inactualités et acribies

Quelle rentrée littéraire ?

31 Août 2023 , Rédigé par pascale

 

Expression absurde et mensongère. Ils étaient donc sortis, partis, avaient quitté leur table d’écriture, leurs stylos, leurs écrans, ceux qui, aujourd’hui, « font » leur rentrée littéraire ? L’adjectif — qui rime avec scolaire ou universitaire — a pour rôle, en grammaire, d’apporter au nom qu’il accompagne – et pas qui l’accompagne – des renseignements visant à le … qualifier, le circonstancier, le caractériser, déterminer, mieux, le singulariser, même au pluriel. Mais que signifie littéraire acoquiné à « la rentrée » ce moment solennel dont quelques-uns dans nos vies ont pris rang de souvenirs impérissables, seraient-ils altérés. Et bien qu’elle soit ressassée et rebattue ad nauseam, reconnaissons que l’analogie avec le surtourisme consumériste (oui, oui, c’est une tautologie) est fort efficace : le nombre des parutions de la rentrée littéraire, s’apparente à celui des kilomètres de bouchons sur les autoroutes les jours de grand retour – des multiples de cent. Tout le monde sait cela, ergo on continue !

Des verdicts terribles sont lancés : sélection ; choix ; hit-parade ; palmarès ; défis ; à-ne-pas-rater ; top-départ ; découvertes ; incontournable ; nouveaux talents et le 1er de tous, coup de cœur etc. Assistons-nous à une vente à l’encan ou un concours de lancer de noyaux de cerises ? Dans cette grande foire de fin de vacances, – juste avant la foire aux vins – c’est l’apologie à jet continu des « amateurs de livres » dans la confusion définitive entre livre et littérature, qui paralyse les amoureux fous de la seconde.

Les « lecteurs » ne sont pas seuls dans ce désastre, ils sont aussi victimes consentantes (dorénavant un oxymore mais pas ici) de ceux que j’embarque à la proue de ma consternation, j’ai nommé libraires et bibliothécaires (tiens ? même assonance qui finit par lasser) devenus employés de médiathèques — ah ! mais pourquoi, à ces derniers ne fait-on jamais le procès d’être eux aussi les passe-plats de la demande recuite des « livres qui marchent bien en ce moment » ? — ; eux aussi jurent « aimer les livres », infoutus d’envisager autre chose que ce que l’auteur raconte ...  et ne manquent jamais d’agiter sous votre nez la fameuse « petite pépite » qui vous saisira par son « originalité » et autres encensements qui encensent avec le même encensoir « l’évènement de cette rentrée littéraire » dans une régularité de monotone métronome. Autant de pépites à la fois, cela ressemble au casse d’un coffre de bijoutier de la Place Vendôme et c’est quand même un peu suspect ! avec eux les coups de cœur à répétition qui devraient vous mener fissa aux urgences de cardiologie ! C’est donc la saison des livres – au moins est-elle contemporaine de celle des mirabelles, ma consolation.

La mirabelle a, avec quelques livres, un goût qui ne me quitte jamais. Il suffit d’en évoquer la délicatesse, la saveur, le parfum, le jaune soleil radieux de sa joue droite, et le soleil couchant de sa joue gauche – ou l’inverse – éclaboussant de minuscules points orangés-rouges sa blanche pruine ; on dirait le tableau de classe qu’un écolier pressé de sortir, n’a pas bien débarrassé de sa poussière de craie. C’est ainsi que les mirabelles n’ont pas de saison dans la persistance de leur perfection. C’est ainsi qu’on s’en souvient, c’est ainsi qu’elles dépassent sans condition, le pesant et permanent travail de la mémoire fourmilière, celle qui accumule sans cesser, sans cesser, et qui mourrait si elle ne le faisait pas. Il suffit que les mirabelles existent. Il suffit d’en tenir une entre pouce et index pour tenir un petit monde accompli,

 « La vérité est si petite à dire ».

Il y a quelques mois et sous ce titre, je saisissais au vif de la lecture, le premier livre d’une inconnue-du-grand-public (mais qu’est le petit public ?) où je tombais-roulais dans un champ magnétique, un verger de mirabelliers.  Ci-dessous, je l’honore à nouveau avec plaisir et délectation, je lui fais une re-rentrée pour lui tout seul. Lisez-le. Ne le prêtez pas, offrez-le sans compter. Qu’il ne soit pas écrasé sous le poids des empilements actuels & insipides ! Lui, il a le goût mirabel de l’amour des mots.

     ***

Avec sa patte relevée, aviez-vous déjà songé que votre chat ressemble à une théière anglaise ? A cet instant — l’image est tant flagrante que vous n’en verrez plus jamais aucune autre possible — vous ressentez un de ces plaisirs minuscules et souriants qui font rioter en silence ; pour un peu vous rageriez de ne l’avoir jamais saisie ; monte en vous un léger picotis doublé d’une admiration coite pour cette puissance d’écriture qui, en trois mots simples, fait performance et vous percute. Vous venez d’entrer dans un monde où toute chose importe et compte – et conte – posée à l’envers sur le fil élastique des souvenirs et de leurs ombres secouées, entraînant dans leur chute jusqu’à la tentation du désespoir.

La vie avait écrit pour Lily le scénario du pire, oscillant alternativement entre gris et gris. Tante Ida a beau battre sans cesse les coussins plats des chaises, le niveau des consolations possibles ne monte pas. Pas de consolation possible. A moins de mettre toute tristesse à l’envers, ce qui rime avec le roi Dagobert, se revêtir de détails, trucs, riens et vétilles cousus aux fils d’or et de soie – fragilité et solidité tout ensemble – et régler la caméra au plus net, la pellicule à la sensibilité la plus fine, l’écriture à la virtuosité la plus ingénieuse, formidable composé de maîtrise et de spontanéité. Un travail prodigieux de haute couture, où l’envers est toujours aussi parfait que l’endroit. L’envers des ombres de Céline Navarre** est lumineux, rayonnant, radieux. Oui, c’est cela, radieux.

Quand, à l’âge de raison – sept ans – la vie déraisonne, il n’y a pas mille solutions. Lily s’est pelotonnée dans le désordre de ses songes, pour mieux y tisser, un point à l’endroit un point à l’envers, la trame d’une existence qui partit de guingois, à laquelle livres, films et musiques vont faire des broderies tourbillonnantes. Ça virevolte de tous côtés, il se pourrait même que les images viennent sans être convoquées, comprenons sans le concours actif de la conscience réfléchie ; ainsi, que la robe de Tante Ida flotte autour d’elle comme un nénuphar géant, nous voilà chez Boris Vian ! L’ambiance est cinéphile jusqu’au bout des ongles — ah ! le pouce gauche verni tandis que, plus tard dans sa vie, Lily regarde tout autour d’elle à la terrasse du monde, qu’une bière démousse sur le plateau de la serveuse, qu’un écrivain dont elle a lu tous les livres passe et, superbe audace de la simplicité, qu’Un homme porte les chaussettes rouges du pape.

