inactualités et acribies

L’instant hamadryade

29 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Ils pourraient être vus n’importe où, pas vraiment n’importe quand.

Jamais totalement affranchis de la nostalgie des sonnets alexandrins-lamartiniens-hugoliens des récitations de l’enfance — les arbres y sont toujours jaunis et leurs cimes dépouillées, parfois les deux ensemble, une licence poétique — les arbres des mois qu’on dit par ailleurs en « r-e », les quatre derniers de l’an civil, me font une fascination permanente, seraient-ils — parfois il faut savoir le dire — semblables les uns aux autres, arrière-plans obligés d’un tableau répliqué ad infinitum. Je me demande soudain si la nature subit ou pratique l’éternel retour nietzschéen. La question s’envole sitôt qu’elle apparaît, les arbres, sans être toujours les mêmes, se suivent et se ressemblent sous les gris poisseux du crachat crachiné des bruines. J’en connais qui, pour moins, ferait une embardée et planterait les pneus de leur véhicule dans un talus glissant et gras.

Après plusieurs jours venteux-pluvieux-tempêtueux-tumultueux-ombrageux-coléreux-furieux-quinteux et autrement disgracieux, je ne parviens pas à oublier un gros pois jaune soleil, une flamboyante pastille, déposée par un pinceau d’enfant triomphateur involontaire de ses maladresses, au beau milieu du rien asphalté franchi sous un chiffonné de grisailles. En tout autre lieu il eut fallu faire demi-tour, ralentir, reculer, s’arrêter, que sais-je ? Depuis, l’arbuste ou l’arbrisseau, le point d’or entre-aperçu en contre-plongée de berges herbues, seul et victorieux et anonyme fugace des éléments courroucés autour de lui, l’arbuste apparu-disparu dans le même instant, l’arbrisseau, un éblouissement à lui seul, cherche en moi une écriture à la hauteur du petit séisme noémique dont il fut la cause. Seul le fond de ma rétine qui grignote jour après jour la partie abécédaire de mon cerveau pour mieux la guirlander, sait, tandis qu’elle déforme au bout de mes doigts détrempés par les eaux du ciel pendues aux souquenilles sales des nuées qui se traînent au sol, avec elle, l’écran infidèle des souvenances, il sait en silence de moi ce qui, passant par-là, se passa là :

 

l’or citron vert caméléon

d’un point  de braise

en ma mémoire

 

« ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat » *

24 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Pour Céline, tant merci.

 

Il y a des livres qu’on aimerait que tout le monde ait lus, c’est aussi simple que cela. Dès lors il n’y a pas de mots à la hauteur et si ma honte n’était pas si forte d’avoir manqué celui-ci en son temps, j’en tiendrais quand même une certaine rigueur à ceux qui se disent « professionnels des livres » mais ne lui ont pas tressé des milliers de couronnes de laurier à ne plus savoir qu’en dire**. Ces petits comptes étant posés, je me retrouve, quelques lignes plus loin – était-ce donc une ruse pour retarder la chose ? – au même point qu’à la première. Quand on connaît ma totale défaveur à l’égard des livreurs de livres contemporains – on dit parfois des auteurs – je ne crains de personne le soupçon de complaisance ou de facilité envers Guy Boley et son prodigieux Fils du feu. J’ai seulement un peu de mal à me jeter à l’eau, j’ai si peur d’en atténuer la flamme.

Une 4ème de couverture qui vous emporte en deux phrases et moins de sept lignes, n’est pas rédigée pour vous séduire à la manière des sophistes, quelques pirouettes et le tour est joué, non. Moins d’un dizain – un court extrait de la page 75 dans la collection Folio – me jeta en ce vaisseau embrasé ; la seule première phrase aurait suffi à me brûler tout entière : Marguerite-des-Oiseaux et maman ne sont plus désormais que deux grands sacs de larmes.

 

L’eau et le feu, les sourires et les pleurs, les bruits des coups à la forge et pas seulement, escarbilles, limailles et la corde à linge où jamais ne sèchent les yeux ni les chagrins, aucune place ni moment ni espace où se poser sans se cramer aux flammes de la tendresse pour les aimés, les absents, les présents, les morts et les vivants. Et pendant ce temps-là, le fil où pendre ses souffrances pour se consoler un peu, se balance au vent mauvais des souvenirs. Les mots tant frappés sur l’enclume d’une vie où rien ne va bien mais où tout ne va pas toujours très mal : Monsieur Lucien brillantiné, pommadé, huilé, parfumé, aux joues molles qu’il faut embrasser vaguement parce qu’il est un voisin poli et qu’on est un enfant ; Marguerite-des-Oiseaux, l’autre voisine au cul de percheronne qui accroche les draps, les jupons, les chaussettes, les décroche, les repend à chaque ligne, ses injures pour pinces à linge ; la grand-mère, ô ! la grand-mère, spécialiste de l’étêtage de grenouilles vivantes, un régal, si l’on ose, portrait goyesque où l’on ne sait pas, des sauteuses sautant du seau et sautillant dans la cour ou de celle qui les raccourcit d’expérience et sans émotion, où jeter son regard. Un livre où les histoires de chevaux font hennir de rire ceux qui les entendent et la description des lingeries culottières séchant au jardin, ceux qui les lisent, quand elles ne leur font pas rougir les yeux de retrouver, autrement écrite, une ballade des pendus pour des frères humains à jamais disparus mais pour toujours plus vivants que s’ils vivaient encore — je m’assieds sous le drap, juste à la verticale de mon petit frère qui sèche

