inactualités et acribies

« Fiat Lux »

17 Mai 2024 , Rédigé par pascale

 

                                ne veut pas dire « et la lumière fut » mais « que la lumière soit ! ». Ce qui éclaire autrement une idée cependant similaire : à l’origine était la nuit, l’ombre, l’obscurité, les ténèbres, mais réserve deux interprétations : d’une part, l’arrivée de la lumière comme moment de l’Histoire du monde et de l’humanité, inscrite dans la nécessité du progrès que la seconde apporte au premier en s’y incluant ; d’autre part, l’arrivée de la lumière comme souhait, ambition, volonté, instantanés ou reportés, dont la nécessité est tout aussi prégnante à cela près qu’elle ressemble à une exhortation miraculeuse semblable au « Lève-toi et marche ! »

         Il fallait bien tout le génie (méthodique, malicieux, rhétorique, poétique) de Francis Ponge pour nous mener sur des chemins inattendus sans nous perdre, quoique ... Sobrement intitulée Texte sur l’électricité – une quarantaine de pages selon les éditions, cette commande de la Compagnie d’électricité (1954) – époque révolue une fois pour toutes où l’on sollicite un poète pour parler à des ingénieurs ! – est une pure merveille verbale, sémantique, stylistique, que ne le fait-on pas Lyres – le titre du recueil – avec plus d’empressement, y compris, puisque ce fut sa vocation première, dans les écoles scientifiques qui ne perdraient rien à se frotter plus souvent aux arcs électriques de l’écriture poétique pongienne.

         L’une de mes fascinations pour l’œuvre de Ponge : cette façon faussement naïve, considérant un objet, de sembler prendre plus de temps ou de mots, pour dire ce qu’il va dire que pour le dire vraiment. Ici, il propose de jeter brusquement la lumière sur (ses) intentions. Très claires en effet dans leur énonciation – soumettre les gestes les plus anodins et ordinaires de la vie à un traitement intellectuel – sera-ce le cas dans leur réalisation ? l’intention de Ponge ne semble pas poétique, s’adressant aux architectes il va formuler la demande, simple en apparence,  d’accorder dorénavant leur conception des édifices à l’obligation électrique, décrite avec une facilité déconcertante, production, réseau de distribution, machines, appareils et bâtiments qui (les) contiennent, clients … mais il fait d’une obligation quasi déontologique d’évidence – manier des propos novateurs – comme s’ils devaient être oubliés dans l’instant. Sur un point il eut raison : personne ne songe plus à signaler aux architectes et ingénieurs de penser à l’électricité, sur un autre, rien n’est moins sûr que ce texte en soit la cause directe.

       Evidemment Ponge sème des indices suffisants pour s’arracher à une prose ordinaire, il multiplie les doubles sens, joue sur les implicites et les polysémies, mais se heurte à une difficulté : l’objet de son texte est, si l’on peut dire, immatériel, insaisissable. Comment va-t-il faire, lui le champion de la coïncidence de l’écriture à l’objet de l’écriture, comment va-t-il s’y prendre ? Ponge développe ses hésitations, ses mouvements, il prévient qu’il ne va parler que de lui, ce en quoi on aurait tort d’y voir une rupture, ou une interruption, de méthode ou d’intention. On m’a confié, dit-il, le soin de vous séduire. Jouant les faux modestes, pour se mettre au diapason de ses lecteurs premiers, lui aussi se dit technicien, on ne le contredira pas, technicien et/ou ingénieux ingénieur de la parole. Il est de la catégorie de ceux pour qui entre en ligne de compte, au même titre que la perfection interne et la conditionnant une certaine adéquation de leur ouvrage à son objet ou à son contenu. Ce qui n’est guère éloigné de l'obligation technique humaine de réussir, au sens d'achever, son objet pour un architecte, un électricien, un poète.

