inactualités et acribies

2.0.2.4

31 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Je n’ai jamais trouvé meilleurs souhaits à offrir que ceux que chacun désire pour soi-même et ses tout proches. Ce n’est pas dépourvu de sincérité, beaucoup moins, je le crois, que de se faufiler – faux filet – dans les mailles toutes tricotées des formules convenues (hum !) dévolues dans le même semi-enthousiasme à son boulanger – précieux – au collègue – horripilant – aux voisins – insignifiants – et autres de même farine.

Que chacun puisse connaître l’affection loyale, droite et désintéressée, la bonté sincère, solide et simple de quelques irremplaçables siens, cela vaut pour tout univers dans le temps qu’il lui reste.

 

A nous lectures inattendues, exigeantes, fracassantes, ébouriffantes, étonnantes, savantes et légères, épaisses et onctueuses, tristes et heureuses, loin, très loin de ce qui se présente, nos esprits en seront moins rangés, moins sages et moins convenables ! A nous les beautés fulgurantes de mots inconcevables, invraisemblables, des mots faramineux, remarquables, vertigineux, leurs nouures et trames étranges, leurs inconnus usages !

Ici, j’embrasse ceux qui savent pourquoi et dis ma gratitude à tous les passants — les fidèles se reconnaîtront, merci, merci — les promeneurs, les flâneurs, les visiteurs du soir et les rôdeurs du jour, auxquels je souhaite des brassées de bonheurs en l’an vingt-quatre de ce deuxième millénaire après JC, soit environ 2 500 ans et quelques brouettées après Empédocle.

 

Annum novum faustum tibi et ad omnia, quae recte cupis

*

γίεια, ζωή, χαρά, ερήνη,  εθυμα, λπίς

(d’après une mosaïque d’Halicarnasse)

*

 

(marbre, 3 000 ans, environ, avant JC)

chchcha

25 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

(photographies privées, par moi prises ou reçues en amitié)

 

Intouchable — les plus grandes plumes ont fait glisser leurs mots le long de sa pelisse et de ses flancs secrets — le Chat, le chchcha, ses vibrements, le frémissement de sa fourrure fauve, le brondissement semi-ouï de son doux grognement, file en douceur vers des ailleurs ailleurs, même s’il regarde au près, toujours il regarde loin au loin, toujours.

Aussi marmoréen qu’impassible, le Chat est l’image inversée du temps platonicien : dans son éternité – changeante, variée, diverse – il est présence immobile, contredisant ainsi une conception du monde, des essences et des existences, à laquelle nous nous sommes habitués au point de ne jamais nous interroger sur le principe d’unité qui résout sans affecter notre entendement, l’ensemble des réalités dans lesquelles nous vivons. Que toutes les variétés, sortes, apparences de tous les arbres – ceci pour exemple – soient confondues sans risque d’erreur sous la seule opération abstraite de leur reconnaissance en tant qu’« arbre » –  conceptualisation – ne pose de difficulté à personne, or, un baobab n’a rien à voir avec un lilas en fleurs – syringa vulgaris ! À l’infini de toutes choses nous pouvons tout décliner : les couleurs, innombrables en leurs nuances, n’en sont pas moins des couleurs, pas des théières … Il suffit de poser le regard autour de soi : de tous temps, lieux et âges, quelles qu’en soient la forme et la matière, les chaussures sont des chaussures, pas des maisons, pas des moutons.

Platon, pour expliquer cette nature intelligible des choses, inaccessible par nos seules facultés sensibles (sensorielles), prit moult exemples, que Socrate, fin pédagogue et maïeuticien sous sa plume et pour l’histoire, avait toujours en réserve ; à quelques rares exceptions près, il puisait dans le quotidien, l’ordinaire, l’artisanat, les métiers, les objets, les mythes connus de tous. Pour illustrer en quoi il faut nécessairement un « au-delà » de la multiformité pour la distinguer de ce qu’elle n’est pas tout en la rapportant à ce qu’elle est, il prit – parmi d’autres – l’exemple du cheval, certaine traduction vieillotte dit « cabale » : tous les chevaux – y compris leurs images ou représentations – peuvent être rassemblés sous le concept de « chevalité » sans qu’aucun ne la représente à lui tout seul tout en y participant. Et, pour fixer un point très important de cette théorie des Idées (terme qui, en grec, change de sens sous ce point de vue et signifie concevable par la pensée seule et rapportable à cet unique champ lexical), ajoutons, à gros traits, que nonobstant notre capacité à comprendre – distinguée de nos capacités sensorielles – l’illusion demeure permanente, avec elle notre cécité à la vérité, notre infirmité à dépasser les apparences, consubstantielle à notre sensibilité native. La « chevalité » ne se peut voir, elle n’existe pas en quelque sorte, (puisque) c’est une essence.

