inactualités et acribies

« L’obscure intimité du creux de la chaussure »* – Première partie–

31 Janvier 2019 , Rédigé par pascale

Ses jambes dans ses bottines ne vous semblent-elles pas des plumes dans un encrier ?**

         Si Pétrus Borel n’était de son époque, il serait du siècle d’avant, au moins pour la raison qu’il fut celui de la chaussure et même celui du pied ; non point le pied rimé, mais l’arrimé à la bottine, l’escarpin, le soulier enfin. Le rétifisme est du XVIIIème, le siècle de sa date de naissance comme dénomination, qui vit peindre et écrire tant de pieds chaussés et déchaussés aussi : vénération, sacralisation, adoration, érotisation, attirance quasi obsessionnelle, attrait collectif, fantasmes d’une époque tout aux fêtes galantes, des courbures des nuages jusqu’aux courbes des corps, seraient-ils retenus volontaires derrière la porte d’une chambre fermée par son Verrou.1 Habillés ou nus, mais habillés, les pieds féminins devenus objets esthétisés de la convoitise et du désir à vif, sont enveloppés de soie, enrubannés, rose moiré et richement brodés2. Les romans n’ont rien à envier aux tableaux des peintres. Le jour de ses noces, le pied de Victoire, son joli pied était chaussé d'un soulier de perles, qu'attachait une boucle brillante, oblongue en lacs d'amour, du dernier goût2. Dans Le Pied de Fanchette Lussanville, avant d’être un époux comblé fut un adorateur extatique et confit de dévotion du pied de sa belle, qu’il n’avait pourtant de cesse de recouvrir de cuirs fins et autres satins ornés et nacrés, comme d’une seconde peau. Restif de la Bretonne, auteur prolifique au nom souvent plus connu que son œuvre, donne pour sous-titre à son roman, Le Soulier couleur de rose3 ; toute synecdoque fait preuve sans démonstration, aussi du pied au soulier il n’y a pas l’épaisseur du plus ténu tissu, littérairement parlant. Ces souliers qui rendent les pieds qu’ils cachent si désirables sont des souliers ornés, des souliers parfaits, qui supportent –on ne le sait que trop comme lecteurs de Freud– la charge déplacée, trans/portée, portée ailleurs, la méta/phore du désir ; qui dérobent l’attirance sous l’attrait ; qui rendent supportable l’impatience, la faisant disparaître dans des boucles de dentelles que l’on appellera un peu plus tard une fois nouées aux chapeaux des dames, des suivez-moi-jeune-homme. Ils sont surtout, et Restif de la Bretonne eut de nombreux et célèbres prédécesseurs4, souliers de femmes et pour les femmes, des chaussures belles qui rendent belles celles qui les enchaussent, ou, comme la pantoufle de Cendrillon, réalisent un miracle. En un mot, des souliers raccommodeurs.

          Jamais il n’y est question de souliers abîmés, usagés, déformés ; ils sont des souliers sans passé en somme, qui s’étant peu promenés, n’ont pour autant jamais voyagé ; tout juste certains ont-ils été balancés dans l’air par la pointe d’un pied tendu, ce que Fragonard nomme Les Hasards heureux de l’escarpolette. Presque inexistantes, sinon écrites ou peintes, les chaussures galantes sont le contre-pied des Vieux Souliers aux lacets6, qui contredisent à leur tour la vision claudélienne pour laquelle la chaussure sépare le pied de la terre, qui l’exhausse, qui l’empêche d’être souillé par la boue et meurtri par l’obstacle7. A tous ces chaussants il manque une histoire, d’aucuns diraient un récit, d’autres une mémoire voire une biographie ; même les godillots de Van Gogh ont perdu de leur écrasante dignité, devenant objets de réflexions puis de querelles philosophiques, de Heidegger à Derrida, interrompus par Meyer Schapiro8, qui remet les lacets et les semelles dans le sens de la marche, et les souliers sur leurs pieds. Qui de Derrida ou de Van Gogh est le meilleur cordonnier ? Pétrus Borel, assurément ! que personne ne cite ni n’invite à l’atelier, Borel9 l’auteur de trois monographies sur la chaussure, dans la revue L’Artiste10; auteur du génialissime Le gniaffe (1841) qui sait de quoi il parle, c’est le moins qu’on puisse dire. Tous les termes du métier de la cordonnerie sont convoqués, les outils : empeignes, tranchet, kriss, yatagan, tire-pied, embouchoir, berloque de boueux11 , lisse, vieilloire, alènes, clous, sébile, baquet de science11 , marteau, tenailles, caillobotin pour les soies et le fil ; les apprentis sont semainiers, gorrets –à la pâte et coupeurs– ; les cordouaniers, les bazaniers, les savatiers ou savetoniers, et les sueurs de vieil sont les anciens noms du savetier ; et les mots des chaussures : l’escarpin retourné, la botte sans coutures, le soulier de bal du poids de deux onces, fait d’épiderme de sylphide ou de satin étiolé, le maroquin à couche-point, les baraquettes qui ont plus de papier que de cuir, justes bonnes à être envoyées aux Amériques. Jusqu’à l’invention d’une étymologie fantaisiste –que ne renierait pas Jean-Pierre Brisset– : le cordonnier l’homme qui, oubliant son cordon chez le roi, a fait le cordon nié ;  omission pour laquelle le monarque l’aurait condamné à  devenir un confectionneur de chaussures. Un cordon-nier, dont on apprend un peu plus loin qu’il est homme toujours brave… au moins depuis Henri IV ! Ce gniaffe-là, le pur-sang, est aussi le roi du calembour, vessie-six-tude, et, toujours un roi au détour de la phrase, comme le dénommé Robert cette fois, le gniaffe décidément brissettien (un peu) avant l’heure, chante O cru navet espèce unica ! (O crux ave, spes unica) 12  ou évoque la Muse Terpsi-shore ! Tel est le gniaffe de haute tenue à ne surtout pas confondre avec le savetier, un misérable porte-balle. Sur l’étymologie Borel se rattrapera à la fin de son texte, convoquant le grec.