Ce Fils du feu est un brasier qui nous brouit sans repos, c’est bien ainsi que durent ceux qui refusent de disparaître au seul prétexte qu’ils sont morts. Ce n’est pas suffisant, c’est même l’inverse. Plus on est mort pour certains esprits, pour certaines mémoires, plus on est vif. Ce fils du feu — le fils du forgeron — n’est-il pas aussi, n’est-il pas surtout le frère resté vivant de feu son petit frère pour l’éternité de cette vie sur terre. Heureusement, il y a Jacky le taiseux, le secret, le docile et le doux, Jacky que le feu de la forge a doté d’une beauté terrifiante et troublante, celui qui arrête son poing avant qu’il ne frappe, le coup eût-il été la seule réponse congrue attendue. Jacky, l’aide-forgeron qui allume le feu dans le corps et l’esprit de l’enfant un peu plus grand, tandis que, telle une morte-vivante, un pantin fantomatique, Marguerite-des-Oiseaux, la voisine elle aussi morte de la mort de son fils, est de tous les tableaux, surgit à toutes les scènes, parlant aux poules, au vent, aux murs et à la cantonade pour que son petit rentre manger la purée-jambon avant qu’elle ne refroidisse … on se prend à vouloir lui chapechuter à l’oreille qu’il y a belle lurette que le petit, à l’abri de toutes les faims pour toujours et de l’immensité de l’amour maternel, est bien plus froid encore que la purée qu’elle lui tend chaque jour, obstinément, par-delà son trépas.  

C’était aussi l’époque des Général de Gaulle en forme de tire-bouchon et bien d’autres objets – la vaisselle transparente en Pyrex – dont on se souvient parce qu’il y a longtemps qu’ils sont vissés en nos têtes qui en ont fait des souvenances, et non parce que c’était mieux avant. Avant, c’est-à-dire juste un peu après que Papa a démâté et maman éplorée est en train de naufrager à l’intérieur d’elle-même, on est entré dans ce qu’il convient d’appeler le progrès, les pinces à sucre et les bigoudis chauffants. Cette tonalité, de surette à mielleuse, aigre-douce, besaigre et tendre, est une diablerie, au sens où elle vous prend et vous tourneboule, au sens d’une attraction irrépressible, au sens d’un sortilège et d’un ensorcellement. Elle fait feu de tous mots, de tous sens, de tous sons, de toutes images, éclate dans notre rire ; elle nous prend par la rareté, par le commun, les échos, les rimes, surtout les rimes qui faseyent aux phrases telles les lingeries éléphantesques de Marguerite-des-Oiseaux au vent, portant des assonances intérieures, reprisées de temps à autre de quelque mot savant, rare, joli, joli, sans oublier les chatouilleries que font à nos cellules le passage furtif des connus oubliés …  Alors nous nous mettons à lire à haute voix et douce pour en saisir tous les balancements – aucun, aucun n’est un hasard – et bruire de plaisir : il ne faudra pas, plus tard,  nous demander de peindre des volcans fabuleux du cœur desquels jailliraient, en gerbes folles et bigarrées, des essaims de fées aux blonds cheveux soyeux et à la peau lactée, des elfes alucites aux ailes mordorées, des déesses graciles aux seins évaporés. Ces bonheurs en cascade bondissent de page en page, avec eux des trouvailles qui nous gratouillent les recoins de l’encéphale, où les noms de Marx, d’Hugo, de Georges Guétary, Cocteau ou Mariano … sont, pour toujours et avec tant d’autres, blottis. Et puis, et puis, mais qui s’en étonnera de ceux qui me lisent ? – et puis ce plaisir infini des listes de synonymes ou d’approchants, des nuancements, du nuancier, du même par l’autre. Ce pur plaisir d’écrire. Plaisir incommensurable, irréparable, constant voire grandissant, le plaisir tant de la découverte que celui de la recherche, le plaisir d’écrire autrement tout en n’écrivant pas autre chose, plaisir quasi tactile, l’argile des sons et du sens au bout des doigts. Guy Boley est un très grand à cette affaire-là. Il fut en d’autres vies – ceci donne peut-être la mesure de cela – acrobate, saltimbanque, funambule, cascadeur, et mille autres défis encore qui, alors qu’il y maîtrisait ses vertiges, se préparait à attiser les nôtres jusqu’à les incendier.

[*des premières lignes italiques avant le feu du texte. **on me dira qu’il reçut au moins six prix littéraires quand il parut en 2016 … je réponds que je ne parle pas de cela, qui ne dure qu’un jour, une saison, un temps que ce livre excède et surpasse.]

L'Extrait

18 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

- immense merci aux deux fées aux deux fois dix doigts (deux faits d’œufs foies dix d’oies) qui se reconnaîtront.

- brissettiennement vôtre à tous les uns et autres, surtout l’un des autres, il sait.

 

Quel mot ! usité dès lors qu’on emprunte à un texte une partie de son contenu pour le mettre en évidence — en bonne ou mauvaise part — il en représente alors, soit la citation exemplaire, soit l’abrégé qui fait récapitulation. Plusieurs extraits remarquables dont on veut faire un profit didactique mènent à l’élaboration d’une chrestomathie. Les manuels scolaires réservés à l’enseignement de la littérature en sont le prototype fade et insipide le plus souvent, qu’on peine parfois à distinguer d’une extraction, tant l’arrachage — à une œuvre indivisible par nature — de « morceaux » (mot qui donne autant dans le chiffon que dans le quignon) que l’on dit choisis s’apparente à un étal bonimenteur.  Au moins, piètre consolation sémantique, l’avulsion d’où ils proviennent justifie mollement que l’on doive préférer extraits de … plutôt que tirés de … contre lequel je m’insurge : on tire le cidre du tonneau, on extrait une partie d'un tout. 

