inactualités et acribies

" Ce vieux parler de nos ancêtres"

29 Janvier 2021 , Rédigé par pascale

 

Charles Birette était manchot de la Manche, et abbé par-dessus le marché, notons qu’il ne lui manqua pas grand-chose pour faire burette, nul n’est parfait, itou chez les curés normands. Il parvint cependant à chevaucher deux siècles (1878-1941) mais comme beaucoup d’autres. Charles avait deux amours, le patois et le français*. Et – on l’espère quand même un peu – le Bon Dieu. Il servit les trois, surtout le premier, dont il dit et montra ce que le deuxième lui doit**, laissant à chacun le soin de prier le troisième.

 

Monsieur l’abbé Charles Birette cédait parfois au péché de colère, l’un des sept péchés capitaux, qui sont, comme le nom des sept nains, si difficiles à aligner de mémoire sur les dix doigts de la main. Le prélat endêvait qu’on traitât le patois de « français défiguré », ça l’endiablait disons-le tout net que tout le monde n’(en ait) pas le culte, on ne peut le dire autrement quand on est curé. Car enfin, le patois vient du latin – le patois normand du Cotentin – qui l’a conservé mieux que d’autres dans l’ensemble des déformations du français né il y a mille ans, environ. Persistance et régularité de ces formes archaïques, primitives, voilà ce qui saute aux yeux et aux oreilles des philologues érudits, attentifs au parler d’ici, écrit Charles Birette dans une de ses causeries, et même dans plusieurs, à la demande de la jeune Société Alfred Rossel et de sa revue Le Bouais-Jan de Cherbourg, [aujourd’hui toujours de ce monde et dont certains articles sont rédigés en normand] ;

 

Aussi, quand ladite Société par l’entremise de son Comité, lui vint demander de bien vouloir rédiger un article pour ladite revue, l’abbé, pour qui le patois fut la langue paternelle*** sauf pour prier le bon Dieu, l’abbé ne se le fit pas dire deux fois. Péché véniel d’orgueil ou réel plaisir de parler de sa passion ? Le ton est enjoué, sémillant, fougueux, tantôt intime, tantôt savant, complice toujours. Barbey d’Aurevilly premier nommé pour caution de la grandeur de cette langue merveilleuse, dont le rejet n’a de raison que l’ignorance ou la fréquentation de patois abâtardis, pauvres, ou entrelardés d’argot ou de mauvais français, même si le patois, le vrai – celui de la presqu’île du Cotentin – ne souffre pas tant d’être mal entouré que d’être galvaudé et rabaissé au rang d’amusement, voire de balivernes grasses ou graveleuses sans aucune parenté avec le normand. Cet irrespect met l’abbé en état peccamineux de fureur, les paysans sont moqués, ils font figure de pitauds, d'imbéciles malpropres et dipsomanes ! Le disant, ou plutôt l’écrivant, notre malin en soutane, cède ensuite au péché de flatterie et même de tartufferie. Jugez-en : ce serait pour rire que les paysans — par ailleurs si attentifs à la langue française qu’ils en sont les philologues sans le savoir — déforment certains mots, juste pour rire, et demandent de la poudre à pioncer (pour opiacée) ou une canicule pour une canule. Ah ! Monsieur l’abbé Birette, il ne faut point trop en faire ! Comme inverser les causes et les effets, ou inventer des causes qui n'en sont pas : du français ou du patois lequel a déformé l’autre ? Citant Guerlin de Guer**** pour autorité indiscutable : « Ce sont les lèvres aristocratiques qui écorchent le parler paysan, le seul phonétique, le seul historiquement pur, le seul conforme à l’instinct de la langue. ». Avec une telle autorité pour référence, on n’a plus besoin de démonstration. N’empêche ! Monsieur l’abbé Birette nous émeut. Son rapport au patois du nord de la Basse-Normandie est sentimental à souhait – Il est plantureux comme la bonne terre, où il vibre – filial pour tout dire, comme le lien qui rattacherait un vieillard de mille ans (le normand) à son descendant de trois cents (le français), et de s’attacher à présenter les traces du latin dans les vocables que les paysans de la province entière s’appliquent à maintenir par des efforts si remarquables qu’ils en facilitent le travail des érudits. A propos de l’élision de la consonne finale des mots en eau (dérivés du latin ellum) par tous les paysans normands, Charles Birette ose ceci qu’il faut recopier sans en ôter un mot : « cependant cette consonne est sous-entendue dans leur pensée. Elle y dort, et se réveille quand il le faut, c'est à dire dans les mots dérivés : une bateléeécoupeler un arbre, haveler un bûerâteler du fourrage (…) ».

