inactualités et acribies

d’une aube l’autre,

26 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

cette fatigue immense

qui me prend dans ses bras

 

*

les arcades de la place

 soulignent leur regard

d’un joli trait de roses

*

les yeux au ciel

mes pieds patouillent

dedans leurs souliers crevés

je pluie toute l’eau du monde

*

un indécelable silence m’étreint

enlace mon non

à l’entour de mon cou

        *       

savez-vous

que les mots tus

font double jeu

*

l’île à l’heure frémissante

où le soleil s’enflamme

étend son désir fou

à fleur de peau de l’eau

*

l’enfant

attache des cils au soleil

son pinceau jaune

les farde de guingois

*

le sable mouillé

voit le monde à l’envers

depuis le centre de la terre

 

*

dans la fraction d’une seule nuit

cent morceaux de rêves à angles droits

bondissent

heurtant les ressorts

tic-tac-tic-tac

de l’horloge monotone

*

sur le sol gisait

le goût de nos amours gelées

ambres devenues ombres

repliées sous les branches

d’une forêt abstruse

*

un centon de plis de fronces

porté dans l’air

par une plume d’aronde

plus stable que le monde

 

draperie repoussée

petits points rouges cachottiers

 

*

je vais

promenant mon temps

courir derrière le troupeau des mots

je naufrage

par les vents mauvais malaxée

hier c’était encore l’hiVer

tout glissant de verglas au mitan de son nom

 

*

le cloître est toujours au soleil

même quand le ciel est gris

au pied de l’olivier

trop jeune et fragile des nudités d’hiver

 

*

 

le tambour lourd des tourterelles

déroule le long des pétales roses

ses ongles

aux doigts du poète

Au menu, salade de broquillettes à l’ancienne.

20 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

Précédée d’une entrée exotique rafraîchissante :

 

Rapporté par l’ami bouquiniste, cet irrésistible et authentique trait : une dame, inconnue de lui, pénètre en son échoppe emplie comme un œuf dur et comme il se doit de milliers de volumes. Les espaces libérés pour circuler sont étroits entre les murs, les étals, tables et tablettes, présentoirs et piles tous recouverts, mais on passe et découvre, ou retrouve, ou savoure, on saisit, repose, on feuillette, on bavarde… on prend son temps et des livres plus que de raison, et le café.

D’un pas franc et assuré, la dame-inconnue-qui-vient-d’entrer, entreprend une visite non guidée, avançant d’un pas carré en claquant des talons devant des étagères surchargées, tournant aux angles, reprenant son labyrinthique itinéraire mais pas son souffle, et ressort à peine quelques minutes plus tard, lâchant, en refranchissant le seuil dans un soupir de souffrance, ces mots immémorables : « Ouf ! ça fait mal à la tête ! ».

  Si dédale, le nom commun, a pris la poussière au fil des siècles — pas facile de balayer dans les coins surtout à ciel ouvert — lui rendre un nom propre et lui refaire le portrait de temps en temps ne serait pas inutile, et prendre un assistant qui ne compte pas ses efforts non plus, ni ses initiatives personnelles : son imagination est prolifique, ses travaux aussi. Il nous est donc très sympathique et le sollicitons assez fréquemment pour des missions courtes, des contrats déterminés par nos intuitions personnelles, des opérations temporaires et précises. Nous avons nommé Diodore de Sicile.

Mais dédale. Le glissement de son nom du propre au figuré, passé aux oubliettes de l’histoire labyrinthique des vocables, mérite un petit coup de plumeau et la remise en place de quelques palmes portées par tous les vents chauds et méditerranéens de notre collective et imprécise mémoire. Dédale, selon Diodore notre compagnon le plus infidèle et le plus précieux pour les histoires du soir, Dédale savait tout faire, nous l’avons oublié. Artisan né, ingénieux ingénieur, sculpteur, architecte, astucieux, débrouillard, qu’on a cru le premier concepteur du piège où se casser les dents — à part quelques redoutables labyrinthodontes dont on n’a pas le moindre souvenir. Selon Diodore (i, cxvii) il aurait imité une structure déjà élaborée par les Égyptiens bien avant le règne du crétois Minos. Diodore en profite pour rappeler qu’il vit lui-même des vestiges dédaléens en terre bien-aimée de Sicile, ainsi des bains de vapeur actionnés par un système hydraulique à Sélinonte ; l’agrandissement du sanctuaire d’Aphrodite à Éryx, petite ville bâtie sur un promontoire, une sculpture de bélier d’or pour la même en la même cité, la kolumbêthra de Mégare ; l’imprenable forteresse de Kamicos – pour le roi Kodalos ; ce qui autorise à nommer daidalea (Δαιδαλεοζ, α) l’ensemble des ouvrages d’art, pas seulement les siciliens, que l’on doit au père d’Icare, le plongeur apothéotique.