Dans le cas de l’extrait de (l’acte de) naissance, il y a coup double. Véritable citation à comparaître à la vue du monde, la formule est redondante par essence, par naissance … on frôle la périssologie : « l’extrait de naissance » est le document par lequel nous pouvons lire – vidimus ? – que l’enfant ci-devant désigné bénéficie de la recon-naissance de ses contemporains et proches puisqu’extrait de sa condition prénatale, anonymat et clandestinité, par extrance. Tout le monde, aux époques désormais révolues, n’a pas eu cette chance, quelques-uns en furent spoliés par défaillances des services publics balbutiants, effervescences nationale, régionale ou locale, fouillis bureaucratique cantonal ou municipal et autres incuries humaines rien qu’humaines cumulées.

 

Il y a cent-quatre-vingt-six ans, 19 jours et quelques heures, Monsieur Letourneur, Maire en sa Mairie de La Sauvagère, département de l’Orne, rédigeait l’acte par lequel il recevait déclarée la naissance de Jean-Pierre Brisset. La preuve par l’encre et le papier, l’écriture, généreuse en majuscules, boucles et virages, y compris quelques menues pattes-de-mouches dans les jambages, attestant du remplissage de la plume en encre, par plongeon dans l’encrier – serait-ce la métaphore d’une grenouille dont le saut élastique natatoire suffit à gober quelques insectes vrombissants au-dessus d’une mare obscure ? Être brissettien dès le premier jour ou n’être pas, naître pas.

Toute naissance est une page blanche. A la quarantième d’un registre municipal de l’an Mil huit cent trente-sept, le nom de Jeanpierre Brisset fut écrit à « quatre heures du soir », à l’heure du goûter, pensè-je, lisant avec émotion et gratitude ce document parvenu jusqu’à moi par la double complicité d’un ange gardien des pommes et des grenouilles et d’une secrétaire de Mairie patiente et généreuse, on les embrasse.

L’écriture, descendant en pente douce et sans l’atteindre vers l’angle droit de la feuille, eut quelques ratés au démarrage : Jeanpierre Brisset y est, à l'extérieur du corps de texte copieusement raturé, ce qui fait deux insuccès pour commencer un destin ; nous éviterons une « mise en quarantaine » eu égard à la pagination du registre mais pas loin ; une dégradation c’est certain, un sabotage c’est bien vu, un loupage, une surcharge dans les biffures, assurément, qui finissent en broussailles, en breuil, en taillis, l’envie nous prend d’y chercher des mûres, des framboises ou des noisettes. Mais enfin, en fin, en faim et en gourmandise, Brisset vint, un peu tassé, un peu fripé, à l’heure du goûter, en margelle de vie et en marge de l’état civil. Sous son nom, la date du jour en raccourci, 30 - 8bre, pour rappeler qu’Octobre, le dixième mois de l’année, doit se ranger par l’œil et par l’oreille avec les labadens du huit, même à La Sauvagère, les chiffres avec les lettres sont intimes.

L’hésitation est visible, en revanche, quand il s’est agi de conjuguer le verbe « comparaître » au passé-composé : après avoir initié la première boucle d’un A majuscule et souple (« a comparu ») le geste s’arrête net pour fournir un point d’appui acceptable au E majuscule devenu en retour et en repentir, point d’équilibre et même centre de gravité par un petit pâté d’encre au croisement des deux intentions ; marie (sans majuscule) Guibé, est comparu (sic) !  Mais le repentir était erroné, pour paraître en l’Hôtel de Ville, il fallait bien que Marie Guibé eût comparu devant l’édile avec un bon auxiliaire, c’est la faute à Monsieur le Maire...

Dans ce nuage de solennité digne d’un prétoire, notons une vapeur de réminiscence religieuse : l’enfant, tel un Jésus au temple en son temps, fut présenté à l’édile. On s’étonne et inquiète que, né à onze heures du matin apprend-on un peu plus bas, on le mena cinq heures plus tard aux autorités pour attester, le voyant et l’écrivant – c’est donc bien un vidimus – de ses existence, sexe, filiation, nom, prénom et domicile. C’est toujours un peu rustique un avant-dernier jour d’octobre dans l’Orne, il peut y faire extrêmement frisquette, oui, oui, frisquette, c’est attesté dans les parlottes du coin, et absolument très humide. Les merveilleux nuages ne sont pas du jour tous les jours. Résumons l’extrait : Jean-Pierre Brisset, enregistré Jeanpierre Brisset, aussi Jean Pierre Brisset (ce qui fait deux prénoms séparés) dans le même document, d’un père fermier et d’une mère prénommée louise, sans majuscule, fut officiellement déclaré devant témoins, né ce jour dans le village les Noës Jean – un hameau ou un lieu-dit de nos jours – au Bois de Gestel – toujours planté là, à une embardée de la D 53 ou d’une autre.

Les discrets témoins de cette déclaration officielle de nativité normande, sont deux passementiers dont on ignore tout, sinon qu’ils ont déclaré ne savoir signer, ce qui revient à ne pas savoir écrire, conséquemment ne pas savoir lire. Monsieur le Maire aurait pu coucher n’importe qui, né et nu sur le papier, une menterie serait passée sans qu’ils la dénoncent. Et le fil aurait été tissé autrement, l’histoire passe entière et ment pour le dire à la Brisset, qui dans ses constructions verbales fait toujours la part belle à une légère claudication syntagmatique, son petit point de broderie. A l’époque, la région tout entière – autour de Domfront et La Ferté-Macé, lieu de décès de Brisset – vivait aux rythme et cadence des métiers textiles, aux deux sens du terme. Les passementiers et les passementières étaient légion ; le mot et l’activité ne bénéficiaient pas de la révérence actuelle pour les artisanats de haut vol, de beau lignage aussi de luxe auxquels nous la rapportons, toute d’or et de soie pour inventer brandebourgs, cordons et galons précieux. Les établissements spécialisés – coutils, draps, treillis, bretelles, mèches pour lampes – et ceux de blanchiment ou de teintures – il y a une rue de la Teinture à la Ferté-Macé – depuis le 16ème siècle, leur point d’orgue au 19ème, représentaient le tout ou presque de l’activité commerçante puis industrielle, partant, les emplois sans gloire. On était passementier ou fermier.

