inactualités et acribies

Vous avez quatre heures....

26 Mai 2019 , Rédigé par pascale

Les sujets de philosophie du baccalauréat millésime 2019 sont connus. Ils sont même publiés. Et quelques impétrants heureux s’y sont collés, avec joie, enthousiasme, inspiration, fougue, frénésie, ivresse, peut-être transe, allez savoir ! Ça, c’est la version : je ne dis pas tout mais je ne mens pas, à la sauce très légèrement acidulée. L’autre version aurait supporté le titre suivant : actualité d’Averroès l’inactuel. Mais là, c’est moins vendeur comme dit le stagiaire en technique de communication… ledit stagiaire a, on le sent bien, encore des progrès à faire. Il a aussi pour sa défense, la bienveillance universelle, devenue l’impératif catégorique de la nouvelle éthique de responsabilité pédagogique, sans rire, il a donc pour sa défense, soit d’avoir séché les cours de philosophie en Terminale, soit de n’en avoir jamais suivi, bien qu’il ait forcément un avis sur la question, parce que on a bien l’droit de dire ce qu’on pense ! Ben voyons !

Commençons par expliquer l’inexplicable : comment peut-on connaître ce qui n’est pas encore advenu ? pour tout un chacun, qui fait de la distribution des sujets de philosophie, un matin de Juin à 8h00 pétantes, un moment essentiel de la vie publique, au point d’attendre qu’on en autorise la divulgation sur les ondes au bout d’une heure (délai obligatoire dans les textes administratifs), le rituel médiatique réservé à cette discipline, dans le plus grand foutoir des séries et des types de sujets, passons ! approche, mais ne saurait avoir été. Toutefois, il y a sur cette planète mais hors hexagone, quelques carrés magiques d’enseignement qui, parce que la terre est ronde, tourne sur elle-même et autour du soleil, planchent en décalage préalable de plusieurs jours, parfois quelques semaines ; la saison des pluies, des moussons et autres ouragans, leur valant un calendrier scolaire différent ; j’ai nommé les lycées français implantés en terre -et plus sûrement en ville- étrangère, pourvu que tous les critères soient remplis. Et les classes aussi. Tous ces détours pour vous détendre avant d’aborder la suite où vous risquez de vous saborder.

L’incohérence de l’incohérence est le titre de l’œuvre d’où un court extrait d’Averroès a été proposé aux facultés d’explication de nos lycéens en phase terminale. Cela s’est passé au Liban, il y a peu. Deux marques immenses de générosité des autorités académiques : il y a toujours trois sujets au choix mais un seul texte, ne restent alors que deux propositions dissertatives, et l’indication du siècle de l’auteur, le XIIème ici et en l’occurrence. Je gage que, même avec huit heures hebdomadaires et dromadaires, ni le nom, ابن رشد ni le siècle, ni la langue originelle, ni les textes, ni l’œuvre, ni les grandes lignes averroésiens, ni bien sûr l’importance de son rayonnement intellectuel au moins, philosophique au mieux, ne sont connus. Spécialiste, nous préférons dire, commentateur fin et avisé- d’Aristote et d’un précédent commentateur d’Aristote, Porphyre, cela et tout le reste avec, phénoménalement important, est aussi totalement insoupçonné de nos futurs bacheliers ; car, qu’on se rassure, ils seront bacheliers avec ou sans Averroès, la dernière et prétentieuse tocade d’un Ministère faraud et infatué. Reste une remarque, une évidence. A ces candidats —de série L, ils ne doivent pas être très nombreux au Lycée français de Beyrouth, même en terre de France c’est la série la plus désertée, je vous épargne désertique—, à ces jeunes victimes de la barbaresque rosserie de l’administration, il est donné pour seule indication, et ce n’est pas une exception pour Averroès l’inconnu, qu’il n’y a pas d’indication. On peut donc ignorer qui est l’auteur du texte proposé, il faut et il suffit que le candidat montre qu’il a compris, et l’explique ; ce qui, au passage, en fait une obligation d’étude et non comme le disent encore les indoctes, un commentaire, porte ouverte à tous les déserts –ah ! je savais bien qu’on s’y retrouverait– de rigueurs et de connaissances. Bon et bref, que faut-il faire de ces quelques lignes si l’on n’a pas décidé de fuir, s’enfuir pour s’enfouir dans les sables mouvants d’une des dissertations proposées. Je vais tenter quelques indications, pour montrer et la difficulté, et la nécessité d’avoir des connaissances, et l’impossibilité de baratiner, et d’enfoncer encore une fois un de mes clous préférés : la philosophie requiert des outils particuliers et spécifiques, elle ne peut se confondre avec n’importe quel échange d’avis, même éclairés, elle est à soi-même sa fin et ses moyens. Elle ne peut ni ne doit se plier à ce que les non-spécialistes-non-pratiquants voudraient qu’elle soit….