On ne sait — je ne sais — ce qui l’emporte sur ce qui emporte. La confection d’une toile dont l’envers et l’endroit dessinent des motifs alternativement et simultanément tristes-légers, rudes-badins, douloureux-heureux ? Quand on se surprend — pour qui ne lit pas la moindre ligne du moindre texte autrement qu’un crayon à la main — à ne laisser aucune page, aucun paragraphe intacts des traces et sillages qu’une écriture fait en vous, on ne sait plus de quels termes user pour en faire témoignage. Parce qu’enfin, tout est là : jamais un récit, sa narration, ses « rebondissements » ne suffiront. Il faut dire et redire haut et fort, ce que l’époque s’obstine à ne pas entendre : ils font obstacle à la littérature, s’ils en sont le critère, l’occasion, le seul indice. La vie, l’amour, la mort, les souvenirs, les peines, les joies, les vides et les pleins qu’ils laissent dans nos âmes … et quoi d’autre ? sur les étagères des librairies, et par les promotions de la presse paresseuse – oxymore volontaire – nous ne sommes pas en peine, ça déborde et c’est insipide.

L’envers des ombres échappe à toutes les facilités du temps présent. On serait bien incapable, par exemple – mais ce n’est qu’un exemple – de deviner ce qu’un mot, une expression, une image, appellent à leur suite. Aucun lieu commun, aucun poncif, aucune expression figée, stéréotypée, attendue, usée, à la mode, toute faite. J’en épingle (dorée) une au hasard : les fils noirs de la balayette et de la mélancolie, ou comment, en une seule formulation, faire un sort au quotidien inévitable et à la tristesse incommensurable. Et quand la douleur en fait des tonnes — car ce livre dont l’écriture pétille n’est pas un livre de légèretés — deux mots suffisent, entre deux points. Dur silence.

Les ombres inversées de Céline Navarre brillent et brûlent de mille feux.

« La vérité est si petite à dire, et le conditionnel, cette jolie grammaire de l’impuissance ». Superbe ! Trois lignes avant la fin. **Gallimard – Janvier 2023son premier (mais pas son dernier) roman.

 

        

 

        

 

La faute du père – (portrait n° 6)

26 Août 2023 , Rédigé par pascale

 

S’il s’était tenu plus droit, rien de cela ne serait arrivé. Droit comme un I, par exemple, c’est un premier indice, mais n’allons pas trop vite, il faut donner un peu de fil à retordre, brouiller les cartes et noyer le poisson, et pourquoi pas s’exercer à la liponymie, puisque tout le monde a déjà deviné de qui il s’agit, ou le comprendra dans quelques mots. Je m’offre ce petit caprice de tenir jusqu’au bout sans nom.

Son père avait l’esprit de géométrie, ce qui ne l’empêcha pas de tourner en rond pour trouver la solution du problème, mais contribua aussi à faire chatoyer pour toujours le nom du fils et rayonner sa légende, bien que la raison de sa chute fût aussi une sorte de griserie. On parle toujours de l’appel du large, jamais de l’appel du haut, n’avait-on pas compris qu’il se peut, quelques fois, que l’air y soit plus lourd que l’eau ? et qu’à de paisibles arabesques fassent suite de vertigineux tourbillons. Toute chute n’est pas un plongeon —sauf pour notre héros qui n’a chuté qu’une seule fois pour les siècles des siècles — en quoi elle n’est pas toujours libre. A ce moment précis, le mythe prit racine au fond des flots.

Tomber dans l’air ou tomber en l’air, ce n’est pas pareil sinon pour la chose suivante : jamais on ne tombe dans le vide qui nous retient de périr tout à fait entre les atomes et les rais du soleil, chevauchant une ligne déclinant la fin du jour, avalant les points de lumière dès que franchis, tournant une dernière fois pour mieux lancer sa boucle, l’espace s’entortille autour de vous et vous fait un linceul bleu.

Il s’enfonça dans le saloir où le soleil miroitait, on n’y vit qu’un désir d’aller toucher le ciel qui le fit s’effondrer.

Pourquoi les âmes se séparant des corps montent-elles ? parce qu’elles ont des ailes qui les font s’envoler, Homère le dit le premier quand, tué par Achille, Hector mourut. Le souffle ou le papillon, en leur première acception – psyché, ψυχή – c’est un mot double, un double mot, un double sens qui n’en fait qu’un, une paire d’ailes, qui du corps se détache pour voler, azuré polyommatus icarus, chaque fois devenu. L’âme, l’esprit – ce peut être préférable – ne se laisse pas attraper longtemps à la toile d’araignée du monde, le lieu dont il faut s’échapper à n’importe quel prix pour résister aux temps et devenir un mythe. Leucippe, flanqué de Démocrite, explique la possibilité du mouvement ascensionnel par la légèreté des atomes spirituels, mentaux si l’on veut, mus par pneuma, πνεμα   — souffle également —, l’énergie pneumatique qui vole au vent au-dessus de l’eau. La raison ne fait pas obstacle aux légendes, l’une devient savoir et les autres croyances lesquelles rivalisent en prenant plusieurs tournures. La célèbre noyade par aphérèse de prothèses ailées fut concurrencée, pendant quelques siècles, par une version maritime qui échoua dans la mémoire collective. Elle était pourtant bien belle aussi, on la doit à Pausanias* : ce fils qui s’abîma tout juste accompagné par les cris lointains des oiseaux hauturiers, aurait fort mal négocié la voilure du petit bateau que, charpentier devenu, son ascendant aurait fabriqué en deux exemplaires, chacun le sien. Le moussaillon s’emmêla les cordages et périt mêmement au fond de l’eau. Héraclès en personne – si l’on peut dire – aurait pris soin du cadavre échoué sur une île et l’aurait enseveli, une seconde fois, dans une sépulture aréneuse, face à la mer.

Cela ne fait pas pour autant un portrait serait-il anhistorique, non soumis à logique phylogénétique, s’il y manque une morale, une leçon de vie. Il fallait en faire une parabole, et pour la rime une hyperbole, une façon de dire beaucoup avec trop peu. Dans le genre parénèse, ce fut parfait au sens où tout le monde y trouva son compte : à commencer par la béatification du fils qui vole de ses propres ailes et prend le beau risque de la liberté, un cas d’école pour analyste qui se saisit de cet Œdipe emplumé d’un nouveau genre qui, non seulement tua le père-en-lui par désobéissance, mais se tua lui-même comme fils-de-ce-père-là ; éloge de l’indiscipline au nom de l’idéal qui fait l’échec du père dans la métamorphose du fils en figure de la transgression ; illustration pour tous les temps de la formule « plutôt la révolte que la résignation » …  Victoire du Ça pulsionnel sur le Sur-Moi compensatoire, avec pour conclusion une inattendue inversion de la dépense et du solde des énergies psychiques : Thanatos vainqueur d’Eros, la mort pour gain de la soumission au principe de plaisir n’en reste pas moins la mort.