         Dans ce texte aux apparences faussement prosaïques, écrit par un profane pour des lecteurs profanes, où il insiste sans s’attarder – tout l’art du papillon, d’autant plus léger que l’air est plus dense – ni être dupe du certain agacement qu’il peut produire sur ses lecteurs, Ponge pratique l’art consommé d’agencer, en architecte ? toutes les techniques qui rendent la demeure habitable, alors, il faut bien, parfois, s’impatienter dans les détails. Il se joue de nous, fait croire qu’il découvre ou invente la marche en marchant, nous sert un floculer plutôt rare, s’amuse à allumer puis éteindre – réteindre – aller de la lumière à la nuit et l’inverse, annonce qu’il va passer à la poésie, un lieu de volupté et même de violence où il abandonne son lecteur désarçonné pour des propos faussement badins qu’il ne peut retenir et dont il donnera toute la dimension plus loin : il faut installer les interrupteurs près des fenêtres pour mieux goûter la nuit ! L’obscurité extérieure et intérieure doivent être en équilibre, à cette condition on peut se placer devant une fenêtre ouverte, la nuit, devant l'infini ...

         Si Ponge s’en prend aux clichés, c’est par stratagème, par ruse, pour montrer qu’il sait de quoi il parle, Thalès ou les Chaldéens, l’ambre jaune qui se dit « électron ». Tous les noms à inviter pour constituer un ratissage honnête de l’histoire de l’électricité depuis l’antiquité jusqu’à nos jours sont là, sans omettre la mythologie, Electre, sœur de Cadmos. Parsemant ses paragraphes succincts mais précis de volontaires chacun le sait, il fait semblant de se souvenir qu’il est poète, il fait semblant de s’inquiéter de l’état d’esprit de ses lecteurs, semblant de croire qu’il sait ce qu’il dit, mais il le sait.

         Restons donc dans la nuit quelques instants encore, où les connaissances se confondent avec les songes pour qui ne les maîtrise pas. Il sème les plus grands noms de physiciens du début du XXème, les hypothèses scientifiques les plus novatrices – principe d’incertitude, relativité, espace courbe, extension indéfinie de l’univers. N’avons-nous pas perdu le fil qui devait mener à des recommandations pour les architectes ? La cosmologie pongienne (nous pensons à Queneau et sa Petite cosmologie portative, publiée 4 ans plus tôt) est joyeuse, les électrons y sont libres, ils avancent en zigzags ils sont les lointains descendant du clinamen démocritéen ; hommage appuyé à Thalès le prédicateur d’une éclipse par ses seuls calculs mathématiques : nous avons retrouvé le poète qui gambade d’une étoile l’autre, d’un univers l’autre, d’un électron l’autre.

         Notez que nous n’avons pas encore rallumé. Debout à la fenêtre ouverte, il affronte le temps des Cyclopes, et presque celui du Chaos, celui où personne ne pouvait éteindre la lumière pour regarder mieux la nuit profonde, venant jusqu’aux temps d’Euclide et bien après. Euclide, c’est la conjonction des chiffres et des lettres, de la géométrie et de la poésie, des phénomènes cosmiques et de la rhétorique. : ellipses, hyperboles, paraboles sont des deux mondes, de la même matière, ce mot fondamental pour rappeler, s’il en était besoin, que le langage est une pâte primordiale dans laquelle formes et sons prennent sens. Et d’en appeler à un avenir proche où la poésie serait non euclidienne, dans un monde courbe où les mots danseraient.

         Champion de la chute, Ponge nous plante là, dans une rêverie élastique entre infiniment grand et petit, devant la fenêtre béante sur la nuit noire, sans électricité mais pas sans électrons, sans Electre mais pas sans l’ambre, il nous lâche brutalement, considérant que cette divagation, n’est pardonnable qu’au nom de la poésie, faute de quoi, nous avons gonflé nos baudruches, nous avons voulu être aussi gros qu’un bœuf. Et parce qu’il est Ponge et qu’il n’y a que lui qui puisse dans le même élan écrire et supprimer ce qu’il écrit, il l’abolit d’un geste, revient sous la lumière des ampoules, mesure que la nuit peut nous tromper, que l’électricité n’est pas une déesse sur les genoux de laquelle s’asseoir ; elle nourrit les objets du quotidien qui pourtant n’avaient pas besoin d'elle avant – machine à laver et autres rasoirs – ou plutôt, elle oblige à inventer les objets auxquels elle devra être reliée puisque sans elle, ils ne fonctionneront pas. Non, même s’il en a l’air, Ponge ne plaisante pas, il connaît tous les chiffres des besoins domestiques privés et collectifs de l’électricité, et leur progression ultra rapide, dans le même souffle il regrette qu’aucun grand texte n’ait été à elle consacrée – dommage pour les drôleries de Colette quand l’électricité arriva, trente ans plus tôt environ, à la Treille Muscate ou qu’elle s’ébaubit de son frigidaire nouveau.