Nous ne ferons pas la fine bouche : nous ne sommes pas Horace qui, dans son Art poétique grommelle contre les radotages d’Homère, car il ne radote ni ne rabâche, il pratique l’épiclèse, πίκλησις /epíklêsis : adjoindre une épithète au nom d’une divinité —ou plusieurs successivement mais non simultanément — qui va lui coller à la peau – un peu comme, à tous les coups, Le gentleman cambrioleur désigne Arsène Lupin. Loin d’être des faiblesses, les épiclèses sont — pour un récit qui pendant très longtemps ne sera pas lu mais récité, chanté — des balises pour charpenter le tout, favoriser une rythmique, une métrique cadencée, saccadée, pour soutenir l’attention. Horace, des siècles plus tard, se plaint que bonus dormitat Homerus – ou si l’on veut, qu’Homère soit un tantinet soporifique. Quérimonies un brin forcées donc, car le « bon Homère » varie dans la répétition et colorie ses accotoirs de sorte qu’on puisse reconnaître de qui il s’agit sans céder aux scies ni aux rengaines. Pour cela, outre la variété des épiclèses rapportée aux héros ou dieux — Hermès, champion toute catégorie, plus de dix épiclèses différentes mais régulières — les spécialistes ont reconnu de nombreux emprunts dialectaux (arcado-cypriote-éolien-ionien) qui eux aussi « cassent » la monotonie du récit. Et c’est sans parler des objets, autres symboles ou signes fameux, avec quoi Hermès – et bien d’autres – sont confondus jusqu’à en être indissociés.

Les petites histoires édifiantes ne sont pas les plus fréquentes dans la mythologie et les légendes de la Grèce ancienne où le jugement moral n’était pas le mieux placé, mesuré à l’aune de l’éthique telle que nous la concevons. On peut même dire que le succès des entreprises divines ou humaines l’emportait toujours sur les moyens d’y parvenir. Les dieux ou les héros grecs que nous aimons aimer pour leurs prospérités dorénavant plutôt vagues et leurs noms accolés à des objets marchands, étaient souvent de fieffés menteurs, manipulateurs, fourbes, cruels et autres brutalités de tous acabits. Aussi, l’hypothèse à haute valeur vertueuse qui présenterait un roi brutal, injuste et oppresseur mis en échec par une petite orpheline pauvre et affamée, relève du mirage pour ne pas dire du miracle dans ce polythéisme rageur et frénétique.

Voici l’histoire de Charila. A Delphes, la sécheresse répandant la famine, une longue théorie d’habitants se présente sous les fenêtres du roi – tels les gueux suppliant Marie-Antoinette - ; le roi dans un geste de munificence inespéré, demande à ses serviteurs de distribuer – avec la plus grande parcimonie et en commençant par les notables – quelques rogatons plus ou moins comestibles, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus, alors que les pauvres, affamés, n’étaient point servis. Charila, avec la détermination et le courage de qui n’a plus rien à perdre – à peine la vie raccrochée à quelques miettes improbables – brise la file et se poste devant le roi qui, furieux de l’outrance réunie à l’outrage, la chasse à coup de chaussure.

Charila, se pendit à un grand arbre, à la sortie de Delphes. Oublieux de cette petite impertinente, le roi s’inquiétait cependant que famines et maladies continuassent à décimer ses sujets. Il consulta la Pythie, qui lui rappela Charila. Il enquêta – si sa réputation de générosité ne tenait qu’à retrouver cette petite insolente, il lui fallait y consentir. Les Thyiades – ou Bacchantes si l’on veut – lui rafraîchirent la mémoire, exigeant pour Charila, des rites d’apaisement et d’expiation. C’est le prix à payer pour le double crime d’avoir négligé les pauvres et frappé Charila. Il fallait reprendre la cérémonie de distribution de nourriture, mais dans la justice, l’équité, la générosité répartie sur tous. Une poupée à l’effigie de Charila fut menée au lieu de son supplice et enterrée auprès d’elle. Cérémonie que Delphes réitéra tous les huit ans, pendant des siècles. Ce que d’aucuns appellent la force des faibles.