 

De tels propos adossés à des apparences de vérité et multipliés par autant d’exemples et d’énumérations, sont truffés de considérations sentimentales, l’abbé est fleur-bleue, l’abbé est un tendre, l’abbé est un indécrottable amitieux qui recouvre ses faiblesses de cœur par des considérations pseudo-savantes. Ainsi, notre vieux langage, dit-il, n’a jamais admis le groupe déplaisant « oi » ou bien aussi, Le patois est infiniment plus régulier dans toutes ses manières d’agir, affirmations où l’on comprend que la supériorité du normand sur le français est de préséance, d’élégance, de pureté, d’harmonie, elle est celle des champs sur celle des villes, en un mot qu’on attendait depuis le début, et bien qu’il fût emprunté à Hugo le fils, est finalement le seul que Monsieur l’abbé Birette se devait d’employer, il est sacré, et de nous … prier de maintenir avec ferveur, le culte du patois ! On lui donnera notre pardon et l’absolution qui va avec, dans cet ordre ou dans l’ordre inverse, on ne sait plus trop, car l’abbé nous a offert des litanies de termes patois et leur traduction française, dont certains sont aussi doux à notre oreille que les ciels de traîne après les pluies d’automne le sont à nos souvenirs.

 

Mais il y au moins deux autres raisons pour lesquelles Charles Birette a toute mon affection, et même ma bénédiction : le paragraphe où, sans s’aventurer dans des descriptions aussi hasardeuses que peu convaincantes, il se range à la simplicité des significations et des usages et nous apprend qu’une banque est « une levée de terre qui clôture les champs », ou qu’une houle « n’est pas l’agitation de la mer mais un trou pour se cacher » ; qu’un rot « se dit d’un bruit quelconque mais continu » ou que dauber « veut dire marcher dans l’eau en se mouillant les pieds » ce qui nous laisse perplexe, y aurait-il, en Normandie, une manière de marcher dans l’eau sans se mouiller les pieds ? L’autre occasion – qui passe par l’hommage à Littré qui a maintenu en son Dictionnaire des termes normands charmants (aumailles, diguer, falle, frelampier, vignot…) ou curieux (péquevécher) – est d’avoir envisagé de concourir pour « un fauteuil sous la Coupole à celle fin de les rapatrier. » Le bon abbé se contentera d’une missive dont j’extirpe quelques élans qui ne sont plus de notre temps. Véritable supplique pour les exilés que sont les mots de patois, ayant subi le bannissement, car enfin, ils étaient français aux siècles passés et ne sont plus que dans les vieux grimoires. Prière pour ces proscrits, qu’ils soient remis au dictionnaire académique et dans vos écrits personnels !

 

A un quidam qui s’inquiétait de savoir à qui précisément il l’allait envoyer, Monsieur l’abbé répondit :

   -- Je pourrais l’adresser au monsieur de l’Académie assis dans le fauteuil de Vaugelas. —

 

Ah ! pour ce Vaugelas-là, Charles Birette, on vous embrasse.

 

*c’est lui qui le dit : « le patois m'a été très utile pour apprendre le français. Aujourd'hui j'aime ces deux langues d'un égal amour. Mais celle de mon berceau me sert encore à mieux saisir les élégances - et aussi les caprices - de cette grande dame qu'est la langue française ». In Le Parler de mon enfance, sa nature et ses caractères généraux : Causerie (1939). ** Le riche vocabulaire du patois de chez nous. Ibidem. *** Sous le toit paternel on ne parlait qu’en patois. Ib. **** (1871-1948) spécialiste de dialectologie normande.

Mélanges, miscellanées, miettes - 8 -

23 Janvier 2021 , Rédigé par pascale

 

 

« Au faîte de la gare d’Enghien, un peintre a été électrocuté. On entendit claquer ses mâchoires, et il s’abattit sur la marquise. » (Félix Fénéon : in Nouvelles en trois lignes – déjà cité et à relire sans discontinuer)

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Il y eut au tout début du 20ème siècle, en Charente et Charente inférieure – selon l’appellation d’époque – une épidémie de suette picarde (à ne pas confondre avec la suette anglaise). Une trentaine d’années plus tôt, l’île d’Oléron fut touchée sans que l’on en sache les causes, il fut dénombré 150 décès pour mille cas dans une population de 20 000 habitants.