        Tout aurait pu en rester là, Restif de la Bretonne et Pétrus Borel n’ayant tout compte et tout conte faits, qu’un seul point commun, la misère de leur condition d’écrivain. Car pour les souliers et les pieds, tout les sépare en les opposant pour toujours. Nicolas, prolixe graphomane libertin, ne cesse de parler des sandales que pour mieux parler de lui, Pétrus écrit et décrit avec humour et gouaille, les chaussures et les cordonniers desquels il sait tout, même si l’on se demande bien pourquoi. Un mystère à ce jour non résolu. Mort en 1859 sous le cagnard algérien, Pétrus Borel et ses textes furent conjointement oubliés du plus grand nombre ; pour le petit nombre, il fallut attendre, on le sait, la propension des Surréalistes à sortir de l’oubli les oubliés de l’écriture. Borel en fit partie, mais y retourna presque aussitôt. Sauf pour quelques fondus qui, plus tard, ramenèrent dans le giron de l’édition par leur entêtement savant, leur travail rigoureux, leur ténacité de folie et rendirent recevable, présentable, acceptable et sortable ce contemporain et proche d’Hugo, Gautier, Vigny… De Pétrus Borel on croyait tout avoir à défaut de tout savoir. Jusqu’en 1978, soit 119 ans après sa mort, où sortie d’on ne sait quelle inadvertance, une paire de souliers se présenta : vieux, usés, lézardés, craquelés, s’éventrant/Percés de toutes parts. Pensez-donc ! remisés pendant plus d’un siècle, et même 128 ans si l’on décompte depuis leur date d’apparition au monde sous la plume du Lycanthrope Borel, 1850. Aussi, chaussant l’un ses bésicles, l’autre ses lunettes, deux compères en borélie prirent la décision frénétique de faire sortir le loup du bois, les souliers de la boîte, le poème de l’ombre. D’autant que d’ombre, il n’y en avait quasi point : le voyageur qui raccommode ses souliers, long et étonnant poème de 273 vers rimés de 12 pieds, fut écrit à Constantine, dédié à l’ami Adrien Berbrugger, spécialiste incontesté de l’Algérie, partant pour les oasis extrêmes. Les souliers poétiques de Pétrus Borel firent l’objet d’un tirage à 500 exemplaires, alors qu’un ciel aphotique versait incontinent ses pluviôses au mitan de l’été13 1978, à la Chaux de Cossonay, Suisse.

(à suivre…)

 

* Heidegger in Chemins qui ne mènent nulle part. (1949) ; trad. Française (1962), p. 34 ; Editions Gallimard, collection Tel. **Pétrus Borel, in Champavert

1) Fragonard, 1777 ; 2) Rétif de la Bretonne, Le Joli Pied, in Les Contemporaines, (1780-1785) ; 3) 1769 ;  4) on reprendra l’étude de Gabriel-Robert Thibault in Etudes rétiviennes n° 7, déc. 1987 qui cite par exemple, Rabelais, Brantôme et Lesage ; 5) entre 1767 et 1769 ; 6) Van Gogh, 1886 ; 7) P. Claudel, Commentaires et exégèses. 8) Heidegger et « L’origine de l’œuvre d’art » (1935), Meyer Schapiro, « L’objet personnel, sujet de nature morte. À propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh » (1968) ; Jacques Derrida : « RESTITUTIONS de la vérité en pointure » (1977). 9) cf Archives inactualités et acribies, 1er et 3 Juillet 2018 ; 10) (1844-1845), la chaussure chez les anciens et les modernes ; 11) boutique de bottier (dixit l’auteur lui-même) ; baquet plein d’eau pour détremper le gros cuir ; 12) toutes ces remarques in Le gniaffe ;

13) Jean-Luc Steinmetz et Alain Borer, co-responsables d’un élégant petit livre, typographie et présentation impeccables, mise en page sans colle, sans agrafe, sans couture ; le premier, auteur des prélection, notice et glossaire, le second de la postface ; contributions supplémentaires à leur travail d’inventeur et d’éditeur. Mille grâces leur soient rendues, et à l’amitié qui me fait,  ce jour, tenir par devers moi l’un de ces cinq cents exemplaires.

 

 

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D
« éviter de donner du crédit aux détracteurs qui ne sont pas dans nos chaussures pour comprendre ce que nous vivons par exemple. » On pourrait croire que c'est un Marcheur qui parle, et c'est un Gilet Jaune.
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P
je me suis interrogée, bien sûr, sur l'opportunité (le kaïros?) d'une telle réflexion. Mais, foin de l'actualité actuelle, je préfère l'inactuelle, souvent plus instructive. Et puis, mon plaisir était si grand à tenir en mes mains ce livret étonnant et rare, que cela l'emporta bien sûr, bien sûr. On ne résiste pas à un tel appel!