Après lecture faite, Jean-Pierre Brisset, devenu officiellement nouveau citoyen de la Sauvagère – près le bois de Gestel – et du monde, se mit en chemins – creux et même de fer où il s’employa un peu. Discret et silencieux jusqu’à l’abnégation, cet ornemaniste des mots unique en son projet autant qu’en sa manière – surtout, surtout, ne pas le réduire à un fantaisiste mélancolique, ni un faiseur de calembours ! – nous séduit un jour pour toujours, cette raison-là et ses façons, toutes tissées, nouées, tramées, cousues, brochées : pour seuls outils, les quelques lettres de notre alphabet, dont il fit un monde.

Analecta, varia et autres spicilèges (2)

13 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Il faut bien que toutes les horreurs du monde enfantent des printemps si nous voulons durer au-delà du chagrin.

Guy Boley – Fils du feu

*

Dans mes lectures pérégrines et constantes de Ponge les plus récentes, je rencontre, troublée par mille vibrations, l’expression flocon de plume qui doit résonner auprès de quelques-uns ici*, et vérifie ce que je dis plus bas **

*Ce beau silence de flocons et de plumes

*

Le mot « couple » dont le genre grammatical masculin pourrait offenser – chacun mettra le nom qu’il faut en complément direct de ce verbe – est pourtant bien plus subtil. S’il est appliqué à un binôme accidentellement réuni (sans raison obligée de « faire couple » en quelque sorte) son genre grammatical est alors féminin ; nous devrions dire « une couple d’imbéciles » (encore que… parfois !) ; « une couple de livres, de maisons, de documents … » on peut convenir que, dorénavant, on dit plutôt une « paire » ou tout simplement « deux ». Ce n’est pas tant pour l’usage présent qu’il faut le rappeler, mais, au cas où, lisant un texte qui respecte cette règle, on ne crie pas à la coquille … pour « une couple d’œufs. »

Mon mauvais esprit avéré (pour certains), mon parti pris de jouer avec les mots (pour les autres, mes préférés) me font poser cette question : faut-il dire une couple de couples, voire, une couple jeune mariée …

*

Le mot « période » est quasi de même farine puisque, de genre grammatical féminin, il acquiert le masculin quand il désigne non plus une durée, mais un point d’arrivée, métaphoriquement le plus souvent. On devrait dire, par exemple, que « tel écrivain est parvenu au dernier période de ses talents », ou que « dans l’administration française, nous sommes désormais au plus haut période du crétinisme langagier. »

*

Devant Le Penseur d’Auguste Rodin, Jean-Pierre Brisset aurait dit :

« Il n’est pas nécessaire d’être nu pour penser »

Le trait, qu’il soit authentique ou prêté à l’écrivain follement génial, n’est pas l’expression d’une ironie de passage. Il n’y a rien ni personne de plus sérieux que Jean-Pierre Brisset, ses constructions anthropologiques et ses inventions verbales si logiquement farfelues. Au pied de la statue, pour ne pas dire au pied de la lettre, il faut imaginer Brisset solennel et sincère.

*

         Dans Le Beau Navire de Baudelaire il y a Le Bateau ivre de Rimbaud : toutes les lettres du second sont à bord du premier ; mais, pour que le bateau ne tanguât pas au point de disparaître, il fallut cependant en son centre lui planter un « t » qui, tel un tin, le tint tout droit.

*

J’ai vérifié, j’ai déjà cité cette cruelle vérité signée de Valéry – Cahiers II (Pléiade p. 1208) ; mais le constat, hélas, se renouvelant plus vite que les saisons, je ne résiste pas :

« Il est des êtres qui ne peuvent exister et subsister que par la négation d’autres êtres. (…) On les connaît à la nullité de leurs travaux positifs. » 

*

**Les majuscules, « ces escaliers glissants » - Yourcenar. Il y a comme ça, des formulations qu’on jalouse de ne les avoir pas trouvées soi-même. Mais cette jalousie n’est point pécher ; elle laisse passer le rai de lumière qui, silencieux et puissamment se déplace dans notre cerveau et s’acoquine à d’autres jusqu’à revenir et commencer de remplir, autrement, une page vide.

*

André Baillon - 1875 – 1932 (déjà in Analecta etc. 17 sept. 2023) En Sabots : du forgeron, prénommé Léonard : « Quelque fois au-dessus du brasier sa face apparaît, rouge et nette, avec des yeux qui clignotent et sa barbe remplie de lumière. On voudrait emporter ce Rembrandt pour son mur. » Ce qui ne peut que nous émouvoir, nous, inconditionnels lecteurs de Fils du feu de Guy Boley (en clins d’œil appuyés et hommages à venir).

*

Quand Jean Clair se souvient de son cinquième séjour à Cerisy Cerisy-la-Salle (50)depuis 1967, ce n’est pas parce qu’il y a rencontré une concentration élevée de matière grise au cm2 de parquet et de lambris – ce qui est souvent le cas, mais pour le paysage qui se déroule doucement devant le château.

Les vaches comme des jouets de bois dans un décor, les haies telles celles des tableaux du xv siècle flamand ou vénitien, le bocage (qui) commence à se miter et à s’altérer. Il se plaint, à juste titre, que des épicéas, ces arbres stupides et sombres, qui font du mauvais bois de pauvre, aient remplacé hêtres, platanes et châtaigniers, et lucidement envisage qu’un jour on leur ajoutera des guirlandes qu’on allumera les soirs d’été, pour faire un peu festif, in Lait noir de l’aube p 170-171, des lignes qui réveillent de puissants souvenirs en moi.

