inactualités et acribies

« la peau à rides » . (E. Levinas)

15 Octobre 2023 , Rédigé par pascale

 

Originaire de Bayeux* il n’est pas resté les deux pieds dans le même sabot : comme tant d’autres, il fait mentir le portrait du provincial normand claustré dans sa chaumière, taiseux jusqu’à la rudesse, le front bas et l’esprit étroit. Ces gros traits ont fait long feu, bien sûr, bien sûr … d’autant qu’on oublie, les colportant, que les Normands venus de loin par les mers froides et tumultueuses, n’ont jamais craint de repartir. A l’écume des jours ils préfèrent le grand large plus souvent qu’à leur tour. Nous avons des listes et dans les plus récentes – à hauteur de moins de 20 ans – un pèlerin de l’intime aux confins du monde.

         Réhahn — son nom d’artiste — vous est peut-être inconnu, alors que certaines de ses photographies sont si célèbres qu’il m’est venu quelques timidités à les présenter ici, un verbe dont la portée dépasse de beaucoup sa banalité, si l’on y entend – c’est mon cas – la double signification du temps présent, le nunc latin, sans autre lien que le lieu de sa présence hors du temps qui s’écoule ; et l’offrande, le cadeau, qui, dans l’instant justement, suspend ce passage irréversible.

         Ces photographies (personnelles) des Photographies de Réhahn n’ont pas été « copiées-collées » depuis le puits sans fond de notre mémoire désormais informatique **. Je les ai saisies il y a quelques mois déjà — jamais passées aux trous noirs de l’oubli qui, étonnamment, permettent à notre capital mnésique de se maintenir, bon gré mal gré, balin-balan, à l’équilibre. L’aubaine m’en fut donnée par l’occasion chanceuse d’une petite exposition (en surface) d’une petite ville (en taille et en tout) qui, chaque année s’obstine (parfois à contre-courant de l’humeur locale) à proposer un événement photographique de qualité.

         Pourquoi ai-je tardé sans renoncer : il y a des jours où la main qui tient la plume tremble de ne pouvoir dire mieux ou autrement, la perfection de l’évidence qui (vous) saisit de ne pouvoir en rendre compte, tant, dans la même fulgurance et par un assaut incontrôlé de fascination, vous voilà captive ; il y a, aussi, comme une pudeur — qui a toujours un peu à voir avec l’orgueil dans les choses de l’esprit et des émotions  —  à redire ce que d’autres ont ressenti et pour certains de meilleure plume, écrit. Cela m’a empêchée pendant quelques mois, d’y revenir. Je n’ai, évidemment, pas plus de raisons pour être-là-maintenant, d'aucune raison raisonnante.

*– la cité normande médiévale qui récompense les reporters de guerre, première ville libérée en 1944 – et abrite la Tapisserie du même nom (faussement appelée de la Reine Mathilde, qui n’y piqua jamais la moindre aiguille) 70 m de broderies en fil de laine sur une toile de lin. ** où l’on peut les retrouver, et avec elles tant d’autres qui bouleversent mêmement.

*

La plus jeune aurait 93 ans, la plus âgée 97 … mais déjà je ne sais plus qui est qui ; elles sont vietnamiennes, mais peut-être pas toutes … je ne sais plus.

        J’ai ce défaut majeur aux yeux d’à peu près tout le monde, de ne jamais encombrer mes émotions esthétiques des renseignements annexes dont on nous assomme au prétexte culturel, pire, pédagogique ; il arrive que les stationnements, dans les musées, se fassent devant les notices explicatives plutôt que les œuvres, non que je les refuse absolument, mais je m’en méfie absolument aussi. J’ai toujours fait profession et confession de kantisme, sur ce point. Il m’en a fallu des ruminations pour comprendre qu’en art, il n’y a rien à … comprendre … ce qui n’exclut pas, au contraire, ce qu’il y a à savoir et même à expliquer. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment.

 

Il y a des sourires qui envahissent le visage parce qu’ils ne sont ni des réactions musculaires  ni de simples signaux, mais une présence d’Être tout entier dans cette « peau à rides » que sont aussi les yeux, avec  ici, la main qui regarde, droit devant, sans offense, dans la douceur et l’illumination d’une corporéité rayonnante et vibrante. Tout me fuit qui aurait pu s’interposer entre moi et elle, qui l’aurait anéantie par un insupportable réflexe d’observations inutiles qui nous auraient mises à distance et m’empêcher de l’aimer.

 

 

 

Nu de sa propre histoire, le visage n’a rien à nous dire s’il s’agit de se raconter, de substituer à sa construction propre un récit lui-même construit, hors de lui, à côté de lui, loin de lui. Le regard plus interrogeant qu’inquiet, mais inquiet parce qu’interrogeant celui qui le regarde pour le fixer. Parce qu’on ne peut pas fixer un regard une fois pour toutes, l’ex-poser une fois pour toutes, mais suspendre, surprendre en lui un étonnement premier.

 

 

 

Je crois bien que voilà le premier portrait que je rencontrai ce jour-là … d’une beauté à couper le souffle, désarmante. Que tout soit dit dans une apparence, une enveloppe, une attitude, peut-être une posture – qui n’est évidemment pas étudiée ni travaillée, mais qu’il fallait saisir au vol … jusqu’aux filaments de fumée faseyant en écho de la chevelure,  la peau ocrée plissée froncée chiffonnée fripée qui organise autour de la bouche un sourire en double plissure, que les yeux regardent ailleurs sans pourtant regarder au loin, ce peu de veste noire comme une indispensable enveloppe … tout, tout me retenait, fascinée, hypnotisée, subjuguée.

 

Bien sûr nous sommes infiniment au-delà des artifices, bijoux, tissus, calumets, tous en leurs couleurs – si belles ! si belles ! –  dont on pourrait dire qu’ils « habillent » ces visages, et si bien. Nonobstant ces yeux momentanément clos – les seuls des quelques photographies exposées – mais pas forclos, ce visage est aussi proche de nous qu’il l’est de lui-même, c’est d’ailleurs parce qu’il n’y a ni tricherie, ni équivoque, ni « message » qu’il parle. Au-delà de tout bavardage et ruse de langage, en deçà du silence épais de la solitude, il est tout ce qu’il doit être. Les mots de la philosophie m’ont alors rattrapée.

 

 

 

 

J’aime cette ébouriffante allure, si j’osais je dirais binette, bouille ou trombine, dont les cheveux et la barbe bien que gris sont un soleil comme en font les jeunes enfants quand ils se lancent dans la grande aventure du dessin. Il y a les yeux, toujours, et parfois seulement. C’est bien cela. Un visage illuminé et qui vous illumine n’est que ses yeux : ils vous regardent sans vous manger, sans rien vous demander.

 

 

On a dit que cette photographie a fait le tour du monde. Et je le crois, avec quelques autres de même puissance. Pourtant, il n’y a rien, sinon l’excessive bleuité qui emporte tout, à commencer par les mots qui pourraient – du moins le pensez-vous pendant quelques secondes – vous sauver d’une mutité encombrante. Mais les mots manquent. Leur absence pèse. Vous vous débattez inutilement dans le vide.

Alors, un vertigineux silence vous envahit.

.Elles n’étaient peut-être pas l’une à côté de l’autre quand je les ai vues. Je les ai rapprochées pour la position semblable de leurs mains au-devant d’elles, qui font leurs visages légèrement perdus. Deux portraits de peintre, profonds par les couleurs, les reflets des froncis et replis des étoffes, leurs matités. Et des yeux qui cherchent quoi ? — L’éternité.

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