         Le bout de phrase le plus désopilant – penser toujours aux destinataires officiels et premiers de ce texte – … ébloui par toutes sortes de lumières, (et) je me rendis chez une duchesse de ma connaissance, qui me fit dîner aux bougies. Chez laquelle, bien sûr, il y avait trente-six personnes soit une par chandelle. Une fois rentré, dans la fraîcheur et le silence de la nuit, il se mit au balcon en éteignant les lumières. Où l’on comprend que ce geste banal mais surtout tardif dans l’histoire humaine, est un geste primordial. A lui seul il permet cette entrée recueillie unique dans un espace où la lumière électrique n’est pas. On comprend que cela change tout. Mettez, Messieurs les Architectes, les interrupteurs à côté des fenêtres ! il en va de notre conception du monde dussions-nous le ramener aux petites dimensions d’un commutateur, un luxe absolu, une métaphysique à lui seul.

… et autres minuscules portraits (n°8)

11 Mai 2024 , Rédigé par pascale

 

Quand Marie-Louise courait autour de la pièce – la salle à manger  un petit couteau de cuisine en main au bout de son bras tendu, elle devait bien avoir près de quatre-vingts ans. La table occupait le centre, dans ma mémoire il y avait peu de meubles, ou alors je ne m’en souviens plus, ou alors je me trompe ; sinon où ranger les assiettes, les plats, les verres réservés aux repas du dimanche et des jours de fête ? Les huit dizaines d’années vécues par mon arrière-grand-mère – la femme d’Abel – ne me faisaient aucun effet : depuis quand avoue-t-on l’âge de leurs bisaïeux aux petits enfants ? Il était déjà épatant que, n’ayant pas assez de grands-parents, – une seule grand-mère pour quatre prétendants dont deux morts et une introuvable – nous eussions eu un couple d’arrière-grands-parents en bon état. Abel – ses cheveux de soie et ses lunettes d’or – était mort dans son sommeil quelques temps avant que Marie-Louise se prenne pour Grace O’Malley ou Lai Choi San et parte à l’assaut de ses quatre arrière-petites-filles qui n’en menaient pas large tout en hurlant de rire, jusqu’à ce qu’un adulte finisse par comprendre que Marie-Louise – que nous appelions mémère – ne jouait pas du tout mais qu’elle voulait très précisément et fort déterminée, « planter » l’une ou l’autre de sa descendance à la troisième génération, sa permanente bien calée sous un fin filet de tête, sa blouse sans manche, impeccable, fleurie et bleue certainement découpée dans ces nouveaux tissus synthétiques qui se lavent comme un mouchoir de poche. Marie-Louise peut-être avait perdu la tête. Aujourd’hui on lui aurait imposé pour confirmer par graphiques et radioscopies ce que l’on constatait : son état entre gamineries et pulsions assassines n’était plus très stable. Les parents – comme toujours – ont traité l’affaire en catimini, notre père déplaçant sa grand-mère dans un autre logis où l’on nous menait la visiter sans risque, mais c’était bien moins drôle.