Cerisy est toute la Normandie savante et bucolique à souhait. A quelques lieues à peine de Saint-Denis-le Gast où naquit Saint-Evremond. J’y passai, il y a des lustres et des lunes, des heures et journées magnifiques et studieuses pour un Colloque à lui consacré.

*

On prétend que Gide avait fait sienne cette maxime : « Le sage est celui qui s’étonne de tout. » ; pour ma part j’ai déjà lu cela chez Aristote, mais passons ... Inversons la logique : qui ne s’étonne de rien n’a point atteint la sagesse ! Plussoyons, plussoyons, d’autant que « ne s’étonner de rien » est pour certains, le summum de l’art de vivre … tranquilles ! peu leur chaut de confondre « sagesse » et neutralité, abstention et indifférence. La Sagesse n’a rien à voir avec cette passivité sans engagement – et si confortable ! démentie par l’histoire de tant de turbulents qui eurent raison de bousculer ceux qui ne s’étonnent jamais de rien et de se bousculer eux-mêmes.

*

Le nuage - Francis Ponge – Lyres.

Un linon humide et glacé flotte, dénoué du

front qu’il sereina,

Où la transpiration a perlé …

Par mille étoiles.

 

Ainsi, lorsqu’il va fondre, bouge, et conçoit

une molle chasse

Tout un bloc de cristaux plumeux.

     *       

Il avait le compas dans l’œil : ce que dit (écrivit) Vasari de Michel-Ange, avec une parfaite acuité et un inespéré succès. Depuis, la formule a fait florès mais, coupée de sa racine, elle s’est asséchée.

*

Jean Clair, oui, encore, citant La Rochefoucauld : « ceux qui s’appliquent trop aux petites choses deviennent ordinairement incapables des grandes. » Cela paraît cinglant, mais … à y bien regarder …

         *

Ajouter à la liste des confusions courantes : unicité pour unité, véracité pour vérité. Surtout, ne jamais cesser de s’offusquer – tandis qu’on vous invite charitablement « à ne plus [vous]étonner de rien ! » et pratiquer une tolérance qui rime avec l’inappétance, puis l’ignorance. J’allonge la liste des récentes trouvailles – toujours dans la presse, bien sûr : il est grand temps de faire la sociologie de la société ! et prévenir les intrusions avant même qu’elles n’aient lieu !

Je préconise l’instauration d’une journée mondiale de lutte contre les pléonasmes.

Ben quoi ?

*

Jacques Aramburu Par les ciels noués aux ciels – édit. Cheyne – 2022

 

Prends dans tes mains

le petit bruit

des bêtes à l’aube

 

pour oindre ton corps

*

Depuis un site d’informations à leur attention les enseignants ont « reçu une lettre signée du ministre sur leur boîte mail » : il vaut certainement mieux recevoir une lettre dans que sur une boîte dédiée, laquelle est dorénavant qualifiée de « mail »  - nom devenu adjectif, au même titre que postale mais invariable, notons-le ; l’ignare de service appartient à l’Éducation nationale, il transmet avec les informations indispensables, fautes d’orthographe et de grammaire à tire-larigot – cette dernière expression, juste pour la dépoussiérer, inusitée est-elle surtout à l’écrit … Il eut été suffisant et surtout correct d’écrire « reçu, par courriel – ou par courrier électronique – une lettre signée du ministre ». Mais le Ministre n’est pas en reste puisque dans ladite correspondance à ses agents-fonctionnaires, il fait part des « ajustements retenus sur le calendrier des épreuves » !

*

D’abord repérée dans le Marais poitevin, l’écrevisse de Louisiane a peu à peu colonisé le reste du département. Est-ce vraiment une bonne nouvelle ?

*

Stendhal, à propos de la voûte de la Chapelle Sixtine (dans son Histoire de la peinture en Italie, « Autour de Michel-Ange ») :

Sans doute il y a trop de peinture. Chacun des tableaux ferait un effet centuple s’il était isolé au milieu d’un plafond de couleur sombre. C’était le début d’une passion. On retrouve le même défaut dans les loges de Raphaël et dans les chambres du Vatican.

Ce trop de peinture résonne comme le bien trop de notes par quoi l’empereur Joseph II accueillit l’Enlèvement au Sérail de Mozart auquel il venait d’assister, réplique archi connue, dont on oublie parfois le commencement : trop beau pour nos oreilles, qui transforme le défaut d’abondance – si l’on peut dire – en éloge du génie. (1782 pour Mozart ; 1817 pour Stendhal ; 16ème siècle pour Michel-Ange).

*

Le Colette, de Julia Kristeva – repris il y a peu, lu il y a un peu plus que peu - un livre d’une rare puissance, brillantissime, intelligent, qui ne tombe pas dans les platitudes sentimentales habituellement réservées à celle dont la souveraine écriture plénière l’emporte sur toute autre considération.