             Fallait-il passer par ce petit rappel du socle même du platonisme* —lequel mériterait, que dis-je ? exigerait d’être repris avec une précision d’entomologiste et que l’on cesse enfin d’enseigner aux élèves « le mythe de la Caverne », voire, dorénavant dans les lycées, se laisser aller à des commentaires pseudo-littéraires pour araser les difficultés et donner dans le charmant plaisir d’un petit prestige philosophique ? Oui, il le fallait. Le chemin du Chat – chchcha – passant par-là et le contrariant, c’est mon hypothèse ; par-là ? hum … il fallut l’y mener un peu, ou peut-être fut-ce lui qui m’y conduisit. Je le regardai, entre Plaute qui sourit quand il écrit et la machine à coudre qui se tait, autour, des livres et des tissus ; dehors, des coulis de vent.  

 

Le Chat, étranger aux développements de l’ontologie platonicienne, en est le parangon antithétique, son essence est son existence. Et tout chat est Chat, toujours et partout, son principe d’intelligibilité tout entier contenu en ses apparences, c’est une exception remarquable ; phainomena (φαινόμενα)**  pas de place pour le(s) simulacre(s), eidolon (εδωλον)** le Chat est à lui-même son propre parachèvement, et ne peut, en ce sens, l’être que parfaitement ; jamais il ne souscrirait (mais nous non plus) à la moindre ligne du (mauvais) petit texte anthropomorphique d’Hippolyte Taine, Vie et opinions philosophiques d’un chat. (1858) parce qu’elles sont « d’un chat » alors qu’il n’y a, en chaque chat – chchcha – particulier que l’accomplissement et l’absoluité du Chat.

 

C’est précisément là que le chat bouscule Platon

 sans jamais renverser le pot à crayons.

 

(le cliché 3 est une eau-forte et aquatinte de Christopher Nevinson, vers 1920)

* se plonger, en affrontant des niveaux de difficultés hétérogènes, dans Parménide, Phédon, République, Timée, avec armes et casque à pointe. ** les apparences concernent les objets (concrets), les simulacres leurs représentations ; d’où, mais c’est une autre affaire, la dévalorisation platonicienne de l’artisanat et de l’art qui ne sont, selon lui, que des copies de copies … (Rép. X)

« une petite cour, est–ce une courette ? »

18 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

J’aurais pu garder pour moi seule l’immense tendresse contenue dans ce livre sitôt achevé, à peine tournée la dernière page, à peine lus les mots derniers, sitôt posé refermé, avec elle cet insondable sentiment de solitude qui me prit. Pas la solitude de qui n’a personne ni avec soi ni en soi à qui parler, pas la solitude anachorète de l’isolé volontaire et autoflagellant qui tourne en rond dans sa tanière, non, la solitude grave, épaisse, lourde, infranchissable qui vous enveloppe pour vous réchauffer, vous exalter et lyriser, qui fait de vous, pour un moment, un autre que vous qui vous dépasse et vous magnifie. Vous êtes étonnée d’en être étonnée, cette sensation n’aurait pas dû être puisque rien, rien, dans l’univers de papier que vous venez de traverser enfiévrée, rien n’a croisé vos passions ou vos attachements : vous n’auriez jamais pu croire que la boxe en mots eût pu vous mettre KO.

Rien ne m’est plus étranger que la pratique régulière et que l’on prétend nécessaire du (d’un) sport, et s’il fallait en saisir quelques-uns  pour constituer déraisonnablement une liste improbable, je peux jurer sur tous les livres ici réunis, que jamais au grand jamais, la boxe n’y aurait la moindre place* ; et si le choix d’un livre s’opérait au seul « bénéfice » de son titre — je vis un jour un quidam hésitant, opter pour celui qui avait une couverture « plus jolie » que les autres — Quand Dieu boxait en amateur contenait en cinq mots, au moins deux qui m’auraient fait fuir…  Cette parabase achevée, il me faut dire qu’au seul nom de Guy Boley, en revanche, — cf. « ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat » ici même, 24 novembre — j’entrais en lecture comme un futur champion sur le ring, déterminée, entraînée, ardente. 

