inactualités et acribies

être là, simplement être là

25 Mai 2017 , Rédigé par pascale

     Yangshuo ma brumeuse embrumée, chuchotant dans la bruine une grisaille propre, une poésie simple. Et murmure dans la douceur les mots palpables de toute la peinture chinoise. Yangshuo qui impose son contact ouaté à mon corps ruiné de fatigue, réceptacle consentant pour toutes sensations, pourvu qu’elles le sollicitent sur le mode de la bonté. Comment dire un brouillard fulgurant mais tendre, une lumière blanche mais attendrie, la caresse douce mais ferme du petit matin, où je n’ai su voir pendant plusieurs minutes qu’un immense rideau de nuages tombé du ciel jusqu’au sol, dont le tissu par endroit usé, un peu plus translucide, un peu moins opaque, faisait deviner les masses vert sombre, vert-noir, des innombrables pics plantés là autour de la petite ville pour en dessiner le décor idéal.

     Je sais ce que l’épuisement ajoute à la beauté simple pour en faire une vision de rêve, une vision touchée par la grâce. Un jour, elle finit par se déliter, sans douleur, et insensiblement reprend sa place dans la grande affaire de notre mémoire sensuelle, exotique, distinguée, aux côtés de tous nos voluptueux Etna, ou autres délicates fleurs de jasmins, ou de charnels et puissants temples d’avant les temps du raisonnement. Alors, par une violence contraire à tout ce qui m’enveloppait, je me suis défléchie de ce qui me câlinait, me cajolait, et je me suis laissée suffoquer, noyer, anéantir par les ténébrantes brumes de Yangshuo.

     Après un moment que je crus très long sans avoir pu le vérifier, j’ai accepté le jeu de la séduction naturelle des lieux, de la conquête consentante du spectacle superbe, magnifique, unique, dans le registre de mes émotions paysagées, car je le savais gagné de haute lutte par un combat sauvage, primitif, archaïque. Le regard apaisé, la chair humanisée, calmée, repue, je pouvais découvrir Yangshuo qui, progressivement, entrait en mouvement aux rythmes de l’animation matutinale, et des occupations domestiques. Peu à peu, des vivants, hommes et femmes, animaux, entrèrent dans le réel ; des véhicules, des maisons, des panneaux, des rues, et autres artifices meublèrent le décor. Il me fallut résoudre l’urgence du manger, du repos, de la gestion du temps ordinaire, même dans une situation aussi extraordinaire que ma présence dans cette petite ville du Sud-Ouest chinois. Je suis passée devant le Bâtiment de la Poste et du Téléphone sans même l’avoir cherché. Il ouvrait à huit heures. Je m’étais donc retrouvée : dans moins d’une heure, je pourrai laisser quelques mots sûrement banals sur un répondeur.

     En deux heures les brumes se sont estompées. Toute chose semblant reprendre une place abandonnée pendant la nuit, ce matin dont je ne peux pas dire qu’il s’est levé mais qu’il est arrivé, m’apparaît comme la suite normale du précédent que je n’ai pourtant pas vécu là. Reprise de l’animation, au sens cinématographique du terme, après interruption de la machinerie, ce moment toujours un peu magique où, à l’arrêt sur image succède le mouvement, quand le moteur tourne à nouveau, rendant aux gestes suspendus leur vraie destination.

     Des femmes sont entrées, isolément, dans la rue principale où le bus m’avait jetée, ahurie, quelques heures plus tôt. Elles ont installé leurs cyclopousses, leurs cyclomoteurs, leurs vélos à louer. De vraies garnisons en rang serrés et obliques, roues coincées dans les caniveaux encore humides. Des camions, des bus, toujours klaxonnant, se mirent à rouler, des stores de magasins à être relevés, des échoppes, des tables, à être installées sur les trottoirs. J’assistais à cela en spectateur docile mais conscient de sa place. Je n’étais pas dans la pièce, ni sur la scène, mais bel et bien devant, dehors, à distance, et je pressentais d’emblée ce recul comme impossible à réduire. Tout s’offrait à moi sans que je puisse y pénétrer. La réalité, choses et gens, n’était pourtant pas virtuelle, elle était bien réelle, mais étrangère. J’y lisais comme dans un livre d’images, de peintures et de poèmes chinois, et m’émerveillais que le monde autour de moi fût conforme au livre : hommes et femmes portaient les chapeaux pointus, les pantalons amples et les chemises longues, droites, bleues, auxquels je m’attendais, ils traînaient bruyamment les pieds qu’ils avaient nus dans des sandales qui ne quittaient pas le sol. Certains marchaient en poussant leurs bicyclettes chargées de paniers tressés, remplis de fruits, de légumes, de fleurs. D’autres supportaient de part et d’autre d’un long bâton souple passé sur une épaule, la double charge de plateaux débordant d’herbes ou de fourrages. Petite ville dans la campagne, Yangshuo m’émerveillait.

