inactualités et acribies

Passerelle

26 Juin 2023 , Rédigé par pascale

 

Pour celui qui vint

 

un soir

je mis un crayon dans le creux de mon crâne

taillai sa mine d’or et trouvai le filon

 

dessinai un carré où planter des étoiles

isocèlement

 

*

 

un ange

qui tout mélange

verse des flocons dans le flacon

le secoue avec fracasserie

 

*

 

ce troubadour d’amour

poussait à petits pas

des mots grands comme le monde

encordés

 

*

 

remplir les horloges

à la fontaine des heures creuses

 

*

 

sur le pont aérien coule la nuit

 

*

 

Vega dorée

toute la musique du ciel

dans une Lyre

 

des milliards de soleils crépitent dans l’univers

 

*

 

trouver un point

tirer un fil

ébaucher l’horizon à main levée

 

*

 

pétales en sa pivoine ont chu sur le parquet

en paupières blondes

poudriers ouverts un peu

ongles roses alentis

dragées douces sucrées

 

         *

 

silencieux yeux

en cieux les si lents silences

énouent la peine

 

*

 

ruisselant parfum

verte chevelure cirée

pointes blanches

 

à jamais le jasmin

 

*

 

ce mirobolant myrobolan

 

à l’arbre de mes jours poussent des feuilles A4

à ses branches 21 x 29.7 ramettes

 

*

 

l’envers assoit l’endroit où l’avers a droit à son quant-à-soi

 

*

 

quelle éponge essuiera les cendres et les braises

en nous versées mêlées

de larmes noires et de brûlants acides

 

*

 

écoutez chuter

les copeaux de mes joies douces

dans l’égrisoir d’une chanson

              

L’Apothéose de Theodor, une théogonie moderne.

18 Juin 2023 , Rédigé par pascale

 

Il y a dans le cérémonial de la réception d’un livre attendu, espéré, une joie particulière et profonde qui, dans l’instant, vous fait cesser toute chose, jusqu’à suspendre votre respiration. Vous l’aviez guettée, goûtée même par avance, cette saisie d’une enveloppe un peu ventrue, où vous redécouvrez vos nom et adresse, tant l’écriture manuscrite vous paraît d’une autre saison, avec elle, l’alignement de vrais timbres représentant des écrivains, d’un autre siècle. Dedans, le livre, encore protégé d’une pochette transparente et résistante, n’est point tout-à-fait à vous, vous devez aussi le dégager du blanc et léger papier de soie qui le retient. Générosité, élégance, distinction d’un éditeur véritable.

Tant on a oublié qu’une première page de couverture n’a pas à être tournée voracement et dans l’indifférence – quand ce n’est pas détournée pour s’épargner bien des laideurs – que découvrant celle-ci, on s’arrête et s’évite d’avancer encore. L’édition 1 de Tout Tombe, d’Alain Borer, « a fait l’objet de deux versions, l’une avec un dessin de couverture de Pierre Antoniucci, l’autre (…) de Valère Novarina. »  On le précise à la commande, ou, on laisse le bel hasard bien faire les choses. Dans les deux cas, le supplément de plaisir est assuré.

 

Et vous voilà embarqué.      

 

La 4ème de couverture dit tout sans y toucher. Sont-ce des indices ? des repères ? des signes ? des traces ? Si quelques mots font sens pour un limier-lecteur, parentèle/énigme/thématique obsessionnelle, ils se conjuguent et déclinent avec poèmes/allégresse/pense en langue/ : c’est renversant.

Et personne ne dira – sauf à considérer un livre tel un ogre devant une bande de petits enfants – personne n’avouera avoir résisté au délicieux plaisir de laisser s’ouvrir les pages et se refermer d’elles-mêmes, par la seule pression – à peine – du pouce qu’on laisse glisser en arpège. Tombent alors devant nos yeux ébaubis, des phrases retournées, des pages inversées, des chiffres autant que des lettres, des ciels intensément, des inventions de mots « en cosmose avec vous » ; « mollondoiement du fuselage » ; « éthernuité » ; « torpeurature » (ces trois derniers, l’excellence du mot-valise, terme qui contient ici et en sus, sa légitimité sémantique !) – et des mots inconnus … à peine a-t-on soufflé qu’on repart, comme après un grand trou d’air, pour des titres sublimes – Le nuage de Magellan - édité confidentiellement en 1983, était introuvable - des révérences et souvenances de poètes, d’écrivains, aussi de paroliers invisibles, et même de formules célèbres du cinéma – à démêler, Ronsard, Rimbaud, Goethe, Alberti, côtoient j’irai revoir ma Normandie, et aussi sur la terre comme au ciel, avec tant pis je voulais tant rentrer à la maison, il y a même un cougar qui carbure au Chevrey-Chambertin, mais c’est peut-être un code secret ; y’a rien à dire, icare à fond ! et une autocitation parfaite, Le burin du graveur 2 ; des expressions intrigantes – La clé de volExtension de la Sphère Armillaire – là, vous ralentissez un peu, la sphère armillaire, c’est pour vous la stupéfiante complémentarité et rupture du vide et du plein … et vous décidez de vous laisser bercer par le roulage, là où il vous mènera.

