inactualités et acribies

Qu'est-ce que lire ?

8 Septembre 2019 , Rédigé par pascale

« Ce serait bien d’acheter des livres, si l’on pouvait acheter le temps de les lire. »

 

     Les grands esprits ne disent pas que des choses compliquées, mais les plus banales ne sont pas toujours les plus faciles à exprimer ; aussi, quand il arrive que l’un d’eux se saisisse d’une évidence, il nous laisse tout ébaubis. C’est exactement l’effet que cette formulation de Schopenhauer a sur moi. Et se trouverait-elle dans un livre au titre improbable –Parerga et Paralipomena– sa clarté aphoristique n’en subit pas le moindre ombrage. Inutile d’aller chercher dans l’un des 38 stratagèmes de son Art d’avoir toujours raison, dont le titre un peu plus séduisant cache pourtant des difficultés éristiques inutiles pour notre affaire. 

     L’économie de moyens dans l’affirmation d’un tel truisme présente la force d’un impératif édifiant : puisque notre temps pour la lecture se rétrécit en proportion inverse du nombre de livres que nous achetons ou détenons, ne devrions-nous pas avoir la sagesse d’acquérir exclusivement ceux dont la nécessité s’impose comme un destin* ? Tout lecteur sensé et raisonnable devrait savoir qu’il ne peut détenir plus de livres que ceux qu’il pourra lire dans le temps qu’il habite. Ce qui engage quand même deux interrogations : s’agit-il du temps dont on sait qu’on le maîtrise pour en avoir organisé plus ou moins rationnellement la disposition, ou s’agit-il du temps sur lequel nous n’avons aucun pouvoir, formule que Schopenhauer lui-même validerait eu égard à son commerce régulier avec les textes des Anciens.

     On peut le dire ainsi : puisqu’il est totalement inutile, absurde, illogique, insensé -rayez les mots inutiles, s’il y en a- d’acquérir plus de livres qu’on n’a de temps pour les lire, pourquoi le fait-on ? pourquoi une proposition aussi arithmétiquement sensée se fait-elle annuler par un geste déraisonnable ? On pourrait déjà faire observer que l’expression lecteur sensé et raisonnable fait oxymore, et préciser précocement qu’il n’est pas question ici de lecture sèche. Et là tout se brouille entre lecteurs, tout se complique, là se dessinent des univers radicalement différents, où personne ne reconnaît les siens, où de mots identiques partent des forces centrifuges qui jamais ne se recouperont. C’est là que Schopenhauer fait sens pour moi en bousculant des évidences pourtant rivetées, ce penseur n’élude pas les cahots.

L’art bienvenu des secousses :

  1. Lire nous fait penser par procuration nous épargnant un long et difficile travail d’élaboration au profit d’une satisfaction immédiate. Nous sommes soulagés dit exactement Schopenhauer alors que nous ne faisons qu’arpenter des chemins par d’autres défrichés. Ce qui peut mener à confondre instruction et pensée.
  2. Nous admettrons alors que les livres doivent servir notre loisir. Ce qui serait -comme Kant le dit de l’art en général– une occupation d’agrément. Pour une fois, mais sans le dire ici, notre contempteur de tout grégarisme s’accorde avec celui qu’il a fustigé dans une partie de son œuvre.  Schopenhauer n’a pas de mots assez cruels contre ces livres-là, un exemple parmi cent autres : les élucubrations quotidiennes des cerveaux ordinaires, qui éclosent chaque année en foule innombrable, comme les mouches ; et cela, parce qu’elles ont été imprimées aujourd’hui et sont encore humides de la presse. On rappellera opportunément que ces lignes ont paru en 1851 !
  3. En cela, aucun livre ne change la vie. Rassemblant dans la même argumentation sciences, art et philosophie, Schopenhauer peut montrer sans grande difficulté que la plupart de ces ouvrages ne sont que des reprises ou des démentis qui seront démentis à leur tour, réservant à l’histoire littéraire une formule assassine : (elle) est dans sa plus grande partie le catalogue d’un cabinet de monstruosités ; elle nous autorise à bavarder de tout sans rien savoir avec précision. Un peu plus haut il faisait remarquer, avec justesse, que nous ne retenons rien de ces lectures paresseuses, celles qui agrémentent nos heures et nos jours. Et nos nuits aussi. Et pas plus qu’on ne peut retenir en soi tout ce qu’on mange, on ne peut….
  4. Lire des romans, ce n’est pas lire, c’est occuper son esprit avec des histoires, lesquelles peuvent bien nous apporter du plaisir, celui de la narration est réel, c’est le plaisir du continu ; il est confortable, parfois nécessaire, il est de soin, de médicament, de besoin. De calme, d’autre chose, mais de besoin.