 

Après le brasier de Fils du feu, rencontrer Dieu en gants, short et sueur, sautillant entre deux coups portés, c’est un peu les mêmes vibrations, forgeron ou boxeur (…) c’est du pareil au même : il est le père et cela suffit quand on est un enfant pour qu’il soit votre dieu vivant, les répartitions, les fonctions et les grades, embrouillés dans les cordes du ring et les coups devenus sacrés, portés aux mandibules de chair, loin, très loin des chaires ecclésiastiques, là où boxer suffit pour toute religion. Ce n’est pas faute d’avoir vécu au plus près des cieux, pensez donc ! Pierrot, son ami d’enfance, d’école et de camps de vacances, revint un jour ensoutané dans son nom d’abbé.  La faute à toutes ses lectures, d’Homère à la Bible la différence n’est pas si grande ! Ce passage – je parle du livre – est hilarant, qui, en quelques traits irréprochables saisissent l’abbé Delvault, adorateur du successeur de Zeus se déplaçant sur une moto Peugeot, bricolant les moteurs comme les crucifix déglingués, allant porter des engrenages ou des extrêmes-onctions. René et Pierrot font la paire : le père abbé flanqué du fils de Dieu — par l’onction sacrée du théâtre paroissial, René sera un Jésus crucifié — ils sont aussi, ils sont surtout, Oreste et Pylade ou Castor et Pollux, Montaigne et La Boétie.

René ! natif de la ville qui, sous ses airs de ne pas y toucher, verra naître aussi son fils — celui qui écrit — dans un quartier de hangars à locomotives — les mêmes que dans Fils du feu — René, le héros qui aima le théâtre, la boxe, l’opérette et Luis Mariano, sans cesser de frapper l’enclume et par-dessus tout, les mots qu’il chérissait de passion gratuite et libre, au point de les recopier par centaines et pour le seul plaisir de leur rareté, sonorité, orthographe ou les trois ensemble : Ectropion, empyreume, éphorie, pour illustrer la lettre E, sortis du dictionnaire comme les chaussettes d’un tiroir, dans l’ordre. Guy, son fils, en a les larmes aux yeux et les retrouvailles à la pointe du stylo, infusées invisiblement par ce père divinement fragile et grandiose, dont le propre père fut écrasé paf-entre-deux-wagons-comme-une-crêpe-le-pauvre, ce qui fait refrain, leitmotiv, ritournelle jusqu’à la rengaine de page en page.

On comprend qu’avoir eu pour père un façonneur ferronnier forgeur et fasciné par l’élégance des mots autant que celles des formes forgées en frappant sur l’enclume, doublé d’un amateur du noble art du geste élégant et juste depuis la pointe du pied, coordonné, attaque, retrait, esquive, défense …  re–copieur de termes qui claquent et résonnent, rondache, sélénieux, quartaut, ou xiphoïde à ne savoir qu’en faire – stricto sensu – un tel atavisme ne pouvait que « finir » dans le scintillement rythmé d’une écriture apothéotique, trempée dans le sang et la sueur de son père, les larmes et la tendresse de l’enfant ébloui. Guy Boley nous uppercute en pleins cœur, âme, fraternité, lâchant sans frein la générosité d’un style à couper le souffle – ce qui nous avait déjà tant subjuguée sous le soufflet de la forge de Fils du feu – où rien ne tombe au hasard et tout s’articule aussi parfaitement qu’un destin ordinaire. C’est son problème, les mots … il lui faut, lui le fils, expier ce péché dans une rédemption, une assomption, une consécration et déification par l’écriture, une sanctification du verbe blanc du père en feu d’artifice polychrome.