 

Dans les plus beaux, lointains, dangereux aéroports du monde, en dix Noèmes exactement, chacun relié à la ville qu’il dessert, où Alain Borer n’a pas fait que poser les pieds – délaissant la rime il se saisit des mots et leurs échos. Rien n’est loin devient refrain, ni New-York du Népal, Los Angeles de Tahiti, à Jérusalem on peut cueillir les roses de Villers-lès-Luxeuil … quelques pages plus tôt il écrivait, tout simplement en confidence et mine de rien « Mes Avions ». Gageons que ce possessif pluriel n’est point innocent, mais – ainsi faut-il le faire avec le livre tout entier à la page 11 et aux pages 36-41 3 — le retournement s’impose : Alain Borer ne possède pas tant « ses » avions que ses avions ne le possèdent, vérifiant une des règles de fonctionnement de notre psyché : le Sujet possédant n’est pas maître de ce qu’il possède – ce que, pourtant, la signification philosophique du mot Sujet induit – il devient l’objet de son objet qui devient alors son maître, il est sub-jugué, il est sou-mis. L’Ob-jet se pose et s’impose à lui et le mène par le bout du nez … de l’avion ! Mais, à l’inverse des possessions maléfiques ou délétères, celle-ci, sublime au sens le plus chimiquement pur, le trans/porte au-delà et dans tous les sens du mot, l’exalte, l’enivre, le grise et le trans-porte jusqu’aux confins des confins, aux bouts des mondes connus et inconnus, au centre de la terre, au fond de l’univers. Toujours la tête dans les étoiles, les constellations et les planètes, dont il connaît les noms ou les appellations chiffrées – au hasard, GJ504b – et qu’il nue le plus souvent de couleurs simples – rose, bleu cobalt, rouge, noir – qu’il salue individuellement et respectueusement, on pourrait croire, pour connaître si bien le ciel à des années-lumière, qu’il dispose d’un observatoire privé où se relier à la musique des Sphères, la silencieuse vertigineuse,

(il) écoute les étoiles grandir

l’espace se courber

le bâton ferré du voyageur qui s’éloigne

fait glisser les schistes de la nuit

 

 si discrètement présente – mais le Recueil ne s’ouvre-t-il pas par quatre Chansons4 ? – où nous rencontrons aussi une cavatine, des instruments (saxophone, harpe, violoncelle, clavecin) ou des doubles sens (pianotant, sol.)

 

Foisonnant plus encore qu’un Hall d’Aéroport aux heures de grands départs, cet incroyable et fascinant petit volume, ne livre son dernier mot qu’à la fin, ce que pourtant nos radars devinaient depuis la 4ème de couverture. Cette sidérante circulation dans les espaces infinis, tant ceux de la mémoire que ceux des galaxies, ces envols plus que joyeux au fond des univers cosmiques qui agencent les synapses de nos continents verbaux et ouvrent des couloirs lumineux telles des pistes d’aéroports la nuit ou des villes aperçues d’au-delà des nuages, cet itinéraire que l’on croit aveugle même à celui qui le dessine – si confiant dans l’ordre du monde – nous en trouverons le sens, la signification, le chemin, le plan tu, caché, latent, la voie, le trajet – aux toutes dernières pages.

 

Le Tombeau de Theodor Borrer raconte l’histoire vraie, mais jusqu’en 2018 inconnue de lui, du grand-oncle d’Alain Borer 5, un pionnier de l’aviation suisse mort à moins de 20 ans (23 octobre 1894-22 mars 1914), son avion écrasé au sol, en une seconde et une vrille, lors d’un spectacle acrobatique aérien à Bâle. Son père, présent sur les lieux, succomba dans l’instant à une crise cardiaque. L’histoire n’est pas seulement touchante, du fait de la jeunesse de Theodor, de la date de l’évènement tragique, de l’oubli dans lequel il tomba, à l’inverse de sa célébrité en son temps : tout est dit dans le récit. Non, l’histoire est stupéfiante en raison de ce qu’on appelle, en philosophie, la Nécessité. La majuscule pour indiquer autant le détachement des conjonctures immédiates, qu’une proximité certaine mais imperceptible, avec les grands Anciens et une possible lecture matérialiste, atomistique, empédocléenne de cet πος poétique.

Au commencement était le Ciel. Ils étaient peu nombreux, il y a 25 siècles, à l’envisager tel un creuset dans lequel toutes les existences trouvaient à se constituer – mais non à se créer – à partir d’une matière déjà-là, qui, minuscule, particule, mais mobile dans un vide que tous contestaient ou presque, entre des corpuscules mus en vertu de leur propre nature. Il pouvait arriver, selon quelques auteurs (bien) plus tardifs – Épicure, puis Lucrèce – qu’un de ces atomes s’écartât de sa trajectoire, per se, c’est l’admirable mais incompréhensible phénomène du clinamen. Que vient faire Theodor dans cet aéronef ? Qu’on nous parle plutôt d’Icare ! le jeune imprudent aux ailes de cire, qui, s’approchant du soleil ou de la mer, allaient forcément se désintégrer. Icare, incapable de garder une eumétrie raisonnable, Icare n’est pas oublié … il est même, dans tous ses états, le grand présent de l’œuvre d’Alain Borer, qui nous renseigne en note mais tient modestement implicite tout ce qui, en lui, le lie à Theodor, sauf à relire les pages d’avant le Tombeau, elles donnent l’éclairage de sa passion aérophile laquelle, – si elle nous effleure si peu que ce soit – propose une clef herméneutique particulièrement saisissante.

A quoi j’ajoute, qui m’est spontanément venu à l’esprit, le rapprochement non contraignant sur le fond, avec un texte qui, exactement à l’époque de Theodor, venait de faire à peu près autant de bruit que les moteurs à piston des avions du début du 20ème siècle.