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« La poésie vit d’insomnie perpétuelle » (René Char in Dans l’Atelier du poète).

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Dans une lettre à Alain Jouffroy ( 4 Mars 1970), Dusan Matic cite « La réalité est inguérissable » (Stanislav Vinaver) ou tout dire en quatre mots.

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Mais comment peut-on tolérer ce genre de bouillie : « où là il n’y a aucun contrôle sur leur performance qui est réalisé », alors que « Là où il n’y a aucun contrôle » suffirait parfaitement. Et aussi « ce sont des avis qui sont scientifiques et qui ont pour but d’éclairer la prise de décision politique sanitaire », au lieu de « Ces avis scientifiques ont pour but d’éclairer la décision » - sanitaire, non nécessaire, si le contexte est clair et net, ce qui ne semble pas gagné !

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Au 19ème siècle, on appelait ouvrier en conscience, celui qui travaillait et que l’on payait à la journée dans une imprimerie. On ne sait si celle du patron était en paix, mais quelle expression !

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Passer du bourdon à l’euryphallique ou rhopalique, et l’inverse, il y a de quoi s’amuser les soirs sans lune avant de couvrir le feu de braises. Par le premier vous vous appliquerez, en retirant une lettre d’un mot, à en obtenir un nouveau ; par les seconds, vous ferez presque l’inverse, puisqu’il suffit – sans reprendre le même nécessairement – qu’à chaque nouveau terme de votre phrase, vous ajoutiez une lettre de plus : 1, 2, 3, etc. Le bourdon est, de loin, le plus délicat, et le plus stérile, impossible de faire des phrases, exercice de jeu pur. L’effet « boule de neige » du second, est plus prometteur. A vos stylos !

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La science des sots, ou élognostie, est inconnue de l’ordinateur. Soit ! Mais la proposition de remplacement avancée est géognosie, voilà déjà de quoi grimacer ; le pire étant toujours à venir dans les liens discourtois entre l’informatique et le vocabulaire, et jamais en reste – comme tous les sots – pour se faire remarquer, mon écran, mécontent également de ce sot-là, qui ne lui a pourtant rien fait, m’intime de le remplacer par sceaux. La formule devient alors : " la science des sceaux, ou géognosie". Et l’on comprend pourquoi, en s’y fiant, certains sots se croient savants de regarder leur écran !

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Au printemps dernier un spécimen de l’escargot turc, Helix lucorum, fut aperçu dans les Deux-Sèvres. Cette annonce capitale de la presse locale ne fut pourtant accompagnée d’aucun article de fond pour attiser la curiosité du lecteur friand de gastéropodes ou curieux d’héliculture. Avançant à raison d’un millimètre par seconde, le journaliste avisé aurait pu envisager un reportage de longue haleine, le suivre à la trace, savoir où il allait, peut-être rejoindre les mânes de Jules Allix -il serait allé où allait Allix – qui, au milieu du 19ème siècle, fit sienne une histoire de la télégraphie escargotique (qu’il nomma sympathie). Le mystère reste entier.

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      Sonnet de Ronsard (VII, 140) :

Debout donq, allons voir l'herbelette perleuse.

     Ciel que c’est beau : l’herbelette perleuse !

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     « L'animal est pauvre en monde » Heidegger – Soit on saisit d’un seul mouvement, soit on attaque sur le champ, l’œuvre du philosophe et tous ceux, avant et pendant, qui l’ont rendue possible, et après les thèses, essais et appareils critiques. ( et quoi ?)

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       Toujours les pléonasmes inadmissibles (c’est un pléonasme) :  

   « Ils interagissent entre eux ». Et « amerrir sur la mer ». Le second, lu dans un texte se disant « universitaire », sans commentaire ; le premier entendu et lu tout le long des jours et partout, qui chaque fois me fait me manger les joues, car il ne faut pas reprendre les solécismes, il paraît que c’est impoli. Plus que de les pratiquer ?

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     Suite du ramassage des textes ostréicoles :

    “ Le spectacle d’une huître ouverte - et offerte - est une merveille. Figurez-vous au creux du rocher le plus neutre une vasque de nacre irradiant toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.
Au milieu de cette vasque, une masse de chair fraîche, translucide ou grassouillette, dodue à souhait, aguichante d’abandon. » (Charles Daney  in Huîtres, moules, bivalves et Cie)

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Il faut, urgemment, réintroduire le mot et le lieu, exèdre. Qui ne désigne pas un endroit que l’on aurait doté – par réflexe ou nécessité pratique – de bancs ou autres sièges pour attendre ou se reposer, mais une cour organisée, pensée, voulue, pour qu’on s’y assoie en vue de converser. En ignorant le nom, on ignore la chose.