La récupération édifiante ne pouvait tarder : qui transgresse, qui désobéit, qui dérègle l’ordre (paternel) établi, sera puni nécessairement, ce qui déplace la question de la responsabilité sur le fils inconsistant – pour ne pas dire inconscient – ; condamnation sans appel de tout excès, démesure – l’hybris, terme désormais banalisé, affadi, usité en lieu et place d’abus ou d’outrance, ce que ne dit pas le grec qui l’emploie pour désigner la faute suprême : la tentation de se prendre pour un dieu qu’on ne peut détacher de la volonté d’y parvenir.** Seul Ovide entrevoit que le père, inventeur de la ruse et de la technique par lesquelles avec son fils ils allaient échapper à la condamnation du roi, seul Ovide ***s’attarde un peu sur les larmes et les mains qui tremblent pour signes d’une émotion paternelle, voire d’une angoisse face à la décision prise, à la fois vertigineuse et implacable : sans pouvoir mesurer si le succès l’emportera sur le risque, ni si l’industrie et la ruse déjoueront les fatalités et autres déterminismes, il n’y avait pas d’autre issue – au propre et au figuré – que d’oser l’impossible. En cela, le père n’était-il pas plus audacieux que le fils, n’est-ce pas lui qui défiait avec orgueil et démesure les dieux et les éléments, et devint ainsi seul responsable de ce qui arriva ? Alors ses larmes et ses mains qui tremblent ne sont signes ni d’angoisse, ni d’inquiétude pour le fils exposé à l’incertitude du destin et la faiblesse de l’artifice humain, ce que beaucoup ont dit.

Mais quel père peut-il regarder son fils tomber et se noyer ? Les mythes ne posent pas de questions éthiques, ils supportent le poids de toutes les métaphores et herméneutiques à venir, lâchant les amarres qui les rattachent aux dieux et aux déesses, sculptures fragiles des colonnes du temps. Aussi, personne n’entendit crier le père ni le fils —à peine et seul Ovide reproduit-il une formule calibrée dans l’instinct et l’instant de celui qui savait. Le père, ingénieur et ingénieux, savait. Il savait que des plumes assemblées ne résistent pas longtemps, il savait que la cire fond à la chaleur et à l’humidité, il savait que le danger l’emporte sur toute la prudence du monde, enfin, il ne pouvait pas ne pas savoir que ces conditions imposées à son fils n’étaient soutenables que par et pour une machine volante – non parce qu’elle ne comporte pas en elle la possibilité de sa destruction, mais la faute humaine, rien qu'humaine, trop humaine, qui se nomme passion, désir, ivresse, euphorie, volupté, plaisir, n’y est jamais programmée : d’ailleurs, au père qui ne dévia pas de sa route,  il n’arriva rien … sinon de devoir enterrer son fils.

 

*in Description de la Grèce – Livre IX – [4-5]. ** Si quelques mortels ont accédé à l’Olympe de leur vivant, c’est toujours grâce aux dieux – Ganymède, Ixion, Endymion, Tantale … mais ils finissent par chuter, être rejetés, subir la jalousie d’autres dieux ou déesses, être renvoyés, bannis, ***Métamorphoses VIII, 183-235

Vanini ou l’art consommé de la palinodie

21 Août 2023 , Rédigé par pascale

 

 

Giulio-Cesare aurait pu rencontrer Sofonisba Anguissola dans son grand âge, vers la fin de sa courte vie. Avec la pittrice, ils se seraient parlé en italien, mais c’est bien tout ce qu’ils ont en commun, — et encore ! on oublie les idiomes régionaux —l’une est cremonese, l’autre pugliese. On ne peut aller plus loin, ce serait inverosimile, comme vouloir faire croire que tous les Jules-César descendent d’un commun et romain aïeul. Il leur reste, pour seule famille celle des inconnus qui firent beaucoup parler d’eux de leur vivant. Ils côtoyèrent ou furent proches, voire très proches des plus grands – artistes, puissants et monarques pour Sofonisba, savants, philosophes et théologiens pour Giulio-Cesare, mais aujourd’hui, leurs noms ne disent presque rien – voire rien – à presque personne – voire personne.

Giulio-Cesare Vanini —que les essayistes ou mémorialistes français aiment appeler Jules-César — est un élément très agité de la longue chaîne des audacieux qui labourèrent, de la fin du xvi e siècle jusqu’à la presque fin du suivant, l’immense terrain de la pensée et du savoir, le mettant à feu et à sang — ce qui n’est pas une métaphore si l’on sait, pour certains, les épouvantables conditions de leur trépas. On le rencontre furtivement – trois ou quatre occurrences pas plus – chez l’indispensable Tallemant des Réaux, né quelques mois après la mort de Vanini, ou l’épistolier compulsif Guy Patin ; sinon, il faut piller ses contemporains, François de Rosset (1570 ?-1619) ; ou le plus connu et son acharné ennemi, le R.P. François Garasse ; des brochures anonymes – il n’était pas recommandé de trop parler de cet infréquentable impie, athéiste, blasphémateur et scandaleux dont les livres circulaient cependant sous la cape. Si l’on veut se faire une meilleure idée des thèses et théories de Vanini, il faut consulter les travaux philosophiques d’aujourd’hui consacrés à Gassendi, Peiresc, Galilée, Bruno, Cardan, et surtout Pomponazzi (1462-1525) auquel il a beaucoup emprunté ; on est très étonné de ne pas croiser son nom, sauf erreur de ma part, dans les livres de Kojève sur cette époque et, gardant sinon le meilleur, au moins le premier* à l’avoir sorti de l’oubli, le souvent nommé ici, René Pintard.

Portrait d’un homme très connu de ses ennemis qui le crônirent pourtant incognito en place publique.

Inlassable combattant des superstitions et préjugés, il eut, plus et mieux que d’autres, le talent de l’ironie, ce « sourire de l’intelligence » qui n’a rien à voir avec les gros sabots de l’attaque frontale. On n’oubliera pas pour autant que Socrate, souffrant du même défaut, n’en fut pas mieux compris mais condamné pour « corruption de la jeunesse » — près de deux mille ans plus tôt. Vanini fut inculpé du même chef —la virtuosité intellectuelle est souvent défavorable, elle heurte les tranquillités. On ne se privera pas — ah, non ! — de quelques échantillons enchantés ** qui ne font pas le tout, certes, mais font bien du bien :  Pourquoi les alouettes volent alors que les courges ne volent pas ? ; l’homme est-il constitué de la même matière que les animaux, car il est impossible, au cimetière, de distinguer celle d’un homme et celle d’un rat ? ; toutes les religions ont à l’origine leurs livres sacrés, mais où sont-ils ? ; à propos d’une guérison « miraculeuse » de la rage, il n’y a que deux solutions : soit le chien mordant n’était pas enragé, soit la personne n’était pas contaminée, mais les prières à San Vito n’y sont pour rien ; si, après avoir été jetés dans le lac d’Averne, seuls deux des trois œufs ont flotté, ce n’est pas qu’une puissance démoniaque entraînât le troisième par le fond mais que les premiers, emplis d’air parce que pourris, étaient plus légers, question de gravité … si l’on peut dire ; et cætera.

Pour tracer le chemin qui vous mènera assurément au bûcher (on l’avait pourtant prévenu, Jules-César : Nous lui avions maintes fois prédit, M. Guyet et moi [Guy Patin] qu’il serait brûlé …) les bons mots ne suffisent pas, supporteraient-ils une certaine pertinence. Il y faut des blasphèmes, indévotions, impiétés, incroyances – la mortalité de l’âme par ex. – des abus de scepticisme ou de questions qui pourraient ébranler des esprits engrognés : pourquoi, mais pourquoi donc, Dieu a-t-il créé l’homme ? où l’on voit comment Vanini joue habilement de deux registres opposés et incompatibles avec le dogme : Dieu existe mais comme créature divine, l’homme existe sans raison valable. Le jeu subtil entre raison et cause – qui peut échapper, surtout à l’époque, aux moins usagers des savoirs théologico-philosophiques – suffit pour porter la charge d’impiété. Et, diffuser encore et encore, partout – Naples, Padoue, l’Allemagne, les Pays-Bas, la cour de France et le palais archiépiscopal de Cantorbéry d’où il dut fuir aussi … – ces profanations de la foi chrétienne, ne peut que mal finir. Vanini échappa au pire un certain temps – malgré l’outrance de ses attaques – pas toujours à la prison. Son contemporain Théophile de Viau évita de justesse le bûcher – pas son effigie, pâle consolation pour les accusateurs – en fuyant. L’increvable Père Garasse et quelques zélés Jésuites, toujours à la manœuvre et en embuscade.