 

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Il y en a qui font des ronds dans l’eau, d’autres qui tournent en rond dans leur jardin faisant de la maison le centre érigé d’un cercle mystique dans lequel et autour de laquelle ils consignent leur vie. Ce pluriel n’est point exact : l’affaire qu’on me narra par le menu, fait état d’un seul qui, chaque jour, une fois le matin, une fois l’après-midi, et cela pendant une soixantaine de jours d’une mauvaise pandémie — on peut aussi supputer qu’en ces excès de rites domestiques compensatoires de privations de sortie, il y eut des jours à trois circumductions —  le pas vif et l’allure de boy-scout en mission de reconnaissance, peut-être un sac à dos fiché … sur le dos ? l’homme entrait en cérémonial de corroyage du sol, à raison de plusieurs heures chaque fois. Cela occupe le temps, l’espace et les pieds, mais c’est bien tout.

Il ne serait pourtant ni juste ni loyal de taire pourquoi le péripathétique piétonnier avait quelque raison de persister dans l’ornière que ses brodequins creusaient chaque jour un peu plus et faisaient craindre qu’il y tombât en glissant les jours humides. Formulons la question que chacun se pose ici : m’enfin qu’allait-il faire dans cette galère, dans cette bourbière, cette tourbière ? Telle la cigale dépensière de plaisirs simples impossibles à thésauriser ni économiser, la cigale fort à l’aise de chanter, notre aventurier du périmètre, dont le jardin se trouva bientôt coupé en deux – soit on est dans le cercle, soit on n’y est pas, soit on est dans Rome soit on reste dehors – notre cigale inattendue qui ne savait pas qu’il se prenait aussi pour un nouveau Romulus traçant le pomœrium  protecteur, la ligne devenue frontière entre soi et les autres, notre marcheur à pas comptés – car, oui, oui, il calculait les mètres et kilomètres parcourus pendant le temps qu’il se donnait – notre péripatéticien-fondateur de lui seul, lisait. Il lisait sans cesser de lire, il lisait des volumes, des recueils, des bouquins qu'il calait dans ses deux mains, les yeux rivés aux pages, des milliers in fine à coup sûr, il lisait sans lever tête, ni marquer ni remarquer, noter ni annoter, il lisait sans jamais s'arrêter de marcher, écureuil tournant dans sa cage, lui tournant autour de sa maison dans ses propres traces, il refaisait le mouvement perpétuel et l’éternel retour tout ensemble. Mais n’est pas Nietzsche qui veut, qui de ses marches linéaires et curatives fit un chef d’œuvre philosophique.

Il n’y a pas de morale à cette histoire, qui n’est pas une fable, mais un étonnement : l’addition, la cumulation, l’occupation saturée des moments disponibles en cette circonstance exceptionnelle, dévolues à la seule lecture, automatique, mécanique, enchaînant les livres les uns aux autres qu’ils se ressemblent ou qu’ils soient différents, n’est-ce pas le parfait alibi pour tuer le temps … et soi-même ?

Portraits minuscules (7)

7 Mai 2024 , Rédigé par pascale

 

 

Laurent est hémisphérique. Je le réalise alors qu’une affectueuse boutade me parvint par la magie des messageries interplanétaires, me rappelant que ma tête (métonymie pour mon cerveau, pas ?) a deux hémisphères qui lui permettent, sinon des miracles, au moins des fantaisies … Mais Laurent est hémisphérique, mon voisin en difficulté de motricité, d’élocution, n’a qu’une moitié de cerveau décelable quand il ne met ni casquette ni bonnet pour cacher le dessus de sa tête dont tout un pan est plat comme la pampa, alors qu’elle devrait ressembler à une semi-coupole, ainsi pour tout un chacun. La peau de son crâne sans cheveu y est tendue comme une toile depuis la hauteur de l’oreille droite jusqu’à l’invisible ligne médiane qui sépare en deux parties normalement symétriques la voûte osseuse protectrice de l’encéphale ; sauf que du mauvais profil, de voûte il n’y a point, c’est la peau d’un tambour, pas forcément la peau de zébi : Laurent n’a pas la moitié d’une gentillesse mais le double.