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Nombreux confondent Universalité et Généralité, ce qui engendre de nombreuses incompréhensions, autant d’échanges inutiles, vains et parfois fâcheux, l’imprécision étant le meilleur chemin vers la discorde. La généralité représente, dans un ensemble donné, le plus grand nombre possible d’accords (quel qu’en soit le sujet) ; ainsi se constitue ce qu’on appelle à juste titre, l’opinion commune (ou opinion générale), une addition, souvent fictive et non probante, qui cautionne parfois, hélas, l’adhésion de tous au point de vue de certains. Dans un groupe conséquent, on risque toujours de dégager une opinion générale. Elle ne garantit rien, jamais. L’universalité, en revanche, se dégage absolument de toute généralité pour tenter d’atteindre, non pas ce qui concernerait tout-le-monde-en-particulier (expression dont on ferait bien de mesurer la contradiction interne) mais personne-en-particulier. L’universel est ce qui, échappant à chacun, concerne tout et tous. Cela s’appelle – définitivement – un Concept. Humanité, par exemple, concept transcendant toutes déterminations individuelles et même collectives, ou les vérités mathématiques, sont de cet ordre : que vous le vouliez ou non, que vous pensiez pouvoir opposer votre « droit » au désaccord, et même que vous l’ignoriez ou pas, la somme des trois angles d’un triangle sera toujours égale à 180°, dans le système euclidien, bien sûr.

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Rappelons que le mot « valeur » joue dans la même aire étymologique que « convalescence ». Encore un de ceux dont le surusage a mené au mésusage. Il s’agit en médecine, et particulièrement l’hippocratique, de rendre compte du retour au juste équilibre, à la juste mesure – notion aristotélicienne s’il en est. Entendre à longueur de déclarations publiques et privées qu’il faut être fidèle à ses (nos) « valeurs » peut tout juste procéder de la pensée magique, mais, finalement, ne veut rien dire.

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« Mon enfant lit trop, ça va lui casser quelque chose dans la tête. Que faut-il faire ? » question posée par la mère de Roger Grenier à un médecin spécialiste (mais de quoi donc ?) s’inquiétant pour son rejeton. Propos rapportés par l’écrivain lui-même. Dommage, il n’a pas donné la réponse de l’homme de l’art.

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L’invention de l’iota par les Grecs – sans avoir pour autant puisé dans l’alphabet phénicien auquel ils empruntèrent beaucoup pour les autres voyelles – fut jugé par Etiemble comme un apport décisif à notre civilisation, et l’appelle la « lumière des voyelles ».

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Quelle jolie remarque glanée sans avoir noté où : la lettre (au sens épistolier du terme), exercice solitaire où l’on n’est pas seul.

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La protection régionale pour un mystère normand : sur les falaises de Granville, une population unique de choux sauvages prospère. Énigme botanique qui vaut son pesant de cacahouètes. En effet, ce chou n’est censé pousser qu’en terres maritimes crayeuses et calcaires y compris l’Angleterre, soyons charitables en ces temps de divorce difficile. Alors, en pleine silice, et sur un seul endroit du Massif armoricain, qu’un chou sauvage fasse dissidence heureuse, nous tient tout ébaubis !

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Se faire parèdre de toute poésie.

Scrogneugneux !

18 Janvier 2021 , Rédigé par pascale

 

 

Depuis mon ajoupa rudimentaire je contemplai un rare parhélie, quand un tec-tec insolent vint perturber mon repos. Certes ce ne fut pas tant douloureux qu’un courbari ! Mais il était dit que je ne pourrai plus jouir de cet exceptionnel spectacle, une psylle venait, en se posant sur ma tempe, de m’obliger à fermer un œil, m’efforçant alors de bornoyer sans le moindre succès, la courbe de l’horizon faisant obstacle à ce délicat ajustage.

Si vous trôlez dans les rues, les chemins ou partout où vos pieds vous mènent, vous êtes alors une ou un lendore, vous lambinez. D’aucuns disent que le terme est désuet, d’autres – dont l’Académie – qu’il est populaire. Quant à l’ordinateur – dans sa version « traitement de texte » il le refuse évidemment ; je m’empresse donc de l’ajouter à mon dictionnaire personnel, je ne traîne pas, même si, en trôlant, il se peut, dans certaines acceptions que l’on soit pris pour quelqu’un qui court de-ci de-là sans bien savoir où il va. On note aussi que troller peut s’orthographier ainsi.