Toutes les épithètes lui furent accolées. Carottages : exécrable (21 fois, au moins en une vingtaine de pages d’un petit format) – abominable ; pernicieux ; diabolique ; dangereux homme ; cauteleux renard ; hypocrite ; pernicieux ; venimeux serpent juste pour l’ambiance. On constate, une fois encore, que les reproches – si l’on peut dire – ne sont pas totalement infondés sur au moins un point : Vanini – sûrement une des raisons de sa célébrité dérangeante – Vanini est un malin, dans tous les sens du mot ou peut-être du seul : retors comme le diable, tentateur comme Satan, habile comme le démon, fuyant comme un serpent, infernal comme Lucifer, dangereux comme Méphistophélès. Savant, érudit même – bien sûr il parle latin couramment et a lu tous ses classiques - se présentant, parfois comme prêtre, ce qu’il n’était pas, protégé d’un comte (Monsieur de Cramail) et de Nicolas Brûlard (prémonitoire ?) marquis de Sillery, chapelain d’un Maréchal (de Bassompierre), il réussit à tromper la vigilance de deux censeurs de la Sorbonne – hypothèses : soit ils n’avaient pas lu, soit ils lisaient d’un œil très assoupi, soit l’habileté rhétorique proverbiale de Jules-César fit, une fois de plus, son effet – censeurs qui lui accordèrent approbation qui valait imprimatur, pour ses De Admirandis Naturæ Reginæ Deæque Mortalium Arcanis, sans percevoir les attaques sous la  malice et la dérision. Nous sommes en 1616***. Un deuxième examen pour une seconde édition ne passa pas, on croit savoir que la Sorbonne fut aidée par de bonnes âmes qui lui portèrent une version clandestine moins … catholique ou orthodoxe si l’on veut.

Ce fut alors le commencement de la fin pourtant annoncée de Giorgio-Cesare Vanini. Fuyant la terrible condamnation — à être brûlé vif — il change de nom, traverse la France, arrive et se pose à Toulouse. Aux Archives municipales, on trouva récemment un document décrivant un certain Pompeio Uciglio, patronyme qu’il porta sans que personne ne fît le rapprochement avec le fugueur, un an encore après sa mort. L’athéisme militant, la liberté de ses mœurs, les comportements insupportables aux dévots – tout puissants à Toulouse à l’époque, mais qu’alla-t-il faire dans cette galère ? – furent les seules causes de son procès ; point d’œuvres sacrilèges ou séditieuses à brûler avec lui, ses propos suffisent, y compris son allégeance à Machiavel pour qui le pouvoir civil ne doit point être soumis au religieux. L’affaire fut rondement menée par le Parlement toulousain, rapportée aux presque huit années du procès de Giordano Bruno – entre autre pour crime d'héliocentrisme - par la Curie romaine, avec la même issue, dix-neuf ans plus tôt. Si l’on sait tout ou presque de l’affaire-ci, les documents rapportant les minutes et actes du procès de Pompeio Uciglio gisent dans les archives toulousaines, noyés parmi 80 000 sacs de toute nature archivistique encore à dépouiller. Il faut s’en tenir aux témoignages rapportés, plus ou moins contemporains, voire copie de copie de copies …

En revanche, l’abomination de sa mort, que l’on connaisse ou non la biographie y compris intellectuelle de Vanini, a été rapportée, toujours dans les mêmes termes. Une similitude macabre dans la relation du trépas de Bruno nous saisit : la nécessité de réduire au silence les gêneurs ne se satisfait pas de la seule brûlure des flammes, les derniers mots prononcés grandissent les martyrs, ils restent, se transmettent, font légende. Aussi, sur le Campo de’ Fiori, en plein cœur battant de Rome, à l’endroit même où le lendemain on fêtera le Jubilé, Giordano Bruno, involontaire précurseur de Pompeio Uciglio, aura, avant le bûcher, la langue clouée sur un morceau de bois. Le supplice infligé à Vanini-Uciglio comportait cette torture infâme qui voudrait, selon une logique homéomérique qui contrevient pourtant à la cosmologie monothéiste, qu’on supprimât ce par quoi on a pêché. Il fallait que Pompeio livrât sa langue au couteau. Il refusa de toutes ses forces, lesquelles étaient moins puissantes que les tenailles avec lesquelles on la lui tira, saisit, arracha. Il hurla d’un cri qui résonne encore dans tous les narrations qu’on rapporte, tant il est impossible de le jeter sur le papier. Pintard – et presque tous les autres – reprennent les mots de Gabriel-Barthelemy de Gramond, écrivain, témoin de la scène : jamais on n’entendit un cri plus horrible ; on aurait cru entendre le mugissement d’un bœuf qu’on tue. Comme si cela ne suffisait pas, et pour être certain qu’il ne lui restât pas le moindre souffle — pour dire quoi ? — il fut étranglé, puis brûlé, ses cendres portées par le vent, ce 9 février 1619 du calendrier grégorien, à 34 ans.

Il fallut un an pour que le pseudonymat fût levé. Pompeio et Giulio-Cesare mais aussi Lucilio son autre nom de naissance, ne font qu’un dorénavant dans notre vénération pour les indociles. Nous levons un verre de vin – un petit sicilien blanc, pour Empédocle dans les flammes de l’Etna – chaque fois que nous passons par Campo de’Fiori, associant dans la même pensée Giordano et Giulio.

 

*pas tout à fait : le spécialiste de la Renaissance Henri Busson (!), composa de gros, précieux et érudits volumes au début du siècle passé, notamment sur Pomponazzi, où Vanini est analysé finement ; mais qui a lu Henri Busson ?  **hommage au De Incantationibus de Pomponazzi (imprimé en 1556) ; *** il avait publié en 1615 à Lyon Amphitheatrum æternæ Providentiæ Divino-Magicum

Après Charlotte, Furcy, Sofonisba,

13 Août 2023 , Rédigé par pascale

 

... celle qui fit tourner les têtes et mordiller les plumes.

 

Grands du siècle, belles et rebelles, frondeurs et traîtres, dévots, bigots, forts ou faibles, cardinaux, écrivains et rimailleurs, ingénues, nobles et ignobles, rois et reines, leurs ministres, le pape, les nonnes, les saints et les pêcheurs, les prêcheurs aussi, catholiques et protestants, jansénistes et jésuites, vieux et jeunes, elle les a tous connus, celle qu’on appelle de mille noms, mais d’abord de son prénom, Ninon …  ni oui, ni non, mais si, mais non.