*

Tous les raccourcis ne sont pas des réussites. Si l’on vous parle du Sac de Rome, assurez-vous qu’en face on ne pense pas aux boutiques de maroquinerie de luxe de la Via Condotti, ou de la vilaine petite sacoche de toile aux couleurs de la Ville, marchandée sur un trottoir … 

Les deux infinis pascaliens

9 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Nous n’aurions jamais dû nous éberluer d’apprendre que tout ce qui existe est composé d’atomes – ces petites particules de matière, insécables à l’échelle de la physique des Grecs antéplatoniciens qui l’avaient déjà compris, démontré et écrit ; mais, qu’à l’intérieur de ces corpuscules il y a plus petit encore, nous a stupéfiés ; puis, savoir que des électrons s’y déplacent fut aussi déroutant ; et comment ils le font, resta un mystère – pour les mystiques – une énigme pour les rationnels – une difficulté à résoudre pour les scientifiques – et l’un des étonnements les plus  bouleversants et tenaces pour le philosophe. Or voilà que la mesure des choses se conçoit dorénavant en attoseconde – ce qui valut à trois chercheurs, le prix Nobel de physique 2023 –. « Une attoseconde est si courte qu’il y en a autant en une seconde qu’il y a eu de secondes depuis la naissance de l’univers. » Je ne sais pas vous, mais moi je reste coite, béate, muette, pantoise, toute bée et baba et sotte, tant interdite devant l’infiniment grand que l’infiniment petit. Et je me souviens alors des Cent mille milliards de poèmes* de Raymond Queneau – soit 10 14 – dont l’ensemble des combinaisons possibles pour chaque vers de chacun des dix sonnets découpé un à un est exponentiel, ce qui explique ce résultat. Mais ce n’est pas tout : posons qu’il faille 45 secondes pour la lecture d’un sonnet, et comme chaque sonnet est découpé vers par vers, 15 s pour accorder chaque volet de chacun des sonnets à chacun des 14 vers des 9 autres, il faut – à raison de 8 h par jour et 200 jours par an – un million de siècles de lecture, voire plus si vous n’êtes pas très rapide – si vous y sacrifiez vos samedis, dimanches, jours fériés et autres passe-temps et prenez 365 jours à temps plein, c’est 190 258  751  (on dirait un n° de Sécurité Sociale) années qu’il vous faudra, quelques plombes et quelques broquilles, ajoute Queneau qui a fait ce calcul pour nous et que je remercie posthumément pour ces broquilles, dont je me suis longtemps demandée où j’allais pouvoir relire ce joli mot olla-podrida – et pas  « mot-valise » dont le même — amateur fou d’huîtres, mais ça n’a rien à voir — fut l’inventeur dorénavant fâché post-mortem qu’il soit usité n’importe comment à contre-emploi.

*Gallimard, 1961. La Postface de François Le Lionnais n’est pas facultative …

« la langue, celle de France, fille aînée des roses de Ronsard » *

2 Novembre 2023 , Rédigé par pascale

 

Quand monsieurtoutlemonde se moque comme de son premier bouton de guêtre des batailles qu’il ne mène pas parce qu’il n’en a saisi ni les conséquences ni la profondeur pour lui, il faut bien que d’autres prennent les armes et brûlent leur énergie pour tous. Il ne fait pas bon être de ceux qui vont à contre-courant de monsieurtoutlemonde en osant se mêler du cours (normal) des choses pour dire que le cours (normal) des choses ne va pas comme il faut et vouloir redresser ce qui part de travers et même dans tous les sens. Monsieurtoutlemonde ne sait pas qu’il vit d’un trésor qu’il est en train de dilapider.

Il y a des barouds qui font plus de barouf, c’est vrai. Les éboulements sont plus bruyants que les érosions mais ça finit pourtant de la même façon. Ce bagou n’est point mystère ni camouflage : l’allusion, l’allégorie, la métaphore, le demi-mot, sont autant de nuances que la pratique déliquescente et corrompue de la langue française, notre bien commun, a supprimées, torpillées, au profit d’un asséchement  qualifié haut et fort par monsieurtoutlemonde de pragmatique — un adjectif oublieux de ses origines qui recouvrent le champ tout entier  des « affaires », de l’embarras voire des ennuis ; parfois des ouvrages de l’esprit ; sans rechigner au commerce pourvu qu’on y apporte de l’application. Aussi, parlons net et retombons à ce qui nous soucie : L’avenir de la langue française laquelle trouve pour sa défense d’authentiques chevaliers et savants qui jamais ne se lassent, sans crainte des reproches.

Le 15 novembre 2022 – il y a bientôt un an – un colloque au titre éponyme invita quatre d’entre eux afin que fussent, une fois encore une fois de plus, prononcées des paroles que les francophones déserteurs de leur langue doivent entendre. Si l’auditeur, ou dorénavant le lecteur des Actes dudit colloque, devait tirer un seul fil de ces propos si riches et complémentaires — le philosophico-politique de pointe, l’officiel engagé, l’élu concerné agissant, l’historien d’art impliqué, le tout sans exclusive ni domaine réservé bien sûr — ce serait le constat du désamour dont pâtit la langue française de la part de ceux-là qui la reçurent en onction de naissance et partage d’existence. Il ne s’agit pas de déclarations tonitruantes d’aversion non, non ! mais d’une lente et inexorable dégradation par manque de soins, de respect et/ou par indifférence. Autant de blessures infligées à notre langue, pourtant l’objet du désir et du choix de tant d’écrivains, de poètes, d’intellectuels, nés dans une autre.

Par ordre de passage, les interventions d’Alain Borer**, Paul de Sinety**, Mickaël Vallet**, Gérard Teulière**, eurent ceci de remarquable qu’en déployant chacune sa partition, elles ont construit un tutti harmonieux  hélas ! par le constat, l’urgence, l’ampleur de la catastrophe, en quoi l’on prend conscience que tout le monde est un monsieurtoutlemonde, comprenons cela d’essentiel : que les plus hautes et les plus qualifiées, aussi les plus responsables instances de la société française—dirigeants, gouvernants, représentants, chefs, administrateurs, ministres, présidents, sous-chefs, supérieurs et leurs inférieurs — ont provoqué, pour ne l’avoir pas empêchée ou pour y contribuer activement, la dégradation de la langue française.