Un jour simple où pour aller voir Pierrot – le surnom de l’ami Pierre avant qu’il ne s’ensoutane, abandonné à l’instant où il changea son amour des dieux anciens pour un seul et unique – René traverse une petite cour et se demande, in petto le plus sérieusement du monde : une petite cour, est-ce une courette ? Ça se dit, courette ? Les atermoiements de René courent sur deux pages – comprise une excursionnette dans le dictionnaire où la courette finit par apparaître, il était temps, la question demeurait pendante de savoir si, étant donné qu’un petit mur est un muret, une petite cour, est-ce une courette ? Où il ne faut pas douter que les mots les plus simples disent les choses les plus profondes …  et que le fils dût être ondoyé de cette eau baptismale–là, qui, par le miracle de l’hérédité poétique lui fait chaque fois trouver les échos, accords et harmonie, cadences, allures et eurythmie dans lesquels toute historiette devient une épopée. Et prenant voix et crayon pour souligner ce que l’on entend qu’il se lit, ainsi l’avait–on fait pour Fils du feu, les mots par leurs accordances – un terme qui contient et les cœurs et les liens qui les tiennent entre eux – on entend et l’on voit que Guy Boley choisit un par un et par l’oreille, chacun de ceux qu’il posera auprès des autres : ainsi n’élire que des verbes du premier groupe pour un passé–simple d’une voix, s’agenouilla, se signa, pria … puis se redressa, ôta quelques pétales … flâna … déambula … et contempla. Peu ont cette délicatesse pour l’ouïe du lecteur ; ou, quelle qu’en soit la graphie, adopter un son unique – et la mise en abyme de la forme et du fond – pour décrire un sonnet de facture classique … rimes embrassées et deux tercets, élégamment troussé, et qui résumait […] la vanité […] Toutes les pensées, guidées … s’étaient déjà tournées […] son texte joliment chantourné (…) la moindre bondieuserie aiguillonnait, l’oreille chatouillée par la sapience du dernier alexandrin… un exemple qui ne fait pas exception. Si j’osais je rapporterais cette phrase où douze fois le « r », équilibré dans le roulage en s’adossant à une autre consonne (cr, rdr, br, vr, gr, tr, br, tr, vr, tra, tra, pro), fait trembler la voix du père curé mais pas celle des garnements venus lui jouer un tour.

 

Son père, son dieu, ce héros, roi du monde et boxeur recopiait les mots qui tombaient de son dictionnaire. Son père, son dieu, le forgeron aux doigts encore gourds traçait des chemins de mots sans savoir bien les arranger pour en faire (en fer) des phrases volubiles. Après sa mort, les mots gisants éternels dans le cahier désoccupé s’ennuyant, alors son fils l’ouvrit et pour nous écrivit qu’à la page 39, ce fut le mot amourtrois voyelles et deux consonnes, ça ne pèse pas lourd pour les dégâts que ça fait – près duquel il demeura un peu. Il y avait de quoi, son père–et–dieu l’avait coincé entre amouillante et amouracher (qui rime avec arracher, ça, c’est moi qui l’ajoute), un dessin d’un amphioxus et autres amph– à découvrir. Les mystères et voies de Dieu sont si impénétrables qu’indispensable est ce livre. Ciel ! quels talents !

 

*seule peut-être l’escrime, pour un motif « inattendu » … Saint-Évremond y excellait, on dit qu’il y pratiquait une botte de son invention, toujours usitée.

des ombres et reflets

11 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

la lune a fait du ciel

    un aimable cyclope

 

 

  *

dans la neige

le sang des dieux

devenus fous

* 

caillou caché cueilli aux rives du volcan

noyé sous l’eau brouillonnée à ses pieds

pierre noire et ponce et légère et fumante

 

*

une pluie vilaine

en ses longs sanglots longs

ravaude les poussières d’eau triste

en rideau monotone

 

         *

si la vie pouvait sinuer

         pour s’éviter

         si belle serait sa mélodie

         moins longue sa mélancolie

        

*

les brouillards bas

avalent leurs cotons

aspirent les limons

attrapent des moutons

courant courant au vent

*

il capture des lumières

pour les jeter aux loins

dans un arc de pluie 

         *

batelière

d’un fil

filandière embarquée

 

sa robe défroissée

*

les feuilles de l’ypréau

écrivent ligne à ligne

les pages blanches

de nos jours gris

*

des alucites bleues

dans mes mots se consument

goût de phyllade

lumières de gemmail

*

la cendre

 

sables salis aux feux de la terre

empoudrés sous le vent

mille et cent aiguilles de verre

et chagrins revenus et larmes en gélivure

tels des cristaux de sel au soleil de Sicile

 