Voyez plutôt : femme de lettres, épistolière, courtisane, sulfureuse, salonnière, esprit fort, philosophe, libertine, légendaire, pécheresse ; femme d’esprit, homme de cœur ; Lenclos ou la liberté, ce dernier titre, au deux sens du mot, le plus efficace stylistiquement parlant, bien que La Divine ne soit pas mal non plus tant la force suggestive du contraste rappelle en nous d’infernales et funestes créatures, traînant leurs proies en quelque pandémonium révolu.  

Même ceux qui ne l’ont pas connue font croire le contraire ; j’ai nommé Voltaire le suffisant, qui ne craint pas soixante-six ans plus tard, rappeler des souvenirs qu’il eut lorsqu’il avait moins de dix ans, ou faire croire qu’un certain abbé la lui présenta quand il en avait treize … or Ninon n’était plus de ce monde depuis trois ans déjà 1 !  Arouet père, en sa qualité de notaire de la célèbre voluptueuse, avait signé son acte de décès, le 17 octobre 1705. Il n’en fallait guère plus au fils Arouet pour cabotiner, l’aplomb étant de ses usages l’un des plus inusables. Cent soixante ans plus tard, un éditeur — des Œuvres mêlées de Saint-Évremond 1865écrit, ce n’est pas rien : Voltaire a malheureusement autorisé de son témoignage et de ses cailletages, la fausse idée qui est restée de Ninon de Lenclos. Fausse et quelque peu brouillonne, du Temple du goût à ses Mélanges littéraires, Voltaire avait d’ailleurs retourné ses compliments, au sens où l’on retourne sa veste. Ninon n’est pas rancunière même posthumément, dans son testament, il y avait pour le jeune vantard, une petite somme dédiée à l’achat de livres.

Finissons-en et cessons-là une fois pour toutes la liste de ceux que Ninon aurait pris dans ses filets de fille de mauvaises mœurs i.e « épicurienne » selon le pire des contre-sens — pourtant le De Vita et Moribus Epicuri libri octo de l’immense Gassendi était paru à Lyon en 1647 — mêlant amis, amants, aimants, amoureux, bien-aimés, confidents, familiers, dévoués, compagnons, adorateurs, soupirants, admirateurs, bienfaiteurs, transis, dans le même sac de la suspicion déclinée au masculin pluriel, à quoi il faudrait ajouter ceux qu’elle a ou aurait pu croiser dans les Salons qu’elle fréquenta et dans le sien propre rue des Tourelles, dont on ne sait plus, finalement, qui, d’elle ou d’eux, sont prévenus des pires vices. Il suffisait que Ninon passât quelque part pour que l’atmosphère s’en trouvât changée … Cela s’appelle – en tous siècles – des romans, des cancans, seraient-ils vrais ou vraisemblables, véridiques ou vérifiés, la seule question que Ninon de Lenclos pose – en raison d’ailleurs de tout ce tapage, pour ne pas dire ce schproum — est celle d’un portrait parallèle ou en creux – l’expression n’est pas exactement la bonne – un portrait indéboulonnable en dépit de tout, mais bien moins vulgaire.

Pour tenter de le croquer à petits ou gros traits, il faut entrer dans les Correspondances, les Chroniques et autres Mémoires, pourvu qu’ils ne s’ajustent pas aux bruits et aux fureurs, mais pratiquent raisonnablement la réflexion – tautologie assumée. Il n’est pas indifférent de savoir – et peut-être de privilégier comme éléments de réputation biographique – que Fontenelle, Saint-Évremond, Christine de Suède (qui, elle aussi, mérite un portrait grandi à la mesure de ses qualités, bien plutôt que rabougri aux dimensions de ses seules fantaisies, celles-ci trouvant d’ailleurs à se bonifier dans celles-là), le grand Condé, Somaize, Molière, Lully, La Fontaine, Perrault, La Rochefoucauld, le maréchal d’Estrées, et, l’astronome et mathématicien Huygens, proche de Spinoza, de Mersenne le correspondant de Descartes, Huygens ami et familier de Leibniz, admirateur prudent de Newton – qu’il rencontra – copernicien convaincu bien sûr, pratiquant les travaux de Kepler, Huygens qui trouve le temps et surtout l’occasion de commettre quelque fleurette à son propos : Elle a cinq instruments dont je suis amoureux:/Les deux premiers, ses mains ; les deux autres, ses yeux./ Pour le dernier de tous et cinquième qui reste,/ Il faut être galant et leste ; Saint-Simon – non sans quelques acrobaties à sa façon – mais ne boudons pas notre délectation de cette formule fine-mouche :  L'Enclos passa de beaucoup quatre-vingts ans, toujours saine, visitée, considérée. Elle donna à Dieu ses dernières années, et sa mort fit une nouvelle. La singularité unique de ce personnage m'a fait étendre sur elle. Nous ne nous étendrons pas plus … Il y a ceux qui parlent de Ninon, ceux qui parlent avec Ninon, ceux qui parlent de ceux qui parlent d’elle, et, finalement, tous, ou presque tous, écrivent et rapportent ce que dit, ce que fait, ou ne fait pas Ninon, ce qu’ils savent et surtout ce qu’ils ne savent pas d’elle, et les dames aussi en ce siècle où elles tenaient la plume avec distinction et élégance, ce qui ne veut pas dire sans venin. On aime, de Madame de Sévigné à sa fille, ce Votre frère entre sous les lois de Ninon le 13 mars 1671 suivi le 8 avril de (votre frère) il a eu son congé de Ninon. Dans la même lettre, plus loin, Ninon disoit l’autre jour à mon fils qu’il étoit une vraie citrouille fricassée dans la neige. Là on ne sait s’il faut applaudir au talent de l’épistolière (également épouse trompée par la même !) ou aux réparties de Ninon. Un peu plus tard, « C’est une âme de bouillie, c’est un corps de papier mouillé, un vrai cœur de citrouille etc… » Cette fois nous avons les guillemets, cette savoureuse répartie vient de Ninon laquelle, comme souvent, continua de voir le fils de Sévigné, c’est un ami, écrit sa mère, précision dont l’intérêt ne vaut, pour nous, que pour confirmation d’un trait de personnalité aux antipodes du mythe.

Si sa plus longue et grande et véritable histoire d’amour fut celle qui la fit s’éloigner de tout et de tous pendant près de trois ans 2 pour Louis de Mornay, marquis de Villarceaux, père de son fils reconnu, sa plus belle et inattendue histoire d’amitié féminine, la lia jusqu’à sa mort à Madame de Maintenon, de 15 ans sa cadette, qui un jour soupira et prit pour amant le même marquis, quand elle était encore Françoise Scarron. Mais l’essentiel, non, non, n’est pas là.