Mais lendore dans un sens bien plus acéré, peut même s’ajuster à sa syllabe terminale.  Après avoir vécu comme un lent, il ne reste plus qu’à s’assoupir : lent dort, lendore ou veut nous le faire croire, ce qui lui évitera d’être dérangé dans les phléoles des près. A moins que quelques garnements ne cherchent à se désennuyer — un de ces quartidi sans fin — en lochant des brindilles dans la cascatelle en contrebas du champ, pour imiter les bruits et les remous des remoles au pied de la falaise interdite.

         Pour aujourd’hui ne nous aheurtons point plus que de raison, et cessons-là ce nubileux discours, qui nous ferait tomber en forsennerie si nous ne savions qu’il est un simple jeu, un peu butyreux et pénible, il est vrai, mais un jeu. A moins que vous ne préfériez qu’on vous soumette à un exercice pratique de chrie. Il n’y a pas de volontaire ? Pas étonnant ! Décidément, et depuis la première ligne, chacun ici ne songe qu’à s’acagnarder. Tandis que moi, je débagoule.

 

Une fois encore et toujours, semblablement.

13 Janvier 2021 , Rédigé par pascale

 

 

De quelque conversation raboteuse et récurrente, une mienne contrariété demeure devant la résistance, qui jamais ne cède, s’agissant de la question du langage et de la langue, dans leurs rapports avec la pensée. La résolution de cette difficulté se heurte sans cesse au poids des intuitions ordinaires, ergo et paradoxalement, l’apparente facilité et l’évidence se rebèquent.

Hors champ philosophico-linguistique, la vie des mots paraît se dérouler avec simplicité ; ils sont les outils sans lesquels notre pensée ne pourrait s’exprimer. Sortis de leur boîte (crânienne) avec plus ou moins de spontanéité voire d’automatismes et de réflexes et aussi de présence d’esprit – expression à la fois juste et trompeuse – les mots, même les plus courants et usés, sont pourtant agencés selon des règles à ce point intériorisées qu’elles ne permettent plus de saisir la contradiction qui se joue en nous : admettre la nécessité du passage par les mots pour donner « corps » à nos pensées d’une part, d’autre part affirmer que la pensée peut échapper à la verbalisation au point que des êtres non parlants puissent nous « dire » des choses. C’est se méprendre sur les conditions de possibilité de toute pensée qui ne peut s’élaborer sans que la disposition d’une langue lui fasse substruction.

Peut-être ce terme, disposition, fait-il difficulté. Chacun y va de son refrain offensé à l’égard des nourrissons – in/fans, non parlants – des muets et autres mutiques, taiseux et silencieux en tous genres, vitupérant contre ce crime de lèse humanité, prêt à octroyer, par rétorsion contre un point de vue si cruel, que les arbres aussi pensent, et les gestes, les images … alors et bien qu’ils ne parlent pas ! Et même et à rebours, que tout ce qui nous « dit » quelque chose, pense forcément, d’une manière ou d’une autre. Il suffit, n’est-ce pas, de l’entendre, le ressentir, le savoir, le comprendre. La charge logique d’une telle affirmation est très faible ; qui la prononce n’a pas conscience qu’il vient d’inverser l’origine de ce qu’il croit être pensé en affirmant non pas que l’arbre nous « dit » quelque chose, mais que l’arbre « nous » dit quelque chose*. Le soi-disant destinataire du discours, celui qui décide de ce qu’il contient et de ce qu’il « dit » ne font qu’un ; pire, ou mieux, ce destinataire/décisionnaire/dépositaire – une sainte-trinité d’un nouveau genre – est seul à formuler en sa langue propre ce que le faux locuteur lui aurait « dit ». Car enfin, c’est exactement, uniquement, et exclusivement à la condition qu’une reformulation se fasse — à voix haute, mezza voce ou in petto, c’est sans importance — mais toujours dans un idiolecte particulier. Reformulation illusoire et trompeuse puisque ni l’arbre, ni la mer, ni les nuages n’ont « dit » quoi que ce soit : nous leur prêtons nos mots non seulement sans nous en séparer, mais sans la moindre chance qu’ils s’en saisissent. De plus, la mer, le ciel, les arbres, les forêts, tout ce qui, non-parlant, nous « parle » au point que nous les comprenions, auraient cet avantage unique et inattendu, de pratiquer une polyglossie innée, spontanée, sans apprentissages ni dictionnaires, si, quelle que soit la langue pratiquée par le promeneur, le passant, le rêveur, les discours qu’ils tiennent sont tenus dans la sienne. Il n’y a pas meilleur terme ici pour qualifier ce touchant anthropomorphisme – tous ne le sont pas – que celui d’inter/prête.