J’ai donc passé au rouge les termes remarquables, soit parce qu’ils s’opposent (ex : faits établis et sciences théoriques) ; soit parce qu’ils reprennent un thème courant dans la littérature philosophique (ex : immédiat et opinion de la foule) ; ou tirent un fil habituel (ex : le dormeur durant son sommeil)… etc… cela relève d’une pratique qui occupe les enseignants et leurs enseignables, il n’y a ni baguette magique, ni miracle, juste du travail lent et obstiné ; les raisons de ces marquages au fer rouge s’appliquent tout au long du texte déroulé, on précise bien sûr, qu’il est hors de question de mettre le foutoir –en bousculant l’ordre de sa rédaction– dans un extrait minuscule d’une œuvre immense… Deux ajouts de gras, pour des termes spécifiques d’une épistémologie élémentaire : méthode de la certitude, qui doit alerter tout cartésien même débutant, pourvu qu’il n’ait pas fait la sieste pendant les cours, et méthode de la démonstration, un peu plus loin, qui vient fournir la preuve textuelle, il n’y en a pas d’autres, que l’intuition rationnelle à l’œuvre depuis le début (sciences théoriques = mathématiques, renseignement de la boîte à outils conceptuels livrée avec le ticket d’entrée en série L etc, etc…. ) était la bonne.

Si je devais synthétiser, horresco referens, et pour garder le restant de ces quatre heures à lire Boèce ou Lucien de Samosate, et parce que je connais un peu la chose, je dirais que ces lignes abordent la redoutable mais très classique question de l’illusion du savoir de qui s’en tient à ce qu’il voit ou croit connaitre pour l’avoir juste approché, hors de tout raisonnement, et seulement par les voies de la conviction, y compris du bon sens, ou des renseignements empiriques. Seule la voie démonstrative, i.e de logique abstraite, apporte le coefficient le plus élevé dans l’ordre de la certitude. Maintenant, il reste 3h et 50 minutes pour développer, expliquer, préciser, en respectant la signification philosophique des termes, en montrant, sans le déchiqueter, l’homogénéité de cet extrait, et en le mesurant à l’autorité de quelques autres qui, malgré le coup de chaud dû à la surprise et à la solennité du moment, n’ont pas fondu comme neige au soleil de Beyrouth pour avoir été avalés la veille au soir. Et là, le choix est à la discrétion du candidat lui-même imprégné du choix à la discrétion de l’enseignant, il y a plusieurs voies et voix possibles, la platonicienne et la cartésienne ne sont pas honteuses à ce niveau lycéen, la kantienne évidemment ; il est juste hautement recommandé de ne pas faire croire qu’on maîtrise ce qu’on ignore, par des ficelles grosses comme des cordages….

A vous :

Il existe de nombreux faits établis dans les sciences théoriques qui, s’ils étaient confrontés au point de vue immédiat et à l’opinion que la foule a de la question, seraient, relativement à cela, tout à fait semblables à des choses que peut apercevoir un dormeur durant son sommeil ! Et nombre de ces choses ne reposent pas même sur des prémisses1 qui seraient, elles, de l’ordre des prémisses concevables par la foule, qui seraient persuasives pour la foule lorsque celle-ci réfléchirait à ces idées ; dont il est au contraire impossible qu’elles suscitent chez quiconque quelque persuasion que ce soit, mais dont on ne peut acquérir qu’une certitude, si l’on a procédé pour les connaître selon la méthode de la certitude2. Ainsi, dirait-on à la foule, ou même à des gens d’un niveau de discours plus élevé que cela, que le soleil, qui paraît, lorsqu’on le voit, de la taille d’un pied, est en fait à peu près cent soixante-dix fois plus grand que la terre, que les gens trouveraient cela impossible. Ceux qui imagineraient cela se feraient l’impression de rêver, et il nous serait impossible de les en persuader en usant de prémisses auxquelles ils pourraient assentir3 peu de temps après leur mention, en un temps raisonnable. Il n’est au contraire d’autre moyen d’accéder à une science comme celle-ci que la méthode de la démonstration, pour ceux qui ont emprunté cette méthode.

Averroès, L’incohérence de l’incohérence (XIIe siècle)

1 « prémisses » : bases du raisonnement. 2 « méthode de la certitude » : méthode démonstrative. 3 « assentir » : donner son assentiment, autrement dit considérer comme vrai.

Ces notes sont généreusement fournies par l’administration de l’éducation nationale, au service et au secours des planchistes (ceux qui planchent) défaillants et au risque de la paraphrase (note 2)

 

Et franchement, plus je lis et relis cet extrait, plus il est lumineux. Ce qui confirme 1) que la difficulté apparente est parfaitement réductible 2) à condition de connaître son métier, mais demanderiez-vous à un menuisier de coudre un vêtement ? 3) qu’on est devant un cas typique de spécificité du travail philosophique que l’on ne peut, en aucun cas, confondre avec une volonté plus ou moins bien armée, comme le béton mêmement qualifié, de discuter sur-des-grandes-questions-autour-d’un-café-pour-s’ouvrir-l’esprit-et-donc*-qu’il-faudrait-commencer-au-berceau… Bon, d’accord, j’arrête.

*ah ! la surabondance des « donc » pour cacher la misère de certains raisonnements.

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P
ceci est un autotest
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D
Le même jour, j'ai découvert qu'Ingrid Bergman ne disait pas Play it again, Sam, mais Play it once.
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P
aurais-tu abusé de la Mirabelle?<br /> (les écrits d'I.B seront peut-être sujets du nouveau bac dans 2 ans? chi lo sa?)