 

Henri, père de Ninon, était un drôle de bonhomme, tantôt assassin, libertin – ce qui, faut-il le rappeler, signifie « libre penseur » au xviième siècle – tantôt musicien, mélomane, fin lettré. Constant, le père de Françoise d’Aubigné-Scarron-de Maintenon, tout autant mauvais garçon et assassin que l’était son grand-père, Théodore-Agrippa d’Aubigné, mais bien moins doué – il faudrait de temps à autre, relire Les Tragiques, quel chaudron ! – et son frère Charles, sur lequel Françoise veillait par Ninon interposée. Cela ne suffit pas pour faire une amitié, mais c’est un « bon » départ : la communauté de parentèle en voyoucratie autorise une complicité tacite dans le malheur et la dignité. Car si l’on se souvient parfois que Ninon fut une excellente musicienne, luthiste de très haut niveau, et même qu’elle eut le meilleur père qui soit, pour parler comme Montaigne, musicien lui-même et compositeur, on oublie un peu vite qu’il prit la fuite après l’assassinat du baron de Chabans, l’ami du mari de sa maîtresse – faisant de Ninon son orpheline in partibus en quelque sorte, alors qu’elle n’avait pas 10 ans, ce qui fait très peu pour peaufiner une instruction et une éducation de haut vol ; dorénavant soumise à l’exclusive et étrange dévotion de sa mère, elle fut par elle confiée aux unes et aux autres, assurément chez une tante dans la campagne poitevine, mais aussi dans un couvent parisien dont on se dit, que, décidément, ils avaient toujours des places disponibles ces couvents pour orphelines, veuves, femmes trompées, trompeuses, sans-dot et pauvresses.3 La mère de Ninon, veuve, désargentée et quasi mystique, se confisait en piété dans les œuvres de M. Vincent — le futur Saint-Vincent-de-Paul — mort en 1660 recouvert de gloire et de prestiges par toutes les dames patronnesses et filles de charité, lazaristes et autres religieux entrés en son sillage. D’aucuns biographes rapportent que Ninon eut toujours près d’elle les ouvrages du saint homme, il n’est pas interdit d’en douter. À la communauté de parentèle mâle et assassine, il convient donc d’ajouter la maternelle, dévote et bigote en catholicité. Madame de Maintenon raconte dans ses Mémoires que, bien plus tard, elle apprit à Mademoiselle de Lenclos, un bout de couplet de « La Dévotion à la glorieuse sainte Ursule » confidence par quoi l’on voit que les deux femmes aux enfances mêmement brisées n’étaient point amies pour la galerie, mais l’une et l’autre trop tôt « sans dot et sans parent » et pourvu qu’elles se rencontrassent, devaient se plaire et s’accommoder au-delà de l’écume des jours, si grise fut-elle.

Nonobstant une légère inaptitude à la joyeuseté permanente qui déjà pointait chez Françoise devenue Scarron – à 16 ans ! – l’épouse du vieil infirme cynique et turbulent autant qu’il se pouvait, méprisant et injurieux envers les souverains et victime de tous les quolibets auxquels il rendait coup pour coup, l’épouse supportait dignement. Il faut dire que dans la maison passaient aussi, passaient surtout, les esprits les mieux aiguisés du royaume : des Yveteaux, Boisrobert, Raincy, Saint-Amant, Saint-Evremond, Tristan l’Hermite, Georges de Scudéry, le chevalier de Gramont, le comte de Miossens, le duc d’Albret … et d’autres qui, possiblement, fréquentaient aussi le salon de Marion Delorme, amie et rivale de Ninon dans la séduction. Ce fut certainement le cas du père de Ninon avant sa fuite, car après « elle est la fille d’un voyou », ce que fut Françoise d’Aubigné dès sa naissance, dans les geôles de Niort. Tallemant des Réaux nous renseigne 4, nous avons les noms, les liens, les lieux, les dates, les petits et grands mots, les aventures et leurs ruptures, et l’épaisse correspondance de Madame de Maintenon nous en apprend d’autres. Jamais envers sa belle amie, elle ne fut blessante, cruelle ni offensante. Il y a des liens si profonds et tus qui jamais ne se rompent, ils étaient noués avant même d’apparaître. Puisqu’un amant commun ne les put séparer, rien d’autre ne le pourrait. D’ailleurs, c’est le galant qui se sépara, et de l’une et de l’autre, comme tous les autres.

Françoise Scarron se souvient de la première apparition de son amie. C’était elle la reine ! Personne n’aurait osé penser, supposer, encore moins parier que la jeune et timide épousée du contrefait Scarron serait un jour souveraine du plus puissant et glorieux monarque d’Europe. Tandis que Boisrobert appelait Ninon ma divine ! elle virevoltait, répliquait, riait et la pria de bien vouloir lui rendre visite le lendemain. Les confitures sèches et les rôties l’attendaient et les bonbons. Ninon lui offrit un de ses colliers, avec un bracelet. Elle lui parla de ses « caprices », ainsi appelait-elle ses galants, la prévint tant douce que primesautière, qu’il ne faudrait pas qu’elle vînt tourner autour du haut de ses vingt ans, quoiqu’elle n’aura jamais à tourner trop longtemps si l’un venait à lui plaire : « trois ou quatre semaines de passion. Pour moi c’est l’infini et pour vous l’éternité. » Voilà ce qu’elle disait à certains. Cette dévergondée – ainsi était-elle perçue par tout autre que par Françoise et d’abord par la reine Anne – fut menée au couvent pour se repentir de ses fautes ; elle y reçut tant de visites qu’il fallut l’éloigner. Ce qui ne découragea pas la fougueuse Christine de Suède qui traversait la France à destination de l’Italie, de vouloir – d’exiger ? – visiter seulement deux personnes en ce royaume, Scarron et Ninon de Lenclos. Pour celle-ci, elle fit le détour jusques en son couvent-prison, non sans avoir, avant de reprendre la route, fait parvenir une recommandation à la Reine-mère et au jeune Roi de libérer Ninon. Elle obtint l’élargissement grâce à la première – presque une année d’incarcération quand même ! – le second s’y refusa, ce qu’il confia, bien plus tard à … Madame de Maintenon. On ne sut jamais ce que Ninon et Christine ont bien pu se dire.

On sait en revanche, parce que Françoise Scarron avant la mort de son mari, allait à l’hôtel des Tournelles une ou deux fois par semaine, que Ninon y chantait s’accompagnant du luth ou du théorbe, qu’elle y dansait la sarabande avec mille grâces ; qu’elle y lisait des vers, y parlait avec esprit, y rapportait les dernières nouvelles du monde galant ; n’hésitait pas à aborder les sujets religieux, sauf en présence de son amie qu’elle savait particulièrement sensible à la question.

Jamais on ne saura non plus de quelle amitié amoureuse ces deux-là s’aimèrent jusqu’au bout, malgré les années, la distance, les silences trop longs. Pour Saint-Evremond, nul n’ignorait que l’exil avait fait d’un soldat, d’un insoumis et d’un galant, un philosophe et un écrivain. De Ninon qui l’avait connu avant l’exil, qu’aurait-on parié quant à l’avenir et la nature d’une relation sans voix, sans visite, sans rencontre, sans présence physique ? Ils ne se verront ni ne se parleront plus pendant environ quarante ans. Ils s’écriront. Voilà bien de quoi ruiner toutes les anecdotes, les lambeaux de biographies et les biographies de fausse réputation qui pourtant l’emportèrent. Certes, Ninon de Lenclos vécut – à quelques confusions et contradictions près – tout ce que rapportent les historiens et biographes sérieux, mais l’essentiel manque au point que cette existence semble n’être que de surgissements, de frivolités, d’incartades et autres désobéissances et manquements érigés en mode d’emploi de la vie. Si l’on ne disposait d’une partie de la correspondance entre Londres et Paris, entre Charles et Ninon, on manquerait ce qui résiste — malgré tout —à la légende, laquelle est tenace et têtue. Si – et seulement si – l’on connaît le nom d’Anne de Lenclos depuis et pour toujours ramené à son seul surnom — Ninon — on le rapporte à une belle scandaleuse d’un siècle passé. Les quelques lettres qui nous restent montrent à l’inverse, un degré de délicatesse, d’intelligence et de raffinement que, disons-le ainsi, si Saint-Évremond ne l’avait pas saisi d’emblée, rien n’aurait empêché la terrible épreuve de la déliquescence du passé. Marion Delorme en est l’illustration.