« la peau à rides » . (E. Levinas)

15 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

Originaire de Bayeux* il n’est pas resté les deux pieds dans le même sabot : comme tant d’autres, il fait mentir le portrait du provincial normand claustré dans sa chaumière, taiseux jusqu’à la rudesse, le front bas et l’esprit étroit. Ces gros traits ont fait long feu, bien sûr, bien sûr … d’autant qu’on oublie, les colportant, que les Normands venus de loin par les mers froides et tumultueuses, n’ont jamais craint de repartir. A l’écume des jours ils préfèrent le grand large plus souvent qu’à leur tour. Nous avons des listes et dans les plus récentes – à hauteur de moins de 20 ans – un pèlerin de l’intime aux confins du monde.

         Réhahn — son nom d’artiste — vous est peut-être inconnu, alors que certaines de ses photographies sont si célèbres qu’il m’est venu quelques timidités à les présenter ici, un verbe dont la portée dépasse de beaucoup sa banalité, si l’on y entend – c’est mon cas – la double signification du temps présent, le nunc latin, sans autre lien que le lieu de sa présence hors du temps qui s’écoule ; et l’offrande, le cadeau, qui, dans l’instant justement, suspend ce passage irréversible.

         Ces photographies (personnelles) des Photographies de Réhahn n’ont pas été « copiées-collées » depuis le puits sans fond de notre mémoire désormais informatique **. Je les ai saisies il y a quelques mois déjà — jamais passées aux trous noirs de l’oubli qui, étonnamment, permettent à notre capital mnésique de se maintenir, bon gré mal gré, balin-balan, à l’équilibre. L’aubaine m’en fut donnée par l’occasion chanceuse d’une petite exposition (en surface) d’une petite ville (en taille et en tout) qui, chaque année s’obstine (parfois à contre-courant de l’humeur locale) à proposer un événement photographique de qualité.

         Pourquoi ai-je tardé sans renoncer : il y a des jours où la main qui tient la plume tremble de ne pouvoir dire mieux ou autrement, la perfection de l’évidence qui (vous) saisit de ne pouvoir en rendre compte, tant, dans la même fulgurance et par un assaut incontrôlé de fascination, vous voilà captive ; il y a, aussi, comme une pudeur — qui a toujours un peu à voir avec l’orgueil dans les choses de l’esprit et des émotions  —  à redire ce que d’autres ont ressenti et pour certains de meilleure plume, écrit. Cela m’a empêchée pendant quelques mois, d’y revenir. Je n’ai, évidemment, pas plus de raisons pour être-là-maintenant, d'aucune raison raisonnante.

*– la cité normande médiévale qui récompense les reporters de guerre, première ville libérée en 1944 – et abrite la Tapisserie du même nom (faussement appelée de la Reine Mathilde, qui n’y piqua jamais la moindre aiguille) 70 m de broderies en fil de laine sur une toile de lin. ** où l’on peut les retrouver, et avec elles tant d’autres qui bouleversent mêmement.

*

La plus jeune aurait 93 ans, la plus âgée 97 … mais déjà je ne sais plus qui est qui ; elles sont vietnamiennes, mais peut-être pas toutes … je ne sais plus.

        J’ai ce défaut majeur aux yeux d’à peu près tout le monde, de ne jamais encombrer mes émotions esthétiques des renseignements annexes dont on nous assomme au prétexte culturel, pire, pédagogique ; il arrive que les stationnements, dans les musées, se fassent devant les notices explicatives plutôt que les œuvres, non que je les refuse absolument, mais je m’en méfie absolument aussi. J’ai toujours fait profession et confession de kantisme, sur ce point. Il m’en a fallu des ruminations pour comprendre qu’en art, il n’y a rien à … comprendre … ce qui n’exclut pas, au contraire, ce qu’il y a à savoir et même à expliquer. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment.