Je me dis, in petto, que je connais des cerveaux sinon bien faits au moins bien pleins qui n’ont pas le quart de la moitié de sa noblesse : est-ce parce que la bonté n’y trouve pas son logis, remplacée par une adhésion mécanique aux civilités de base, ce qui peut faire illusion un moment ; la bonté, dont le cœur est la vraie demeure, lequel ressemble chez ces gens-là à un déversoir de ressentiments recuits et assaisonnés à une surdose de fiel contre tout ce qui insatisfait leurs routinières existences.

 

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Quand la cour du lycée jouxte le jardin d’un ancien couvent devenu hôpital psychiatrique et n’en est séparée que par un muret si bas qu’il est franchissable par tous, de tous côtés on aperçoit le cloître que longent sur la droite une allée de rosiers pâles et l’harmonieuse géométrie des bordures de buis.

Quelques grands élèves, parfois, osaient braver l’interdit — nulle part écrit mais parfaitement connu — et déambuler mi-cachés, mi-visibles, entre les bosquets, les arbustes fruitiers et les massifs de fleurs aussi bien entretenus que peuvent l’être tous lieux remis entre des mains élues par Dieu lui-même pour son propre service. L’hospice qui accueillait les malades, à l’époque, avait été maintenu dans l’ordre religieux. On ne portera pas à la connaissance de tous, les promenades secrètes de quelques adultes souvent par paire, qui préféraient, même sous la bruine normande, s’éloigner clandestinement de leurs collègues, du moins le croyaient-ils …  

Si, en raison d’une chaleur saisonnière, les fenêtres des salles de classe étaient ouvertes, celles qui donnaient directement sur les bâtiments hospitaliers avalaient les cris et les hurlements des pauvres fous enfermés depuis longtemps et pour toujours ; même ouvertes, les fenêtres de leurs chambres cellulaires étaient doublement closes par un grillage et des barreaux qui n’arrêtaient ni leurs plaintes ni leurs tumultes. On croyait savoir que les cas les plus graves et incurables étaient peu nombreux, ils n’en étaient pas moins bouleversants et déchirants. Dans cet insensé – c’est le mot – et rarissime environnement, il y eut quelques instants gracieux d’innocence dont le souvenir d’aussi loin pourtant qu’il m'arrive a résisté sans faiblesse.

Il s’appelait Pascal – il le clamait d’une voix chevrotante sortie d’une bouche édentée qu’il ouvrait grand. Personne n’aurait su ni pu lui donner un âge, il avançait dans des vêtements de sport élimés, gris, crasseux, marchait de traviole, le cheveux grisonnant flottant devant lui par mèches indisciplinées. Il franchissait le muret à fréquences irrégulières, qu’il y ait eu ou non des élèves dans la cour, ramassait les dizaines de mégots que les adultes fumeurs – ni en faute ni sanctionnés à l’époque – jetaient sur le bitume ou dans les gros cendriers emplis de sable destiné à les éteindre et enfouir, les rangeait consciencieusement, c’est-à-dire avec précision et lenteur, dans la partie de ses chaussettes qu’il portait au-dessus du pantalon ce qui faisait devant chaque jambe, à l’aplomb de la tige des chaussures usées, une protubérance de taille remarquable ; on le soupçonnait de mettre sa récolte de côté une fois rentré et la replacer scrupuleusement avant de ressortir car jamais il ne paraissait sans ces volumineuses bosses au-dessus de ses pieds ; une fois sa cueillette accomplie, il saisissait un gobelet de plastique qui traînait là, laissé par un buveur de café négligent, y soulageait sa vessie en basculant sa tête en arrière jusqu’à la glotte qu’il ramenait à la verticale pour engloutir d’un trait ce contenu légèrement fumant les jours de froidure, lui, doublement satisfait, ravi, béat. Cela prenait juste les minutes nécessaires au service compétent aussitôt prévenu de sa présence indésirable, pour envoyer un infirmier le récupérer, sans violence et même dans une grande bonté. Ils refaisaient ensemble, bras-dessus-bras-dessous, le chemin inverse : après avoir repassé le petit muret, reprenaient l’allée qui menait au cloître bordé de rosiers pâles, traversaient le jardin religieusement découpé par ses bordures de buis, la molle agitation de la récréation retrouvait son rythme, ou, l’heure de la reprise des cours ayant sonné, le majestueux escalier de bois ciré d'un décor intérieur de film américain des années 40, son calme olympien au milieu du grand hall.