De Saint-Évremond à l’abbé de Hautefeuille :  Mademoiselle de Lenclos m’a écrit une lettre qui ferait honte à tous les académiciens, sans en excepter un seul.

De Ninon à Saint-Évremond – 1687 : Je défie Dulcinée 5 de sentir avec plus de joie le souvenir de son Chevalier. Votre lettre a été reçue comme elle le mérite, et la triste figure n’a point diminué le mérite des sentiments. Je suis touchée de leur force et de leur persévérance ; conservez-les à la honte de ceux qui se mêlent d’en juger.

De Saint-Évremond à Ninon – 1692 : Je vous demande des nouvelles de votre santé, de vos occupations, de votre humeur ; et que ce soit dans une assez longue lettre, où il y ait un peu de Morale, [vertu] et beaucoup d’affection pour votre ancien Ami.

Du même à la même – 1693 : Désespérer de vous voir jamais, est ce qui me fait le plus de peine ; il faut se contenter de vous écrire quelque fois, pour entretenir une Amitié, qui a résisté à la longueur du temps, à l’éloignement des lieux et à la froideur ordinaire de la Vieillesse. Ce dernier mot me regarde ; la Nature commencera par vous à faire voir qu’il est possible de ne vieillir pas.

De Ninon à Saint-Évremond – 1693 : J’aurais souhaité de passer ce qui me reste de vie avec vous : si vous aviez pensé comme moi, vous seriez ici.

De la même au même – fin 1697 : Je vous assure que je vous aime toujours plus tendrement que ne le permet la Philosophie.

De tout ce dont nous disposons à ce jour entre les deux raffinés d’un bord à l’autre de la Manche, on pourrait bien sûr recopier d’autres extraits, tous vifs, pertinents, rebondissants, légers parfois moins. Mais — aussi pour le clin d’œil — et pour clore sans l’achever ce 4ème portrait de l’été, un petit goût d’iode et de fraîcheur ; de Saint-Évremond à Ninon [1698] : À quatre-vingt-huit ans, (faux ! à cette date, il en avait 84 !) je mange des huîtres tous les matins. Une autre fois, Ninon [1699] : Je vous rends mille grâces du thé que vous m’avez envoyé. Du thé, des huîtres, du vin aussi, de la question des rapports de l’âme et du corps, de la mort et de la gloire, du Souverain Bien, d’Épicure bien compris, de la religion … un dialogue sans faute.

 

 1) il fit le même coup avec Monsieur de Gourville … «  nous avons vu mourir l’un des hommes de France les plus considérés. » À sa mort, Voltaire avait huit ans ! 2) Saint-Évremond, l’ami de toujours, s’inquiète : « Chère Phillis, qu’êtes-vous devenue ? / Cet enchanteur qui vous a retenue /Depuis trois ans par un charme nouveau /Vous retient-il encore en quelques vieux châteaux ? … » Et Françoise Scarron (future de Maintenon) lui envoie ce billet : « Revenez belle Ninon, et vous rassemblerez les grâces et les plaisirs. 3) Ninon s’y trouva à plusieurs occasions de sa vie, mais chaque fois en fut sortie par l’amitié de ses amis (dont Saint-Évremond la 1ère fois, Christine de Suède la dernière). 4) cf Historiettes, notamment les pages 440-449 T.2 Pléiade, mais plusieurs occurrences dans tout le volume. Il faut rendre à des Réaux ce qui lui revient : des biographes peu scrupuleux affirment que Ninon avait inventé trois classes pour ses amants (les payeurs, les martyrs et les favorys), pourtant il est écrit (ibid p. 443), c’est moi qui souligne :  On a distingué ses amants en trois classes ! 5) orthographe rectifiée. Il faut savoir que S-E nourrissait une passion jamais démentie pour Cyrano de Bergerac. 

Una pittrice cremonese

7 Août 2023 , Rédigé par pascale

 

Voici son portrait par Van Dyck en 1624 – un an avant sa mort – qui eut pu lui suffire pour toute gloire posthume. Mais en quatre cents ans, Sofonisba Anguissola, fort connue de son vivant, glissa au statut inenviable d’injustement oubliée.

Pour savoir ce que cachent ces yeux quasi aveugles, ce teint fragile, cette modeste figure, ces humbles vêtements, il faut la conjonction d’un hasard de lecture – ah ! le pouvoir magnétique de certains noms – et d’une obstination frénétique. Savoir pourquoi le très talentueux Antoon Van Dyck de 24 ans – déjà en l’amitié du petit-fils de Pieter Brueghel et l’entourage formateur de Pierre Paul Rubens – pourquoi visite-t-il Sofonisba, passant à Palerme, lors d’un long séjour qu’il fit en Italie, à l’instar de nombreux peintres européens du nord à l’époque ? Dans son Cahier italien, il rapporte une rencontre joyeuse : c’était un grand plaisir pour elle de se faire montrer des tableaux (…) elle en était très heureuse ; il se souvient d’une vieille femme à l’esprit vif (…) qui lui donna des indications et dont la main ne tremblait pas du tout.

Elle mourut l’année suivante à plus de quatre-vingt-dix ans – quatre-vingt-treize ou seize, on ne sait pas bien, ignorant à deux ou trois ans près sa date de naissance à Crémone où Stradivarius naquit un jour pour l’éternité. De l’une à l’autre des deux villes, i.e du nord au sud, notre rittratista fort connue en son temps, passa par l’Espagne où, compte tenu de cette incertitude initiale, elle arriva à l’âge probable de 27 ans, en repartit une quinzaine d’années plus tard, elle avait autour de 40 ans. Arrivée en Sicile pour y retrouver un mari choisi depuis Madrid et approuvé par la cour d’Espagne – mais qu’elle voulait italien – elle rejoint à Paternò, petite ville sise du côté de Catane, Fabrizio, le fils cadet du Prince des lieux – un titre que la Sicile manie avec une certaine aisance. Une autre version affirme que le mariage eut lieu en Espagne

 

En 1610, Sofonisba tangente les quatre-vingts ans. Veuve de Fabrizio depuis une trentaine d’années, elle est remariée à Orazio, capitaine de navire. Ce dernier autoportrait connu, peint alors que la cécité gagnait, nous saisit : majesté du maintien, simplicité et dignité du vêtement noir et de la fraise blanche, tel un portrait officiel et royal qui prendrait rang parmi ceux qu’elle brossa à la cour d’Espagne – mais elle n’est ni l’un ni l’autre – légèrement de profil, un livre en sa main gauche – serait celui du devoir accompli, mieux, de l’accomplissement, si l’on ne voyait le papier tenu dans l’autre main : « Alla Ma[gesta]d Catolica besa la m[ano]... Anguissola », des mots tout de tendresse et de respect. Il sera offert à Philippe III d’Espagne qu’elle vit naître (1578).