 

Il y a des sourires qui envahissent le visage parce qu’ils ne sont ni des réactions musculaires  ni de simples signaux, mais une présence d’Être tout entier dans cette « peau à rides » que sont aussi les yeux, avec  ici, la main qui regarde, droit devant, sans offense, dans la douceur et l’illumination d’une corporéité rayonnante et vibrante. Tout me fuit qui aurait pu s’interposer entre moi et elle, qui l’aurait anéantie par un insupportable réflexe d’observations inutiles qui nous auraient mises à distance et m’empêcher de l’aimer.

 

 

 

Nu de sa propre histoire, le visage n’a rien à nous dire s’il s’agit de se raconter, de substituer à sa construction propre un récit lui-même construit, hors de lui, à côté de lui, loin de lui. Le regard plus interrogeant qu’inquiet, mais inquiet parce qu’interrogeant celui qui le regarde pour le fixer. Parce qu’on ne peut pas fixer un regard une fois pour toutes, l’ex-poser une fois pour toutes, mais suspendre, surprendre en lui un étonnement premier.

 

 

 

Je crois bien que voilà le premier portrait que je rencontrai ce jour-là … d’une beauté à couper le souffle, désarmante. Que tout soit dit dans une apparence, une enveloppe, une attitude, peut-être une posture – qui n’est évidemment pas étudiée ni travaillée, mais qu’il fallait saisir au vol … jusqu’aux filaments de fumée faseyant en écho de la chevelure,  la peau ocrée plissée froncée chiffonnée fripée qui organise autour de la bouche un sourire en double plissure, que les yeux regardent ailleurs sans pourtant regarder au loin, ce peu de veste noire comme une indispensable enveloppe … tout, tout me retenait, fascinée, hypnotisée, subjuguée.

 

Bien sûr nous sommes infiniment au-delà des artifices, bijoux, tissus, calumets, tous en leurs couleurs – si belles ! si belles ! –  dont on pourrait dire qu’ils « habillent » ces visages, et si bien. Nonobstant ces yeux momentanément clos – les seuls des quelques photographies exposées – mais pas forclos, ce visage est aussi proche de nous qu’il l’est de lui-même, c’est d’ailleurs parce qu’il n’y a ni tricherie, ni équivoque, ni « message » qu’il parle. Au-delà de tout bavardage et ruse de langage, en deçà du silence épais de la solitude, il est tout ce qu’il doit être. Les mots de la philosophie m’ont alors rattrapée.

 

 

 

 

J’aime cette ébouriffante allure, si j’osais je dirais binette, bouille ou trombine, dont les cheveux et la barbe bien que gris sont un soleil comme en font les jeunes enfants quand ils se lancent dans la grande aventure du dessin. Il y a les yeux, toujours, et parfois seulement. C’est bien cela. Un visage illuminé et qui vous illumine n’est que ses yeux : ils vous regardent sans vous manger, sans rien vous demander.

 

 

On a dit que cette photographie a fait le tour du monde. Et je le crois, avec quelques autres de même puissance. Pourtant, il n’y a rien, sinon l’excessive bleuité qui emporte tout, à commencer par les mots qui pourraient – du moins le pensez-vous pendant quelques secondes – vous sauver d’une mutité encombrante. Mais les mots manquent. Leur absence pèse. Vous vous débattez inutilement dans le vide.

Alors, un vertigineux silence vous envahit.

.Elles n’étaient peut-être pas l’une à côté de l’autre quand je les ai vues. Je les ai rapprochées pour la position semblable de leurs mains au-devant d’elles, qui font leurs visages légèrement perdus. Deux portraits de peintre, profonds par les couleurs, les reflets des froncis et replis des étoffes, leurs matités. Et des yeux qui cherchent quoi ? — L’éternité.

Un (bout d’) après-midi avec Francis Ponge.

12 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

« Entre deux infinis, et des milliards de possibles, un ludion … »

 

Je ne cesse jamais de lire Francis Ponge – qui vécut à Caen, la ville de François Malherbe, entre 1909 et 1917. Je ne le « relis » pas, ce serait se ranger à une obligation de rabâcherie (mot trouvé chez le normand Barbey d’Aurevilly) rabâcherie de convenance, un genre de déontologie poético-professionnelle, une conscience élevée jusqu’à la froideur de ce qui se doit faire et savoir. Lire Ponge est une nécessité intrinsèque hors et loin de tout contrat, en deçà autant qu’au-delà du devoir accompli ou de l’idée qu’on pourrait s’en faire ; toujours il nous piège : trop ou pas assez, trop bien ou pas assez bien, une certaine idée du poétique contaminant et empoisonnant l’équilibre tranquille qu’on nous a préfabriqué de longue date — les « pongiens » pléniers reconnaissent ici l’écho inversé de La fabrique du pré — il nous condamne soit à la description de ses observations – paraphrase au carré et même au pré carré – soit à une glose tangeantant l’anagogie, en contradiction absolue avec une œuvre pensée, voulue et avant tout écrite comme un travail permanent d’atelier à mots ouverts.