Idiome : « ce tombeau que devient une langue délaissée et impénétrable ».

1 Mai 2024 , Rédigé par pascale

 

J’ai mis du temps pour y parvenir en avançant dans le passé. Voici bien des années (2011) – de quoi se constituer de solides obsessions littéraires – paraissait Idiome de Jean-Michel Maubert (Editions Maurice Nadeau) livre que je n’ai pas vu passer, ni entrevu de loin, ni n’ai souvenance qu’on m’en parlât, ni lu quelques lignes à son propos dans quelque revue littéraire … mais là, stop ! c’est certainement de mon fait ; et si j’avais quelque goût pour les expiations, ce qui me fait écrire aujourd’hui en est l’exact contraire, car je vois ici accomplie l’une de mes convictions maniaques : la littérature véritable n’a ni date ni âge ni sujet ni objet ni prétexte, message, argument, elle est à elle-même sa propre nécessité. 

 

Le vacarme du monde jamais n’effacera le si léger bruissement des mots d’enfance qu’on croyait envolés tels des papillons, sans laisser de trace, sinon des murmures, à peine des mutités, d’intenses invocations à ne pas déranger le petit enclos du langage indéchiffrable qu’Esther et Alina avaient tissé entre elles pour mieux imposer leur huis-clos hermétique à leurs proches. Ainsi font les araignées, visiblement incluses dans leurs fils transparents et robustes : l’idiome indéchiffrable des sœurs jumelles ne pouvait trouver meilleure métaphore. Thomas, leur frère, — qui écrit l’intraduisible mais non pas l’indicible — sait l’une et l’autre, ensemble et séparément, au centre parfait de toutes ses pensées, ainsi le dit-il ; mais réalise-t-il qu’il vient de désigner le point géométrique d’où toutes lignes aranéides partent et arrivent, cet ombilic de vie et de mort, l’omphalos d’un petit univers secret, celui de leur langue inventée ? A moins que le labyrinthe parfaitement mortel qu’est la toile de l’araignée n’ait déjà établi ses envoûtants pouvoirs, dont celui de rendre fou, tel l’intrus – le bien et mal et tard venu bien nommé – capable, mais qui ne l’est pas ? de traquer la bestiole pendant toute une nuit. Pour que cela fût dit – écrit – c’est qu’il fallait le compter au registre des plus importants détails – le livre en est empli – qui constituent un texte par tissage de son tissu de mots.

Des araignées, il y en a partout : seules ou par centaines enfermées dans des bocaux retrouvés dans la maison d’avant les morts ; ou, cette nuit où Thomas ne put y bien dormir et dont il se souvint longtemps après de la noirceur et des odeurs cadavéreuses alentour, Ma mémoire me fait l’effet d’être une araignée psychotique. Mémoire d’ombres et d’ardoises, mémoire grise, mémoire de nuit. L’araignée, magistralement décrite au mitan du livre (p. 114-116) dans une sorte d’élégance, et même une sorte de sourire *, impressionnante machine à métamorphoses que Jean-Michel Maubert compare à une esquisse cruelle et raffinée au fusain *.