         *

fouettés par la foudre

       les nuages en feu

       riffaudent l’horizon

*

la prière des vivants

         au souvenir des morts

tresse d’épais silences

à d’impassibles ténèbres

 

*

la simarre usée

de ses années croupies

ses velours cramoisis

aux bords des canaux

et des pavés vieillis

d’une ville élimée

 

*

soupendus pêle-mêle dans le bleu

les nuages rient

d’être à la première marche

pour sauter dans la Lune

 

*

 mots du poète

                        mouettes en équilibre

     au-dessus de l’estran

 

 

De la dévotion,

6 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

     

      Pour que ce mot, lancé un jour comme un couperet, atteignît le but recherché, il fallait l’entendre non pas en sa véridicité mais dans l’intention de l’envoyeur. C’est le cas dans tous les cas : il n’y a, parfois, rien de plus clair que l’implicite. Adonc ce compliment — parce que la dévotion est (aussi) une qualité — s’il est décoché en mauvaise part, l’est-il en souvenir du poids des reproches accumulés depuis le 17ème siècle, dont La querelle des dévots — juste condamnation de l’hypocrisie des postures versus l’affichage de la sincérité de l’incroyant — fut un grand moment dans le néant de l’histoire. Et l’histoire est têtue, même celle qu’on ignore.

 

         Opposer dévotion à candeur c’est le fiel et le miel tout ensemble : annoncer une position de probité étalonnée à l’irrationalité présumée de l’interlocuteur, c’est faire un procès en bigoterie et imbécillité — ce mot, en son sens premier de faiblesse, d’infirmité. Un tel reproche serait pour partie recevable, s’il ne s’arrimait à un argument d’autorité, riveté à une auto proclamation d’incorruptibilité : sa propre droiture contre toutes les adorations, adulations et autres coups d’encensoir aux fumerolles suspectes de faire tousser son petit monde tout entier à soi… car il vaut mieux tancer un crime de dévotion — toujours entendre un excès de dévotion — que risquer d’être troublé, peut-être l’est-on déjà, par un savoir, une analyse, un paradigme nouveaux, imprévus, des connaissances qu’on n’avait pas rencontrées ou pas de cette manière, des raisonnements surprenants, avec pour signe patent de ce désarroi offensif, l’indigence de toute connaissance documentée sur ce que l’on condamne au nom de la dévotion qui s’y rattacherait ! Il y a, sous cet aspect, deux relations irréconciliables eu égard au(x) savoir(s) : ceux qui ne se laissent jamais toucher, séduire, bouleverser, grandir ou seulement changer, contre ceux qui l’osent. Et ce n’est pas la force contre la fragilité que les premiers opposent aux seconds, bien qu’ils le fassent, c’est l’inverse : dans cette impossibilité à parcourir des chemins inconnus, ou s’y laisser mener, il y a un véritable aveu de faiblesse. Pour sauver sa mise et la face, vilipender la dévotion de l’interlocuteur fera l’affaire, « explication » par avance défavorable à la qualité et la force d’une rencontre avec quelque objet qui nous surprend — ces derniers mots, de Descartes (Les passions de l’âme, II -art. 53).

 

         Outre qu’il y a insulte à l’intelligence de l’autre, il y a surtout péché d’orgueil pour qui revendique n’être jamais tombé si bas et se préserver comme de la peste d’un étonnement et d’une admiration qui nous surprend par sa nouveauté, contre ce que nous connaissions auparavant — Descartes encore, qui ne confond jamais, jamais, dévotion et idolâtrie, ce dernier mot n’étant, sauf erreur de ma re-re-lecture, pas employé une seule fois dans les 212 articles du Traité.

 Je m’en voudrais de ne pas reproduire cette magnifique approbation à la dévotion que Saint-Évremond, plus tard dans le siècle, fit Au comte d’Olonne (Lettres, t. I, p 261, éd. Ternois) : « Je ne conseillerai jamais à personne de résister à la dévotion qui se forme de la tendresse, ni à celle qui nous donne de la confiance. L’une touche l’âme agréablement, et l’autre assure à l’esprit un doux repos ; mais tous les hommes et particulièrement les malheureux doivent se défendre avec soin d’une dévotion superstitieuse qui mêlerait sa noirceur avec celle de l’infortune. » Voilà qui est dit : il y a deux sortes ou plutôt deux usages de la dévotion qui s’entend comme une faute contre l’esprit si l’on est soi-même malheureux et que l’on rapporte ses propres ressentiments à celui que l’on blâme.

