inactualités et acribies

« une petite cour, est–ce une courette ? »

18 Décembre 2023 , Rédigé par pascale

 

J’aurais pu garder pour moi seule l’immense tendresse contenue dans ce livre sitôt achevé, à peine tournée la dernière page, à peine lus les mots derniers, sitôt posé refermé, avec elle cet insondable sentiment de solitude qui me prit. Pas la solitude de qui n’a personne ni avec soi ni en soi à qui parler, pas la solitude anachorète de l’isolé volontaire et autoflagellant qui tourne en rond dans sa tanière, non, la solitude grave, épaisse, lourde, infranchissable qui vous enveloppe pour vous réchauffer, vous exalter et lyriser, qui fait de vous, pour un moment, un autre que vous qui vous dépasse et vous magnifie. Vous êtes étonnée d’en être étonnée, cette sensation n’aurait pas dû être puisque rien, rien, dans l’univers de papier que vous venez de traverser enfiévrée, rien n’a croisé vos passions ou vos attachements : vous n’auriez jamais pu croire que la boxe en mots eût pu vous mettre KO.

Rien ne m’est plus étranger que la pratique régulière et que l’on prétend nécessaire du (d’un) sport, et s’il fallait en saisir quelques-uns  pour constituer déraisonnablement une liste improbable, je peux jurer sur tous les livres ici réunis, que jamais au grand jamais, la boxe n’y aurait la moindre place* ; et si le choix d’un livre s’opérait au seul « bénéfice » de son titre — je vis un jour un quidam hésitant, opter pour celui qui avait une couverture « plus jolie » que les autres — Quand Dieu boxait en amateur contenait en cinq mots, au moins deux qui m’auraient fait fuir…  Cette parabase achevée, il me faut dire qu’au seul nom de Guy Boley, en revanche, — cf. « ça cogne, ça tape, ça claque, ça broie, ça bat » ici même, 24 novembre — j’entrais en lecture comme un futur champion sur le ring, déterminée, entraînée, ardente. 

 

Après le brasier de Fils du feu, rencontrer Dieu en gants, short et sueur, sautillant entre deux coups portés, c’est un peu les mêmes vibrations, forgeron ou boxeur (…) c’est du pareil au même : il est le père et cela suffit quand on est un enfant pour qu’il soit votre dieu vivant, les répartitions, les fonctions et les grades, embrouillés dans les cordes du ring et les coups devenus sacrés, portés aux mandibules de chair, loin, très loin des chaires ecclésiastiques, là où boxer suffit pour toute religion. Ce n’est pas faute d’avoir vécu au plus près des cieux, pensez donc ! Pierrot, son ami d’enfance, d’école et de camps de vacances, revint un jour ensoutané dans son nom d’abbé.  La faute à toutes ses lectures, d’Homère à la Bible la différence n’est pas si grande ! Ce passage – je parle du livre – est hilarant, qui, en quelques traits irréprochables saisissent l’abbé Delvault, adorateur du successeur de Zeus se déplaçant sur une moto Peugeot, bricolant les moteurs comme les crucifix déglingués, allant porter des engrenages ou des extrêmes-onctions. René et Pierrot font la paire : le père abbé flanqué du fils de Dieu — par l’onction sacrée du théâtre paroissial, René sera un Jésus crucifié — ils sont aussi, ils sont surtout, Oreste et Pylade ou Castor et Pollux, Montaigne et La Boétie.

René ! natif de la ville qui, sous ses airs de ne pas y toucher, verra naître aussi son fils — celui qui écrit — dans un quartier de hangars à locomotives — les mêmes que dans Fils du feu — René, le héros qui aima le théâtre, la boxe, l’opérette et Luis Mariano, sans cesser de frapper l’enclume et par-dessus tout, les mots qu’il chérissait de passion gratuite et libre, au point de les recopier par centaines et pour le seul plaisir de leur rareté, sonorité, orthographe ou les trois ensemble : Ectropion, empyreume, éphorie, pour illustrer la lettre E, sortis du dictionnaire comme les chaussettes d’un tiroir, dans l’ordre. Guy, son fils, en a les larmes aux yeux et les retrouvailles à la pointe du stylo, infusées invisiblement par ce père divinement fragile et grandiose, dont le propre père fut écrasé paf-entre-deux-wagons-comme-une-crêpe-le-pauvre, ce qui fait refrain, leitmotiv, ritournelle jusqu’à la rengaine de page en page.