 En février 1909, le journal Le Figaro, fait paraître en pleine première page, le Futurisme, un manifeste à la gloire inconditionnelle de la science en toutes ses conséquences, dans lequel, la vitesse, le train, la voiture, mais l’avion, sont les dieux vénérés. Cette ode effrénée au dynamisme vital et cette foi sans borne dans le progrès technique pour toute mesure de l’humain est signé Marinetti6. L’intéressant n’est pas exactement là, qui est assez connu, mais dans les conséquences intellectuelles, anthropologiques dirait-on, ou les transformations nettes ou dormantes que de tels propos ont induites dans les mentalités, priées de se soumettre dorénavant à la technique et la modernité. On n’ira pas plus loin sur ces seuls points, ce n’est pas la question, c’est, en revanche, une des données majeures de ce qu’on pourrait appeler l’esprit de l’époque, l’époque de Theodor.

Cependant, il ne faudrait pas taire trop vite – quels qu’en soient les degrés d’imprégnation y compris les lenteurs et les obstacles – ce que Marinetti, ses acolytes et autres suivistes ont clamé – crié – et écrit avec virulence et autorité sur l’adaptation obligée au progrès et au modernisme de toute forme de littérature. Le Manifeste technique de la littérature futuriste serait, selon Marinetti lui-même, né « en aéroplane, assis sur le cylindre à essence, le ventre chauffé par la tête de l’aviateur » … « Voilà ce que m’a dit l’hélice tourbillonnante, tandis que je filais à deux cents mètres, sur les puissantes cheminées milanaises. Et l’hélice ajouta », suivent onze points, brefs, incisifs, dont nous ne retiendrons que la volonté d’adapter toute écriture aux inventions et innovations actuelles (1912) leurs obligations de vitesse et d’efficacité. Ôter, par exemple, tout ce qui alourdirait la phrase, ou ce dont elle pourrait se passer – articles, ponctuations, adverbes etc. – adapter l’écriture aux engins qui, dorénavant, nous propulsent dans un espace rétréci en des temps records. « La poésie doit être une suite ininterrompue d’images neuves, sans quoi elle n’est qu’anémie et chlorose. ». Marinetti n’est pas le seul, en ces temps fulgurants, à exiger « d’abolir dans la langue ce qu’elle contient d’images-clichés, de métaphores décolorées, c’est-à-dire presque tout », mais le lien est explicite avec les avancées techniques et leurs effets concrets et immédiats – voiture, avion, vitesse.

 

Bien sûr, le Tout tombe d’Alain Borer, ne procède en aucun cas de ces considérations : il les dépasse, les outrepasse et les surpasse ; rappeler Marinetti, c’est montrer qu’il y a dans les textes de Tout tombe, rapportés à la rencontre ontogénétique de Theodor, une νέργεια si puissante que, d’où qu’elles viennent, les injonctions à adapter la poésie à la technique objectale, qui plus est, sur sa seule et propre autorité, sont vouées à l’échec.

 

Car, pour notre plus grand plaisir :

il y a des poissons dans ce petit nuage 

aussi :

la promesse de ne plus jamais toucher Terre

je la tiens car nager me plaît dans les nuages

 

 

1) éditions Dumerchez, mai 2023 ; 76 p. 

 

2) titre du livre d’A.Borer paru en février 2021 Ed.L’atelier contemporain3) comme le Jonas de Jean-Paul de Dadelsen. Mais, dans Le ciel & la carte, Seuil, mars 2021, Alain Borer qui n’a pas le pied marin, avait mis le roulis dans ses phrases et le noir dans ses pages, 4) des vitriers dans la Galaxie ; du Trampoline ; du Mac Candless ; du Meltémé. 5) un « r » s’est perdu, un « air », un trou d’air s’est produit au cours de cette centaine d’ans, ce qui est peu, il faut le dire. 6) Marinetti (1876-1944) écrivain, dessinateur, poète, accomplit ses premiers vols au-dessus de Milan en 1912.

Mélanges, miscellanées, miettes - 24.

10 Juin 2023 , Rédigé par pascale

 

 

La Boétie qui a toutes mes attentions en ce moment*, emploie ce joli mot anéanti par les siècles, Maulvaistié pour évoquer des pensées ou sentiments mauvais.

*cf le précédent billet 

*

Et de Saint-Evremond qui jamais ne me quitte : « … ne rejetez rien sur la Fortune qui vous sert si bien, prenez-vous en à vous seul ; car c’est vous qui manquerez à vous-même. » In Œuvres en proset. III p 254 – Conversation avec M. de Candale.

« Les plus corrompus, dont le nombre est grand, portent leur servitude où ils croyent trouver leur Fortune » idem ibidemque. p 258

*

Plus on lit Spinoza, plus il faut le lire, ce qu’un éminent spécialiste dit en ces termes : « Il faut vingt ans pour comprendre qu’il faut vingt ans pour (la) comprendre » – il ne parlait que de l’Ethique – pestant contre le spinozisme de magazine, celui des affects – qui, de plus, méconnaît doublement le sens de ce mot, celui du 17ème siècle en général, celui de Spinoza en particulier.

*

Les chants de Maldoror : « Ouvrez-le, et voilà toute la littérature retournée comme un parapluie. » – Francis Ponge – avec ce vigoureux conseil ajouté : « Munissez votre bibliothèque personnelle du seul dispositif permettant son sabordage et son renflouement à volonté. »

*

Montaigne in æternum : …  « j’irai autant qu’il y aura d’encre et de papier au monde », Essais, III, 9. Définitivement.

