que Merleau-Ponty appelle notre patron –Socrate– est aussi celui qu’on n’a jamais lu, stricto sensu, l’exception ne saurait annuler la règle, puisqu’elle n’a aucun effet sur sa généralité : tous les philosophes, au-delà de leurs préventions, de leurs hésitations, et même de leurs critiques, ont pris et prennent la plume.

Aussi la philosophie qui nous saisit comme penseurs –tâcher de penser la pensée des auteurs- mais aussi, mais donc, mais inévitablement, mais d’abord, mais surtout, comme lecteurs,  ne peut pourtant donner aucune chance au style comme fin mais seulement comme moyen, dont celui, paradoxal, d’être (un) révélateur de sens !

Il n’est pas rare que le philosophe introduise des néologismes, qu’il bouscule la grammaire ou la syntaxe –dissociant par exemple, les éléments d’un mot pour en extraire tout le suc. Il décompose les expressions, met en cause leur sens dévié, leur usage, abus, mésusage, il dissipe ce qui est confus : il ex-plicite. Et l’exercice du raisonnement ne peut pas se passer de la forme dans laquelle il se fait. C’est ma conviction profonde et radodante. Rabâchante. Ressassante.

Il y a un mode d’utilisation, une manière particulière pour le philosophe de parler, d’écrire dans la/sa/une langue, sans laquelle sa philosophie ne saurait être et lui est consubstantiellement attachée. C’est même cela qui permet de distinguer le travail technique des praticiens, des tâcherons de la philosophie que nous sommes, du travail d’élaboration de ce texte même. Mais seul ce dernier permet que le précédent soit véritablement herméneutique. Et fécond.

Si écrire est constitutif du  triomphe de la figure de l’auteur y a-t-il une langue, un style philosophique à proprement parler ; la maîtrise de l’expression peut-elle faire l’économie du style ; ou plutôt, y a-t-il un usage philosophique de l'écriture, qui neutralise systématiquement le vécu, les affects, les sentiments, les impressions. Car le philosophe n’a pas besoin d’établir un rapport de séduction avec le/son lecteur. Comme lecteur de philosophie, je dois comprendre un texte, en dégager les éléments philosophiquement signifiants. Expliquer le texte en et par lui-même. La provocation, le scandale, la passion, l’arrogance ne sont pas de mise, ni l’invective, l’équivoque ou l’imprécation*. Car il (se) doit de protéger son écriture de l’usure. Il, le texte lui-même.

Des cas tout à fait intéressants, ceux de Hume ou de Nietzsche, se constituent dans une sorte de saisissement contradictoire  de la question du langage : l’un récuse la philosophie obscure, c’est-à-dire d’expression obscure, mais se condamne peut-être alors à la (seule) description fine ;  l’autre pointe la valeur des figures et des images d’une poétique –qui ne dit pas son nom– de la philosophie, et écrit de même, en signalant ainsi l’insuffisance de sens de toute expression directe et en rabotant la valeur de la stricte linéarité au profit de la métaphore et de l’aphorisme. Mais puisqu’il n’y pas de philosophie non écrite, Nietzsche donne à l’implicite sa valeur paradoxale, la seule en somme : pour dire quelque chose, on peut dire qu’on ne dit pas, le dire autrement. La valeur de la métaphore est négative, et non pas niante. La philosophie fait corps avec son mode d’expression. Il est  autoconstituant. On peut, on doit reconnaître à l’aveugle un extrait de Descartes, par le balancement de la période latine qu’il ne peut quitter en français, la surabondance des adverbes comme surpoids de rigueur et d’exactitude, et cet inimitable rythme qui, après avoir avancé d’un pas, recule de deux.

S’il n’y a pas, c’est-à-dire puisqu’il n’y a pas, d’au-delà du langage et de la langue, la réflexion ne peut pas déborder les moyens dont elle dispose pour se dire. Et pourtant seul le langage, et même l’écriture ici, permet de briser l’expérience empirique. Autant elle transmue, elle transforme, elle déforme, ce qui existe, et bien sûr le nie, autant elle crée ex nihilo. Quand je dis cette table n’existe pas**, je dis en réalité qu’elle existe sous le double aspect de ma perception empirique et de sa négation exprimée conjointe. Cette duplicité ne fait pas du tout ambiguïté, ce qui serait le cas à coup sûr en revanche, hors l’écriture, dans la conversation courante, celle  que j’appelle volontiers chosiste.

Qu’une table soit ou non, c’est franchement sans importance pour le philosophe, qui interroge non point l’existence du réel mais le sens de ce qui se dit de lui. Y compris en le niant. On peut dire une chose  impossible, on ne peut pas montrer l’impossible ; ou dire une négation mais pas démontrer que quelque chose n’est pas –les juristes connaissent bien cette difficulté, la probatio diabolica. Il n’y a pas de preuve de la non-existence d’un fait,  tandis qu’on peut toujours formuler, y compris devant l’évidence, que quelque chose n’existe pas. Et là j’appelle à la barre Hume, encore, flanqué de Wittgenstein. La parole recouvre le réel, elle le domine en dépit du sentiment de l’inexprimable, de l’indicible voire de l’ineffable –catégories formellement, au sens de autoritairement, absentes de l’exercice de raisonnement philosophique où elles sont des impuissances, non des ornements.

Contre l’illusion  chosiste du sens commun —cette inlassable conviction que le langage enveloppe le réel, ou qu’il en est capable, qu’il s’y adapte parce que celui-ci existe d’une part et d’abord, et les mots pour le dire d’autre part et ensuite ; que nier c’est s’opposer seulement à ce qui est, ou qui est dit, comme une transgression, une désobéissance, un déplacement de la règle— contre l’illusion chosiste donc, l’audace, le risque, l’exception, la négation, le doute font obligations au philosophe. L’illusion chosiste, pour laquelle  nous ne serions conscients que de ce que nous affirmons, se confond finalement avec l’évidence  chosiste  et se constitue toujours dans le refus de l’abstention du monde. Alors que la négation –pourvu qu’elle ne soit ni mise en scène provocante, ni enfantillage fatiguant– déploie une autre pensée possible, ou même une autre réalité. J’exprime lorsque, utilisant tous ces instruments déjà parlants, je leur fais dire quelque chose qu’ils n’ont jamais dit***.

*termes empruntés à A.Compagnon dans les Antimodernes

**la table, objet de raisonnement très prisé de la philosophie. Au hasard, Russell.

*** Merleau-Ponty in Signes