L’usage d’un idiome a ceci d’étonnant que, pour être inaccessible à tous, il n’en est pas moins présent, hyper-présent, d’autant plus présent qu’on ne l’entend pas (au sens de comprendre) alors qu’on ne peut pas ne pas l’entendre (au sens d’ouïr). Tout le monde sait que les enfants jumeaux sont de remarquables et vivants exemples de cet usage d’une langue inventée et exclusive, excluant en effet le monde entier de leur univers duel, intime, secret, ténébreux, obscur, surtout si, tel Thomas, l’accès à une quelconque langue étrangère lui a toujours été difficile ; une langue étrange tel l’idiome gémellaire, en est plus opaque, impénétrable, indéchiffrable – une pesanteur profondément noire, occulte, à l’instar de la palette chromatique dans laquelle Jean-Michel Maubert plante sa plume au long des pages de ses livres avec le résultat étincelant que font les éclairs dans un ciel d’une noirceur d’encre ; est-ce pour cela qu’Esther, survivant au suicide de sa jumelle, n’aura de cesse de photographier les orages, dans une quête intense. Thomas relève – grâce à la place donnée-offerte aux écrits sous la forme de Journal, carnets, lettres et tous souvenirs rédigés ici et dans les livres à venir – Thomas relève un bout de message électronique d’Esther, qu’il gardait imprimé par devers lui : tout semble passé au fusain.

« Il » fait intrusion dans ces pages sans en avoir l’air. Cette fausse entrée – comme on dit un faux départ – est remarquable. J-M Maubert détourne notre regard dans le même instant qu’il nous dit qu’« il » a surgi. « Il », celui qui existe en creux par la description fine de celle, décédée, dont il prend la suite dans la maison d’à côté. Le nouveau voisin a suscité, d’emblée, une inquiétude sourde. Un jour de promenade sur la plage où Thomas contemplait (prémonitoirement ?) une pierre noire — l’antinomie exacte des jours que l’on marque d’une pierre blanche — et le paysage déroulé devant nous comme toujours d’une extrême précision, composé plus de visions que de vues, l’intrus était là, assis, souriant. Et repartit. Ainsi plusieurs fois, où l’alternance quasi cinématographique des apparitions et disparitions fugaces permet d’ « installer » un personnage, lequel ne tarde pas à s’épaissir, parlant de lui, des siens, de ses rêves étranges – et l’arrivée pour le lecteur des (futures) insistantes figures d’automates et autres mécaniques, longuement déclinées dans Décombres, mais pas seulement. Que le père de l’intrus fût paralysé des membres inférieurs, n’étonne pas : la mère de Thomas, sa sœur Alina et nombre d’autres créatures animales à venir dans les livres futurs, seront frappés d’incapacités motrices, d’amputations, de déformations, distorsions, avanceront, y compris les non-humains, munis de béquilles ou grâce à d’ingénieuses inventions … tout un peuple de claudicants, rampants, d’estropiés – bien dit ! – un peuple de difformes dans un monde cabossé. L’intrus, fils d’un père aphasique, est un champion des mots et des langues, certainement il lui manquait de vaincre une langue imperméable, impénétrable, sans dictionnaire, sans lexique, sans index, n’existant plus que dans la mémoire de Thomas, sa matérialité grapho-sonore(..) incrustée dans (ses)cellules nerveuses, l’idiome de ses sœurs. Le manuscrit d’Esther, dont on ignore comment « il » en avait eu connaissance, était plus qu’un défi et sa traduction une épreuve de haut niveau. Tels bien des textes anciens arrivés à nous amputés de nombreux passages, le manuscrit se présentait sous forme de fragments, ce terme omniprésent dans l’écriture de J-M Maubert au point d’ignorer les morceaux, bouts, bribes, autres portions et débris, innombrables pourtant, cela pour notre plus grande satisfaction empédocléenne (ceux qui savent, comprennent). Le fragmentaire n’est-il pas l’autre métaphore maubertienne couvrant, recouvrant ses mondes, l’air, l’eau, la terre, le feu, le minéral, le végétal, l’animal et l’humain, indistingués dans la même souffrance et nostalgie cosmiques ? Le rire de mort de l’intrus retentit tel celui d’un fol, d’une hyène, un rire d’écorché.