 

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Poètes maudits - maudits poètes. Ce chiasme n’est pas seulement impraticable/intraduisible en anglais qui exige que l’adjectif précède le nom – ce qui ferait une « simple » faute grammaticale – il l’est en raison même de la souplesse au cœur de la si stricte grammaire française qui seule peut opérer ce fécond glissement de sens.

*

On confond dorénavant et impunément : problème et problématique ; expliquer et expliciter ; compliquer et complexifier (sic) ; fin et finalité et finalisation ; légal et légitime ; machiavélique et machiavélien ; technique et technologie ; méthode et méthodologie ; liste à compléter, hélas !

*

De Colette – avec la complicité de laquelle fut écrit le billet du 26 Mai dernier Broquille d’un vendredi, début d’après-midi – ce bouquet :

  • « La pivoine se défleurit d’un coup, délie au pied du vase une roue de pétales. » In Flore et pomone.
  • (L'ellébore) : « elle a cinq pétales, comme tout le monde » . In Pour un herbier
  • (…) « ces giroflées marron, que la gelée et la neige confisaient. » (quelque part … noté à la va-vite, c’est-à-dire dans l’admiration de cette force contenue dans la simplicité et l’élégance)

*

Je demeure toujours abasourdie par cette requête qu’on me fit un jour, sentencieux : « Je revendique le droit à la contradiction » ou comment s’autoriser par avance, le tout et le n’importe quoi, croire obtenir ainsi une rédemption permanente, comme les encres de certains stylo-feutres. Il faut quand même, selon moi, ou bien avoir une sacrément haute et fausse opinion de soi, ou une très faible et fausse opinion de l’autre … ou les deux ! Mais c’est une sacrément haute et vraie confusion de l’esprit.

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Ad unguem. Ah ! j’en use et en abuse, je l’aime, je l’aime cette métaphore tirée, par Horace, de l'habitude qu'ont certains ouvriers de passer l'ongle sur une surface qu'ils veulent rendre parfaitement polie. Rarissimes sont les écritures d’un tel limage.

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Récemment, un se prétendant libraire – il expose en effet toutes les nouveautés que lui recommande et apporte le « commercial » ignare en littérature, mais pas en pouvoir de vente espéré des parutions qu’il présente, le second l’emportant sur la première – prit un (1)seul exemplaire d’un livre sans égal comparé aux platitudes qui caracolent ce qui rime avec les gondoles ; ne l’ayant évidemment pas lu, ne pouvant rien en dire, ne sachant où le mettre – tant les succès de vente assurés par les annonces médiatiques et publicitaires prennent de place ;  il le renvoya après trois (3) semaines ! Honte à lui. Honte à ces mauvais libraires de mauvaises librairies ! Honte à ces vendeurs de livres qui ne savent pas lire. Il fait bien, celui-là, de n’être pas sur mon chemin.

*

Quelle fleur trouvez-vous la plus belle ?

Raymond Queneau : La spirée filipendule.

Du même :

(…)

         Les oiseaux s’égrènent le long des fils télégraphiques

Et l’étoile de mer détruit sournoisement l’huître aveugle.

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Dorénavant, à la formule éculée et de plus en plus improbable (que je n’ai jamais posée mais souvent rencontrée) « quel(s) livre(s) emporteriez-vous sur une île déserte ? », je savoure de ne pouvoir entendre pour réponse la liseuse, dont les prétendus avantages ne tiennent pas longtemps : les foutues liseuses finiront, avant nous, par se vider de leur énergie … et devenir très vite impraticables. A ce moment de l’illusoire échange, chacun de chercher – et de trouver peut-être – des raisons de penser que les ouvrages de papier sont aussi en grave danger, histoire de garder la main. Je sais, je sais… Mais tombés à l’eau, ils peuvent encore sécher, et surtout, à conditions égales d’expérience, non seulement ils ne se « déchargent » pas, mais pourraient bien devenir de véritables générateurs d’énergie pour un malheureux Robinson.

*

Le 16 mai 1770, au feu d’artifice tiré pour le mariage de Louis XVI : 132 morts.

*

De Philippe Sollers – lors d’une conversation télévisuelle - : « Les morts sont plus en danger que les vivants ». Il parlait de littérature, avec une relative raison. Dans la même et pour désigner la résolue distance qu’il prenait avec les modes livresques, il dit ce « refus de ce qui s’accrédite comme littérature. ». C’est moi qui souligne pour confirmer une certaine insistance orale sur ce mot. Mon approbation, bien sûr.

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D’aucuns passants réguliers en ma bloguerie connaissent la certaine tendresse que je voue aux cloches …  celles fondues à Villedieu-les-Poêles, évidemment*. Voici des nouvelles d’une nouvelle cloche : l’Abbaye royale de Fontevraud commande régulièrement une cloche pour Pâques, qu’elle demande à un artiste de concevoir. Les artisans sourdins fondeurs font miracle. Pour la plus récente, il fut demandé à Paul Cox de créer le décor de Gabrielle - on se souvient que toute cloche est prénommée – en hommage à l’abbesse Gabrielle de Rochechouart, sœur de la Montespan, qui enclosit ses talents et brillantes connaissances en ladite abbaye.

*Convertir les cloches en canon – juillet 2021 ; Broquille d’un mardi de mars – mars 2023

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Il faut, décidément, reconnaître un certain génie à ceux qui n’en ont pas : les gribouilleurs de faits divers :

  • « Un paraplégique a réussi à remarcher grâce à une avancée scientifique spectaculaire. » ! Immense !