Je retrouve dans une édition de 1962, dont aucune page n’est retenue à une autre, les points de colle ayant cédé à des millefeuilletages incessants, cette remarque par moi crayonnée car en guillemettiste obsédée bien élevée que je fus par mes maîtres d’études, je mets des petits crochets dorés à l’or fin du respect si je recopie ce que j’emprunte — cette remarque nue : Il (Ponge) tâte sans cesse sa liberté, il obsède le vide. Et aussi cela, coulissé cette fois à l’encre bleue, donc d’une autre lecture : morale de la description. Partout des mots soulignés, reliés par des lignes en arabesques, des paginations en marge qui rapprochent les échos sémantiques d’un texte à l’autre, des termes encadrés, enclos dans de petites cages, d’autres, encerclés, les dates aussi quand elles apparaissent. Des notations qui, dans l’instant, faisaient trouvailles : dans L’Anthracite ou le charbon par excellence, au-dessus du mot « ignobles » j’ai écrit ignis = feu, sachant, bien sûr, que le mot visé n’appartient pas au registre « igné », mais ne pensant pas une seule seconde que Ponge n’ait pas voulu ce rapprochement tacite, tu, implicite, mais écrit, cette brûlante concordance, cette accordance combustible.

         A la fin de Le soleil toupie à fouetter (I), c’est Ponge qui souligne « Le d’abord et l’enfin sont ici confondus / Tambour et batterie/Chaque objet a lieu entre deux bans » et moi qui écrivis, Lieu et Temps. Cosmogonie, quand ? je ne sais pas mais pourquoi, je crois le savoir. Une obsession personnelle métaphysique jamais atténuée, à coup sûr augmentée par la fréquentation de plus en plus assidue des physiciens présocratiques atomistiques, oriente toutes mes réflexions vers l’aporie fondamentale et fondatrice : il y a quelque chose plutôt que rien, pourquoi ? Le constat, l’évidence, la banalité insoluble de l’affirmation, étendue aux confins de l’univers pensable – cosmogonie – sont ou sont-ils réductibles à la relation duelle et inextricable du temps et du lieu de laquelle tout provient ?

         Quelques pages encore plus loin (III) Ponge ramène, en la réduisant, la représentation du soleil « à l’espace et au temps ». Je souris en mon for intérieur ! Non que j’aie « découvert » quelque code ou quelque « clef » de lecture … mais j’ose croire que la formule être sur la même longueur d’onde a pris corps ici dans les mots du poète. L’expression – « à l’espace et au temps » – enfermée dans un rectangle à sa taille et tracé au crayon, est étirée par une flèche qui traverse la page, ces mots fichés en sa pointe : éternité et infinité du soleil par moi manuscrits.

Et quelques pages encore : un texte tout entier piqueté des indications « temps », « espace » chaque fois qu’un de ses/ces mots relève de l’une ou l’autre catégorie : Tous les soirs (temps) à ma porte (espace) etc. cela jusqu’à sa fin. Ce qui fit, cet après-midi, « Le soleil (…) éblouissant ma raison » un petit logis joli, une demeure en lecture. * »

* in ProêmesL’Avenir des Paroles1925

Alcibiade sous la charmille

7 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

 

                                              et le ciel aussi doux qu’à la fin d’un jour d’été athénien. Ni l’Académie ni le Banquet platoniciens, mais un petit bout de jardin qu’on pourrait dire épicurien au sens parfait des plaisirs simples, ceux qui n’engendrent insatisfaction ni voracité, encore qu’une gourmandise bienvenue soit de la partie. On ne sait pas comment Alcibiade s’invita entre une bouchée de fromage de chèvre – celui-là même qu’Epicure recommanda, bien plus tard, de ne manger qu’à la condition d’avoir volontairement attendu un peu pour qu’elle devînt un régal vrai, mais pas trop non plus pour ne pas engendrer l’inutile frustration – et quelques grains de raisin grapillés à la vigne tiède et cueillis dans l’instant. 