L’un de ces défenseurs, plaideurs, sentinelles pourrait (nous) sembler un peu moins désespéré, l’autre plus près de réalités ordinaires, un troisième aussi triste que fâché, un dernier quasi découragé – dans le désordre – ; il aurait suffi de dérouler sêchement le triste cortège des manquements, du sabotage, de l’abandon du français dans les institutions internationales et dans la haute administration française, (on apprend que dans certains de nos ministères, des réunions se tiennent en anglais !). Certes, les Alliances françaises et autres Instituts remarquables aux buts tant diplomatiques que culturels font de la France une quasi exception mondiale ; certes, par eux la francophonie a une « réserve » non négligeable de futurs francophones, nous dit-on ; l’apprentissage du français hors de France se porterait plutôt bien, entraînant par effet de courroie, de possibles enjeux économiques – l’euphémisation prudente des affirmations n’échappe pas aux oreilles affûtées, lesquelles savent reconnaître qu’il faut une carapace à toute épreuve du découragement quand on tient de main de maître les commandes de ces organismes ; il en va de la déontologie des délégations que l’on exerce – cet espoir, je l’ai chevillé au corps – alors, on croit au-delà de tout les mots et les témoignages que Paul de Sinety rapporte, cet homme si courtois, distingué et précieux là où il est, mais qui demande à ses auditeurs de lui accorder au moins deux raisons d’espérer quant à l’avenir de notre langue. Preuves involontaires que cela ne va pas de soi ! en appeler à l’espoir n’est-ce pas avouer en creux qu’il a déjà filé … et pourtant nous savons la détermination de Paul de Sinety inébranlable et nous savons que tout ce qu’il dit est vrai et juste, parce que tout ce qu’il dit existe. Mais tout ce qui existe qu’il dit, est-il le tout ?

A chaque instant la réalité que l’on appelle vécue pour l’opposer à celle que nous désirons, nous rappelle l’autre versant de la question de l’avenir de la langue française, celui de sa destruction, non plus par la diminution de ses locuteurs dans le monde, mais par les attaques qu’elle subit de l’intérieur, qui sont d’une autre nature. Faut-il être maire puis sénateur absolument résolu à mener cette lutte pied à pied, centimètre par centimètre – combien sont-ils de ce bois-là ? – pour que les choses avancent i.e pour que le « globish » recule ? On est loin, très loin, de plus en plus loin d’Etiemble (Parlez-vous franglais ? des constats qui, un demi-siècle plus tard, n’ont eu, finalement, aucun effet). Mais une anecdote édifiante pourrait bien ramener l’essentiel au centre du village. Quand Monsieur le Maire en sa qualité d’édile, conditionna l’autorisation de stationnement d’un camion sur le domaine public de sa petite commune, au changement de son nom – la firme française Orange l’ayant appelé Orange Truck – Monsieur le Maire obtint gain de cause. Il le raconte en personne, sénateur devenu, conférencier ce jour, non pour la gloriole mais pour la valeur d’exemple, ce qui peut s’appeler un apologue ou devenir une allégorie. Mickaël Vallet, protagoniste narrateur, dorénavant élu de la République et à ce titre co-élaborateur des lois, est convaincu que l’avenir de la langue française est une question politique aux sens de législatif, éducatif, social … chacun de ces termes débordant sur les autres. L’historiette vraie ne changea pas le cours des choses du monde de la langue française, mais montre – le présent atemporel pour l’espoir – qu’il y a, comme on dit dorénavant, des leviers pour agir. Cela s’appelle la volonté politique, elle doit s’imposer devant l’indifférence individuelle. Or, que constatons-nous ? Qu’au mieux elle est faible, qu’au vrai elle n’existe pas, qu’au pire elle contredit ce qu’elle promet. Les illustrations sont légion, quotidiennes, désespérantes tant sur le plan du remplacement chronique de mots français existant par des expressions ridiculement bricolées à partir d’un faux anglais, que celui de la fréquence grandissante des fautes de grammaire et de vocabulaire dans la pratique du français ; bien sûr, les deux défauts s’additionnent.

Aucun pays n’est — ne fut ? —soucieux comme le nôtre du rayonnement de sa langue dans le monde ; cela porte même un nom, unique lui aussi, la francophonie, qui ne se mesure pas au nombre des locuteurs, mais à l’amplitude de ses usages et de ses influences, en quoi le fait est largement antérieur au mot d’une part, et d’autre part s’est modifié dans le courant du XXème siècle, dans ses formes, voire dans ses combats, ce qui la dote, avec une assise juridique solide, d’une dimension politique mondiale (O.I.F) qu’il est impossible de détailler ici, ce que fit de manière très précise et instructive Gérard Teulière. Pour autant, la situation se ternit. Certes, la langue française est présente sur tous les continents sous des formes ou des statuts très variés, mais sur le sien en particulier — l’Europe — la dégringolade est patente et inquiétante. Le français, langue de l’un des pays fondateurs de l’Union, n’est plus parlé et écrit qu’à la marge dans les institutions européennes y compris entre les fonctionnaires compatriotes. Gérard Teulière explique cela de manière très précise. Mais il aborde, bien qu’en des termes différents, une question qu’Alain Borer en début de colloque avait longuement développée, et l’appelle la question de la norme. L’usage permanent et à tout propos de l’anglais dans les questions traitées, nous soumet de facto à des normes que nous ne pouvons qu’accepter, alors qu’elles sont édictées par des indices bibliométriques (nord-américains) susceptibles d’orienter la recherche et d’en contrôler la production. On ne pourra pas en dire plus en le disant autrement. La remarque convient aussi, hélas, aux médias, et à tout ce qui, dorénavant, est modelé, quelle qu’en soit la forme, dans ces approximations, adaptations, y compris traductions. Il y a urgence, au sens médical du terme. Si rien n’est fait – après les paroles et les promesses officielles qui s’amoncellent à tel point qu’elles s’effondrent sous le poids de leur propre vacuité – la langue française, devenue trop faible par un déficit d’offre, ne sera plus ni demandée ni jugée nécessaire sur le plan international, avec pour conséquence puisqu’elle ne sera plus désirée, la chute inévitable de son apprentissage choisi, ou parfois encore imposé à l’étranger (cela a déjà commencé dans certains pays qui l’ont abandonnée comme langue officielle ou 1ère lange étrangère au profit de l’anglais) apportant avec une amplitude forcément supérieure, les effets déjà constatés … et c’est aussi comme cela qu’une langue (se) meurt.  