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         « Celui qui appartient véritablement à son temps, le vrai contemporain, est celui qui ne coïncide pas parfaitement avec lui ni n’adhère à ses prétentions, et se définit, en ce sens, comme inactuel. » Giorgio Agamben (en exergue à l’Introduction de Francis Ponge, ateliers contemporains Colloques de Cerisy – (2015) - Classiques Garnier (2019)).

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L’argentan est un mélange de cuivre et de zinc … duquel on a dû, il faut en convenir, faire parfois des casseroles ; nous parlons alors de quelque natif d’une ville normande éponyme, un qui se dit philosophe.

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J’ignorais qu’un ministre de l’Éducation fût un précieux. Pourtant, lors des tribulations coronavirales, on apprit que les cours en ligne ne valaient pas des cours en classe, autrement appelés en « présentiel ». Un quelconque, à sa place, aurait dit : « Mieux vaut être présent aux cours que les suivre devant un écran d’ordinateur. » Mais les mots en -tiel sont chéris des précieux. Ils disent, quand un commerçant cherche à les carotter : « il y a un différentiel de deux euro » ; ils veulent des choses préférentielles plutôt que préférables ou affirment créer, grâce à leurs vertus organisationnelles, de l’événementiel, quelquefois en distanciel, retour à notre ministre qui répandit aussi ce terme de sorte que tout le monde s’en est saisi. Où va se nicher le principe d’autorité quand il s’agit de bien parler ! D’aucuns se souviennent que l’Éducation nationale avait beaucoup aimé le référentiel rebondissant (le ballon), il eut un peu moins de succès, il est vrai, le ridicule ayant ses limites, la rotondité d’un ballon serait-elle sans commencement ni fin.

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Le genre notulaire : « Prendre des notes, c’est faire des gammes de littérature. » (Jules Renard, Journal 1887-1910, Gallimard)

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Savoir les causes, ce n’est pas connaître les raisons, ce n’est pas comprendre ni expliquer : si je sais que l’eau bout à 100°, je ne sais rien de plus que ce que je constate, affirme ou qu’on m’a dit (« appris ») : l’eau bout à 100° ; je ne le comprends pas, je ne formule pas une explication ; ainsi font les diseurs de météorologie : il pleut parce qu’une masse d’air humide vient de se former ! – Vraiment ? Ainsi font les verbeux en toutes occasions.

*

Les progrès en cette affaire étant de l’ordre nanométrique – un effet perçu tous les millénaires, peut-être ! je continue, obstinément. Cependant, autour de moi, quelques-uns – malheureusement pas ceux que j’attendais – emploient enfin le terme courriel spontanément, et ils n’en sont pas morts ! Aussi, cet extrait d’une revue concernée, consacré aux slogans publicitaires :

« C’est encore une fois du Québec que nous vient l’espoir. Ainsi, Gaston Bernier, membre québécois de DLF*, écrit à propos de l’usage de l’expression « Black Friday » : « L’expression Vendredi fou s’impose face à l’américaine Black Friday et au calque Vendredi noir (…). Quatorze entreprises ont fait publier vingt-huit placards publicitaires au cours des cinq jours. L’accroche de vingt-trois d’entre eux était “Vendredi fou” et seulement deux portaient “Vendredi noir”. Reste trois annonces qui ont contourné l’alternative “fou ou noir”. C’est dire que la bataille de l’expression correcte semble gagnée de ce côté-ci de l’Atlantique... ».

*Défense de la Langue Française

(très récemment, on m’infligea l’expression show-room. Je fis la stupide, levai les yeux au ciel et répliquai : vous voulez dire magasin d’exposition je pense ?)

*

Oblivieux : qui répand l’oubli, oublieux.

Quel joli mot à retenir et à polir !

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« Chaque bougie d’anniversaire verse sa larme. Cela te fait un beau masque de cire à la toute fin. » Eric Chevillard – et toujours sans son autorisation, mais j’ai confiance.

 

*

La pigace est un soulier à pointe, une poulaine en quelque sorte, mais aussi la pointe qui pend d’une manche ou d’une chape, en ornement.

 

*

Le silence de la nuit profonde, est-ce même chose que la profondeur de la nuit silencieuse ou le silence profond de la nuit ? Ils sont nombreux ceux pour qui, non seulement ces questions ne se posent pas, mais, à supposer qu’elles le fassent, les renvoient vers un champ de ruines.

*

« Il n’y a pas de destin, l’existence est notre libre invention » – Sartre, qui nous demande ainsi de n’être pas un salaud, c’est-à-dire « celui qui renonce à sa liberté et se réclame du déterminisme qui l’exonère » — « Nous sommes seuls, sans excuse » dit-il aussi.

Toujours et définitivement, en accord avec cela. Reste à développer.

*

Certains sont tant murés dans leurs angoisses ordinaires, qu’elles leur sont nécessaires, confortables, voire sécurisantes. Ils regardent le spectacle si parfait de leur personnage qu’il ne leur est plus possible d’en sortir sans casser quelque chose, ou quelqu’un.

*

Tel Arthur, envie d’aller grignoter au clair de lune une tablette de chocolat fumacien. (8 octobre 1870)

Repentir de lecture ...