     On ne sait pas, mais il s’invita, dans sa superbe.  Sa réputation de bel homme et beau parleur le précédait. Celle de Socrate, le mémorable - ξιομνημνευτος aussi. Ces deux-là ne pouvaient pas ne pas se trouver, tout en se manquant toujours. Sous la treille, Alcibiade et Socrate au cœur de la conversation — laquelle prend toujours sa source très en amont, se perd dans d’inextricables broussailles, finit par trouver un petit coin d’essart où filer son chemin après avoir contourné le fouillis de taillis dans lequel, réfugiée au ras du sol sous les herbes sèches, la tortue couleur ficelle se croyait à l’abri et ignorée de l’œil du chat ondulant — son illusion bancroche bien sûr — mais ainsi flotte le cosmos selon Thalès, tel une barque légère posée sur les flots éthéréens.

Alcibiade, convoqué par les mystérieux circuits de nos curieux cerveaux, n’avait rien d’un chat, sinon en ses ascendants sauvages et fauves. Il fut de toutes les guerres, de tous les combats, de tous les assauts, exils, scandales ; affairiste jusqu’à l’os, l’ambition lui tenait lieu de résidence ordinaire, pour laquelle il n’économisa ni les flatteries privées, ni les audaces publiques. Les historiens d’alors et d’après tenaient là une figure, entre les anecdotes tapageuses et autres insolents outrages, se dressait un politique, un militaire, un stratège, un guerrier, un vaincu. Thucydide, son contemporain plus âgé, Xénophon, son contemporain plus jeune, beaucoup plus tard Diodore de Sicile – empruntant dans ce cas, à l’œuvre perdue d’Éphore ; Plutarque évidemment, et l’inconnu des non spécialistes, le latin Cornélius Nepos, à l’occasion *. Mais c’est surtout dans l’œuvre de Platon qu’Alcibiade apparaît pour l’élève chanceux ou, bien plus rare, l’étudiant héroïque – qui peut assister aux quelques cours de langue grecque encore dispensés dans ce pays. Il reste – mais l’espèce est également en voie d’extinction un peu plus lente mais tout aussi certaine – l’enseignant de philosophie attaché aux textes fondateurs, au sens des mots par les étymologies, à la précision et aux doutes accompagnateurs, c’est-à-dire au croisement des sources et aux lectures plurielles **. Chez Platon donc, Alcibiade est soit nommé, soit évoqué, soit présent, dans de nombreux Dialogues*** le plus connu parce qu’unique par ses forme et fond dans l’œuvre du philosophe, le Banquet. On ne se privera pas de nommer Andocide, plus jeune qu’Alcibiade, qui eut un rôle dans ses affaires mais dont les textes à nous parvenus, sont, pour partie, sujets à caution.

Suit l’interminable et multiséculaire cortège des copistes et re copieurs, traducteurs, commentateurs, herméneutes, philologues et … philosophes ! qui lurent et étudièrent le Banquet, le confrontant à tout ce que les savoirs périphériques (historiques, géopolitiques, littéraires, mythologiques et … philosophiques) pouvaient soit lui porter soit lui ôter. On gardera juste deux remarques omises couramment dans la simple évocation de ce texte : la première se rapporte à la traduction du titre par Banquet mot qui inclut, en français, tous les moments depuis le premier où les divers commensaux s’installent autour d’une table, un « banquet » ne dissociant pas le manger et le boire. Le mot grec qui nous vaut le titre traduit par Banquet, Sympósion, Συμπόσιον, représente littéralement – après le repas proprement dit où l’on mange sans boire le deîpnon, δεπνον - le moment où l’on boit ensemble - cf le préfixe – sym. Ce qui apparaît bien à la lecture, au cours de laquelle on rencontre de nombreuses remarques liées au vin et à l’ivresse seuls, jamais au manger ; la seconde devrait être liminaire dans toutes les éditions, on en est loin. Quand Platon écrit ce texte, il s’est écoulé une vingtaine d’années depuis l’événement qui en fut le prétexte ; mais surtout – ce fut également le cas à la mort déjà ancienne de son Maître – non seulement il n’y assista pas, mais il lui fut rapporté par plusieurs intermédiaires dont seul le premier – Aristodème – fut présent****. Tous les autres agents de transmission sont indirects. Il n’y a donc aucun abus à poser et supposer que ce récit dont l’occasion, la trame générale et les protagonistes sont authentiques, n’en est pas moins une construction littéraire — pour son aspect dialogué, le travail stylistique offrant à chacun une facture appropriée et les tours rhétoriques en usage (certainement pas le reflet d'une fin de repas avinée et ses propos improvisés) chiasmes, paronomases, anacoluthes et verbes surcomposés, les tics siciliens du jeune Phèdre, la cuistrerie cosmique d’Éryximaque, l’hubris, ὕϐρις, comique d’Aristophane ***** — un travail précis d’écriture accompagnant une élaboration philosophique typiquement platonicienne de deuxième période, dont l’intervention de Socrate se fait l’interprète retro-antérieur, si l’on peut dire. On ne le répétera jamais assez, Socrate n’a laissé aucune trace écrite.