Où l’on comprend que Schopenhauer ne condamne pas ces lectures alors qu’il les réprouve avec la dernière énergie ; il dresse un tableau et tient une sévère mise au point, précisant :

  1. qu’il est salutaire d’apprendre et de cultiver l’art de ne pas lire ces parutions qui font du bruit, les dernières nouveautés (c’est lui qui souligne cette fois) les élucubrations quotidiennes des cerveaux ordinaires, qui éclosent chaque année en foule innombrable, comme les mouches. 1851 faut-il le répéter !
  2. qu’il invite à la lecture directe des Classiques -y compris à toute petite dose- et non de ceux qui leur font obstacle en leur substituant bavarderies et bavasseries. Qu’il est même recommandé de les lire plusieurs fois, au moins deux dans tous les cas, en raison aussi et surtout de l’excellence de leur langue.

 

Prolongeons. Se lasse-t-on d’admirer les chefs-d’œuvre de la peinture ou d’écouter ceux de la musique au motif qu’une fréquentation assidue engagerait une usure de notre émotion ? Le réquisitoire de Schopenhauer -le penseur de Maupassant- est aussi un éloge de l’écriture, ce à quoi l’on s’attendait moins. Sa pente pessimiste formule une hypothèse inenvisageable à l’époque – et encore un siècle plus tard, soit le milieu du XXème siècle- on en reste interdit de lucidité : si l’on doit cesser un jour d’apprendre les langues anciennes, comme on nous en menace, nous aurons une littérature nouvelle consistant en un gribouillage d’une barbarie, d’une platitude et d’une indignité sans pareilles jusque-là ;  parlant de la langue allemande, la sienne, on aura aucun mal à adapter à l’usage actuel de la langue française, tant au quotidien qu’en ce qu’il ne convient plus d’appeler de la littérature, ce sera la dernière citation longue**  (la langue) est dilapidée et massacrée à l’envi et méthodiquement par les infâmes écrivailleurs du « temps présent », de sorte que, appauvrie et estropiée, elle tombe peu à peu à l’état de misérable jargon.

Et enfonçons le clou, sans éviter l’insigne plaisir de déplaire et de dissoner. Jamais peut-être n’y eut-il autant de livres disponibles. Jamais on n’a si peu ou disons si mal lu, l’excuse pédagogico-culturelle grégariste étant la meilleure parce que la plus forte. Certes. Mais si parfois –pour que la balance des opinions courantes soit un peu engagée dans la contradiction aux fins de l’illusion du débat (forcément) bienfaisant…–  si parfois, tel ou tel commentateur donne un coup de griffe ou frappe à petit poing, cela change-t-il quelque chose ? L’engouement public et comptable pour la lecture donne la main à la détestation publique pour la réflexion, l’abstraction, la lecture exigeante en deux mots. Que Schopenhauer rassemble sous un seul les Classiques.