         Toujours dans Les passions de l’âme (article 70, De l’admiration ; sa définition et sa cause), Descartes revient à la notion de surprise : bien qu’elle inclue le surgissement, l’imprévisibilité ou l’impréparation, il ose le pléonasme subite surprise mais, contrairement à l’idée commune qui y voit motif à méfiance voire à rejet, une subite surprise doit nous porter à la meilleure attention et la plus fine envers ce qui nous étonne, en raison de son caractère rare, inaccoutumé, inhabituel, en raison donc du dérangement qu’elle provoque. Cet arrivement subit et inopiné – quelle jolie expression ! – est toujours une force (ibid. 72), nous sommes plus riches alors de ce que nous avons auparavant ignoré (ibid. 75). Seule la rareté produit cette inclination. Descartes poursuit (ibid. 76) : pour se prémunir de l’excès d’admiration, il ne faut pas, paradoxalement, se limiter mais être sans limites dans l’acquisition des connaissances les plus rares et les plus étranges. Voilà une talentueuse façon de soigner le mal — dont on accuse ceux qui (vous) dérangent — par le mal, inoculer un contrepoison à sa propre routine, son train-train, son ronron, son misonéisme intellectuels, étant entendu, n’est-ce pas, que nous ne parlons de rien d’autre ici.

 

         Nous n’avons de la vénération que pour les causes libres Descartes, ibidem III, art. 162 — alors, seules celles de qui nous n’attendons que du bien seront objets de dévotion, c’est moi qui souligne. Or, préalablement — danger de ne pas lire in extenso ces textes de haute volée, avec lui le beau risque inverse, ne plus jamais cesser — Descartes avait clairement établi qu’il y a défaillance à refuser l’examen de ce qu’on ignorait auparavant, si, en toute surprise et rareté, on se trouvait en sa présence. Il y a une autre raison — non envisagée par Descartes qui n’entre pas dans les particularismes, s’efforçant, c’est le métier de philosophe, de demeurer au-delà (et non au-dessus) d’eux — l’autre raison à se voir reprocher (euphémisme) le péché, la faute, l’inconduite, et même l’indignité de la dévotion à laquelle l’accusateur se prévaut d’échapper comme à la peste et au choléra conjoints, s’appelle l’inconnaissance de ce qu’il faut rudoyer en soi pour se réveiller de [son] sommeil dogmatique. L’aveu est de Kant, qu’on ne peut soupçonner de survoler ses sujets. Il désigne David Hume, son contemporain, sans la lecture duquel il n’aurait pu élaborer ses Critiques (rappelons que critique signifie examen approfondi et non condamnation) de toute(s) connaissance(s). Le « dogmatisme » ici visé n’est pas celui qui tombe du ciel ni des cieux selon le sens courant, mais l’ensemble des savoirs que nous avons acquis par accumulation d’habitudes, mémorisations mécaniques dans et par une inappétence acquise à scruter leurs contenus i.e y prendre des risques (bis bis repetita). Peut-être, peut-être qu’une accusation de dévotion procède aussi de la soudaineté qui bouscule celui qui ne connaît pas l’intensité des ruminations incessantes auxquelles, par excès de zèle philosophique, certains esprits sont condamnés.

        

         Descartes — Saint-Évremond aussi en termes plus délicats, et l’austère Kant — Descartes est finalement très sévère contre celui qui choisit la dérision ou la moquerie (ibid. 178) envers quiconque suppose (i.e pose pour préalable) qu’une personne mérite le mal qu’on dit d’elle. Il y voit une joie mêlée de haine, expression qu’il faut entendre dans l’usage habituel de l’auteur, ce qui exclut l’idée d’hostilité profonde envers quiconque, mais la satisfaction que peut et certainement doit éprouver celui qui rejette (tout) ce qui ne pourrait que troubler sa tranquillité — intellectuelle, bis repetita au carré. Il ne s’agit que de cela. Mais cela est rude.