Pensé-je à tout cela sous la charmille ? Certes non. Mais le soleil et le ciel, le petit citronnier flanqué d’un kumquat, inconnu des Grecs anciens – une erreur à n’en pas douter – le pied noueux de lavande qui,  au moindre coulis de vent répandait un parfum déjà puissant, les roses, pâlies d’être un peu tardives et fragiles dans l’étonnement de leurs tiges légères, Alcibiade en embuscade par l’image du silène socratique dont on se demanda s’il ne fallait pas la préciser ou la reprendre, mais comment ? sans oublier les biscuits à la pistache qui m'emportent toujours en Sicile grecque … tout prenait place à partir d’un chaos dont chaque élément savait, à mon insu, qu’il installait en silence et effraction son décor mental, psychique, verbal, verbal surtout, qui s’imposerait. Savoir quand et comment n’étant pas une question consciente.

Une volée d’oiseaux froufroutant les rémiges de leurs ailes, leurs ventres et leurs dos dans un beau désordre, fit passer dans le ciel toutes les nuances de gris, blancs et noirs comme autant de traits de crayon aux mines argentées.

Là j’ai pensé – de cela je suis certaine – que j’ignorais tout de la grammaire des auspices dont j’aurais bien aimé qu’elle me dise – on a toujours une petite faiblesse magique au fond de soi – ce qu’il fallait entendre dans ces plumes battant l’air troué par d’invisibles sons de flûte ancienne venus depuis la Grèce en traversant l’océan immense de la beauté

 

*selon Madame de Romilly. ** ici, huit Banquet de Platon différents (i.e présentation, notes, traduction) sur une étagère. ***dont deux éponymes, aussi Gorgias et Protagoras ; **** et de manière « accidentelle » en quelque sorte, puisque c’est Socrate, se rendant au « banquet » qui le rencontre en route et l’invite à le suivre… ***** ces dernières expressions extraites du commentaire de Pierre Boutang qui traduisit et annota « un » Banquet pour une édition de 1972 – avec dessins de Vieira da Silva.

Programmer Rimbaud.

2 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

       A l’occasion de la convocation d’Arthur par les instances de l’Éducation Nationale pour figurer sur la liste des « auteurs » de ce qu’il reste du Baccalauréat, j’ai relu, corrigé – obligations formelle et acribique nécessaires – cette petite chose sans vocation didactique ni analytique, ni, évidemment savante : manquerait plus qu’on élève les élèves au-dessus de leurs ignorances ! Pas eu le cœur d’ôter l’hypothèse herméneutique pertinente dont ces lignes furent l’occasion, en septembre 2017.

 

Le Revolverlaine

 

Le revolver fabriqué par Monsieur Le Faucheux — le si bien nommé armurier français — a parlé mais n’a fait taire personne, surtout pas les absents. Ils sont deux dans cette affaire où les chiffres l’ont momentanément emporté sur les lettres. Qu’on en juge : Monsieur Montigny qui tenait armurerie à Bruxelles, ne se savait pas appelé aux six coups de l’histoire. Comment l’aurait-il su ? L’histoire ne se retourne pas, qui tira un seul coup ou plutôt deux, à 14 heures, un jour de très grande chaleur en Juillet, le 10.

