chchcha
(photographies privées, par moi prises ou reçues en amitié)
Intouchable — les plus grandes plumes ont fait glisser leurs mots le long de sa pelisse et de ses flancs secrets — le Chat, le chchcha, ses vibrements, le frémissement de sa fourrure fauve, le brondissement semi-ouï de son doux grognement, file en douceur vers des ailleurs ailleurs, même s’il regarde au près, toujours il regarde loin au loin, toujours.
Aussi marmoréen qu’impassible, le Chat est l’image inversée du temps platonicien : dans son éternité – changeante, variée, diverse – il est présence immobile, contredisant ainsi une conception du monde, des essences et des existences, à laquelle nous nous sommes habitués au point de ne jamais nous interroger sur le principe d’unité qui résout sans affecter notre entendement, l’ensemble des réalités dans lesquelles nous vivons. Que toutes les variétés, sortes, apparences de tous les arbres – ceci pour exemple – soient confondues sans risque d’erreur sous la seule opération abstraite de leur reconnaissance en tant qu’« arbre » – conceptualisation – ne pose de difficulté à personne, or, un baobab n’a rien à voir avec un lilas en fleurs – syringa vulgaris ! À l’infini de toutes choses nous pouvons tout décliner : les couleurs, innombrables en leurs nuances, n’en sont pas moins des couleurs, pas des théières … Il suffit de poser le regard autour de soi : de tous temps, lieux et âges, quelles qu’en soient la forme et la matière, les chaussures sont des chaussures, pas des maisons, pas des moutons.
Platon, pour expliquer cette nature intelligible des choses, inaccessible par nos seules facultés sensibles (sensorielles), prit moult exemples, que Socrate, fin pédagogue et maïeuticien sous sa plume et pour l’histoire, avait toujours en réserve ; à quelques rares exceptions près, il puisait dans le quotidien, l’ordinaire, l’artisanat, les métiers, les objets, les mythes connus de tous. Pour illustrer en quoi il faut nécessairement un « au-delà » de la multiformité pour la distinguer de ce qu’elle n’est pas tout en la rapportant à ce qu’elle est, il prit – parmi d’autres – l’exemple du cheval, certaine traduction vieillotte dit « cabale » : tous les chevaux – y compris leurs images ou représentations – peuvent être rassemblés sous le concept de « chevalité » sans qu’aucun ne la représente à lui tout seul tout en y participant. Et, pour fixer un point très important de cette théorie des Idées (terme qui, en grec, change de sens sous ce point de vue et signifie concevable par la pensée seule et rapportable à cet unique champ lexical), ajoutons, à gros traits, que nonobstant notre capacité à comprendre – distinguée de nos capacités sensorielles – l’illusion demeure permanente, avec elle notre cécité à la vérité, notre infirmité à dépasser les apparences, consubstantielle à notre sensibilité native. La « chevalité » ne se peut voir, elle n’existe pas en quelque sorte, (puisque) c’est une essence.
Fallait-il passer par ce petit rappel du socle même du platonisme* —lequel mériterait, que dis-je ? exigerait d’être repris avec une précision d’entomologiste et que l’on cesse enfin d’enseigner aux élèves « le mythe de la Caverne », voire, dorénavant dans les lycées, se laisser aller à des commentaires pseudo-littéraires pour araser les difficultés et donner dans le charmant plaisir d’un petit prestige philosophique ? Oui, il le fallait. Le chemin du Chat – chchcha – passant par-là et le contrariant, c’est mon hypothèse ; par-là ? hum … il fallut l’y mener un peu, ou peut-être fut-ce lui qui m’y conduisit. Je le regardai, entre Plaute qui sourit quand il écrit et la machine à coudre qui se tait, autour, des livres et des tissus ; dehors, des coulis de vent.
Le Chat, étranger aux développements de l’ontologie platonicienne, en est le parangon antithétique, son essence est son existence. Et tout chat est Chat, toujours et partout, son principe d’intelligibilité tout entier contenu en ses apparences, c’est une exception remarquable ; phainomena (φαινόμενα)** – pas de place pour le(s) simulacre(s), eidolon (εἴδωλον)** – le Chat est à lui-même son propre parachèvement, et ne peut, en ce sens, l’être que parfaitement ; jamais il ne souscrirait (mais nous non plus) à la moindre ligne du (mauvais) petit texte anthropomorphique d’Hippolyte Taine, Vie et opinions philosophiques d’un chat. (1858) parce qu’elles sont « d’un chat » alors qu’il n’y a, en chaque chat – chchcha – particulier que l’accomplissement et l’absoluité du Chat.
C’est précisément là que le chat bouscule Platon
sans jamais renverser le pot à crayons.
(le cliché 3 est une eau-forte et aquatinte de Christopher Nevinson, vers 1920)
* se plonger, en affrontant des niveaux de difficultés hétérogènes, dans Parménide, Phédon, République, Timée, avec armes et casque à pointe. ** les apparences concernent les objets (concrets), les simulacres leurs représentations ; d’où, mais c’est une autre affaire, la dévalorisation platonicienne de l’artisanat et de l’art qui ne sont, selon lui, que des copies de copies … (Rép. X)