5 Juin 2023 , Rédigé par pascale

 

Je prends la décision de republier, après relecture et corrections et à la suite, ces deux billets d’archives, non contemporains l’un de l’autre. Je m’en explique : saisissant – par quel mystère de mon cerveau et de mon inconscient ? – le petit livre Mémoire sur la Pacification des Troubles d’Estienne de La Boétie – Droz – 1984, déjà archi sur/souligné par les bons soins de mon défaut de lectrice pointilleuse, je me heurte, naviguant entre notes et références à la difficulté majeure suivante : La Boétie est-il vraiment l’auteur de ce texte, compliqué, contradictoire parfois, tant par des propos qui désavouent l’auteur du Traité de la Servitude volontairela seule œuvre de l’ami de Montaigne dont le grand public connaît (juste) le titre – que par l’obscurité de certains passages qui en contredisent la splendide clarté. Certes, l’œuvre d’un tout jeune homme – cf le billet 1 – n’est pas tenue de faire la colonne vertébrale d’une vie tout entière, mais à ce point ! et – cf le billet 2 – la force indiscutable d’une réflexion puissante par sa rationalité moderne au cœur du XVIème, mise à mal dans ce que je lisais, me fit m’arrêter … pour approfondir, en commençant par réviser ce que j’avais déjà écrit. Je n’en retire pas un mot – je parle du fond, pour la forme, il y a toujours du ménage à faire, je m’y suis collée.

Je poursuis mon enquête, c’est une obligation déontologico-philosophique. Déjà je m’aperçois – et me revoilà tous livres ouverts couvrant le bureau, tous documents enregistrés et ressortis faisant tapisserie sur l’écran, pour ne rien dire des orientations nouvelles qui m’obligent à trouver d’autres pistes, pourtant contenues dans les uns et les autres mais sûrement ailleurs. C’est une remarque cinglante dans l’article d’un universitaire « spécialiste » de La Boétie qui me fit prendre ce virage, tandis que je m’apprêtais, candide, à présenter ce Mémoire, il n’était pas douteux qu’il ne fût pas rédigé par celui dont le nom – Estienne de la Boëtie – était, en quelque sorte, gravé et seul, sur la couverture : comment une grande, très grande et très savante maison d’édition – Droz – peut-elle, sans la moindre précaution, faire paraître sous ce nom des pages que tout porte à croire qu’elles ne sont pas de lui … arguments à l’appui, bien sûr, ou, pour alléger la charge par obligation de prudence, qui ne fait aucune place pour un débat toujours en cours, ni même pour l’histoire de ce débat, à tout le moins, pour un principe de prudence ? j’ai la consolation d’avoir partagé mes euphémiques étonnements … on se reconnaîtra.

 

1 - Petite leçon de précocité politique

Il venait d’avoir dix-huit ans. Peut-être fallait-il laisser croire qu’il en avait seize, et en retranchant deux ans sur le papier, les ajouter fictivement à une vie qui sera pourtant très brève ; dissocier aussi la rédaction d’un texte si talentueux, si pénétrant, si intelligent, d’évènements dont on ne sait s’ils en ont été l’occasion dramatique ; lui éviter une destinée historique en lui offrant un destin.

D’un libelle politique qui ne mâche pas ses mots, possiblement écrit dans le sang qui rougit les salines d’Aunis et de Saintonge, il fut rédigé un essai de philosophie politique pour toutes les générations à venir, d’ici, d’ailleurs, de maintenant et d’après. L’Ami bienveillant qui se prévalut d’une autorité légitime sur ce texte qu’il retint par devers lui comme une relique, savait-il qu’il transformait involontairement son geste de prudence par des temps de guerres et de troubles, en conduite vertueuse pour les temps futurs.

Émeutes, répressions, révoltes, massacres, tempo lugubre et fatal des soulèvements et des représailles, du côté d’Angoulême et quelques mois plus tard de Bordeaux, aussi du Périgord, et de Sarlat. Séditions et violences, cruautés et abjections font le quotidien des populations insurgées contre les gabelous et les représentants du pouvoir central, pour ce qui est des intérêts régionaux et locaux, les propriétaires surent se compromettre avec les séditieux pour sauver leurs richesses, ce qui redoubla l’ire des représentants de l’État. Il n’y eut pas seulement les hommes à être punis, la ville aussi : pendant plus de vingt ans, Bordeaux ne put disposer des clefs de ses tours et de ses portes, elle en gardera longtemps une méfiance quelque peu hautaine à l’égard de tout gouvernement capital.

Ce texte magistral — qu’il fût écrit à seize ou dix-huit ans, peut-être un peu plus disent certains — subit une infortunée fortune. Instrumentalisé dirait-on de nos jours, par des factions militantes d’une cause qui n’y était pourtant point nommée, capté par l’Ami soucieux de son devenir, celé dans sa bibliothèque et promis à être hébergé entre deux chapitres de son propre livre, il ne le fut point cependant, et se perdit pendant plusieurs années, une bonne vingtaine probablement pour des lecteurs avisés, concernés et éclairés, beaucoup plus pour tous les autres. Édité et publié, il le fut, c’est incontestable, mais loin de la scène primitive des répressions sanglantes à laquelle certains ont tenu absolument à le rattacher. Il s’en trouva fortifié au point qu’il dépassa, et dépasse pour toujours, les conditions historico-politiques de son écriture.