            Sous les dorures, les fastes, les velours, les perles et les dentelles, ces temps furent d’extrême violence. Rien ne le montre ni ne le suggère dans la peinture de Sofonisba Anguissola, sinon la tristesse d’un roi qui vit tout s’effondrer autour de lui, dans sa vie privée qui ne l’est jamais quand on est roi, et se succéder des guerres longues  partout en Europe. Celles qu’on appela guerres d’Italie durèrent pendant toute la jeunesse de Sofonisba. On oublie ce versant sombre, très sombre, d’une époque que l’on veut rapporter emplie de beautés, de grâces, rayonnant d’élégance et d’intelligence. Mais l’Europe entière était à feu et à sang. Des centaines de milliers d’hommes étaient sacrifiés pour un trône … Sur cet échiquier-là, chevaliers, tours et soldats étaient broyés à terre, rois et reines changeaient de cour, de pays, de famille pour s’assujettir réciproquement. Crémone était sous domination espagnole. Et le roi Philippe II, à la cour duquel elle vivra « comme une princesse », régnait sur des pans entiers de l’Italie, sur les Pays-Bas, sur ses colonies américaines, il était roi du plus vaste et puissant royaume de l’époque, roi de Naples, de Sicile, archiduc d’Autriche, duc de Milan. Philippe II, fils aîné de Charles Quint.

Portrait de 1575 – austère, toujours de noir vêtu, tenant dans sa main un chapelet. Les radiographies modernes ont montré une première version (1565) où l’épée précédait le rosaire, ce qui en dit long. Tout le monde répétait qu’avec des yeux « gris comme de la glace » il intimidait fort. Même Teresa d’Avila le rapporte, elle qui aurait dû n’avoir peur que de Dieu.

         Quand Sofonisba arrive à Madrid – en 1559 – recommandée par le gouverneur de Milan, très proche conseiller de Philippe II, celui-ci épousait Isabelle (ou Elizabeth) de Valois, la fille du roi de France Henri II et de Catherine de Médicis. Il était deux fois veuf. Isabelle avait 14 ans et mission de donner des héritiers au royaume. Entre Sofonisba et la jeune reine, l’entente fut totale, amicale et artistique. Les témoignages sont constants et concordants. Seule la mort pouvait y mettre fin. Isabelle décède en 1568.

 

 

Portrait d’Elisabeth (Isabelle) de Valois – circa 1561-65

 

 

Ses filles,   

     Isabella Clara Eugenia et Catalina Micaela, (1570) dont Sofonisba s’est occupé avec dévouement après la disparition de leur mère. Philippe II ne voulut pas qu’elle repartît en Italie. Du moins tout de suite. Elle n’était pas « peintre de cour » au sens où Jean Fouquet, par exemple, l’était en France, le titre ne pouvait convenir à une femme, ni gouvernante, mais proche de la famille royale, elle vivait dans leur intimité, elle en était la « portraitiste privée », certes, mais de véritables liens d’affection unissaient les deux femmes, étrangères l’une et l’autre à ce pays. Les correspondances entre gens de cour n’en parlent pas autrement.

 

Isabelle de Valois, reine d'Espagne

Sofonisba quitta Madrid en 1573, car il fallut bien qu’elle rentrât. Après le décès de Fabrizio, elle partit de Sicile où ils vivaient pour regagner Crémone. Sur le bateau elle fit la connaissance d’Orazio Lomellino, qu’elle épousa ; le couple s’installe à Gênes où Sofonisba continua de peindre – des portraits de nobles - non sans inviter et accueillir chez elle les artistes et les intellectuels de la ville. Paradoxalement, on dispose de très peu de documents ou témoignages de ces années-là, précédant le retour à Palerme.

Mais remontons le temps, pour trois raisons au moins, qui sont un dessin et deux autoportraits émouvants et fascinants. Tous trois de prime jeunesse - et tant pis si la formule est usée jusqu’à la trame - disent tout de l’immense rittratista à venir.

Née circa 1532 – un livre assez peu fiable de 1902 la fait naître en 1527 – dans une famille de la plus belle noblesse, celle qui exige que tous ses enfants reçoivent la meilleure éducation et la plus complète mais qu’on réservait depuis toujours aux seuls fils, Sofonisba Anguissola, ses sœurs et son frère, ne furent privées ni des lettres, de musique ni de dessin. Vers l’âge de 14 ans, son père l’envoya chez le peintre Bernardino Campi, – le travail en atelier n’était pas autorisé pour les filles – un geste rare et généreux de part et d’autre, les distinction et qualité de ses dons le justifiaient certainement, mais l’époque, elle, ne l’envisageait pas ainsi. Sofonisba est douée, très douée.

 

Ce dessin sur papier est daté de 1554 — Bambin mordu par une écrevisse —Vasari, qui orthographie Anguisciola, « le contemporain le mieux informé » en parle dans la deuxième édition de ses Vite (1568) ; tout porte à croire que non seulement il le tint entre ses mains, mais qu’il le garda en « son livre de dessins des plus grands peintres ». Il atteste que le vieux Michel-Ange en fit de grands compliments. On raconte qu’ayant vu quelques dessins pleins de rires et sourires, il aurait demandé que la jeune pittrice montrât la colère, l’émotion colère. Sofonisba aurait raconté à son tour et plus tard, qu’elle ne trouva que le subterfuge des doigts de son petit frère entre les pinces d’une écrevisse pour l’obtenir. Puis la dessiner.

 

Cet autoportrait est contemporain de l’«écrevisse ». On peut l’admirer au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Tout y est jeune et sérieux comme la jeunesse talentueuse quand elle s’applique. La coiffure, le presque profil, le collet de petite dentelle, et le fond vert que ne démentirait pas son contemporain Bronzino, le délicat Bronzino pour lequel il ne saurait y avoir de fine main sans qu’un livre délicatement n’y soit tenu. Il y est écrit à l’attention seule de celui qui observe : Sophonisba Anguissola Virgo Se Ipsam Fecit , attestant que modèle et peintre ne font, ne sont, qu’un. Ce n’est pas tant que l’on ressente ici un talent à venir, une fragilité qui prend ses marques, la timidité d’un pinceau qui fait rosir les joues, non, bien que cela soit, indéniablement ; ce qui émeut c’est l’audace retenue jusqu’à savoir si la fragilité va l’emporter sur la force, si le don va s’abreuver à son énergie propre. Si Sofonisba retiendra ou non sa puissance.

Quelques années seulement séparent ces deux autoportraits.

L’Autoportrait avec Bernardino Campi (vers 1559) – est une précellence à tous égards, mais d’abord de l’audace si sagement latente du précédent tableau. Car enfin, il y a trois personnages ici ! Sofonisba – nous la reconnaissons dans l’instant, un peu plus relâchée – tout est dans le col si légèrement entrouvert – Campi, le peintre, son professeur à Cremone, qui regarde non ce qu’il peint, mais celle qui le peint-la-peignant, Sofonisba. Les deux visages, les deux regards tournés vers elle, qui n’est pas vraiment là mais occupe tout le tableau, lequel est en train d’être peint – regardez bien, la main de Sofonisba ne sait pas encore si elle se lèvera ou non – nouvelle audace, comment peindre l’inachèvement de son propre autoportrait sinon en s’introduisant sans se faire voir ? Un autoportrait à trois personnages. Il semblerait – mais j’attends un point de vue très éclairé – que ce soit la première et unique fois.

Chère Sofonisba, carissima pittrice cremonese,

je ne vais plus vous lâcher.