L’erreur pourtant flagrante mais si difficile à battre en brèche, contient une autre méprise, voire un paralogisme. A tous ceux, naïvement bien plutôt que solidement, qui affirment la validité de l’expression « pensée non verbale » et en tirent, ipso facto, la conclusion (ergo) que, nature, images, gestes, objets, animaux, nous parlent bien que et même-s’ils-ne-pensent-pas-comme-nous-et-que-nous-ne-les-comprenons-pas-toujours, à ceux-là il faut montrer qu’ils sont précisément en train de se prononcer pour un lien substantiel entre parole et pensée, alors qu’aucune parole, stricto sensu, n’a été proférée. Les mêmes, qui protestent quand on explique que langage, langue, parole, mots** constituent la pensée et non l’inverse, ne voient pas qu’en prêtant des « pensées » à des êtres non-humains, voire des objets fabriqués, dénués de langue, de parole et de mots, a fortiori des règles pour les composer et les organiser, les mêmes n’ont aucun moyen de vérifier ce que « disent » ces éventuelles pensées, sinon en les rapportant à eux-mêmes et rien qu’à eux-mêmes.

Dans de telles discussions — rugueuses et raboteuses — ce point délicat finit toujours par être servi : donc, les tout jeunes enfants, ne parlant pas encore, ne pensent rien ! Quel raccourci ! On voit bien qu’il s’agit ici, non plus de comprendre que quelque chose se joue dans le raisonnement proposé, mais qu’il faut « sécher », voire assécher les propositions dérangeantes. La réponse est pourtant dans l’indignation, il suffit d’être précis : les enfants (qui) ne parlent pas encore. Ce qui n’est quand même pas la vocation ni le devenir d’un arbrisseau. A quoi il faut aussi faire remarquer que, bien que ne parlant pas encore — mais assez tôt eu égard à toute une existence — le petit d’homme n’est pas privé de mots, n’est pas dans un vide de paroles, n’est pas hors contact avec le langage***. Tout autour de lui est parlé, précisément dans une langue qu’il va faire sienne, et dont il n’est ni séparé ni étranger, qui ne lui est pas étrange. Toutes les conditions de possibilités pour qu’une/sa pensée se développe, pour que l’enfant-le-non-encore-parlant-dans-un-environnement-parlant-et-parlé, constitue, nécessairement, des/ses pensées, mais sans l’avoir décidé, dans une langue dont il va saisir toute l’organisation avant même de l’apprendre consciemment, une langue qui lui est familière avant même qu'il n'en pratique la complexité, avec une stupéfiante facilité ! Tout le reste est question de degré.

        

Les auteurs, philosophes et linguistes de haute volée au service de cette question que d’aucuns traitent avec une légèreté confondante et péremptoire, ne sont pas ici convoqués, c’est volontaire. **** Tentative et tentation d’y revenir, non point sans eux — ils sont toujours là, c’est même pourquoi je peux formuler ces remarques — mais sans référence explicite. Comme on le ferait, entre la poire et le fromage, sans oublier le bon vin. Et s’apercevoir, ici comme ailleurs, ainsi comme autrement, que les raisonnements éprouvés par l’usure et le frottement des textes, ont des effets durables, et leurs développements … durables eux aussi, peuvent alors être avantageusement synthétisés. Le tout de bonne foi, lecteur.

 

*on peut subroger tout objet, animal, végétal, minéral, truc ou machin-chose, gri-gri mascotte sans la moindre difficulté ; ** pour autant des termes sans équivalence philologique, philosophique ni linguistique. *** le cas de tout non-parlant humain dans un milieu humain. **** d’autant que je l’ai fait rigoureusement en bien d’autres occasions ici même.

De l’importance des préfaces, quand il s’agit de Fondane et de Rimbaud.

9 Janvier 2021 , Rédigé par pascale

Fallait-il choisir entre quelques écrivains catholiques et les surréalistes ? Les premiers forçant l’œuvre du point de vue de la foi, tel le pied des jalouses dans la délicate pantoufle de vair auquel elle ne pourra jamais convenir. Les seconds y trouvant, toujours et partout, le précurseur ébloui de leur doctrine, au risque d’un reniement tardif. Ainsi et dès le début de sa Préface de Rimbaud le voyou de Benjamin Fondane*, Michel Carassou choisit-il de poser une alternative que le profane en rimbaldie pourrait, s’il l’osait, qualifier d’exagérée. Mais ledit profane ne se vantera pas de n’avoir lu ce livre indispensable que trop récemment, et le rimbaldien-canal-historique auquel je pense, doit en avoir le tricorne de travers, mais l’œil qui frise.