On comprend qu’avoir eu pour père un façonneur ferronnier forgeur et fasciné par l’élégance des mots autant que celles des formes forgées en frappant sur l’enclume, doublé d’un amateur du noble art du geste élégant et juste depuis la pointe du pied, coordonné, attaque, retrait, esquive, défense …  re–copieur de termes qui claquent et résonnent, rondache, sélénieux, quartaut, ou xiphoïde à ne savoir qu’en faire – stricto sensu – un tel atavisme ne pouvait que « finir » dans le scintillement rythmé d’une écriture apothéotique, trempée dans le sang et la sueur de son père, les larmes et la tendresse de l’enfant ébloui. Guy Boley nous uppercute en pleins cœur, âme, fraternité, lâchant sans frein la générosité d’un style à couper le souffle – ce qui nous avait déjà tant subjuguée sous le soufflet de la forge de Fils du feu – où rien ne tombe au hasard et tout s’articule aussi parfaitement qu’un destin ordinaire. C’est son problème, les mots … il lui faut, lui le fils, expier ce péché dans une rédemption, une assomption, une consécration et déification par l’écriture, une sanctification du verbe blanc du père en feu d’artifice polychrome.

Un jour simple où pour aller voir Pierrot – le surnom de l’ami Pierre avant qu’il ne s’ensoutane, abandonné à l’instant où il changea son amour des dieux anciens pour un seul et unique – René traverse une petite cour et se demande, in petto le plus sérieusement du monde : une petite cour, est-ce une courette ? Ça se dit, courette ? Les atermoiements de René courent sur deux pages – comprise une excursionnette dans le dictionnaire où la courette finit par apparaître, il était temps, la question demeurait pendante de savoir si, étant donné qu’un petit mur est un muret, une petite cour, est-ce une courette ? Où il ne faut pas douter que les mots les plus simples disent les choses les plus profondes …  et que le fils dût être ondoyé de cette eau baptismale–là, qui, par le miracle de l’hérédité poétique lui fait chaque fois trouver les échos, accords et harmonie, cadences, allures et eurythmie dans lesquels toute historiette devient une épopée. Et prenant voix et crayon pour souligner ce que l’on entend qu’il se lit, ainsi l’avait–on fait pour Fils du feu, les mots par leurs accordances – un terme qui contient et les cœurs et les liens qui les tiennent entre eux – on entend et l’on voit que Guy Boley choisit un par un et par l’oreille, chacun de ceux qu’il posera auprès des autres : ainsi n’élire que des verbes du premier groupe pour un passé–simple d’une voix, s’agenouilla, se signa, pria … puis se redressa, ôta quelques pétales … flâna … déambula … et contempla. Peu ont cette délicatesse pour l’ouïe du lecteur ; ou, quelle qu’en soit la graphie, adopter un son unique – et la mise en abyme de la forme et du fond – pour décrire un sonnet de facture classique … rimes embrassées et deux tercets, élégamment troussé, et qui résumait […] la vanité […] Toutes les pensées, guidées … s’étaient déjà tournées […] son texte joliment chantourné (…) la moindre bondieuserie aiguillonnait, l’oreille chatouillée par la sapience du dernier alexandrin… un exemple qui ne fait pas exception. Si j’osais je rapporterais cette phrase où douze fois le « r », équilibré dans le roulage en s’adossant à une autre consonne (cr, rdr, br, vr, gr, tr, br, tr, vr, tra, tra, pro), fait trembler la voix du père curé mais pas celle des garnements venus lui jouer un tour.

 

Son père, son dieu, ce héros, roi du monde et boxeur recopiait les mots qui tombaient de son dictionnaire. Son père, son dieu, le forgeron aux doigts encore gourds traçait des chemins de mots sans savoir bien les arranger pour en faire (en fer) des phrases volubiles. Après sa mort, les mots gisants éternels dans le cahier désoccupé s’ennuyant, alors son fils l’ouvrit et pour nous écrivit qu’à la page 39, ce fut le mot amourtrois voyelles et deux consonnes, ça ne pèse pas lourd pour les dégâts que ça fait – près duquel il demeura un peu. Il y avait de quoi, son père–et–dieu l’avait coincé entre amouillante et amouracher (qui rime avec arracher, ça, c’est moi qui l’ajoute), un dessin d’un amphioxus et autres amph– à découvrir. Les mystères et voies de Dieu sont si impénétrables qu’indispensable est ce livre. Ciel ! quels talents !

 

*seule peut-être l’escrime, pour un motif « inattendu » … Saint-Évremond y excellait, on dit qu’il y pratiquait une botte de son invention, toujours usitée.

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