 

La première communication de ce colloque fut, dans la courte présentation qu’en fit Marie-Françoise Bechtel sa présidente, marquée du sceau de la sympathie, un mot qui rappelle que le partage de nos enthousiasmes – qui sont passions joyeuses et positives – nous incline à réagir ; quand une idée foudro[ie] par son évidence, on ne la confisque ni la séquestre, on la partage, propage, divulgue, publie, répand.

La langue française n’est pas avare de qualités uniques. Le vidimus –– jamais proposé ni même évoqué par quelques linguistes ou philologues patentés de tous les bords et de tous les médias – est le joli mot, venu depuis le Moyen-Age, qui signale que l’écrit contrôle l’oral. Cette particularité intrinsèque à la langue française, Alain Borer dont nous savons la générosité et le désintéressement au service de cette cause, en a fait plus d’une fois la brillante démonstration. Que l’on se rapporte à ses travaux, qu’on lise le texte (ou les extraits pour les pressés) de sa conférence. Par le vidimus – ce moyen puissant, précis et précieux, qui requiert la maîtrise non contestée de la grammaire dont on s’étonne que même ceux qui n’en refusent pas le principe n’en relèvent pas le caractère apodictique – ; par le vidimus – qui n’a pas (forcément) besoin de papier ni de crayon mais d’un cerveau aussi agile dans la connaissance précoce et définitive des règles de la langue par apprentissage intelligent et rigoureux, qu’un sous-marinier dans les hauts fonds océaniens ; par le vidimus, nous savons si et que l’on nous dit mentaux et non manteaux, il mange ou ils mangent, devenir coi ou quoi ; nos neurones, s’ils furent bien éduqués à cette gymnastique, travaillent le plus souvent en orbite et ne recourent à une délibération active que dans certains cas. Ces hésitations plastiques engendrent aussi de belles trouvailles, l’esthétique structure la langue française dit Alain Borer après qu’il a développé ce qu’il entend faire entendre par la Louisianisation, son premier point qu’il est présomptueux de reprendre en quelques mots. Mais, soyons hardis dans la prudence :  nous voici à l’extrême pointe avancée de la disparition de la langue française, tout comme La francophonie a disparu de la Louisiane qui devient l’apostume inversé d’une tumeur maligne invisible et irréversible. Sachons que L’anglicisation intégrale de tous les domaines de la vie publique – et nos conversations privées et ordinaires, bien plus que nous ne le croyons tant nous sautons sur les expressions les plus moches pourvu qu’elles aient une consonnance anglo-saxonne – modifie profondément nos conceptions et visions du monde – les idéalisations collectives inconscientes propres à chaque langue. Le désastre – car c’est un désastre civilisationnel – trouve l’une de ses causes dans la conception instrumentaliste de la langue, une erreur profonde mais bien visible dans les réalités économiques, consuméristes et financières ; scientifiques aussi, elles obligent à adopter le point de vue anglophone de la recherche ; diplomatiques et politiques qui ignorent de plus en plus les nuances singulières du français qui fut pendant des siècles l’ambassadeur le mieux adapté pour les délibérations et résolutions de conflits internationaux ; mais surtout et bien plus insidieuses car invisibles et indolores sauf à qui n’a au cœur [d’autre] tourment que celui de la langue, dans les pratiques les plus simples qui, parce des mots anglais ou prétendus tels nous viennent sans qu’on y pense ( !), ont fait du français une « langue de seconde zone ». Les exemples et illustrations des attaques concertées, organisées, approuvées contre la langue française, dans l’intervention d’Alain Borer, sont nombreuses, nominatives, datées, documentées. Mais, l’exemple venant d’en haut, il ne ménage pas ses coups d’abord contre les élites – les politiques, tous confondus quelle que soit la couleur de leur écharpe, qui en prennent pour leur grade, lequel est défavorablement dégradé. Leur irresponsabilité, leur cécité, leurs ignorances, leurs dénis, leur mépris, voire leurs attaques ont fait de la langue française un champ de ruines, nonobstant la reconstruction d’un château*** pour la muséifier …

* Christian Bobin à Alain Borer – correspondance privée.**Alain Borer : De quel amour blessée, réflexions sur la langue française, Gallimard, 2014, vient d’être réédité, « Speak white ! » Tract Gallimard, 2019. Poète, essayiste et critique d’art, écrivain voyageur, spécialiste d’Arthur Rimbaud, professeur à l’école supérieure des Beaux-Arts de Tours jusqu’en 2014, professeur invité à Los Angeles (USC, University of Southern California) depuis 2005 ; Président national du Printemps des poètes, Président de l’Association internationale des Amis de Rimbaud, ainsi que du Grand Prix de Poésie Robert Ganzo (Fondation de France). ** Paul de Sinety, délégué général à la langue française et aux langues de France du ministère de la Culture, responsable du Commissariat général de l’exposition permanente sur la langue française, pour le projet de Cité internationale de la langue française, à Villers-Cotterêts.** Mickaël Vallet, sénateur de la Charente-Maritime, ancien maire de Marennes-Hiers-Brouage. ** Gérard Teulière, historien de l’art, universitaire, ancien directeur de l’Institut français de Valence. ***laquelle – tout le monde a reconnu le lieu – n’était pas achevée à la date de ce colloque.