Le Roumain francophile – il y en a pour qui cela fait pléonasme – publie cette biographie inclassable en 1933. Il est en France depuis dix ans, à Paris. Dans dix ans environ, il mourra à Auschwitz sans avoir vécu la quarante-sixième année de son âge. Mais voilà comment on se trouve sans l’avoir ni voulu ni cherché dans une perplexité imprévisible : de Fondane et/ou de Rimbaud, qui va-t-on rencontrer ? auquel a-t-on prêté sa meilleure attention de lectrice ?  Certes, il n’y a aucune erreur possible, le premier a rédigé un essai biographique sur le second, l’inverse étant impossible, et l’on sait parfaitement que cela ne porte pas à confusion : le biographe s’empare du bio/à grapher, devenu biographé, et s’efface devant et derrière lui : il n’y a, pense-t-on, qu’une seule façon de construire une biographie, quelle soit édifiante ou pamphlétaire, jamais elle ne saurait se passer de datations, de faits, de citations, de références, et des recherches afférentes dûment signalées.  Jamais elle ne devrait – ni ne pourrait – exister en lévitation. Toujours elle aurait avec le chantier archéologique les points communs du travail de fourmi et de la précision d’orfèvre dans les déblais, les décharges et les excavations. Toujours, la libido sciendi, la curiosité, passion et perfection intellectuelles enfoncées et vissées au sommet et au milieu du crâne.

C’est une surprise : Rimbaud le voyou (nous) parle de Fondane (aussi). Le préfacier – Carassou – dont les précisions d’histoire littéraire sont, de loin, plus nombreuses en quelques pages que dans tout le livre présenté, ne manque pas cet angle : il reporte un extrait de lettre dans laquelle Fondane exprime sa reconnaissance à Chestov,  celui qui lui fit comprendre aussi des hommes auxquels vous n’avez pas pensé, Rimbaud, Baudelaire. Peut-on mieux dire à quel point la formation – philosophique, ici – du biographe fait le biographé ? Et si les plus belles et réussies biographies sont celles qui répondent à la question qu’elles ne posent ni ne formulent pourtant jamais explicitement — qui est cet être-là, quel est son être, autrement dit encore, de quelle ontologie existentielle procède-t-il — celle de Rimbaud par Fondane est un modèle, une réussite. Rimbaud le voyou, sans virgule médiane, il s’agit d’un syntagme à soi-seul.

Ce titre n’est d’ailleurs pas tout à fait celui-là mais c’est volontairement que j’ai réservé la suite : Rimbaud le voyou et l’expérience poétique, construit sous le signe (caché) du chiasme, le voyou et l’expérience (l’existence) unis au centre, Rimbaud/le poète en bordures, en cadre, en encadrement. D’autres auraient, comme il est de bon ton il paraît, retenu la prudence et préféré, « Rimbaud le voyou ou l’expérience poétique ». Avouons que cela aurait tout changé. L’auteur y aurait dépensé son énergie intellectuelle à tenter de trancher, tandis que la conjonction de coordination – la doublement bien nommée – « et » contrarie tout agiotage en faveur d’un développement, d’une démonstration, d’un raisonnement et sa validation.

Dans la Préface de la Seconde Édition, Fondane reprend la raison pour laquelle il a choisi le terme voyou pour le coller, l’accoler au nom de Rimbaud plutôt qu’en faire une discussion, une hypothèse ou une alternative à héros, par exemple. Toute la question de la biographie est contenue là, dit-il ; mieux, la question de toute biographie, qu’on croit tenue à des empilages et autres agencements en meccano, d’amoncellements et successions d’évènements en vue d’une fin – achèvement et finalité – rayonnante. Toute biographie d’un génie serait alors l’observation et la description de cette téléologie ; décidément l’Esprit hégélien règne toujours. Et si elle (la biographie) ne conclut pas, on force les évènements un tantinet — et ça y est. Cela confine à l’idéalisation à marche forcée, qui n’est pas absolument parlant une hagiographie, mais enfin, qui lui ressemble fort, en cela qu’il convient de justifier une vie, lui donner une ou plusieurs explications légitimes, preuves et autres arguments, ou, comme l’on dit aussi, apporter des « clefs ». Rien n’est plus étranger à la démarche de Benjamin Fondane le chestovien, dont on connaît l’attraction pour le tragique, le procès fait à la raison** ou le sentiment profond que toute conscience est malheureuse***. Évidemment, tout repose, pour le biographe sur cette ambiguë question de la nature du génie, qui nous porte à le revêtir d’une admiration irrationnelle, reflet de l’illusion commune sur lui et sur nous-mêmes qui accordons à tort plus d’importance et de sens au fait de chanter plutôt qu’à ce qu’il (ce génie) chante. Et d’ajouter cette expression freudienne – il y en aura quelques-unes dans le corps du livre – il est notre acte manqué ! Remarquons ce pluriel, il n’est pas de majesté mais d’humanité.