La liberté, est-il écrit ne vouloit pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soions tous naturellement libres, puisque nous sommes tous compaignons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous aiant tous mis en compaignie. Ces lignes sont d’un gentilhomme, mort à trente-trois ans à peine, qui a lu les philosophes, qui connaît ses classiques, elles fleurent bon Aristote, celui des Politiques et de l’Ethique à Nicomaque, c’est indéniable, c’est lumineux. Qu’il ait écrit avant, après, ou pendant les révoltes de la gabelle de 1545 à 1548, n’a, de façon incroyable, pas si grande importance. Voilà un texte déshistorisable, qui établit, une fois pour toutes, la manière dont nous nous soumettons volontairement à ce qui nous asservit, laquelle ne se distingue malheureusement que par les occasions, les évènements, les prétextes, les moyens, les moments… quant aux raisons, elles restent immuables. Ce n’est pas la servitude qui nous asservit, mais notre impéritie à nous reconnaître asservis. Notre habitude et notre accoutumance à être asservis. Notre incroyable acclimatation, pires nos accommodations à ce qui nous courbe et nous soumet, non point que nous ayons arrêté de lutter, ou que le combat cessant toujours faute de combattants nous ayons laissé toutes nos forces et abandonné toutes nos résistances. Non, nous n’avons pas même commencé ! Nous n’avons pas commencé de dire « non » !

On aura reconnu la dyade Montaigne-La Boétie, le Discours de la Servitude volontaire de celui-ci, protégé par celui-là. Qu’on ne s’y trompe pas : quelles qu’en aient été l’occasion historique et les légitimes réprobations à l’égard d’un pouvoir monarchique sourd, aveugle, cruel et absolu, le livre d’Etienne de La Boétie est d’abord un avertissement solennel à chacun, en privé et en public. Le tyran n’a de force que celle qu’on lui donne, dit-il. Faire en sorte de ne jamais abandonner la sienne à quiconque s’en saisira pour en faire une faiblesse, dont il se servira alors à son tour, pour mieux nous asservir.

  2 - Deux figures inactuelles de notre modernité politique

          Être moderne est une affaire ancienne, avec elle et bien plus encore, la question politique, contemporaine de l’humanité. Rappelons l’inefficacité conceptuelle d’un éventuel Etat de Nature, Rousseau le si mal lu, l’a pourtant définitivement établie, et plaçons d’emblée cette réflexion dans les conditions de son développement rationnel : la nécessité du groupe — mais sous des formes multiples, variées et variables dans l’espace et dans le temps — pour développer l’humanité de l’humain qui ne s’arrête pas à des qualités positives. Cette dimension politique irréductible posée, elle n’engage ni les moyens ni les fins qu’elle se donne, qui sont — et peu s’en étonnent — toujours a posteriori. Même s’agissant de propositions théoriques — voire utopiques dit-on à tort — aucune ne précède l’existence ni la constitution d’un groupe. Comment cela se pourrait-il ? En revanche, il se peut qu’elles organisent des règles, obligations, contraintes communes, hors de toute réalisation effective et historique donnée, c’est le propre de la réflexion si les garanties d’un raisonnement établi au-delà de tout cas particulier justement, et expurgé de toute opinion infondée, sont réunies.

Dans la présentation d’une des très nombreuses éditions récentes du Discours de la Servitude volontaire de La Boétie, ses auteurs écrivent* : « La Boétie, Machiavel : figures premières, exemplaires, les deux figures de notre modernité politique, figures s’éclairant l’une par l’autre. D’une part, la lucide raison d’Etat** qui trouve son langage, de l’autre, porté à l’expression, l’indicible savoir** qui meut les révoltes ». On note le chiasme : à Machiavel la formulation éclairante de la difficile question de la raison d’Etat, à La Boétie l’analyse des refus de l’autorité légitime. Nulle opposition pourtant, bien au contraire : voici deux penseurs également fondateurs de la philosophie politique moderne, non que leurs pensées soient semblables, mais chacune pouvant se retrouver dans un aspect de l’autre, elles ont plus de points de contacts que d’opposition, la délicate question de la Souveraineté étant de ceux-là. Ce paradoxe doit être levé.