Personne n’a préservé la scène de crime. Il ne fut relevé ni empreinte, ni indice. La victime, Arthur – 19 ans – fut mené à l’hôpital par son assassineur, Paul – de 10 ans plus âgé – accompagné de sa mère. Il avait une balle au poignet gauche, il aurait pu avoir deux trous rouges au côté droit.

Voilà … à quelque chose près, point de témoin non plus ; il faut s’en remettre aux déclarations formulées un peu plus tard devant la maréchaussée. Paul ayant eu à nouveau l’attitude menaçante, Arthur interpella un agent et tout le monde se retrouva au poste. L’enquête put commencer et mettre l’accent sur le révolver. Les gens d’armes ne sont pas des poètes : il leur faut le nom et l’adresse du magasin – Montigny, 11 galerie de la Reine – ; le prix d’achat – 23 Francs – le modèle – un Le Faucheux, 7 millimètres à six coups.

 

Verdict : deux ans ferme pour deux balles dont une, confiscation de la pétoire numéro de série 14096. Fin de l’histoire, c’était en 1873. C’était surtout sans compter sur l’immense pouvoir dont les objets inanimés sont capables. Un rigolo ne peut demeurer silencieux trop longtemps, et du bruit, il en fit.

Résumons en quelques chiffres, car l’essentiel est ailleurs. L’armurerie fut vendue en 1952 à Monsieur Chaudron, avec elle son pistolet-Le-Faucheux-six-coups, depuis longtemps rendu par les enquêteurs et soigneusement rangé dans un coffre-fort, soigneusement oublié dans les sinuosités de la petite histoire. Il fut revendu, et par d’autres tours et détours revendu encore. Là les chiffres reviennent avec le flingue : en Novembre 2016, 434 500€ (frais inclus) pour ce calibre très courant. Une arme de poing qui, une fois pressée la détente, après engagement d’une balle dans la chambre, fit passer une scène de la vie conjugale de simple fait divers au temps des Assassins. Et les chiffres tournaient, tournaient comme chevaux de bois… Est-ce là la perfection des générosités vulgaires ?

Une arme bien meilleure fait mouche à tous les coups : les mots chargés de sens qui nous tiennent en joue. Aussi, un revolver, avec ou sans accent, revient toujours de loin et sur les lieux de son crime. Celui qui manqua volontairement Arthur n’a cessé de tourner, comme son sens originel latin le rappelle obstinément et s’arrêta un jour pour dire qu’au tournant de la vie, on feuillette et déroule les choses, qui ne sont pas forcément des objets, mais qu’un objet peut représenter : c’est alors une synecdoque. Le revolver de Verlaine, si malmené en Salle des ventes l’hiver dernier*, a fait chavirer la tête des oublieux pourvus, mais pas tourner la page aux autres.

L’Autre, le rimbaldien sine die **, qui d’un coup de feu, d’un coup de foudre, fit une métamorphose et d’un revolver un objet d’amour :  pour avoir manqué avec autant d’application et d’acharnement une cible si bien offerte, si proche et si facile, il fallut le vouloir, que cela fût déterminé ou non… Il y a tant de façons de désirer l’échec de ce qu’on croit avoir prémédité mais qu’on refuse pourtant de toutes ses forces obscures, ou obscurcies ! Verlaine a délibérément raté son coup, plutôt deux fois qu’une. Il n’atteint qu’un poignet, ce n’est pas vital… sauf pour un poète. Or, c’est le gauche, le poète est droitier ! Ecoutant avec grande attention l’impeccable démonstration d’Alain Borer je pensais un instant – il ne m’en voudra pas – à Magritte, le peintre du ceci n’est pas… Le revolver qui fit se dé-tourner tant de têtes et se re-tourner tant d’amateurs de biographies sommaires, le revolver de Verlaine n’est pas une arme. L’année précédant ce fol aveu d’amour blessée***, Rimbaud écrivait : Fi de mes peines. /Je veux que l’été dramatique/Me lie à son char de fortune. En quelque sorte, il tenait lui aussi le pistolet qui, d’un seul coup, aurait pu l’anéantir, deux ne suffirent pas.

*c’était en 2016 ** intervenu dans l’émission « Au fil des enchères » sur Arte le 27 Août 2017. *** en clin d'oeil : De quel amour blessée, Gallimard, 1ère édition 2014 d’A.B, indispensable contre-poison à la mort lente de la langue française.