inactualités et acribies

De la dévotion,

6 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

     

      Pour que ce mot, lancé un jour comme un couperet, atteignît le but recherché, il fallait l’entendre non pas en sa véridicité mais dans l’intention de l’envoyeur. C’est le cas dans tous les cas : il n’y a, parfois, rien de plus clair que l’implicite. Adonc ce compliment — parce que la dévotion est (aussi) une qualité — s’il est décoché en mauvaise part, l’est-il en souvenir du poids des reproches accumulés depuis le 17ème siècle, dont La querelle des dévots — juste condamnation de l’hypocrisie des postures versus l’affichage de la sincérité de l’incroyant — fut un grand moment dans le néant de l’histoire. Et l’histoire est têtue, même celle qu’on ignore.

 

         Opposer dévotion à candeur c’est le fiel et le miel tout ensemble : annoncer une position de probité étalonnée à l’irrationalité présumée de l’interlocuteur, c’est faire un procès en bigoterie et imbécillité — ce mot, en son sens premier de faiblesse, d’infirmité. Un tel reproche serait pour partie recevable, s’il ne s’arrimait à un argument d’autorité, riveté à une auto proclamation d’incorruptibilité : sa propre droiture contre toutes les adorations, adulations et autres coups d’encensoir aux fumerolles suspectes de faire tousser son petit monde tout entier à soi… car il vaut mieux tancer un crime de dévotion — toujours entendre un excès de dévotion — que risquer d’être troublé, peut-être l’est-on déjà, par un savoir, une analyse, un paradigme nouveaux, imprévus, des connaissances qu’on n’avait pas rencontrées ou pas de cette manière, des raisonnements surprenants, avec pour signe patent de ce désarroi offensif, l’indigence de toute connaissance documentée sur ce que l’on condamne au nom de la dévotion qui s’y rattacherait ! Il y a, sous cet aspect, deux relations irréconciliables eu égard au(x) savoir(s) : ceux qui ne se laissent jamais toucher, séduire, bouleverser, grandir ou seulement changer, contre ceux qui l’osent. Et ce n’est pas la force contre la fragilité que les premiers opposent aux seconds, bien qu’ils le fassent, c’est l’inverse : dans cette impossibilité à parcourir des chemins inconnus, ou s’y laisser mener, il y a un véritable aveu de faiblesse. Pour sauver sa mise et la face, vilipender la dévotion de l’interlocuteur fera l’affaire, « explication » par avance défavorable à la qualité et la force d’une rencontre avec quelque objet qui nous surprend — ces derniers mots, de Descartes (Les passions de l’âme, II -art. 53).

 

         Outre qu’il y a insulte à l’intelligence de l’autre, il y a surtout péché d’orgueil pour qui revendique n’être jamais tombé si bas et se préserver comme de la peste d’un étonnement et d’une admiration qui nous surprend par sa nouveauté, contre ce que nous connaissions auparavant — Descartes encore, qui ne confond jamais, jamais, dévotion et idolâtrie, ce dernier mot n’étant, sauf erreur de ma re-re-lecture, pas employé une seule fois dans les 212 articles du Traité.

 Je m’en voudrais de ne pas reproduire cette magnifique approbation à la dévotion que Saint-Évremond, plus tard dans le siècle, fit Au comte d’Olonne (Lettres, t. I, p 261, éd. Ternois) : « Je ne conseillerai jamais à personne de résister à la dévotion qui se forme de la tendresse, ni à celle qui nous donne de la confiance. L’une touche l’âme agréablement, et l’autre assure à l’esprit un doux repos ; mais tous les hommes et particulièrement les malheureux doivent se défendre avec soin d’une dévotion superstitieuse qui mêlerait sa noirceur avec celle de l’infortune. » Voilà qui est dit : il y a deux sortes ou plutôt deux usages de la dévotion qui s’entend comme une faute contre l’esprit si l’on est soi-même malheureux et que l’on rapporte ses propres ressentiments à celui que l’on blâme.