Machiavel et La Boétie ne sont pas tout-à-fait contemporains, La Boétie naît quelques années après la mort de Machiavel, un léger décalage comptant pour rien au temps long de l’histoire des idées politiques dont on a pris l’habitude de dire un peu vite, qu’ils la marquent par la différence radicale de leurs analyses. Si le Florentin est le théoricien de la lucide raison d’Etat, le Français lui, aurait compris ce qui peut conduire, ou non, les peuples à se révolter. A première vue mais sans se contredire, ces deux jugements ne se recouvrent pas. Pourtant il s’agit bien, dans les deux cas, de la même chose, puisqu’elle soutient toute la question de la légitimité du rapport que le Pouvoir entretient avec le Peuple, qui reçoit la froide réponse de Machiavel — raison d’Etat — d’une part, d’autre part l’explication subtile de La Boétie — indicible savoir. Dans les deux cas, l’exemplarité des deux penseurs revient à montrer comment ils ont compris, sans le moindre doute, que tout pouvoir est toujours en lutte contre ceux même qu’il gouverne et domine, qu’il lui faut montrer une autorité indiscutable mais que celle-ci est l’origine de ce qui fera sa chute (par les révoltes). On commence à comprendre qu’ils désignent par des voies très différentes, une même difficulté ou un même constat : le Pouvoir, tout Pouvoir, ne peut être légitime s’il s’exerce exclusivement par l’autorité intrinsèque de sa propre force, — la raison d’Etat — ou s’il contient en lui-même les conditions de sa mise en cause — ce qui meut les révoltes. Ainsi, Machiavel et La Boétie posent tous deux le difficile problème de la capacité de tout pouvoir à s’exercer sans abus, ou, si l’on préfère, sans disqualifier la Souveraineté qu’il est censé incarner. Leur point de vue est implacablement critique et exemplaire au-delà de ce qui les sépare, parce qu’ils refusent de penser le Pouvoir au-dessus de la responsabilité des hommes, — des Princes mais aussi des peuples — il en serait paradoxalement amoindri si une prétendue nature supérieure à l’autorité des lois et au statut de celui qui gouverne devait être invoquée. Le Pouvoir est affaire humaine et comme tel, il en accroche les vertus et les vices. Il suffit —  au sens où l’on parle de condition suffisante en mathématique — qu’un gouvernant soit suffisamment habile, intéressé, riche, fort, établi par hérédité ou conquête à la tête d’un État, pour que les hommes se soumettent à lui ; ce que, dans Le Prince, Machiavel reconnaît et décrit comme un certain nombre de « recettes » pour prendre le pouvoir et s’y maintenir, légitimant tour à tour, la ruse, la force, l’intérêt, en vue de la concorde et de l’unité ; d’aucuns ont appelé Raison d’État,  ce qui n’est que raisons du Prince, lequel ne manque jamais de mots, et en cela a bel et bien trouvé son langage pour que son peuple le respecte parce qu’il le craint. Ainsi, la Souveraineté — qui ne vient ni de Dieu, ni de l’Église, ni de Zeus, ni de l’Olympe — trouve son enracinement paradoxal dans la soumission de ceux qui, parce qu’ils ne défont pas le Prince, le maintiennent, y compris dans ses outrances. Machiavel — notamment dans les chapitres XV à XVIII du Prince — décrivant un gouvernant qui se préoccupe avant tout de ses apparences et des impressions qu’il laisse, montre en creux, le rôle fondateur de l’approbation des gouvernés, se ferait-elle par obligation, renommée Raison d’Etat. Certes, on est encore très loin des théories du Contrat qui abolissent la distance entre le peuple et celui ou ceux qui le gouvernent, jusqu’à être lui-même son propre gouvernant, mais Machiavel montre qu’il n’y a de pouvoir durable*** sans les conditions d’une certaine reconnaissance. En invoquant la nécessité de l’ordre, de la paix, et même de l’unité au dernier chapitre, il formule clairement**** le langage nouveau de l’autorité légitimée pour des raisons à portée de la Raison. Il suffira de faire comprendre — et là, tous les moyens sont bons — qu’il est raisonnable de faire confiance au Prince qui donne des marques sensibles de ses qualités de bon gouvernant, pour qu’il soit adoubé. Alors, la Souveraineté pourtant incarnée dans un souverain amoral mais soucieux de reconnaissance, vient, pour l’essentiel, de son peuple. Telle est cette lucidité machiavélienne, reconnue comme exemplaire d’une science politique nouvelle.

 Quelques décennies plus tard, La Boétie apparaît aux antipodes de cette vision. Contrairement à son prédécesseur, il dénonce les comportements arbitraires, injustes et tyranniques des monarques, et il s’interroge. Cet indicible savoir qui meut les révoltes devient, sous sa plume, un véritable étonnement. C’est à un mystère qu’il avoue faire face, un déficit de raison : je voudrais qu’on me fasse comprendre dit-il. Ce que Machiavel n’examine pas, La Boétie le regarde de près : l’état de servitude dans lequel les gouvernés acceptent sans mot dire de demeurer, alors qu’il suffirait de se lever et de dire « non ». Ce savoir-là, de l’ordre de l’indicible mais capable d’initier les refus, le peuple ne le formule pas : La Boétie le porte à l’expression, lui aussi figure exemplaire devenu, en procédant à ce décryptage de l’incompréhensible. Certes, le tyran est toujours méprisable d’être le tyran, mais s’il n’y avait une relation particulière avec le peuple — ici sous forme d’esclavage consenti — la souveraineté du gouvernant ne trouverait pas où prendre racine, elle ne prendrait pas l’apparence de la légitimité. La Boétie n’appelle pas à la « révolte », il explique ce qu’il vient de comprendre : il manque au peuple de reconnaître qu’il a fait, bâti, organisé, voire cautionné la tyrannie du tyran en acquiesçant à son pouvoir, en ne le reconnaissant pas comme tyrannie. Â l’instar de ce que dit Machiavel, pour La Boétie, la Souveraineté ne prend pas sa source dans le pouvoir d’un homme fourbe, abusif ou tyrannique, — affirmerait-il l’être, in fine, pour le bien du peuple ! — mais dans ce peuple même, s’il se laisse dominer. La nouveauté de cette double analyse repose dans le renversement qui nous mène à comprendre que toute Souveraineté, la nature de tout Pouvoir, la « qualité » du lien que gouvernants et gouvernés entretiennent, ne sont, au fond, que l’affaire de ces derniers. Puisque — et c’est un autre aspect fondateur de la modernité politique — puisque rien n’échappe à la nature de l’homme par principe, le Pouvoir, les relations d’autorité et la Souveraineté seront ce que les hommes en feront. Machiavel et La Boétie, chacun pour sa part, rapportent cette inscription au peuple, le seul à pouvoir légitimer celui qui le gouverne, de quelque manière qu’il le fasse.

 

*p XXIX de l’édition Payot, MM. Abensour et Gauchet ; **c’est moi qui souligne *** ce qui fait pléonasme, un pouvoir qui ne dure pas, n’en est pas un. **** et pour la première fois selon les auteurs de la citation rapportée plus haut.