inactualités et acribies

Portraits minuscules (7)

7 Mai 2024 , Rédigé par pascale

 

 

Laurent est hémisphérique. Je le réalise alors qu’une affectueuse boutade me parvint par la magie des messageries interplanétaires, me rappelant que ma tête (métonymie pour mon cerveau, pas ?) a deux hémisphères qui lui permettent, sinon des miracles, au moins des fantaisies … Mais Laurent est hémisphérique, mon voisin en difficulté de motricité, d’élocution, n’a qu’une moitié de cerveau décelable quand il ne met ni casquette ni bonnet pour cacher le dessus de sa tête dont tout un pan est plat comme la pampa, alors qu’elle devrait ressembler à une semi-coupole, ainsi pour tout un chacun. La peau de son crâne sans cheveu y est tendue comme une toile depuis la hauteur de l’oreille droite jusqu’à l’invisible ligne médiane qui sépare en deux parties normalement symétriques la voûte osseuse protectrice de l’encéphale ; sauf que du mauvais profil, de voûte il n’y a point, c’est la peau d’un tambour, pas forcément la peau de zébi : Laurent n’a pas la moitié d’une gentillesse mais le double.

Je me dis, in petto, que je connais des cerveaux sinon bien faits au moins bien pleins qui n’ont pas le quart de la moitié de sa noblesse : est-ce parce que la bonté n’y trouve pas son logis, remplacée par une adhésion mécanique aux civilités de base, ce qui peut faire illusion un moment ; la bonté, dont le cœur est la vraie demeure, lequel ressemble chez ces gens-là à un déversoir de ressentiments recuits et assaisonnés à une surdose de fiel contre tout ce qui insatisfait leurs routinières existences.

 

*******

 

Quand la cour du lycée jouxte le jardin d’un ancien couvent devenu hôpital psychiatrique et n’en est séparée que par un muret si bas qu’il est franchissable par tous, de tous côtés on aperçoit le cloître que longent sur la droite une allée de rosiers pâles et l’harmonieuse géométrie des bordures de buis.

Quelques grands élèves, parfois, osaient braver l’interdit — nulle part écrit mais parfaitement connu — et déambuler mi-cachés, mi-visibles, entre les bosquets, les arbustes fruitiers et les massifs de fleurs aussi bien entretenus que peuvent l’être tous lieux remis entre des mains élues par Dieu lui-même pour son propre service. L’hospice qui accueillait les malades, à l’époque, avait été maintenu dans l’ordre religieux. On ne portera pas à la connaissance de tous, les promenades secrètes de quelques adultes souvent par paire, qui préféraient, même sous la bruine normande, s’éloigner clandestinement de leurs collègues, du moins le croyaient-ils …  

Si, en raison d’une chaleur saisonnière, les fenêtres des salles de classe étaient ouvertes, celles qui donnaient directement sur les bâtiments hospitaliers avalaient les cris et les hurlements des pauvres fous enfermés depuis longtemps et pour toujours ; même ouvertes, les fenêtres de leurs chambres cellulaires étaient doublement closes par un grillage et des barreaux qui n’arrêtaient ni leurs plaintes ni leurs tumultes. On croyait savoir que les cas les plus graves et incurables étaient peu nombreux, ils n’en étaient pas moins bouleversants et déchirants. Dans cet insensé – c’est le mot – et rarissime environnement, il y eut quelques instants gracieux d’innocence dont le souvenir d’aussi loin pourtant qu’il m'arrive a résisté sans faiblesse.

Il s’appelait Pascal – il le clamait d’une voix chevrotante sortie d’une bouche édentée qu’il ouvrait grand. Personne n’aurait su ni pu lui donner un âge, il avançait dans des vêtements de sport élimés, gris, crasseux, marchait de traviole, le cheveux grisonnant flottant devant lui par mèches indisciplinées. Il franchissait le muret à fréquences irrégulières, qu’il y ait eu ou non des élèves dans la cour, ramassait les dizaines de mégots que les adultes fumeurs – ni en faute ni sanctionnés à l’époque – jetaient sur le bitume ou dans les gros cendriers emplis de sable destiné à les éteindre et enfouir, les rangeait consciencieusement, c’est-à-dire avec précision et lenteur, dans la partie de ses chaussettes qu’il portait au-dessus du pantalon ce qui faisait devant chaque jambe, à l’aplomb de la tige des chaussures usées, une protubérance de taille remarquable ; on le soupçonnait de mettre sa récolte de côté une fois rentré et la replacer scrupuleusement avant de ressortir car jamais il ne paraissait sans ces volumineuses bosses au-dessus de ses pieds ; une fois sa cueillette accomplie, il saisissait un gobelet de plastique qui traînait là, laissé par un buveur de café négligent, y soulageait sa vessie en basculant sa tête en arrière jusqu’à la glotte qu’il ramenait à la verticale pour engloutir d’un trait ce contenu légèrement fumant les jours de froidure, lui, doublement satisfait, ravi, béat. Cela prenait juste les minutes nécessaires au service compétent aussitôt prévenu de sa présence indésirable, pour envoyer un infirmier le récupérer, sans violence et même dans une grande bonté. Ils refaisaient ensemble, bras-dessus-bras-dessous, le chemin inverse : après avoir repassé le petit muret, reprenaient l’allée qui menait au cloître bordé de rosiers pâles, traversaient le jardin religieusement découpé par ses bordures de buis, la molle agitation de la récréation retrouvait son rythme, ou, l’heure de la reprise des cours ayant sonné, le majestueux escalier de bois ciré d'un décor intérieur de film américain des années 40, son calme olympien au milieu du grand hall.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article