     A cinq kilomètres environ de là, le petit village de Fuli, signalé dans tous les dépliants comme “pittoresque”, me servit, ce matin, de promenade initiatrice. Je réalisai, dès que le cyclopousse au maximum de sa vitesse eut passé les dernières maisons, que je retrouvai le paysage embrumé de l’aube, dévêtu, déshabillé et séché, mais qui n’avait rien perdu de sa captivante beauté. Elle avait seulement changé de tons, de teintes, d’intentions, comme si le peintre, dans un geste de repentir profondément pensé, l’avait recomposée autour des seules nuances du vert et du jaune.

     La petite route étroite mais goudronnée me sembla posée là au milieu des champs, des rizières, eux-mêmes tranquillement installés entre les pics rocheux, plantés et dressés par dizaines à l’horizon, comme autant de monuments formidables dans cet ensemble organisé autour d’eux et pour eux par la nature. Un vert profond qui se confond avec un noir étrange pour l’arrière-plan, des vert-jaune multiples pour les aplats du premier plan, et des verts tendres et brillants pour toute la végétation en bordure du tableau, à portée immédiate de la main. Toutes les perspectives horizontales, les étendues planes, les carrés de terres et d’eaux mêlées me ramenaient à la grande douceur des dégradés de bruns et d’ocres dans certaines toiles de Paul Klee. Par quel mystère la mémoire peut-elle opérer ces associations bien au-delà des mots, et les garder en réserve d’expression, mais pas de sensation, pour finir par les imposer plus tard, un peu plus tard ce soir, au détour de l’écriture?

     Ce relief si original en pain de sucre aurait dû d’abord capturer mon regard pour ses allures olympiennes, ses formes imposantes et élancées, une énergie minérale qui ne m’avait jamais pénétrée, ni avant, ni ailleurs. Mais la saisie de ces centaines de pilotis karstiques me ramenait à une autre force, tellurique celle-là, à cette terre même d’où ils surgissent, plantés par qui? Ce contraste entre verticalité rocheuse et horizontalité végétale, cette démonstration parfaite d’une géométrie naturelle qui réplique un espace euclidien aux droites parallèles qui jamais ne se rencontrent, loin de m’obliger à un étourdissant va-et-vient entre le haut et le bas, le ciel et la terre, me rendent la terre, et la terre seule, irrésistible dans l’instant. Comme une envie de poésie simple, dont je sais que m’y risquant elle sera simpliste, je formule mentalement des évidences, puisque les rizières miroitent en quelques éclats ternis, que les mottes de boue ont goût et couleur de premier jour du monde et le dégradé des verts, délicatesse et fraîcheur sans égal. Ce que la physique élémentaire des Grecs doit à son expression poétique me paraît être illustré là, si loin pourtant de toute l’aridité du sol hellène. Des harmonies et des correspondances minimales jaillit toute force cosmique. Il suffit de toucher les feuilles qui luisent de toute l’humidité de la terre, et de surprendre la gigantesque virgule d’un bambou qui s’élance au ciel en triomphe.

     Fragments de physique poétique

    Je ne sais rien de la poésie traditionnelle chinoise, mais il revient à ma présence ici de croire qu’elle n’est sûrement que métaphore, cette saisie de mots qui se déplacent dès qu’on les touche et les veut fixer, glissant tel un morceau de soie échappé d’entre des doigts malhabiles.

     Dans la campagne qui abrite Yangshuo, et maintenant Fuli, alternent les principes les plus simples de tout rapport au monde : abondance et solitude, immobilité et impulsion, air et terre, pierre et eau, vide et plein, force et délicatesse. La nature est calligramme et l’artiste calligraphe. De ce contraste naît un équilibre, de cette tension, une paix. De ces atomes d’immanence, une puissance extraordinaire.

     Je risque le mot d’holothéurgie...

 

 

 

 

 

 

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D
La séduction naturelle des lieux. Inutile de préciser qu'elle opère ici, que la poésie, fût-elle simple, ne dissipe pas les brumes de Yangshuo.
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