Aussi, et terminons sans achever. On se laisse berner –bercer ?– par des récits, des fictions, des autofictions, des romans, chaque fois que l’on croit y trouver ce que l’on y met soi-même  on dit alors que l’auteur exprime à merveille ce que l’on ressent ! illusion jubilatoire que l’on pense généreuse… générée par les qualités intrinsèques de l’auteur. Pourtant, aucun livre –nous parlons des romans-dont-on-parle justement– ne nous apporte des sentiments ou des descriptions ressentis ou découverts hic et nunc pour la première fois, voire « la seule » grâce à lui. En revanche, telle lecture les a portés, trouvés, en nous à ce moment, dans ces circonstances ou ces conditions-là. En ce sens, et au beau risque de contrarier, ces fameux livres qui auraient, à jamais, pour toujours changé une vie, comme il se peut qu’on l’entende plus naïvement qu’orgueilleusement d’ailleurs, demandons-nous qui les relit ? quand ? à quelle fréquence ? combien de pages, de lignes, de phrases, quelles expressions véritablement pour toujours en soi, par cœur ou approximativement, mais revenant dans des entêtements sublimes et énigmatiques à la fois ? et quid dans les faits des relectures éblouies de ce qui nous a tant donné…

     Il y a des proses jubilatoires desquelles, comme on dit avec un peu d’usure et beaucoup de justesse, on ne ressort pas intact. Quand cette énigme du travail d’écrire génère en miroir un travail de lire, il faudrait peut-être l'entendre à bas bruit freudien, comme on parle du travail de l’inconscient : une intense activité psychique dont une partie nous reste inaccessible -que se passe-t-il vraiment en nous quand nous lisons qui nécessite et génère de puissantes énergies (esthétique et/ou intellectuelle) dont nous sommes tout ensemble sujet agissant et recevant, dans une double opération mystique et rationnelle. Croire que la lecture est une opération contrôlée, est une erreur :  nous nous sommes seulement adonnés à une attraction bienfaisante, nous avons brûlé des livres en nous, nous les avons consumés, c’est-à-dire, stricto sensu, consommer, c’est la même chose, le même verbe. Il n’en reste rien.

     Seules des écritures et/ou des pensées sublimes, incandescentes, éblouissantes*** peuvent nous éviter de lire d’insipides pages si tentantes, si présentes, si alléchantes, si faciles, de ces lecture(s) constante(s), immédiatement reprise(s) à chaque moment de liberté, dit encore Schopenhauer disant bien en quoi elles ne nous sont pas essentielles, juste circonstancielles. Rien ne vaut un grand pessimiste assumé pour sortir les lieux communs des chemins balisés. Pléonasme assumé, c’est dans l’air du temps. Pour ma part, je ne lis plus les livres-qui-viennent-de-paraître… je veux dire dans les articles de journaux, sur les plateaux télé et dans les vitrines, et qui font l’objet de clubs de lecture… et autres échanges de peu.

     Que ce temps dont nous ne disposons pas assez pour lire -au sens revu et corrigé ci-dessus- ne soit pas obstacle pour conquérir ceux qui n’existent plus dans les commerces. C’est de ceux-là dont il faut faire provision sans se préoccuper du temps qu’il (nous) reste, pour les avoir toujours chez soi, près de soi, en soi. Ouverts, à ouvrir, en piles, en tas. Pages annotées, marges emplies, phrases soulignées, mots entourés… y revenir toujours, y revenir sans cesse. N’avoir plus de temps pour les livres-dont-on-parle… trop, beaucoup trop. Signe mauvais qu’il faut remplir leur vide !

 

* de quoi réconcilier des contraires posés par Schopenhauer comme incompatibles, mais ailleurs : soit une connaissance est de l’ordre de la démonstration, soit elle est de l’ordre de l’intuition. Incompatibilité dont il extrait, contre toute attente, la supériorité de l’évidence intuitive sur la logique, –sans l’exclure absolument à certaines conditions il est vrai. **mais devant la force d’une telle évidence, la paraphrase toujours fautive, deviendrait ici coupable. *** liste impossible à dresser. La mienne est énervante à beaucoup. Disons qu’il y faut des Anciens, des Classiques, de la Poésie, de la Philosophie, de la Littérature démodée selon le sens commun, donc je passe mon tour...

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D
Il y a des proses jubilatoires, en effet.
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P
et nous avons même des noms en commun...<br /> (plaisir de voir ici.)