         Toujours dans Les passions de l’âme (article 70, De l’admiration ; sa définition et sa cause), Descartes revient à la notion de surprise : bien qu’elle inclue le surgissement, l’imprévisibilité ou l’impréparation, il ose le pléonasme subite surprise mais, contrairement à l’idée commune qui y voit motif à méfiance voire à rejet, une subite surprise doit nous porter à la meilleure attention et la plus fine envers ce qui nous étonne, en raison de son caractère rare, inaccoutumé, inhabituel, en raison donc du dérangement qu’elle provoque. Cet arrivement subit et inopiné – quelle jolie expression ! – est toujours une force (ibid. 72), nous sommes plus riches alors de ce que nous avons auparavant ignoré (ibid. 75). Seule la rareté produit cette inclination. Descartes poursuit (ibid. 76) : pour se prémunir de l’excès d’admiration, il ne faut pas, paradoxalement, se limiter mais être sans limites dans l’acquisition des connaissances les plus rares et les plus étranges. Voilà une talentueuse façon de soigner le mal — dont on accuse ceux qui (vous) dérangent — par le mal, inoculer un contrepoison à sa propre routine, son train-train, son ronron, son misonéisme intellectuels, étant entendu, n’est-ce pas, que nous ne parlons de rien d’autre ici.

 

         Nous n’avons de la vénération que pour les causes libres Descartes, ibidem III, art. 162 — alors, seules celles de qui nous n’attendons que du bien seront objets de dévotion, c’est moi qui souligne. Or, préalablement — danger de ne pas lire in extenso ces textes de haute volée, avec lui le beau risque inverse, ne plus jamais cesser — Descartes avait clairement établi qu’il y a défaillance à refuser l’examen de ce qu’on ignorait auparavant, si, en toute surprise et rareté, on se trouvait en sa présence. Il y a une autre raison — non envisagée par Descartes qui n’entre pas dans les particularismes, s’efforçant, c’est le métier de philosophe, de demeurer au-delà (et non au-dessus) d’eux — l’autre raison à se voir reprocher (euphémisme) le péché, la faute, l’inconduite, et même l’indignité de la dévotion à laquelle l’accusateur se prévaut d’échapper comme à la peste et au choléra conjoints, s’appelle l’inconnaissance de ce qu’il faut rudoyer en soi pour se réveiller de [son] sommeil dogmatique. L’aveu est de Kant, qu’on ne peut soupçonner de survoler ses sujets. Il désigne David Hume, son contemporain, sans la lecture duquel il n’aurait pu élaborer ses Critiques (rappelons que critique signifie examen approfondi et non condamnation) de toute(s) connaissance(s). Le « dogmatisme » ici visé n’est pas celui qui tombe du ciel ni des cieux selon le sens courant, mais l’ensemble des savoirs que nous avons acquis par accumulation d’habitudes, mémorisations mécaniques dans et par une inappétence acquise à scruter leurs contenus i.e y prendre des risques (bis bis repetita). Peut-être, peut-être qu’une accusation de dévotion procède aussi de la soudaineté qui bouscule celui qui ne connaît pas l’intensité des ruminations incessantes auxquelles, par excès de zèle philosophique, certains esprits sont condamnés.

        

         Descartes — Saint-Évremond aussi en termes plus délicats, et l’austère Kant — Descartes est finalement très sévère contre celui qui choisit la dérision ou la moquerie (ibid. 178) envers quiconque suppose (i.e pose pour préalable) qu’une personne mérite le mal qu’on dit d’elle. Il y voit une joie mêlée de haine, expression qu’il faut entendre dans l’usage habituel de l’auteur, ce qui exclut l’idée d’hostilité profonde envers quiconque, mais la satisfaction que peut et certainement doit éprouver celui qui rejette (tout) ce qui ne pourrait que troubler sa tranquillité — intellectuelle, bis repetita au carré. Il ne s’agit que de cela. Mais cela est rude.

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