inactualités et acribies

La Mort provisoire de Patrick Laupin

4 Septembre 2022 , Rédigé par pascale

 

 

Voyez comme les mots sont farceurs et mauvais plaisantin leur arrangement parfois. C’est pour mieux réparer la vie, tel un objet  ou un jouet,  un peu cassée, fêlée, disloquée , pouvoir la rétablir ; ils sont là depuis le Commencement, dit-on, mais on ne sait pas qu'ils sentent si bon le bois de charpente, l’atelier de réparation ; nous n’en faisons pas suffisamment ou pas assez bien provisions, et ne les gardons pas en réserve, mais les laissons filer et passer et trépasser et ne repasser pas, tandis que seule la vie, la vie seule n’est jamais réapprovisionnée. Patrick Laupin, en trois mots nous a tout chamboulé : il a poncé le vrai avec le faux, lustré le moche avec le beau, raboté la douleur par la douceur, mélangé les couleurs et les vernis, de ce qu’on croyait à jamais irréparable – la vie – il a Malgré tout, tel Baudelaire en exergue, fait merveille dans l’impalpable.

Si provisoire est la mort, nous ne pouvons ni ne devons y rester, lui élever des monuments perpétuels, sempiternels, éternels. Il faut la broyer non dans le noir mais dans l’air bleu, la jeter du haut d’une falaise bleue, cueillir le lys bleui, faire corps avec la couleur de phrase, la vie est un maître-verrier. Nous n’effacerons ni la douleur, l’injustice, le malheur, la cruauté ; nous ne renverserons ni l’idiotisme social, les faillites et les fardeaux, ni ne consolerons le petit enfant do qui pleure. Mais si provisoire est la mort, il se peut que, dans la vie, on la puisse détourner. Oh ! il ne s’agit pas d’une manœuvre, d’une tricherie, d’une ruse ou d’un pari. Les mots de Patrick Laupin sont bien trop beaux et doux et tendres, fragiles et pesés aux secrets du silence pour être confondus avec un exercice de style, une plastique de la volonté de puissance que serait la résistance à tout ce qui nous tue ; ou, peut-être pis encore, un aménagement des peines, un compromis avec nos chagrins, non. Il y a dans les mots dont Patrick Laupin se saisit sans aucune exclusive – les simples et les faciles, les connus et usagés, les graves, les pointus, les fins, les gros, les rares, savants ou spécialisés, inconnus ou inventés, souvenus ou retenus, les mots, tous les mots – une charge poétique intrinsèque, comme on parle de la charge d’un atome, qui font de ses phrases, de ses pages, de ses livres, une lumineuse théorie – on sait qu’en grec, ce mot signifie contemplation – du poétique, cet artisanat délicat et puissant qui métamorphose et transfigure ce que l’on voit, entend, touche, goûte, sent, en une esthétique – celui-ci, venu aussi du grec désigne la/les sensation(s) – renversante. La mort, à cette thaumaturgie fabuleuse, ne peut être que provisoire.

C’est dans les mots, dans leurs placements, rapprochements, les inattendus échos qu’ils n’avaient pas isolément, mais en les laissant se frôler, se frotter, se froisser et chiffonner, se consoler les uns aux autres, se prêter, s’offrir, s’aimer, c’est dans les mots que le monde existe – Il y a la terre et les arbres. C’est une phrase. Mais écoutez cela … le vent berce la sévérité janséniste des châtaigniers. Cher Patrick – vous permettez ? – la sévérité janséniste des châtaigniers ! Voilà bien, selon moi, mais qui suis-je ? le touché-juste, la note juste, le trait juste, ce qui fait que ces mots se devaient d’être dits-écrits, qu’il ne se pouvait pas qu’ils ne le soient pas, que leur inexistence sous cette forme n’était que contingence ou errance, et leur nécessité présente, une obligation d’être. Dorénavant, de tout châtaignier de par le monde, peut advenir admirablement une sévérité janséniste que personne, personne avant le Poète n’avait soupçonnée. Cette vibration de l’univers, du minuscule – Le petit bruit de la bouilloire qui fait venir le mourir ému jusqu’à soi – jusqu’aux génies des peintres – Marquet, Nicolas de Staël, mais j’entends Van Gogh dans Et qu’une chaise éclaire le repos de la chambre et Malevitch dans sur carré blanc, avec eux les profondeurs du ne pas – s’articule et se désarticule tout ensemble en clinamens verbaux qui se tiennent et se retiennent entre eux. Thaumaturgie de l’art de l’accrochage, du crochetage par le trait d’union, qui fait inséparablement distinguer et se compléter la vie hémisphérique du poète, qui toujours écrit dans le grand abécédaire mort-né des débutants. Contre-feu ; double-fond ; mi-dire ah ! ce mi-dire qui repassera avec des mi-mots ; entre-deux ; maître-verrier ; colin-maillard ; mi-dite ; demi-teinte ; mort-vie ; vie-mort ; sur-passeur ; mimes-réflexes ; mal-nés ; passe-muraille ; mi-prière ; contre-forme ; sous-parler. Pourquoi cette attirance – je parle de moi – pour ces petits arrangements qui n'ont rien à voir avec la familiarité de qui a définitivement lié sa vie et les mots, sinon parce qu’il y a là toute la puissance du simple, ou – supériorité magistrale du poète sur le philosophe – comment montrer dans la frugalité des mots un intense pouvoir, tandis que le raisonnement échoue à le développer : il suffit – car L’inspiration est une paroi précaire –  que le poète saisisse les petites lettres pour se faire ami avec une phrase.

Plus je tourne les pages et les reprends, après l’ordre ordonné de la première lecture, dans le désordre de leur propre décision à s’ouvrir là plutôt que là ou au hasard d’un feuilletage dorénavant aléatoire, plus je m’émerveille – ne devrait-on point décider de l’existence de l’adverbe alicieusement ? – de côtoyer des porcelaines et des commodores, des scribes et des buchettes, des caraques, une massette, ou de balèzes haltérophiles. Mais, mais, ne vous y trompez pas. Ce livre est d’abord et avant tout, celui des miniatures du silence, qui s’interposent si souvent entre les souvenirs et les mots. Alors, pour ne pas se taire, se taire ce serait mourir, il faut emplir un peu, beaucoup, de ces interstices, entre-ouvertes fenêtres entre soi et soi-même, il faut tenter, tenter seulement de les combler, si peu, pour n’être pas aphone du sans voix.

         Il faut s’arrêter aussi – et d’abord devrais-je dire alors que je termine – au premier texte, la première page, ce Malgré tout seul titre avec le dernier L’homme seul, lisible au-dessus de son texte, comme il paraît qu’il se doit, tous les autres, se sont rangés en fin de volume, par prélèvement des premiers mots pour effacer sans le faire disparaître le principe du titrage. Il faudrait que partout, son plaidoyer fort et puissant siffle sur les têtes de tous ceux pour qui un livre est désormais tenu pour du vent. Que celui-ci les fasse mentir, définitivement. Nos têtes sont plus têtues que les leurs.

Patrick Laupin – La Mort provisoire – Editions La rumeur libre -

le 23 Mai 2021, ibidem : L'insignifiance sacrée des coccinelles  pour Mon livre  de Patrick Laupin, préfacé par Alain Borer. Prix Max Jacob 2021.

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