Deux longs passages respectivement 20 et 33 pages font entrer le lecteur dans deux écritures non seulement différentes de ce qui les précède mais surtout différentes entre elles et le portent, l’un dans une vague infiniment roulée en elle-même, l’autre dans ce que je nommerai simplement, sa version saccadée. Dans le long rouleau ponctué parfois et irrégulièrement de quelques intervalles comme autant de trous d’air, nous sommes saisis par tout ce qu’avec elle la vague transporte – et qu’on retrouvera dans les livres d’après – une tératologie noire et souffrante sertie en des formules adamantines, brillantes et dures : je vois leurs langues dans leurs bouches forment des mots dans l’air des mots évanescents brumes fumées de cigarettes des vapeurs à la surface d’un lac ; l’air comme un amoncellement infini de comprimés d’angoisse.  Des images, fortes, brutales, tendres aussi, glissent en se bousculant sans jamais se heurter, dessinent un rubato en ton mineur effrangé de désolation… Désolé en est le dernier mot. Dans la seconde partition, staccato vibrant, bref, incisif, les lignes se répondent, Esther – il s’agit de fragments traduits du manuscrit d’Esther – mène la cadence, parlant à Alina disparue. Les phrases sont courtes, vibrantes, ponctuées, incisives : Cet été si gris. La mer trop calme. Les vers. Les herbes hautes au-delà des dunes… Ici nous rencontrons Les Nuires, des êtres qui, n’ayant pas d’autres noms n’ont pas d’autre existence que ce que ce nom porte – chambres noires pour de mauvais rêves, peut-être … Telles les sirènes qu’Ulysse redoutait tant, il y a au ciel des oiseaux qui ont des têtes d’humains. Les mots pour Alina disparue sont d’une douceur sombre, d’une nostalgie insondable – si j’avais pu garder un fragment de toi – et de temps en temps, Esther écrit à Thomas, Esther la seule qui eut pu traduire l’idiome pour Thomas mais ne le fit pas, si l’on traduit l’idiome on trahit l’autre n’est-ce pas ? Les fragments d’Esther sont autant de pré/visions d’une très grande acuité des textes à venir. Les mots et les choses y sont déjà-là, dans l’existence immanente, irréfragable et apodictique que l’écriture impose à l’écrivain par sa force impérieuse : Thomas, Recoudre mes pensées les unes aux autres (…) je sentais en moi se dévider -défiler à la façon d’une phrase incompréhensible prononcée par un automate – rien ne me rassurait davantage –

De l’esprit ou du cerveau qui semble le contenir, Thomas ne peut trancher – ce verbe est facile, un quasi cliché, J-M Maubert écrit désosser, désosser cet esprit qui n’est qu’un spasme obscène – et déroule, in fine, une méditation métaphysique désenchantée, inconsolable et triste, d’une beauté inapaisée, surplombée par l’image – qui deviendra si puissante – du labyrinthe.

        

Codicille : il y eut une surprise considérable pour moi, minuscule ou certainement invisible pour beaucoup : le nom de Brisset à ce moment où J-M Maubert évoque quelques procédés ou procédures par lesquels l’expérience de l’idiome se vit dans une extrême solitude – alors qu’à y bien réfléchir, le petit nombre d’ « initiés » voire d’ « élus » à le partager devrait suffire à la transcender. D’aucuns, ici, connaissent ma passion pour Jean-Pierre Brisset** ; aussi, par parti-pris du parti-pris de n’être pas là où l’on m’attend, je ne résiste pas à ce plaisir infinitésimal d’avouer mon plaisir …

       Autre codicille : et je n’ai fait qu’effleurer à peine l’immensité des trésors enfouis, cachés, ensevelis, mais écrits donc , d’un livre dont chaque page à elle-seule brille des mille facettes du diamant noir.

 

*déjà dans Décombres (cf, Archives – 28 février 2024 – « le désespoir d’être un mutant dans l’insomnie du monde. ») cette araignée souriante m’avait frappée – je l’avais rapprochée de celle d’Odilon Redon (un fusain) – elle était déjà là, dans Idiome ! ** il suffit de taper dans le bandeau en haut à droite (dans « recherche ») ce nom pour voir s’afficher les textes à lui consacrés. Sinon m’en demander les liens. Je ne crois pas cependant qu’il s’agisse d’idiome stricto sensu, chez ce Normand épatant, mais c’est un autre sujet.