*aux éditions Non Lieu – 2010 - ** titre d’un article de 1929 ; *** titre d'une oeuvre parue en 1936, La conscience malheureuse.

Complicité et parti pris des mots.

3 Janvier 2021 , Rédigé par pascale

 

 

L'azuré papillon mille yeux bleu acier peints sur ses ailes larges ourlées d’un fin trait noir — observait l’épineuse, la bugrane, avant de s’y poser, ou la gentiane des marais, la croisette ou la grande, fabuleuse lycène. Petit loup au ventre roux ou brun nacré passe par ici, repassera par-là, quitte le sol pour prendre son envol. Papillon du poète, Allumette volante envolée flamboyante au-dessus de la lampe à huile des fleurs* Leur aile dans les doigts n'est qu'une pincée de cendres*

         Seul à redonner vie aux mortes feuilles brunes, il se repose sur leur pigment en ses métamorphoses glorieuses — alors on l’appelle Kalima inachus — il vient de Psyché, ψυχή, qui fait passer un souffle, ce mot dont on a oublié qu’il signifie d’abord papillon. Frôlement bleu dans l’air, ce billet doux plié en deux ** qu’entre eux des amis s’offrent, Remy pour Pierre i.e Belleau pour Ronsard qui l’inséra dans son Bocage, ainsi fait-on au 16ème siècle, et secrètement de nos jours.

*avec la complicité de Francis Ponge in le Parti pris des choses, *lequel avait aussi noté ces mots sur un folio volant, en 1936 **Jules Renard.

 

 

Les pierres de lave,

                                  ne salissent pas la neige qui les recouvre et fond peu à peu à leur tiédeur tardive. Paysage noir et blanc et chaud et froid et rude et doux, plein du silence d’après, plus dense, plus empli, un silence sans trou.

Les saisir du geste furtif d’une gradiva qui cueillerait un morceau de marbre interdit, un éclat de tesselle, un bout de poterie ; est-ce ôter un peu de l’éternité du volcan, plus sacré que les temples des dieux, si je les pose là près de moi pour toujours ? Les petites pierres laviques étnéennes, mates, poreuses et ponces, pour contredire le charbon anthracite qui, sept fois, brille dans le poème* par l’involontaire magie de ses syllabes*.

*le toujours même complice, in Pièces.

 

 

L’édredon,

                    sous lequel floconne les souvenirs inachevés de l’enfance, seul capable de soulever l’enthousiasme aérien et complice d’une conversation désintéressée*.

Il n’y a plus d’édredons, sauf dans les greniers des maisons à grenier, et encore, rarement. Mais, cette fois, on osera contrarier le poète, ce poète-là, bien qu’il ait raison : qui connut des sommeils légers comme plumes sous des édredons de satin or vif, safran clair ou grenat profond, ne saurait s’offusquer qu’il fallut dépouiller au moins cinquante volatiles. Celui-là, même longtemps après, n’y pense pas, tout occupé qu’il est à rechercher l’incomparable, l’inimitable et dorénavant introuvable sensation d’être enseveli pour ne pas dire submergé dans un océan de langueur.

De ces plumes qui écrivaient à l’encre invisiblement tenace nos amnésies aléatoires, un jour s’échappent par les coutures usées, des mots irrattrapables voletant le temps d’un soupir dans et malgré leur légère force expansive*. Cette méditation, le poète l’appelle bouffante. Il a raison pour au moins deux raisons, dont la moindre n’est pas la philosophico-métaphorique, et l’autre l’enveloppante.  

*complicités idem et ibidem.                            

et au premier de l'autre

1 Janvier 2021 , Rédigé par pascale

Délicate rose de Fr&Fr